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nouvelles - Page 3

  • La Loi de l'offre

    Il était un peu plus de sept heures du matin. Nuit et froid vif. Il avait en lui la prolongation d'un sommeil perdu et pesant. Sur un de ces grands panneaux d'information, lumineux : ornementation urbaine, il lut : cimetière de ..., reprise emplacements location 50 ans, puis un numéro de téléphone. 

    Il a tout de suite associé cette annonce à la publicité automobile. Sans doute à cause du mot reprise. Il y avait donc, au cimetière, des places qui se libéraient, un peu comme une volée de retraités qui laissent des postes vacants. Et son esprit a rêvassé sur ce que pouvait être la promotion d'un emplacement (ce sont alors des images anciennes de camping qui ont surgi : délimitation, caravanes, toiles de tente, piquets, sardines, barbecue, apéro,...) funéraire. 

    Fallait-il imaginer des prix d'appel, des soldes, un argus, l'encan, ventes à la bougie, ventes à la criée (et il aurait évidemment acheté le lot 49, comme un timbré). Des bougies de marchandage plutôt que celles du deuil. Reprendre impliquait qu'on creuse, déterre, nettoie, et refourgue les restes il ne savait pas où... Politique d'assainissement et de rentabilisation du plan cadastral. C'était d'ailleurs, en vertu de cette inquiétante raréfaction des espaces que la crémation avait le vent en poupe, pour finir en cendres et être répandu, la prétention n'ayant pas de prix, sur les ruines du Palatin, comme Montherlant, ou face à la mer : pointe du Raz, avec l'esprit d'aventure. Sans doute, au colombarium, l'espoir d'être à demeure était-il plus grand, alors que le cimetière, au prix du mètre carré, est un odieux gaspillage.

    Mais on pouvait donc toujours y trouver un emplacement. Ensoleillé, à l'abri des cyprès, près de la porte d'entrée, "dans un coin", selon les désirs et l'éventuelle fortune de chacun. Peut-être y aurait-il affrontement pour des endroits privilégiés, et quelques passe-droit pour que le fils d'untel ou la sœur de Chose puisse trouver logement à sa convenance. 

    C'était inscrit sur le panneau lumineux, comme on y trouvait, régulièrement et pêle-mêle, les horaires d'ouverture de la mairie d'arrondissement, l'annonce de la prochaine braderie, celle du nouveau spectacle du théâtre pour enfants...

  • V.O.S.T.

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  • San Remo

    La pluie redoubla au passage de la frontière. Les essuie-glace ne fournissaient pas. Le vent, de la mer, ébranlait la carcasse de la Twingo. Nadège lui demandait d'être prudent.

    Entrant dans San Remo, il se gara à moitié sur un passage piétons, pour savoir ce qu'ils feraient. Il avait rêvé jusqu'à la veille de Marie Alexandrovna, des villégiatures Liberty et d'une déambulation gracieuse jusqu'au casino où, peut-être, ils auraient sacrifié quelques euros en fredonnant un air d'Adriano Celentano.

    Mais de ce programme il ne restait rien qu'un horizon de buée aux vitres, sur lesquelles, comme des enfants, ils dessinaient des formes inconnues, avant que la ventilation n'efface tout.

    -On s'en retourne ?

    -Tu veux rentrer ? On n'attend pas un peu ?

    Commença alors l'errance automobile dans la ville, que la rectification moderne avait enlaidie. ils avaient espéré Pise, Lucques ou Sienne ; ils héritaient Viareggio, Rappalo ou Rimini. L'obscurité nuageuse ne faisait qu'accroître la monstruosité crasseuse du décor. Ils prirent la via Roma où Merckx en son temps gagna sept fois la Primavera.

    Quelques menus bijoux du passé, çà et là.

    La pluie cessa presque et Nadège voulut marcher ; mais le répit fut de courte durée. Ils trouvèrent refuge dans le bar élégant et panoramique d'un grand hôtel.

    Ils prirent la table la plus proche de la baie vitrée. Quelques clients riches finissaient leur petit-déjeuner.

    -Déçu ?

    -On ne sait pas ce qu'il faut vouloir. Une ville-musée comme Florence...

    -Je déteste.

    -Ou celle qui...

    Son téléphone venait de sonner et tout de suite elle vit que c'était Nicolas.

    -Claire vient d'accoucher !

    -C'était prévu pour le mois prochain.

    -Une fille ! Elle est en avance. Cyrielle

    -Il ne dit rien d'autre.

    -C'est juste un SMS. Elle est née à 4h28.

    Les larmes lui montèrent aux yeux. Sa jumelle était mère. Eux étaient ensemble depuis trois . Ils n'abordaient jamais ce sujet.

    Elle envoya un message de félicitation. Il doubla la commande et demanda en plus une sfolliata au chocolat. La pluie tombait drue et bientôt il n'y eut plus qu'eux dans la salle. on se serait cru en pleine nuit. Les phares des voitures faisaient ballet. Il sortit son Nikon ; elle multiplia les textos et lui les prises volontairement sous-exposées d'une ville qui n'avait plus de nom.

    Ils regagnèrent la voiture en silence.

    Ainsi San Remo survivrait-elle sous le signe double d'une tasse Wedgwood à la rosace verte et d'un cœur couronnant, de manière classique et dérisoire, la mousse d'un cappuccino ; sous le signe aussi d'une rupture, quand il leur sembla clair qu'ils n'espéraient pas l'un et l'autre les mêmes choses de la vie à venir.

  • Aiguillage

    On ne connaît pas nos limites, d’accord. Surtout pas nos moments de bascule. Dans la vie tournée vers l’extérieur, c’est plus facile, plus net. On franchit des portiques, des zones de transit ; on passe sous des détecteurs et des alarmes ; il y a un marquage au sol, point à ne pas dépasser. Pointillés, coupures, fractures, rideaux tirés et fermetures automatiques. Codage, encodage, décodage. De l’intérieur de soi, on ne peut qu’ignorer ce genre d’opérations. J’ai fermé les yeux parce que le paysage, au plus près, insaisissable par la vitesse, au loin pénétrant mon visage, et comme une cicatrice inscrite, appel de mon erreur, m’angoissait. Je me souviens avoir cherché alors des exemples de bévues monumentales, pour me dédouaner. La grand-mère maternelle sucrant le rôti, un dimanche. Le commandant de bord se trompant d’aéroport, à Londres, je crois. Gatwick pour Heathrow, ou l'inverse. Ces hommes qui roulent deux kilomètres avant de se rendre compte que leur épouse n'est plus à l’arrière. Je ne sais si c’était dans cet ordre. Bientôt ma vigilance s’est rompue. J’ouvre un œil. Presque en face de moi, un garçon d’une vingtaine d’années, walkman aux oreilles, me dévisage, les bras croisés. Son sac de toile me ramène brusquement à mes affaires. Je jette un regard sur la valise en haut ; je serre les jambes pour sentir la mallette. J’ai dormi.

    Il n’y a plus de nuages.

    Le walkman du voisin est à fort volume. Je perçois les basses et les percussions. Il veut devenir sourd. À l’impassibilité de son visage, ses yeux qui ne cessent de me fixer, je déduis l’éloignement, voire le mépris que je suscite. Une tête de cadre abîmé par sa semaine de travail. Sa musique est un rempart supplémentaire qui ferait que toute intervention de ma part serait une humble requête, non une offre de discussion, même futile. Quand nous nous disputons, Carole finit souvent par se replier sur la musique, écoute au casque, visage face à la chaîne.

    Je ne sais pas ce qui pourrait lui sembler une provocation, si je lui parlais.

    Dou-doum, dou-doum. Voitures qui vont ou plus vite, ou moins vite. Jamais nous ne faisons une portion de trajet de conserve. Il me semble qu’une lutte soit implicitement engagée, gratuite, vaine, autour d’un objectif mal précisé. Parfois, des passagers, des enfants, nous font des signes de la main. On ne sait s’il faut comprendre « bonjour », « au revoir ». Je les aperçois le plus souvent alors qu’ils sont déjà en mouvement. La route s’approche, comme une asymptote. Les visages se détaillent et maintenant que je suis bien réveillé, j’y prête plus d’attention qu’à mon compagnon de voyage. Chacune des vitres qui nous protège s’efface, se suspend ! Je ne suis plus dans le paysage mais dans un œil inconnu, dont je n’arriverai jamais à interpréter les nuances et les oscillations. Des virus agités. Pupilles.

    Puis, brusquement, la route décroche, s’en va ailleurs et les voitures n’offrent plus que leurs feux arrière (d’abord les freins , puis leurs feux de position). Plaque minéralogique, à peine lisible. Un chiffre, une lettre, le département, plus deviné qu’autre chose. Jamais la totalité. Le paysage reprend ses droits, jusqu’à la prochaine rencontre.

    Nouvel arrêt, en rase campagne, pour une raison que tout le monde ignore, sans engager à plus de commentaires dans le wagon. Le train repart, sans jamais reprendre une vitesse importante. Il y a de plus en plus d’habitations. Il décélère à nouveau.

    J’en profite pour vérifier, avec discrétion, si on ne m’a rien volé pendant que je dormais. Je prends prétexte de mon billet à ranger pour l’inspection de mon portefeuille. Je saisis aussi la mallette, la pose sur mes genoux ; Avant de l’ouvrir, j’examine ceux qui se lèvent déjà pour descendre. Ils sont insignifiants. Un seul était attendu. Le reste s’est engouffré au plus vite dans le bâtiment défraîchi.

    Je fais jouer la double fermeture. La mallette s’entrouve.

    Deux dossiers, plutôt légers. Affaire Ebrard ; affaire NRMS, juste pour vérification, pour me donner une prestance, aussi. Mon agenda téléphonique en haut, à gauche. C’est une lecture comme une autre, aussi attrayante qu’un rapport de management.

    Je le prends selon l’ordre alphabétique. Cela n’arrive jamais. Habituellement, mon usage est ciblé ; de cet univers à numérotation, je ne considère qu’une rue, qu’une maison. Chacun a sa ligne. Et dans le temps même où je recherche un correspondant, j’ignore les autres. Il n’est pas envisageable alors de les connaître. Celui que j’attends n’a pas de figure mais un matricule. En ressaisissant les êtres dans la continuité initiale, je m’aperçois que le temps a passé. Depuis combien d’années n’ai-je pas actualisé cette liste ? Des noms que je n’ai pas revus, dix ans ici, huit ans là. Plus ou moins, je ne sais pas vraiment. L’adresse a dû changer ; des noms que je déteste maintenant ; des noms qui ne me disent rien (sans doute le copain du copain d’un copain, à contacter pour une affaire sans suite) ; des noms avec qui j’ai discuté politique et dont les options ont évolué, pour employer un euphémisme ; des noms que j’ai déshabillés (alors souvent des initiales) ; des rapprochements qui tout à coup me font sourire, quand un attaché parlementaire précède la confrérie du pâté de tête ; quand, à quelques lignes de distance, je réunis un ami, docteur en théologie et un second, encarté LO. Il y a toute une histoire, là, dont la clé est ma petite personne. Je feuillette encore, découvre un nom de plus. Je l’avais lu mais maintenant une anecdote m’y attache plus longuement. Je continue. Lui est mort ; elle vit à Bruxelles, eux deux se sont mariés. C’est l’autre (j’ai aussi son numéro) qui me l’a dit. Beaucoup de noms. Une généalogie de mes mouvements et, pour majeure partie, des affaires classées, privées et professionnelles. Je suis au centre de tout cela. Pourtant je ne m’y retrouve pas. D’ailleurs, si je perdais cet agenda, sur lequel je n’ai inscrit ni mon nom, ni mon adresse, combien d’appels devrait donner son nouveau propriétaire pour parvenir, après recoupements, à m’identifier ?

    Il faudra qu’un jour je fasse le tri. Je prendrai un format plus petit. J’aurai un stylo prévu à cet effet (marque standard) et une écriture en capitales. Pour ne plus avoir sous les yeux des couleurs multiples, formes disparates, épaisseurs variables, qui donnent à ces pages une allure de brouillon.

    Je ne vais pas plus loin, referme l’agenda, la mallette, la replace entre mes jambes.

    L’autre appuie sur la touche STOP et sans que je lui aie rien demandé m’annonce, avec un léger sourire, que le terminus est proche. C’est possible. Je m’en doutais. Nous sommes dans une agglomération. Je pense aux phrases pour Carole, à ce que je vais pouvoir lui raconter. Mon cerveau gribouille, comme celui d’Isaac, au début de Manhattan. Surtout ne pas manquer l’attaque. Rappeler l’épisode des croissants pour justifier que je me suis trompé de train. « Tu te souviens, Carole. Au début tu ne m’as pas cru. Tu as ri parce qu’il y avait Marianne et Xavier. Mais, plus tard, quand nous étions seuls, tu me disais que c’était inimaginable. Tu en as même parlé à ton médecin. On a des absences. Si tu crois que je m’amuse. Saint-Malo, en avril, je pouvais trouver mieux. » La bonne foi est une chose difficile à faire passer. Le bruit du freinage me prévient que tout commence à cette minute. Jusqu’à présent, le train était une sorte de protection, un lieu où j’étais figé, avec raison, pris dans un mouvement qui me dédouanait. Je suis allé au bout, j’ai tiré sur la corde au maximum. Le train s’arrête. Pas encore :quelques soubresauts. Une dernière glissade dans les aigus. Immobilisation pour m’expulser de mon quant-à-soi.

     

     

     

  • Après

    Tu comprends, dit-elle, je ne peux demeurer ici plus longtemps. L'idée que nous nous croisions, même une fois, et cela ne manquera pas d'arriver puisqu'il habite le quartier, quelques rues nous séparent, l'idée qu'il me voie maintenant dans mon quotidien apaisé, avec quelqu'un, un jour, alors qu'il sait tout ce qu'il sait, qu'il puisse se dire, tu imagines, telle ou telle chose, en fonction de ce qu'il connaît de mes névroses, de mes restes œdipiens ou de mes fantasmes, imagine que je le croise aux fruits et légumes, lui tomates, moi, courgettes et céleri, à se faire des politesses, sans rien se dire de plus, puisque la règle, c'est désormais le silence, mais en ne disant rien, je serai déjà démasquée, parce qu'il est d'une intelligence si terrible, si terrible, que parfois je m'asseyais à peine face à lui, pas eu le temps d'enlever mon manteau, dans son cabinet, au début d'une séance, alors toutes ces séances, cette accumulation, je sais qu'il en reste quelque chose, de ces séances où il commençait par une phrase juste qui tapait fort, comme s'il avait vu à travers moi, et le revoir, lui, le recroiser, impossible, impossible, je préférerais me retrouver nez à nez avec Alexis.

  • Philosophique

    -Il a commencé à boire du thé avec du lait, et quatre sucres, dans de grands bols. Puis il est passé à deux sucres, et plus de sucre du tout. C'est après, seulement, qu'il a supprimé le lait. Plus que du thé, pur, pendant la seconde moitié de sa vie.

    -Un cheminement vers l'ascétisme, en somme ?

    -Ou la peur du diabète...

  • Tableau

     

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    Il ne sait pas ce qu'est l'attente. Il n'a jamais eu l'habitude d'attendre. Tout est venu à lui, sans effort. Peut-être, diront certains, parce qu'il n'a pas désiré très fort non plus.

    Elle lui a dit qu'elle serait, là-bas, au Mondrian, le Mondrian, comme le nom du peintre. Il trouverait. C'est la formule classique : facile à trouver. Et la phrase, et le lieu. Alors il a réussi, lui, sa part de marché. Avec  ce nom de peintre, à l'heure où l'obscurité d'hiver prenait ses quartiers, et en même temps, le sens de ce nom lui est revenu, de ses carrés de couleurs primaires et des barres noires, sur le packaging de l'Oréal.

    Il a souri, intérieurement, et s'est installé. La nuit est venue, elle toujours pas. Il a commencé à trouver très inconfortable cette attente parce que, doucement, la salle se remplissait  et que cette solitude dont il ne savait pas masquer la gêne qu'elle lui procurait devenait visible. Elle avait des spectateurs. Les premiers clients qui s'installaient et commençaient à manger.

    Pour se donner contenance, il a passé deux ou trois coups de fil, de potes qui pouvaient le rejoindre. Il a vendu l'affaire comme un crève-la-faim, d'une carte alléchante et, ensuite, pas très loin, d'un concert de pop, par un groupe underground, des Écossais, et c'était bon : il arriverait dans une heure et demie, parce que, de toute manière ils étaient déjà à l'apéro, ailleurs, ou en train de manger.

    Son retard atteignait un point de non-retour et lui, comme un perdu, derrière la vitrine, faisait durer les conversations pour donner le change, pour que les passants ne le prennent pas pour un pauvre hère, un gars largué, un sans-ami, un poisson en aquarium. Il aurait rigolé de voir un type comme lui scruter le dehors noir et froid. Il se voyait bien de l'autre côté, sur le trottoir, avec ses potes, à parier entre misère et largage. Il avait envie de sortir, d'aller voir ailleurs, mais il se mettait à pleuvoir, un petit crachin d'avril.

    Même si elle ne rappliquait pas dans le quart d'heure, il l'enverrait sur les roses, et si elle ne venait pas du tout, il ne remettrait jamais les pieds au Mondrian.

    Et puis si, il y retournerait, pour ne pas se laisser envahir par la tristesse d'être tombé amoureux, bêtement, parce que l'attente à la caisse du Franprix était longue et qu'il avait eu le temps de la regarder, avec un tel éclat en lui qu'arrivé son tour, pendant qu'elle lui tendait la note, il était le dernier client, après c'était : fermé pour l'instant, il lui avait demandé si elle sortait le soir. Pas avant mardi, à cause de ses examens. Alors jeudi ? Oui, jeudi, au Mondrian.

    Elle avait sans doute oublié. Se dire cette chose infâme : cela lui est sorti de la tête. Être cela.

    Photo : Pierre-Damien Boudier

  • La Chambrée

    Tout l'après-midi, ils n'eurent qu'à attendre. On leur fit déposer leur sac au dortoir ; on leur proposa de se doucher, supposant alors qu'ils fussent venus sales et puants. Ils végétèrent dans la cour ; divers groupes circulaient, d'un bâtiment à un autre, jusqu'à l'heure de la tambouille, réfectoire bruyant et vaisselle en aluminium.

    Il n'était pas encore dix-neuf heures que la grandeur militaire les divertit en les détroussant d'une part de leur solde versée aussitôt dans la caserne, pour une soirée cinéma. Une version légèrement floue du Taxi Driver de Scorsese, ce qu'il prit pour un trait d'humour noir...

    Puis on les emmena dormir. Ils avaient cinq minutes pour faire ce qu'ils avaient à faire. Les dix pauvres pommes se regardèrent : ils formaient donc une chambrée. Rien qui pût rappeler les nuits de fêtes improvisées dans la salle à manger, ou les colonies, les camps scouts, les auberges de jeunesse...

    Demain, ils passeraient les examens, les tests d'aptitude. Ils oscilleraient entre le rêve de réforme et l'aspiration aux E.O.R.. Pour l'instant, ils étaient seuls à se mettre en caleçon, à enfiler un pyjama, un seul se mit nu, puis à se glisser presque gênés, sous les draps. Chacun évitait le regard de l'autre. Pas un mot. Ces précautions tenaient moins de la pudeur exagérée, de la honte de se découvrir que du sentiment presque palpable que la journée avait consisté à les amoindrir et à les ridiculiser. Ils avaient été réunis au hasard pour cette parenthèse à la fois brève et vide. Demain soir, ils repartiraient dans leurs mondes respectifs. Leurs visages s'effaceraient. Il ne resterait que le sentiment vague de cette ambiance maussade et infantile.

    Ils étaient couchés. Le petit galonné gueula l'extinction des feux, à une heure où le sommeil ne viendrait jamais avant longtemps. Ce serait pénible, et d'autant plus redoutable qu'un traître se mit à ronfler très vite. Mais personne n'osa aller le secouer. Ainsi commença une incroyable nuit d'insomnie, sans livre et sans étoiles, silencieuse et pourtant partagée, dont il se jura qu'elle serait, dans sa vie, la seule de la sorte.

  • Rentré dans le rang

    Il avait des souvenirs pleins le chargeur : des murs criblés de Beyrouth aux petits matins de Haïti, des seigneurs de guerre des vallées pakistanaises aux enfants-soldats de Monrovia. 

    Les frontières de sa cartographie étaient des cicatrices : pour chaque ville un impact ou un cratère. Pas de photos. Jamais. Quelques noms d'amis, parfois d'ennemis. Les corps pourrissaient au soleil ou sous la pluie et, en de rares occasions, trois pelletées de terre.

    Il était heureux de n'avoir personne à qui il aurait fallu mentir ou, pire, donner des explications : une femme, un enfant. Il n'en tirait nulle fierté et n'avait aucun regret.

    Il avait suffisamment gagné pour vivre ici ou là, selon la saison. Pour l'heure, le soleil commençait à surmonter le pic face à lui, le café était très noir et des oiseaux inconnus chantaient ferme.

  • Réellement

     

    Cet après-midi, les nuages ont d'abord ressemblé à du Magritte : un air de papier peint ou de publicité. L'idéal récuré.

    Mais le vent, très lent, les a déplacés. Il se sont chargés de salissures, ont paru plus chiffonnés, comme chez Van Goyen : c'était infiniment plus beau, et personne n'était triste quand il s'est mis à pleuvoir, si fort pourtant que nul n'avançait plus au milieu des cordes et des hallebardes, sauf les chats et les chiens qui donnaient de la voix.