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  • S'accrocher

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    Comme dit Leroy, Serge Leroy, l'ancien de la BNP, on a ses pudeurs. Et puis on ne sait pas toujours poser les questions au naturel.

    Il a fallu cinq mois pour qu'Édouard, de sa part : étonnement qu'il ait attendu si longtemps, vu le bagout, lui demande une explication, sur les casseroles.

    Je me souviens de la réouverture du Remorqueur, et de la tête qu'on devait avoir. C'était un peu la cerise sur le gâteau de notre désarroi, puisqu'on ne connaissait pas le nouveau propriétaire, sinon qu'il s'appelait Janssen (que Pluche, un tantinet dur de la feuille, appelait au début Ginseng, tout en trouvant qu'il n'avait pas un air très asiatique). Il venait de racheter l'établissement, par hasard, semblait-il, quand les Potter, les anciens propriétaires, s'étaient tués en voiture du côté de Gijon, sans héritiers, sans ascendants, sinon, pour autant qu'il n'y avait pas là bobards en série, une tante angoumoisine (ou limousine ?), qui se débarrassa de l'affaire pour récupérer une belle somme.

    Janssen était colossal, courtois et secret, avec un accent à peine marqué. En voyant les nouveautés de la carte, welsch,  potjevleesch et carbonade, on misa sur une origine flamande ; en terrasse, on faisait des allusions à Anvers ou à Bruges, mais lui ne commentait pas, ne s'immisçant pas dans les conversations, jusqu'au jour où Michaud et Lefèvre discutaient du prestige respectif de la Ronde et de la Doyenne, et qu'il trancha net pour la seconde, révélant au passage, indice qui fut pris pour une levée de secret défense, qu'il était de Bastogne ; et nous de comprendre alors pourquoi il accompagnait ses cafés de petits gâteaux au sucre candi.

    Pour tout le monde, il avait la quarantaine bien tassée et célibataire : il devait être le seul cafetier wallon de Bretagne. L'affaire tournait bien ; il avait vite réussi à créer une ambiance ; le soir, nous étions passés du duo 1664-Carlsberg à un éventail plus savoureux de trappistes parfois très fortes. Il tamisait les lumières ; le vent soufflait dehors ; la mer brevetait ses vagues contre la digue ; il apprit à Édouard qu'on appelait ce genre d'endroit estaminet, là-haut.

    On se demandait d'où il avait tiré tous les ustensiles qu'il accrochait. Les Pottier en avaient-ils une réserve à la cave ? Traînait-il dans les vide-grenier ou les marchés aux puces ? Il n'y avait pas de style particulier, comme le font les collectionneurs. Régulièrement, un nouvel exemplaire faisait son apparition, un autre était retiré.

    Alors, un matin, Édouard est passé tôt ; la salle était vide. Il a demandé un allongé, s'est mis au comptoir, face à Janssen (c'est du moins ainsi qu'il la raconte, en faisant des pauses : on dirait Pierre Bellemare).

    -Dites, ces casseroles, tout le monde se demande, parce que c'est original mais j'en connais qui ont peur qu'un jour une leur fracasse le crâne...

    Janssen n'a pas répondu tout de suite. Il s'est offert un expresso bien serré (toujours selon Édouard). il l'a bu, toujours en silence, et l'autre s'est trouvé un peu bête.

    -Il vaut mieux prendre ses casseroles que de les traîner, non ? Un autre café ? Cadeau de la maison.

    Une fois que les deux tasses ont été remplies, il s'est mis bien en face d'Édouard, les deux mains sur le comptoir.

    -J'ai beaucoup voyagé. J'étais cuistot. Voyagé partout, et comme je ne pouvais pas rentrer très souvent. Parfois, deux ou trois ans sans revenir, j'envoyais des casseroles à ma mère. Elle n'a jamais quitté Bastogne. Et quand je lui téléphonais, elle me disait toujours : aujourd'hui, j'ai cuisiné avec la casserole de Malaga, ou d'Athènes, ou de Marrakech. J'avais pas mal la bougeotte et dans sa cuisine elle avait toute une armoire avec des casseroles, une étiquette pour chacune, qu'elle enlevait avant de s'en servir et qu'elle remettait avant de la ranger. Et un jour ma mère est morte. J'étais loin, assez loin. Trop loin, de toute manière. Je suis revenu à Bastogne. J'ai ouvert la fameuse armoire et j'ai décidé que la vadrouille, c'était fini. Je me suis mis à chercher où me poser, et où accrocher toutes ces casseroles. Vous voyez, la petite là-bas, fond blanc avec des dessins fleuris, elle vient d'un petit magasin de Plymouth. C'est la première que j'ai envoyée. Et la moyenne, celle à côté de la grosse en cuivre, la dernière, pendant une saison à Cortina d'Ampezzo. 

    Le soir même, Édouard nous convoquait chez lui pour un apéritif impromptu. La petite dizaine que nous étions resta bouche bée devant la révélation. Jaffrin trouva l'idée un peu morbide, pour ne pas dire scabreuse, ce à quoi Leroy, celui de la BNP, lui balança qu'il ne trouvait rien à redire sur la collection de Renault et ses pots de chambre émaillés. 

    -Un truc où tombent de la merde et de la pisse, tu t'extasies. Je ne t'ai jamais entendu dire qu'il était cintré, le Jean-Paul.

    Besnier fit remarquer que cela ne lui serait jamais venu à l'esprit et Jaffrin, comme pour une revanche déguisée, lui fit remarquer que pour avoir cette idée il aurait déjà fallu qu'il voyage. 

    J'ai calmé le jeu et on s'est demandé ce qu'avait pu être sa vie de saisonnier international et si c'était lui ou elle qui avait eu cette idée bizarre. Édouard  a conclu que sous ses allures de pitbull Janssen devait cacher une histoire bien plus secrète que ses voyages, dont il ne voulait pas se séparer. Alors on a décidé de ne jamais en parler qu'entre nous. Même à nos femmes on n'a rien dit. Et on tique toujours un peu quand des touristes entrent, lèvent les yeux vers le plafond et s'étonnent en disant que c'est original, ou drôle, ou tout ce qu'on veut. Il n'y en a qu'un qui nous ait plu. Un gars qui parlait peu, avec un appareil photo. Il était avec des copains, tous les soirs, depuis trois ou quatre jours. Il a juste demandé à Janssen s'il pouvait faire une photo. 

    -Pour l'impression. Pour l'ensemble.

    Et Janssen a dit oui, avant d'ajouter qu'il aimerait en avoir un exemplaire. Un assez grand format qu'il a accroché à côté de la glace, derrière le comptoir.

     

     

    Photo : Pierre-Damien Boudier

  • Le mot et la chose

    Bernard Kouchner, arriviste imbécile, livreur de riz pour population en détresse, fait partie de cette espèce magnifique, la pire malgré tout, des moralisateurs tout terrain. Il fut un ministre de la santé sans envergure et un ministre des affaires étrangères à la fois suffisant, incompétent et soumis. Comme quoi, la médecine mène à tout à condition d'en sortir ?

    Mais il est de ces gens que l'exposition médiatique a rendus esclaves du paraître et de l'apparaître. Il a fallu le voir, à Pau, au procès Bonnemaison venir en guest star pour dire la vérité (car Kouchner est comme BHL, il ne dit pas sa vérité. il est la vérité !). Cela devait lui manquer de ne plus serrer des mains, de ne plus être l'attraction du monde.

    Alors, sur sa lancée, il s'est ouvert un nouveau champ de réflexion. Il est devenu linguiste. Cela manquait à son curriculum vitae. Et de décréter l'urgence à en finir (si j'ose dire) avec le mot euthanasie. Et pourquoi ? Parce qu'il y a le mot nazi dedans ! euthanasie, c'est euthanazi (et s'il faut un petit effort supplémentaire, on passera demain à étatnazi...) Avouons qu'il y a de quoi rire ! Que le bateleur humanitaire confonde le code écrit et les sons ne semble pas lui poser de problème. Que la langue allemande (Nationalsozialismus) percute le grec (thanatos) est un détail. Il est vrai qu'à l'heure de la novlangue, toutes les confusions sont possibles. Il y a donc du nazi qui traîne dans les mouroirs hospitaliers. Il est urgent de légiférer et de changer le vocabulaire.

    Le pauvre Bernard est un enfant, somme tout, qui croit que les mots sont les choses. Il ne sait pas que l'arbitre du signe saussurien, même tempéré par les relectures de Benveniste, les analyses post-freudiennes et les jeux lacaniens, existe et que si manipulation du signe il peut y avoir encore faut-il être capable d'en établir la réalité et la pertinence ! On pourrait concevoir de remplacer un mot parce qu'il a en effet une histoire qui le rend problématique. Est-ce le cas du mot euthanasie ? Nullement, sauf à jouer les poètes macabres et à chercher partout et en toutes circonstances une sorte d'inconscient de la langue qui tourne au délire. On se rappellera à ce sujet que c'est en se fourvoyant sur des anagrammes latines que Saussure dégagea sa théorie de l'arbitraire. Croit-il qu'en changeant le mot, on effacera la douleur de voir mourir un être à qui on tient ? Croit-il que ceux qui pratiquent l'euthanasie ou l'autorisent, pensent à ses constructions linguistiques débiles ? Croit-il que les mots suspendent la disparition ? 

    Bernard Kouchner est néanmoins dans l'air du temps, dans cette tendance très marquée depuis un siècle (même si l'histoire a commencé bien avant, et pour ce qui est du modèle français avec l'académie et Vaugelas) à vouloir reformater la langue dans un but éminemment politique. Viktor Klemperer a écrit un Lingua Tertii Imperii, sur la phraséologie nazie (justement) très édifiant. Plus près de nous, le petit texte d'Éric Hazan LQR. La propagande au quotidien mérite lecture. Et de se souvenir que la novlangue est une des matrices du 1984 d'Orwell.

    L'air du temps que je mentionne est celui de l'euphémisme : atténuons par les mots la violence accrue de la société ultra-libérale ; et celui de la culpabilisation : étriquons le vocabulaire pour chasser les mauvaises pensées. Cela tient pour beaucoup de la pensée magique au service de la terreur. Mais cela n'étonnera pas du sieur Kouchner qui fait partie de ces terroristes dits intellectuels de gauche dont l'ignorance et la fatuité sont deux crimes mortels. Et par mortels, j'entends mortels pour nous...

  • À bout (portant)

     

    Pas à tergiverser : personne n'aime à voir les soubassements, les portants, les suspensions, les vérins, les piliers, les étais,

    que sais-je encore...

    Parce qu'au moment même où tu les vois, tu y penses et penser à ce que ne dépend pas (ou plus) de toi sous l'angle de ce qui t'assure (spéléologie ou alpinisme du commun) ne te rassure plus. Tu commences à appliquer à la chose tes critères d'incertitude, des équations foireuses et des semblants de raisonnements. Tu deviens mathématicien de l'improbable, part non négociable de ton angoisse.

    Le volume, la masse, l'ancienneté, rien n'y fait. Peut-être même est-ce pire ? Il faut bien que tout arrive. Tu liquéfies l'acier, tu fragmentes le béton, tu sectionnes les câbles. Les angles ne te paraissent plus aux normes.

    Tu ne veux pas rester une minute de plus devant cette épave, et moins encore sous son aile. Il y a des risques pour que tout s'écroule, et des signes aussi. Personne ne sait rien mais tu le vois, et tu te mets à en marche, d'un pas affolé qui glisse sur le rebord du trottoir et te déséquilibre pour que l'aile et le pare-choc chromé d'une Ford Thunderbird 1955 (celle de Richard, bordel, l'ami Richard) te fauchent. Définitivement.

     

     

  • La Conjuration des imbéciles

    La semaine qui vient de s'achever aura été exemplaire des dérives hallucinantes du narcissisme culturel érigé en unique phare intellectuel du monde contemporain.

    1-Devant une épreuve de mathématiques respectant les limites du programme, des lycéens (1) se sont mobilisés pour protester contre la difficulté de l'épreuve ; et aux dernières nouvelles, il y aurait plus de 50 000 signatures.

    2-À la sortie de l'épreuve anticipée de français, des séries S et ES, Victor Hugo aura eu le droit à un traitement très particulier et un succès statistique non négligeable sur Twitter, au motif qu'il avait écrit dans les Contemplations un poème sur le temps qui passe, la fragilité de l'existence, autour d'un brin d'herbe et d'une tombe. Il aura eu le droit à tous les égards, que l'on peut résumer ainsi : le Victor en question est « un fils de pute qui me fait bien chier ! »... Qu'en termes délicats ces choses-là sont dites.

    Si je reprends d'abord le massacre hugolien, ce qui marque cette brève prose vindicatif tient moins à la grossièreté du vocabulaire et à l'indigence de la syntaxe et de l'orthographe qu'à la pulsion égocentrique qu'elle révèle. L'âpreté du poème ou les interrogations existentielles qu'il soulève, les excès romantiques classiques des images comptent moins que le sentiment diffus que le sieur Hugo en a fait exprès et que par un bouleversement délirant du temps et des motivations il semblerait que notre homme ait un jour composé cette œuvre en pensant à des adolescent(e)s boutonneux soumis à la terrible épreuve du bac (2) : en clair, Hugo est un pervers à moitié débile qui les attendait au tournant. Cet étrange réécriture de l'Histoire en somme en dit long sur le rapport que la jeunesse entretient (ou plutôt : n'entretient pas/plus) avec son héritage classique et le droit qu'elle s'arroge, au nom d'une tolérance démocratique nivelant toutes les pensées pour les réduire au simple droit d'expression, de publier ses sentiments, son ressenti (3), lequel ressenti a la vertu d'avoir plusieurs caractéristiques magiques. Il est le signe sincère de l'être, il est juste (dans les deux sens de l'adjectif), il n'a pas besoin de s'expliquer, il est humain. Il n'est donc pas possible de le contrecarrer et de porter sur lui le moindre jugement ou d'émettre la moindre réserve. Le ressenti, c'est l'air, l'eau, la terre, le feu, l'élémentaire des tripes et du cœur. Face à cela, la littérature n'est rien et l'expression d'une altérité (et Hugo en est une, il n'y a pas de doute), qui plus est d'une altérité poussiéreuse, celle d'un siècle qui n'est pas le leur, est nulle et non avenue.

    Le défoulement contre Hugo, qui dépasse la simple contrariété de sortie d'examen puisqu'il leur a fallu l'écrire, le dire, que tout le monde le sache, est le symptôme de cette rupture culturelle dont les bonnes âmes de gauche nous ont dit et répété qu'elle était un fantasme. Il est évidemment savoureux que ce déchaînement arrive contre un écrivain dont les mêmes âmes vantent la grandeur humaniste et républicaine. C'est, d'une certaine manière, l'histoire de l'arroseur arrosé. L'irrespect affiché et le mépris souverain de demi-analphabètes peuvent-ils passer pour des signes de grandeur, de modernité et de démocratisation de la culture ? Il eût été curieux de voir quelles conséquences auraient eu certaines de ces insanités contre un écrivain contemporain, car il est toujours facile d'insulter les morts. (4)

    Il y a donc, d'un côté, la récusation de la culture comme héritage. Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Ces jeunes gens sont aussi des consommateurs. De là, leur narcissisme exacerbé. Et ce narcissisme, en dépit des cadres existants, nécessite que leur consumérisme n'ait pas de bornes. C'est dans cette perspective qu'il faut analyser la rébellion contre l'épreuve de mathématiques. Ici, la culture n'est pas en cause, le passé n'est pas le problème. Ce qui compte tient au retour sur investissement obligatoire d'un engagement où ils n'ont jamais envisagé qu'il pouvait y avoir des difficultés se dressant devant eux. Le sujet peut respecter toutes les consignes du programme ministériel, le problème se déplace là encore sur le terrain du vécu, du ressenti, de ce désormais indispensable droit à ramener la vie à ses seuls intérêts. L'esprit calculateur dans toute sa splendeur, le cynisme infantile en taille XXL. L'épreuve ne doit plus en être une ; elle doit être une formalité. Ils aiment jouer, à condition qu'ils ne perdent jamais, sans quoi ils se sentent meurtris et crient à l'injustice. Et l'injustice n'existe pas comme une valeur collective, comme un partage : ce n'est pas une question commune, mais un traitement individuel à usage restreint. L'injustice, c'est celle que l'on me fait. Le reste...

    Cette exigence de voir l'autorité plier est inédite. Elle ne procède pas de l'habituelle agit-prop des syndicats lycéens ; elle prend la forme d'une mobilisation sauvage, où ce n'est pas la récupération politique qui œuvre mais l'expression du désir sans retenue, du droit réduit à sa pulsion. Il ne s'agit pas d'obtenir gain de cause, puisqu'il n'y a pas de cause à défendre : il faut unilatéralement recouvrer son dû.

    Sur ce plan, nos énergumènes sont en effet très peu hugoliens (5). Ils ont la querelle petite bourgeoise et un esprit d'épicier, la pensée bas de plafond et la suffisance prudhommesque. Ils disputent le demi-point et lorgnent la mention comme un titre de gloire (avec en prime, le commentaire classique : "mention bien et j'avais rien foutu"). Ils ne sortent pas de chez Hugo ; en revanche, ils passeraient très bien chez Flaubert, voire chez Maupassant. Mais on ne peut guère leur en vouloir tant les transformations sociales et culturelles, où se mélangent chez eux l'aspiration à la reconnaissance extérieure et une revendication à l'immaturité, cocktail détonnant de la jeunesse qui veut s'éclater, les ont confortés dans leur choix pauvre et étroit.

    Nul doute que les autorités compétentes auront le souci de satisfaire leurs revendications. Un pédagogue quelconque trouvera les arguments ad hoc. Il n'y a pas à s'inquiéter. Il n'est plus tant de s'inquiéter. Mais, si l'on veut faire bonne mesure, il serait urgent de supprimer le bac : au moins pourrions-nous faire quelques économies.

     

     

    (1)Et des enseignants s'étaient déjà alarmés, qui voyaient, sans doute, dans la supposée difficulté, les risques de mentions « très bien » en plus petit nombre, et en conséquence, une moindre satisfaction pour leur ego de faiseurs de génies. Manière magnifique et évidemment inconsciente de révéler chez certains d'entre eux un infantilisme professoral qui doit beaucoup au fait qu'ils n'ont jamais quitté une salle de classe depuis leur enfance...

    (2)Que personne ne les oblige à passer. L'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans...

    (3)Très important, le ressenti : sorte de sésame de l'âme contemporaine réduite à ses affects immédiats. Et ce n'est pas rien, le ressenti, parce que tout le monde en est pourvu. C'est l'une des formes les plus lourdes de l'anti-intellectualisme

    (4)Il est très amusant de lire certains commentaires dans des articles évoquant ce sujet. Pour L'Express, "Les lycéens ont exprimé leur désarroi sur Twitter. Avec leurs mots." On lit sur le site du Nouvel Observateur : "Interrogés sur le poème "Crépuscule" de Victor Hugo, certains candidats au bac de français n'ont pas été inspirés. Et ils se sont lâchés sur Twitter, dans un langage un peu moins soutenu. Une manière de dédramatiser la situation ? Réponse d'une prof de français, qui a été plutôt amusée." (c'est, en effet, très drôle !). Il est vrai que la première phrase de l'apprentie journaliste, une dénommée Lison Lagroy, est magnifique : "Le jour du bac de français, duel : d’un côté, des élèves se colletant avec un poème de Victor Hugo, de l’autre, un auteur certes un peu mort, mais en verve, comme à son habitude." Hugo est "un peu mort" et elle pas qu'un peu sotte...

    Quant au Monde, il réduit cela à des "râleries lycéennes". Pas de quoi fouetter un chat...

     

    (5)Et laissons de côté le mythe autour de cette figure plus trouble qu'il n'y paraît.

     

  • Photolalie

     

     

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    Ce sont les ombres que nous aimons aussi. Non pas celles tenaces des perdus et des enfuis, ombres avec lesquelles demeurent un contentieux ou des remords, mais les ombres furtives dont la chevelure argentique et le demi-sourire muet ont déjà traversé la rue, atteint les derniers degrés de l'escalator ou poussé la lourde porte d'un magasin d'exotisme.

    Les ombres qui, dès les jours suivants, souvent disparaissent ; mais elles n'ont pas sillonné notre âme en vain, parce qu'elles sont le sédiment d'un éveil inattendu, dans le territoire du commun (il s'agissait de faire une course, de retirer de l'argent, d'attendre le bus). Les ombres finissent par faire corps entre elles, quoique ne se ressemblant pas, on le sait. Elles forment une chaîne qui parle de nous, de ce que nous sommes sans le savoir. Elles sont l'inadvertance de notre histoire. L'in-su. Ce qui est enfoui et surgissant comme jamais altéré, une joie, une jouissance, un rappel à l'ordre du désir.

    Les ombres filent et leur silhouette végétale se faufile au milieu de la pierre. 

    Celle de ce jour, tu jurerais l'avoir déjà vue, et sans doute est-ce vrai jusque dans l'incertitude car, plus que tout discours, il y a la vibrante harmonie des épaules, la gravité d'un profil et le cil tremblant d'un regard frondeur...

     

    Photo : Édouard Boubat

  • La Malédiction du voyageur

     

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    Georges Perec s'est un jour installé à la terrasse d'un café donnant sur la place saint Sulpice. Il s'est astreint à noter tout ce qui s'y passait. Le titre de l'entreprise dit tout : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. La démarche n'a évidemment rien de touristique ; elle n'est pas exotique, quoiqu'elle demande, dans l'esprit, de se soucier du commun, du banal, ce qui peut déboucher sur l'inattendu.

    La place saint Sulpice, ou n'importe quel lieu, mais un lieu, pas un espace, selon la distinction de Michel de Certeau. Un temps de station et non l'histoire d'un passage. Y a-t-il tant à gagner en fuyant l'expérience du second pour trouver le bonheur avec le premier ?

    Dans le fond, on le sait : le monde est trop grand pour une vie d'homme. L'étendue se repliant sur la durée l'écrase. Les avancées technologiques sont un leurre. Malgré la rapidité des trains et des avions, nous ne tenons la distance, d'une certaine manière. Le flux des images, notre existence multiplex, ont poussé l'illusion encore plus loin, comme si les beautés infinies de la planète venaient à nous (à la vitesse égale où nous accédons aussi à ses horreurs. Autre problème...). Ainsi l'époque se gargarise-t-elle d'un double mensonge, jamais vécu comme tel d'ailleurs : "je connais" (parce que j'en ai vu l'image), 'j'y suis allé" (parce que ce fut l'escale d'une demi-journée). Dans les deux cas, l'abus de langage n'est pas tant une vanité de plus qu'une tromperie technique et une faillite humaine : un effet de croyance.

    Le monde est trop grand. Il faut le savoir, et en mesurer les conséquences absolues, à commencer par le devoir de renoncement. L'ambition est de ramener le temps et l'espace à l'échelle humaine. Il est bien plus profond et riche de trouver les lieux qui seront nôtres, dont la magie opérera jusqu'à un besoin impérieux d'y revenir, que de collectionner les références. Trouver son/ses endroit(s), tel est le défi, en ces temps de vagabondages intempestifs. Cela suppose de regarder pour soi, de faire une place au silence et à l'oubli. Il n'est peut-être même alors pas de lieu plus sacré dont on n'ait pas envie de parler, que l'on tait. Il s'agit d'y revenir et comprenne qui voudra.

    La beauté du monde est un miroir où le voyageur contemporain se mire jusqu'à se perdre. Il croit y voir les preuves de son droit à être ce qu'il est : un dieu narcissique et profiteur, à la vie si courte qu'il doit absolument se dépêcher et ne jamais revenir sur ses pas. Il est moins un contemplatif qu'un comptable, un homme à répertoire. Il a les traits moraux de ce personnage de Larbaud, dans les Poésies de A.O. Barnabooth, qui revient vers un havre portugais et du hublot du navire au repos dans le port envisage ses habitants, demeurants/demeurés dont la médiocrité l'affecte.

    "Quelques mois ensoleillés de ma vie sont encore là
    (Tels que le souvenir me les représentait, à Londres),
    Ils sont là de nouveau, et réels, devant moi,
    Comme une grande boîte pleine de jouets sur le lit d’un enfant malade...
    Je reverrais aussi des gens que j’ai connus
    Sans les aimer ; et qui sont pour moi bien moins
    Que les palmiers et les fontaines de la ville ;
    Ces gens qui ne voyagent pas, mais qui restent
    Près de leurs excréments sans jamais s’ennuyer,
    Je reverrais leurs têtes un temps oubliées, et eux
    Continuant leur vie étroite, leurs idées et leurs affaires
    Comme s’ils n’avaient pas vécu depuis mon départ..."

     L'immobilité n'est pas une fin en soi, pas plus que l'agitation incessante. Ici ne vaut pas mieux que là-bas, si on en considère pas la matière, et la matière tient aussi dans le regard, et le regard ne se condense jamais mieux que dans la durée et la répétition, dans la variation des échéances du temps. Il faut une certaine passivité pour être et que l'endroit fasse en nous son impression. Ne pas être dans le décor, ne pas être sur la photo : c'est bien à ce titre que le voyageur impénitent de l'ère contemporaine se dévalue lui-même, alors que de la persévérance à creuser, encore et encore, quelque endroit curieux et infini (infiniment curieux, si l'on y regarde), comme l'ostinato perecquien, naît une forme qui nous ressemble et rassemble notre histoire à venir.

    Être un voyageur parcimonieux est un privilège bien plus enviable que d'être l'épuisé correspondant de l'affectation sociale. Arpenter les rues par soi choisies est un bonheur précieux parce que mélangeant le déjà-vu et son renouvellement. Georges Perec est juste quand il parle de tentative d'épuisement du lieu. Formule contradictoire, quasi oxymorique, par quoi est magnifié l'endroit et remis à sa place (sans dévaluation) le spectateur, dans son humble expérience.

    L'espace est indénombrable. Le lieu est un livre auquel nous aimons rajouter des chapitres. Pour le lieu, nous ne renoncerons à rien, nous ne manquerons rien en y revenant. C'est lui qui nous manque.

     

    Photo : Lee Friedlander

  • Alkan et Honegger, à toute vapeur

    Ce Chemin de fer composé par le très méconnu Charles-Valentin Alkan touche moins par son caractère virtuose que par l'imaginaire suggéré, un délice avec une ombre d'effroi, par la vitesse de cette invention démoniaque dont certains disaient qu'elle pouvait vous ramollir le cerveau. Cette pièce date de 1844 (le train en France à moins de vingt ans). Elle a une charge romantique et sans doute que l'on passerait vite s'il n'y avait pas le titre. C'est alors qu'on écoute cette course, à l'allure variable, et qu'on s'essaie, mais en vain, de comprendre cette troublante fascination devant un engin devenu pour si banal. 


     

     

    Honegger, quatre-vingts ans plus tard, donne une tournure plus dramatique à cette aventure, comme si l'architecture de la musique orchestrale était plus à même de rendre l'emballement bruyant et que la forme brutale prenait le pas sur le rêve de voyage. Le titre dit tout, d'une certaine manière, avec une ironie à peine voilée : Pacific 231. Ce n'est plus le rail mais la bête. Un petit côté zolien qui traîne, surtout vers la fin.




  • Â...

    Âme qui roule sa bosse, deviseur habile et grave des probabilités, tu es le frère trouvé et le beau voyageur.

  • En une phrase. Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand n'est pas seulement, dans la tradition aristocratique des mémoires, le fin contempteur des hypocrisies de son temps, entre le ridicule des ultras et la vaine suffisance des nouveaux maîtres. Il n'est pas que le contemplateur mélancolique d'un monde qui s'enfuit et que les quarante ans sur lesquels se déploie son œuvre immortalisent pages après pages, à la manière d'un monument funèbre.

    François-René de Chateaubriand ouvre aussi à son ambition littéraire la porte des âmes abandonnées par l'Histoire, à commencer par sa famille. Il parle de celle-ci avec tout l'équilibre d'un homme encore touché par le devoir de la retenue. Le respect grave pour le père, la tendresse un peu sévère pour la mère, l'amour inconditionnelle pour la sœur Lucile : aucun de ces nœuds affectifs ne passe outre les limites où tombera bientôt l'autobiographie. L'étalage n'est pas le propre du vicomte. Il verrait un dévoiement ridicule dans la récollection franche de ses amours et de ses blessures. Sur le plan de l'histoire littéraire (comme on dit), François-René va moins loin que Jean-Jacques et c'est tant mieux. Le dessein rousseauiste est, dans le fond, funeste (même s'il n'est pas question de lui imputer ce qui lui succède) : il ouvre la boîte de Pandore des vigilances égocentriques, celles de la vie recyclée en ravissement...

    Chateaubriand est pudique. La trace discrète de ses déchirements n'en est que plus ardente et précieuse. Ainsi pour évoquer la disparition du frère.

    "Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère."

    Une phrase suffit, une seule, dans laquelle toutes les vies semblent tenir. "Mon frère ne vint point". La f(r)acture de la mort arrive sous la forme d'une dissimulation, une formule suffisamment neutre pour que l'on puisse, le cas échéant, imaginer l'imprévu ou la fuite, presque un manquement au devoir. "Il eut bientôt avec sa jeune épouse". La parataxe réunit immédiatement deux temps et deux réalités en face à face. Quelque chose s'est passé dont l'effet va arriver (quoique déjà arrivé pour celui qui écrit. Tel est le fracas de la rétrospection.), ce quelque chose placé sous le signe du lien indéfectible du mariage. Et ce lien, comme un nœud gordien pour des temps obscurs, est tranché "de la main du bourreau". Un homme, un homme seul, et une main unique, métonymique, pour une cérémonie macabre et politique dont l'objet est le nom et la particule. C'est une mort qui n'a que peu à voir avec la justice et beaucoup avec la prétention hasardeuse de triomphants en mal d'honneur. Comme pour Lucile, la disparition du frère a la rigueur sordide d'un monde qui se pare d'une vertu sanglante avant d'imposer sa propre terreur pour le siècle qui s'engage : ses répressions populaires, des canuts à la Commune, son libéralisme progressiste propre à abrutir les faibles, ses vanités nobiliaires et impériales. Tout cela pour des Louis-Philippe, des Napoléon III et des monsieur Thiers à qui on offre des funérailles grandioses. Autant dire une misère.

    Chateaubriand noircit plus encore le spectre de l'exécuteur des basses œuvres quand il évoque, en contrepoint, le souvenir familial et les "mains de (sa) mère" qui ont préparé "l'oreiller". C'est l'heure du coucher, la fin du jour, le foyer, le lit, l'attention maternelle, tout un univers dont Proust, plus tard, fera une cérémonie. Tout reste ici modeste. À la férocité révolutionnaire, il répond par un geste simple, une quasi banalité, dont il fut sans doute le témoin et peut-être le destinataire caché.

    Cette attention qui n'avait même pas besoin de se dire pour exister, par sa naturalité, exhume des vies perdues à la source de l'écriture, et des affections profondes. Le travail mémoriel les concentre en un tableau unique. Quoique défaite et meurtrie par le temps et les événements la famille Chateaubriand persiste dans son humanité de victimes, sans que l'écrivain cherche le pathos. Il ne fait que rétablir la chaîne de la filiation qui va du fils à la mère. À eux en somme le premier et le dernier mot de la phrase et, au delà, le dernier mot de la vie dans sa transcendance. La Loi peut tout enlever de ce qui fait le commun politique : elle ne peut entacher le récit particulier des instants grâce auxquels des êtres se reconnaissent des uns et des autres. C'est comme si l'effraction de l'ordre collectif n'arrivait pas à atteindre la délicatesse de l'être jusqu'à ériger celle-ci en souvenir inaliénable. Plus encore : dans cette confrontation entre le criminel et la mère, Chateaubriand rappelle avec sobriété combien la cruauté ne tient pas qu'à la sentence elle-même mais aussi à la négation humaine qu'elle induit. L'écrivain reprend alors possession de ce qu'on l'a privé, sans plus d'épanchement, par la simple autorité d'un détail que toutes les oppressions du monde ne pourront jamais anéantir.

    Il y a longtemps que la littérature autobiographique, et particulièrement contemporaine, ne pense plus un tel degré de finesse, de telles subtilités. Or ce sont elles qui donnent aux Mémoires d'outre-tombe leur éclat kaléidoscopique si particulier et leur beauté si poignante.

  • Comment faire ?

    En lisant la déclaration de Jean-Luc Godard sur son envie (assouvie ?) d'une victoire FN, je me suis demandé comment les sophistes gauchistes contourneraient l'obstacle, grâce à quelle rhétorique creuse ils parviendraient à sauver le soldat Godard. Je n'ai pas eu longtemps à attendre. C'est dans Libération (on s'en doutait. On attend désormais l'écoulement suintant des Inrocks et d'Art Press) et le faussaire s'appelle Olivier Séguret. C'est ici. (1)

    Il est rare de pouvoir se tordre de rire à ce point...

    (1)Prévenons le lecteur qui ne connaîtrait pas le marécage en question : le gugusse est sérieux. Il croit en ce qu'il écrit. Tel est le pire.