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nouvelles - Page 6

  • Avec si peu...

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    Je regardais ses jambes. Pas les siennes, celles du vin dans le verre, le vin, un miracle, un Côte rôtie 97, magnifique, mais je mens un peu, en disant que mes yeux ne s'égaraient pas au delà de son pied si élégamment chaussé, vers sa cheville, son genou et le bas de ses cuisses, puis c'était le tailleur, imparable. Mais je retournais au verre, à la lumière qui se concentrait comme un soleil sur la table basse.

    Je regardais ses larmes, les siennes, pas celles du vin, qu'elle versait, malgré tout, après m'avoir avoué qu'elle ne m'aimait plus.

     

     

    Photo : Florentine Wüest



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  • Disparition aux écritures

    L'officier de police fit rapport des circonstances probables de l'accident mortel : une bougie négligée près d'un duvet miteux.

    L'expert des assurances fit évaluation, petites lignes du contrat à l'appui, des responsabilités et coûts respectifs du feu, de la suie et de l'eau.

    Entre temps, le légiste fit chronologie et causes physiologiques de la mort inconsciente.

    Mais nulle part et jamais, le dossier fut classé sans suite, ne fut établie l'identité défunte, aux trois-quarts calcinée de crasse, de solitude et d'oubli.




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  • L'élémentaire

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    On lui avait dit qu'il avait marché sur l'eau. Sur l'eau, te rends-tu compte. Pas vraiment. Il cherchait l'entourloupe. On le disait esprit simple (lui, pas celui qui avait marché sur l'eau) ; cela ne l'empêchait pas de cogiter. Voyant toutes ces pierres sur le rivage du lac voisin, il se convainquit aisément de les empiler jusqu'à ce qu'elles affleurent. Ainsi commença-t-il sa marche et la pente étant fort douce il fut bien christique sur cinq mètres, amassant, amassant, pierre sur pierre, avant que de glisser un matin, une erreur probable dans la construction de ce muret aquatique, et de se retrouver trempé jusqu'aux os, de se faire vertement moquer par Marie, sa mère, et, bien enrhumé, c'était la fin de l'automne, de manquer la messe du lendemain où le marcheur cloué, pourtant si fort, pensait-il, n'avait pu échapper à ses bourreaux (quoique si, lui assurait-on, en  chaire, par une ascension verticale inédite qui l'intriguait, grelottant à contempler le  brouillard, à travers le carreau, y pensant sans voir comment il aurait pu démontrer ou la véracité ou l'escroquerie de l'histoire... Il y réfléchirait).


    Photo : Michael Kenna


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  • Apnée

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    Tu te demandes si tu vas y arriver, parce que l'espérance est toujours plus lointaine qu'on ne croit. Tu aimerais qu'il s'agisse seulement d'une question de perspective, une illusion d'optique que ta volonté serait capable de vaincre ou, au moins, de compenser pour que tu ne souffres pas trop. Mais la borne est tellement inaccessible. Il faut aller et venir, aller et venir, encore, sans cesse

    et l'étrangeté point, dans ton cerveau soudain automatisé qui ne sait plus exactement combien de longueurs tu as accomplies, cette étrangeté de trouver un bonheur dans l'oubli intempestif, au rythme du battement de tes bras et de tes pieds, d'une conscience maîtresse de son destin,

    parce que dans la régulation des gestes, du souffle, du regard voilé et brûlé de chlore, il y a un abandon fascinant auquel tu penses parfois, à la fin d'une séance, les jours de fatigue intense, quand l'idée de te lever tôt et de plonger dans le froid te semble absurde, abandon que tu détestes mais que tu le balaies d'un revers de main, de cette main si grande, comme de tes pieds si longs, qu'on a tout de suite cru en toi, en tes chances, en tes victoires, dès l'enfance,

    pour que tu n'en aies pas eu vraiment, d'enfance.

    Car de l'enfance, puis de l'adolescence, tu n'as éprouvé que ton corps configuré, et les cartographies successives de tes progrès dans tes muscles que l'eau ponçait vigoureusement ; et de te frayer ainsi, dans l'onde au fond bleuté (ce qui distingue cruellement le bassin de la mer, que tu aimes pour sa matière colorée, oui, sa matière...), un chemin qui n'en était pas un ; de fournir à l'œil qui te suivait du bord, le sillon métronomique qu'il attendait ;

    et de ne pas être atteint par le doute, jamais, ou si peu, jusqu'à ce moment où tu  te demandes si tu vas y arriver, parce que quelque chose (il n'y a pas de mot te venant à l'esprit, pas d'inspiration pour la parole, rien) te traverse, comme une langueur dont tu sens qu'elle est toi, à toi, une langueur qui te prend et ton corps, saisi par le mouvement de tes bras s'appuyant sur le rebord du bassin, s'extrait de l'eau,

    de l'eau qui coule de toi, tombe de toi, fait des perles, comme les  cloques d'une mue, et te donne le frisson, le frisson d'être enfin libre de ce que tu ne connais que trop...


     

                                                   Photo : Toby Melville

     

     

     

     

     

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  • Nature morte

    En voyant les chiens, ils avaient sauté dans un taillis et lui avait senti sa cheville gauche se fracasser contre une pierre, mais il s'était retenu de crier. Le ciel était pur bleu, mais le fond de mars faisait encore frissonner la fin de matinée. Des plaques de neige, ça et là, subsistaient : il sentit immédiatement l'humidité dans son dos au sol. Ils étaient à peine cachés ; la végétation n'était pas en avance.

    Il fallait attendre, considérer qu'ils étaient peut-être là, dans les maisons du hameau, à manger et se reposer, ou dans un moment de désœuvrement, qui réactiverait leurs goûts violents. D'où ils étaient, l'entrée des quatre bâtisses était invisible. Le soleil glissait. Sa cheville avait enflé. Il la frottait de temps à autre. Ils ne bougeaient ni ne parlaient. Il ne se passait rien et Michel lui murmura enfin que sans doute ils étaient déjà repartis. Ils pouvaient toujours réapparaître à la nuit tombante, mais c'était improbable. Ces milices avaient l'habitude de filer sans cesse en avant, à corps perdu. Elles revenaient rarement sur leurs pas. Alors, quand le jour déclina, ils se décidèrent. Sa cheville tenait le choc. Ils descendirent doucement le chemin. Il était inutile de se faire discrets. À découvert désormais, les autres les auraient eus en ligne de mire.

    Il pensa comme rarement à sa mort, quand ils arrivèrent à la hauteur des chiens, qu'ils avaient abattus à l'arme automatique. Mais cela ne leur avait pas suffi, de les faire taire. Le berger et le corniaud avaient été égorgés ; le sang avait séché.

    Ils arrivèrent au pignon de la bâtisse la plus proche, s'arrêtèrent quelques instants pour humer l'air silencieux et trois mètres de plus pour voir sur le pas de la porte le corps criblé d'un homme qui avait voulu, sans doute, se défendre, mais ils ne virent pas d'arme. Ils avaient dû la récupérer. Avant de l'enjamber, Michel prit des clichés en rafale. Ils parcoururent les pièces et ne trouvèrent personne. Des chaises avaient été renversées. On devinait quelques traces de lutte. L'ameublement était pauvre et les miliciens n'avaient pas dû s'attarder. Les placards n'étaient pas ouverts et le si peu qu'ils purent y trouver laissait supposer que la nourriture n'était pas le motif de leur descente. C'était les habitants du hameau qui les intéressaient et tous avaient été emmenés.

    Il revint dans la cour et sans rien dire gagna la deuxième maison. La porte était entrouverte. Il la poussa et le grincement attendu s'éternisa, lui semblait-il dans son souvenir. S'engageant dans le couloir, il remarqua à sa droite dans ce qui faisait office de cuisine une grande table de bois massif et rude et il resta interdit devant un étrange spectacle. Deux assiettes étaient posées, en face à face, pleine d'une soupe un peu épaisse où nageaient de gros morceaux de pommes de terre ; les cuillères étaient posées contre le rebord, à angle droit ; deux verres à demi remplis d'eau, une tranche de pain, pour chacun des convives, près de la fourchette ; et les chaises étaient glissées, ne laissant voir que le dossier.

    Il sentit Michel dans son dos, comme lui silencieux. Il prit son appareil et bombarda cette singulière nature morte. Comment pouvait-il là imaginer une telle rectitude dans une demeure dont les occupants avaient été victime d'une descente sinistre ? Tel qu'était disposé le repas de ces deux êtres, il fallait supposer que l'arrivée des miliciens avait été compris pour ce qu'elle était certainement : un arrêt de mort, et plutôt que de s'enfuir, de résister, même en vain, ils avaient choisi que les barbares n'entacheraient  pas le dernier moment l'un face à l'autre. Alors ils avaient fini leur cuillerée, s'étaient levés, avaient rangé leur chaise et gagné la porte d'entrée, sans illusion sur leur destin funeste.

    En noir et blanc, cela donnait une photo de genre, d'un intérêt très relatif, mais qu'il avait punaisé au-dessus de son bureau, et qu'il retrouvait à chaque retour de ses quêtes à travers le monde. Il avait vu bien des horreurs et des détresses, senti des douleurs muettes, béni des morts, accompagné des à peine vivants, mais jamais comme dans le jour fatigué de cette demeure il n'avait autant été imprégné d'une gloire humaine qui le dépassait. Il n'y voyait ni résignation ni héroïsme : c'était un besoin de préserver son monde, jusqu'au bout, d'une manière qui lui aurait paru, a priori, dérisoire. Sans doute n'avaient-ils rien prémédité... Ils s'étaient regardé dans les yeux, entendant les cris dehors, les coups de feu qui abattaient les chiens.

    Selon les saisons, il se perdait différemment dans la contemplation de la photo. En plein hiver, quand le plateau de Langres se figeait de neige, ou même aux premières heures du printemps, il avait l'impression, en regardant par la fenêtre, d'avoir accompli la distance le ramenant à ce hameau perdu ; au cœur de l'été, c'était l'inverse : un sentiment d'irréalité qui mettait cette fois le cliché à distance, comme une œuvre composée pour la circonstance : une étude pour une nature morte... Jamais il ne pensa à la décrocher.

    Avec Michel, il n'avait jamais reparlé de ce dernier repas sauvé de l'agitation horrible du dehors. On retrouva le lendemain, dans une clairière, à quelques kilomètres, l'ensemble du hameau atrocement mutilé. Michel mourut au Libéria quatre ans plus tard. Il attendit près de cinq ans pour expliquer à Émanuèle la raison, au fond très banale et peut-être pure affabulation de sa part, de son attachement ; et plus encore pour lui avouer ce dont il n'était pas très fier : d'avoir ouvert armoires et tiroirs, sans succès, pour trouver une photographie de ces deux commensaux disparus, d'avoir, d'une certaine manière, bafoué ce qui leur était sacré, de n'avoir pas été plus digne, se disait-il parfois, que les hommes armés aux visages eux aussi inconnus...

  • De mains de maître

    Dans ce pays lointain, épris d'euphémisme et de conformisme minoritaire, on s'avisa un jour que les virtuoses étaient un affront aux infortunés du hasard et de la naissance. Ainsi de beaux esprits décrétèrent qu'il fallait en finir avec les arabesques de Liszt ou de Brahms, et les grandiloquences de Gould et d'Argerich. Il fut dès lors décidé qu'on ne jouerait plus que le Concerto pour la main gauche de Ravel, parce que dédié à Paul Wittgenstein, manchot d'une guerre cruelle et moderne.

     

     

    Fragment de la partition de 4'33'' joué en 1952 par David Tudo

     

    Mieux encore : le 4'33'' de silence imaginé par John Cage, samplé jusqu'à durer plus de trois heures, qu'on rebaptisa Symphonie égalitaire, devint l'hymne de ce beau territoire, qui finit un jour par oublier l'existence même de la musique...

  • La Madonna dell'Orto

     

    Avait-elle déjà remarqué la lenteur de mon pas ? Peu importe. Je n’aurai plus l’occasion de lui demander…

    -Si vous venez pour l’église, il ne faut en effet pas la manquer, jeune homme, parce qu’il y a des trésors à l’intérieur. Vous êtes sur le bon chemin. 

    Elle s’était lancée de cette manière, sans chercher par toutes ces zones d’hésitations qui nous font passer du silence à la discussion. A croire qu’elle se surprenait elle-même car, après un temps d’arrêt, devant mon visage interdit, elle ajouta :

    -Enfin, vous venez pour la Madonna dell’Orto, non ? 

    J’acquiesçai. Depuis trois jours, je n’avais parlé à personne, sinon pour quelques mots au personnel de mon hôtel, et c’était peu.

    -C’est bien, mais il est encore trop tôt, remarquez. Oui, vraiment regrettable d’ouvrir si tard mais les gens ne sont pas toujours disponibles. Sans quoi il arrive des malheurs. De vrais malheurs. Certains pensent que nous restreignons les heures de visite pour un profit quelconque, ou par mauvaise grâce. Pas du tout. Il faut que l’on puisse surveiller et les gens de la paroisse doivent vivre aussi. Nous assurons des relais en quelque sorte. Ce n’est pas toujours facile. On nous a volé la Madone de Bellini, vous savez. 

    Elle enfonça ses mains dans les poches de son imperméable. Pourtant il y avait soleil et l’air était doux. Cela devait être une habitude, ou le froid de la vieillesse. Elle ne souciait guère de son apparence et ses cheveux gris étaient un peu trop longs.

    -Comment savez-vous que je suis Français ? Vous n’avez pas hésité une seconde.

    -Je suis passé près de vous tout de suite. Vous contempliez le rio et fredonniez une chanson, en français, et sans accent. Alors…

    Elle-même le parlait remarquablement. Elle m’apprit qu’elle l’avait étudié à l’université. Son premier mari était d’Aurillac. Il était venu travailler sur Padoue, dans le commerce. Ils s’étaient rencontrés ici, à Venise, près de la gare. Un hasard. Ils s’étaient mariés aussitôt. C’était un homme remarquable, comme on en rencontre peu dans sa vie.

    -Puis, au moment de la guerre, il a décidé de rentrer en France pour se battre. Il n’a pas voulu que je vienne. Il avait peur pour moi. C’était difficile pour lui, de se sentir à la fois Français et Italien. Il est mort au combat, dans le Massif Central, peut-être pas très loin d’où il était né. Je n’ai jamais cherché à vérifier l’endroit. Cela faisait un certain temps que les nouvelles n’arrivaient plus. Il s’était toujours arrangé pour m’en donner. J’étais inquiète et j’avais raison. Dans les derniers temps de la guerre, j’ai reçu un jour une lettre d’un homme qui avait partagé sa vie dans le maquis. Ils sont tombés dans une embuscade et la dernière fois qu’il l’avait vu, il n’y avait pas d’espoir de le sauver. Il avait juste eu le temps de lui donner notre adresse.

    Elle n’avait guère quitté Venise, sinon pour quelques séjours à Paris et dans la région de Perpignan, chez des amis, quand elle était étudiante. Mais plus jamais depuis la guerre, elle n’avait franchi la frontière. C’était impossible, trop émouvant. Le français, elle continuait de le lire et pour le parler, elle fréquentait un cercle de discussion deux fois par semaine. Elle vieillissait. Soixante-seize ans.

    -Mon second mari n’était pas très francophile. Je suis restée fidèle à Cannareggio, ma vie durant. Un déménagement dans un autre quartier m’aurait dérangée. Je n’ai pas l’esprit clanique des siennois mais enfin… J’aurais mieux supporté d’aller loin, dans une autre ville. 

    Elle ne connaissait pas celle d’où je venais, incapable même de la situer.

    -Elle n’a pas beaucoup d’intérêt, en fait. Pas laide mais rien qui puisse attirer.

    -Je suis sûre qu’elle a son charme. Il ne faut pas imaginer que Venise, vivre à Venise, soit si drôle.

    Elle avait des yeux verts et pénétrants.

    -Je vous emmène. Cela ne vous dérange pas ? 

    Je souriai. Elle fit quelques pas, s’arrêta et rebroussa chemin en m’invitant de la main à la suivre.

    -Nous avons le temps. Il n’est pas encore l’heure de l’ouverture. J’ai bien une clé mais ce ne serait pas courtois de faire une visite privée. 

    Nous prîmes à droite et en avançant sur le petit pont elle me montra une maison précédée d’une cour qui descendait doucement dans l’eau. Un endroit singulier, comme laissé à l’abandon.

    -C’est le dernier…(un mot vénitien que je ne compris pas vraiment et que je n’osai lui faire répéter pour désigner les ateliers où l’on réparait les barques.). Il y a eu une époque avec des centaines d’endroits semblables. Ce serait le dernier.

    -Maintenant…

    -Maintenant, les embarcations sont en plastiques. Alors… 

    Elle salua une voisine, puis un gamin qui passait, se retourna vers moi en haussant les épaules.

    -Ce sont des choses normales, la modernité. Mais vous n’oublierez pas l’endroit, j’espère. 

    Elle répéta le mot. Le régionalisme m’échappa à nouveau. Ce fut une trace qui passe, le sillon d’un esquif qui se referme. J’ai depuis, dans ma tête, un mot que je transcrirais ainsi : squore (ou scuore) sans savoir s’il correspond à une réalité tangible. Et pour rien au monde je ne voudrais entreprendre de recherches pour vérifier son exactitude. Il est. Je vis avec lui et dans mon monde il est le sésame de cet après-midi ensoleillé et de ce visage ridé au sourire quelque peu édenté qui se proposa de m’accompagner vers la Madonna dell’Orto. Je voulais l’inviter à prendre un café mais elle déclina l’offre, comme s’il avait fallu faire vite.

    La gardienne était si ponctuelle qu’à peine nos premiers pas engagés sur la place, nous vîmes la porte s’ouvrir et le visage de l’hôtesse se froisser dans le soleil qu'elle prenait de face alors qu'il tombait sur nos nuques. Mon accompagnatrice et elle se saluèrent, échangèrent quelques mots. Elles se connaissaient bien et parfois les rôles s’inversaient. C’était elle qui ouvrait l’église. Les gens du quartier s’étaient ainsi organisés pour que l’édifice soit à la fois ouvert et surveillé. Dans l’obscurité neuve et profonde, mon guide de hasard m’indiqua de la main l’aile gauche du bâtiment.

    -La Madonna. La Madonna.

    Sur un autel sans éclat, on avait disposé la photographie, à la dimension –du moins pouvait-on faire une telle conjecture – du Bellini dérobé.

    La vieille vénitienne, très légèrement en retrait, à mes côtés, avait un regard intense, tendu vers l’illusion de la grâce absente, absente à jamais peut-être. Son âge devait l’empêcher de pleurer, surtout devant un inconnu bien plus jeune, admiratif, sans doute, mais placide, extérieur au drame. Cette retenue m’étreignait. Plus que de la résignation ou de l’orgueil, elle était un voile de noblesse. Pour moi, cette image disparue était de l’histoire, une discussion d’esthétique ; pour elle, l’écho de toute une vie, les méandres de l’eau et les venelles de sa mémoire.

    -La plus belle du monde…, murmura-t-elle.

    Et si j’avais pu la voir vraiment, j’espère que j’aurais eu envie d’en dire autant. Mais elle n’était pas là… J’essayais d’imaginer.

    C’était déjà ainsi qu’elle l’avait évoquée quand au fil de notre marche, le long d’un rio, elle en était venue à la représentation de la Madone. Sans l’avoir vue encore et, de toute façon, l’espoir perdu d’avance, puisque ce ne serait plus que son image, j’en connaissais la douceur, la bienveillance sage, qui n’était pas simplement une émanation des yeux mais la densité de la posture humaine, débarrassée de tout son hiératisme byzantin.

    -Vous comprenez ?

    Elle plaçait cette image doublement irréelle dans une éternité imparable. Je compris dès le début qu’il eût été inconvenant de juger de la grandeur de la toile, de sa valeur,  et, quoi qu’il en soit, mes mots seraient tombés en grêle comme dans un puits. Je me taisais. Je fis quelques signes de tête.

    Elle me montra donc le souvenir de la beauté de Bellini. Et là encore, je me tus, pour que ce silence ne puisse être interprété que comme un mélange d’émerveillement, de respect et de compassion. Elle me laissa seul avec le tableau, avec cette double absente : absence de la chair, absence de l’œuvre, et pourtant si captivante de sa disparition même. Elle revint auprès de moi. Dans la crainte sans doute d’une déception de touriste trompé, à qui on vend une copie pour l’original, elle me glissa qu’il y avait d’autres merveilles dans cette église. Tintoretto y avait peint le Jugement universel (ainsi qu’elle l’intitulait et il me fallut un peu de temps pour comprendre qu’il s’agissait du jugement dernier) pour lequel il avait écouté les conseils de Titien. Elle me raconta la rencontre entre Titien et Tintoretto, avec une douceur toute théâtrale.

    -Dis, Tintoretto, tu peins le Jugement universel.

    -Oui.

    -C’est bien, Tintoretto. Mais ce sont tous les hommes, alors ?

    -Oui, tous les hommes.

    -Et les noirs, Tintoretto. Où sont les noirs ? Si tu peins tous les hommes, il faut des noirs ! 

    Alors, avant d’entamer un long monologue sur les éclairages défectueux, possibles, appropriés avec les surveillants (qui étaient ses amis), elle me déposa à un endroit précis devant le chœur, pour me montrer les deux nègres que le peintre s’était empressé d’ajouter.

    Elle connaissait cette histoire parce qu’elle était de la paroisse et que ces choses finissent par se savoir quand on s’y intéresse un peu. Elle avait travaillé dans une compagnie d’assurances, après son droit. Mais la ville était si riche, si merveilleuse que l’on vivait sans cesse au contact des œuvres. Alors elle avait appris au fil des années. D’ailleurs, maintenant qu’elle était en retraite, il lui arrivait de passer en début d’après-midi voir si des touristes français désiraient son concours. Le temps est lent quand il n’est plus qu’à soi, disait-elle.

    -On pourrait croire que je chasse le touriste, que je le guette, comme une voleuse. C’est ma façon à moi de continuer à vivre, d’être là. Venise est une ville morte, une ville qui meurt. Si, si. Tout finira un jour.

    Je hochai la tête pour signifier qu’il ne fallait jamais prononcer ce genre de phrases.

    -Si, si. Je sais bien que mes propos sont banals et qu’ils sont en même temps très vrais. Vous serez mort et moi aussi. Venise s’enlise. La vase, jusqu’à un mètre vingt dans les rios. Des Hollandais ont bien essayé de pomper mais à coup sûr des maisons entières s’écrouleraient. C’est l’enlisement qui fait que tout se tient. Imaginez que le champignon qui vous ronge soit aussi celui qui permette encore de résister à un mal encore plus profond. Alors Venise se fait belle, propre autant qu’elle le peut. Bien plus que dans ma jeunesse. Un peu comme on habille un mort avant la cérémonie. Mais vivre ici l’hiver, c’est aussi être transi d’humidité, transformer la moindre sortie en une lutte contre le froid et l’engourdissement.

    Elle fit quelques pas et devant nous se dressa la tombe de Tintoret, à droite du choeur.

    -La vie est un mélange. Un balancement. Tout vit par le mouvement. Tout finit par le mouvement. On vient ici regarder un tableau de Tintoretto. On vient y voir la dépouille de Tintoretto.

    -Je ne savais qu’il était enterré ici.

    Elle s’arrêta, posa sa main sur mon avant-bras. Les yeux mi-clos.

    -Jacopo Robusti. Jacopo Robusti. Il Tintoretto.

    Elle ajouta quelques mots que je ne compris pas, après quoi elle esquissa un sourire. Peut-être parlait-elle au Tintoret dans une familiarité qui m’échappait complètement. Dans le silence vénéré de cette église, il était plus qu’un peintre : le compagnon de toute une vie. Celui qui, dès sont plus jeune âge, dans la grandeur retenue de ses couleurs, lui avait fait lever la tête vers un autre monde. Celui qui, plus tard, avait été le point de départ vers les lumières ferventes de l’art, comme en gardaient tant les églises et les musées de Venise. Celui vers qui elle revenait, pour le garder avant d’aller à San Michele, sur l’île qui servait de cimetière, où elle serait à jamais éloignée de lui, mais près des siens. Dans le désespoir né de la disparition de la Madone de Bellini, je me suis demandé s’il n’y avait pas la terreur inavouée de cette mort touchée de son vivant. Il en était peut-être de la peinture volée comme des enfants partis avant leurs parents. Le tableau vieux de plusieurs siècles que cette dame se lamentait d’avoir perdu était un être qui devait demeurer après elle. Son souci de le voir briller dans l’église avait été une contribution à l’avenir, à la perpétuation d’un esprit, d’une parole.

    -Vous comprenez, la disparition du tableau est une catastrophe, me dit-elle en sortant de l’église. Il faisait partie de notre monde. En plus, maintenant, l’église paraît plus vide. Les gens viennent moins. Ils savent que le chef-d’œuvre n’y est plus, alors ils passent leur chemin. Vous avez bien voulu m’écouter mais ce n’est qu’un grain de sable. Il arrive que pendant des journées entières nous ne voyions personne. L’église est aussi vide que nos maisons. Parce qu’une photo ne remplace rien ni personne. Le plus insupportable, c’est d’imaginer que ceux qui l’ont volé, les exécutants, ne l’ont même pas regardée. Ils l’ont vue bien sûr, mais ils ne l’ont pas regardée. Alors que toute une vie ne suffirait pas pour en épuiser toute la beauté, la profondeur, la sensibilité.

    Elle posa sa main sur mon avant-bras, ébranlée par sa propre indignation. Nous étions dehors maintenant et elle s’arrêta sur la petite place pour contempler une dernière fois avec moi le monument, sa façade.

    -Les choses n’ont pas toujours le nom qu’on leur prête, me glissa-t-elle. Je vous ai dit tout à l’heure que Tintoretto s’appelait Jacopo Robusti. Pour l'église aussi, il y a deux noms. Madonna dell’Orto, à l’origine, c’est San Cristoforo. 

    Et elle me montra la statue qui ornait la façade, avec l’enfant sur les épaules d’un homme qui plie un peu sous la charge. Elle m’expliqua l’affaire. Dans un jardin adjacent à l’édifice, on avait trouvé, enfouie, la statue d’une femme. Et du coup, le nom de la Madone avait pris le pas sur celui du porteur du Christ.

    -C’est comme cela ! Alors, il y a malgré tout une Vierge qui veille sur nous. 

    Parce qu’on avait volé celle de Bellini. Elle y revenait toujours. Elle semblait encore plus émue encore qu’à l’heure de notre contemplation.

    -Je ne crois pas que ce soit une œuvre très facile à mettre sur le marché. Je ne suis pas experte en art, mais je doute fort que Bellini… Alors il faut se résoudre à admettre qu’il s’agit d’une commande, d’un vol sur ordre. Elle est quelque part à l’abri des regards, pour le loisir d’un homme riche qui avait les moyens de nous en priver. Je ne me fais aucune illusion. Je ne la reverrai jamais. Un jour, elle reviendra, quand celui qui nous a volés sera mort lui aussi et qu’un héritier ignorant ou intelligent, c’est l’ironie du sort, nous la rendra.

    Elle eut un geste de dépit et me demanda si je restais encore longtemps à Venise.Je partais dans deux jours. Elle me sourit, m’indiqua la fenêtre de son appartement, mais ne voulut pas me dévoiler ni le numéro de la sonnette, ni son nom. Cela n’avait aucune importance. Aucune importance. Nous nous serrâmes la main avec je crois une certaine maladresse.

    Je ne suis pas encore retourné à Venise et la Madone reste introuvable.

     

     

     

  • Chronotopique

     

     

    Elle était allée au grand parc avec sa sœur aînée et ramena dans son sac de toile le camaïeu jauni de l'automne qu'elle déversa sur la petite table du salon. Elle apprit de sa mère le nom de tous ces soleils séchés et racornis. Elle avait peur de ne pas s'en souvenir. Elle prit des pages blanches et pour chaque espèce en dessina les contours. 

    Elle resta un temps pensive, et posa sa main gauche sur la dernière immaculée. Le crayon fila sur le papier.

    Elle trouva sa mère à la cuisine, lui montra ses dessins, jusqu'au dernier, avant de lui demander si elle aussi finirait en feuille morte. Sarah n'eut pas le temps de lui offrir autre chose qu'un sourire désarmé : elle avait déjà tourné talons, la laissant dans le trouble de ses mains à elle posée sur son ventre, enceinte qu'elle était de deux mois.

     

  • Cuir de Russie

     

    Descendre la rue Oberkampf pour rendre visite à mon barbier, dont la boutique de style 1900 a si belle réputation… Le temps est clément… Je pousse la porte et mon hôte montre un évident étonnement devant cette réapparition. J’avais déserté les lieux depuis plus d’un mois. Echange d’un bonjour en baissant la tête mais on ne s’attarde pas puisque je me dispose à ce qu’on me retire ma veste. Leroy acquiesce et pendant qu’il accroche le vêtement à un cintre, je reprends mes habitudes. Depuis huit ans, je m’installe dans le siège en cuir de Russie le plus éloigné de la vitrine et qui bénéficie d’une sorte d’appui-tête amovible. J’éprouve, au contact souple de la main avec la matière, un contentement presque enfantin, mélange de sécurité et d’attente enfin comblée.

    Mon barbier, par un coup de manette délicat, fait basculer sensiblement mon corps, et c’est comme si je me confiais à un elfe capable de me transporter loin, très loin. Mon regard abandonne alors la glace dans laquelle j’ai pu vérifier la perfection de ma mise pour embrasser l’angle droit formé par la rencontre du mur vitré et du plafond. Je ne dis pas un mot ; c’est l’usage ; j’entends Simon Leroy ouvrir le placard à serviettes, en déplier une avec un claquement feutré. Puis elle glisse un frisson entre le col et la peau. Fermer les yeux. Il passe la pulpe de ses pouces sur le bas de mon visage pour estimer la dureté du poil et la durée nécessaire pour que la mousse fasse son effet. L’opération commence avec le blaireau agité dans un bol noir. La première application touche la partie droite du visage, le long de l’oreille ; la joue est travaillée par des mouvements circulaires qui semblent emprunter leur grâce à l’art du massage. Viennent, après que l’instrument a replongé dans le bol, le menton, l’espace de la moustache (ce qui demande la complicité d’un léger pincement de lèvres). Il tourne autour de moi, s’attaque avec la même méthode à l’autre côté. Quelques secondes de silence complet pendant lesquelles il vérifie son travail. C’est alors le bruit du bol rincé et le roulement du chariot qu’il utilise pour faciliter sa tâche. Ensuite la lame du rasoir (manche de bois précieux) s’affûte en un bruit mat sur la bande de cuir. A la hauteur de la tempe droite, Simon pose un pouce et un index, et fait s’incliner ma tête. La lame part de la base de la patte, très courte, pour flirter dans un mouvement précis et sans heurt avec l’oreille et achever son chemin à l’endroit où le maxillaire inférieur rejoint le crâne. Il passe un ongle sur la peau fraîche, lentement, pour vérification. Jamais il n’a besoin d’un deuxième passage. Il reste seulement dans mon esprit un bruit lointain de fermeture éclair qui aurait exposé mon visage à un courant d’air froid. Sans rien modifier de ma pose, il adoucit la joue un peu creusée par une double imposition de la lame aussi vive qu’une faux. Maintenant, écouter la base de l’instrument multiplier son tintement contre un récipient en métal argenté, qui recueille la mousse étoilée de poils. L’opération se poursuit par quelques reprises sur la pommette, comme les hachures d’un dessin au crayon. Pour l’arête de la mâchoire, Simon œuvre d’un maître coup longitudinal stoppant net à l’angle droit de la commissure des lèvres (mais se constellant en moi de mille effervescences, parties des cervicales jusqu’au globe oculaire). La moustache est affaire de quelques caresses du bout de la lame. Encore un léger tintement. Le chariot passe derrière moi. Il appuie à peine sur mes tempes pour modifier la position de ma tête et lui donner une inflexion inverse. Ce qui rend possible la reproduction des mêmes gestes –oui, les mêmes- tient en une qualité rare : Simon Leroy est parfait ambidextre. Ainsi rend-il à la joue gauche un hommage tout aussi méthodique et délicat, grâce auquel la moindre perle de sang est pur fantasme. Le menton par sa rondeur est un écueil qui demande un réel savoir-faire. Il se place de face et découpe l’aire en trois zones : une, centrale, qu’il parcourt par un geste de haut en bas ; deux, disposées de part et d’autre, qu’il balaie transversalement en prenant soin de tirer, avec le majeur, la lèvre, comme il faut faire quand on veut gommer sans la froisser une feuille.

    Reste la gorge. Mon barbier reprend la bande de cuir pour aiguiser sa lame. Il pose son instrument sur le chariot (léger bruit). D’une pression modulée des majeurs, il redresse mon crâne, le rejette vers l’arrière pour que la gorge soit imparablement exposée à la lumière. La peau se tend. Je rouvre les yeux. Dans mon champ de vision, à l’envers au-dessus de moi, apparaît le visage impassible de Simon, ressemblant à Peter Kürten ou à Céline (sur une photo, à vingt ans), avec son iris bleu, clair et métallisé. Bientôt, entre ce visage dont je sens le souffle lointain mourir sur mon front, et ma contemplation, se glissent lentement la main et sa lame, qui s’immobilise à hauteur de la pomme d’Adam. J’éprouve la pression de l’instrument en aspirant plus fort et en avalant ma salive. Mes doigts s’écartent d’instinct sur les accoudoirs. La main gauche de Simon monte, très ample, avant de plonger sur mes yeux pour les recouvrir. Le souffle se rapproche de mon oreille droite pour qu’on me murmure : Individu de sexe masculin, trente-cinq ans environ, de type européen, présentant une blessure mortelle d’un centimètre deux de profondeur, résultant de l’action d’un objet tranchant (cutter ou rasoir), sur une longueur de onze centimètres quatre, partant, selon une trajectoire incurvée, du milieu de la gorge jusqu’au-dessous du lobe de l’oreille droite. Deux rais de lumière passent entre ses doigts. Dans la jalousie de sa main, je revisite notre histoire d’amour passée, les six ans de passion et de déchirements, avant que je n’aille voir définitivement ailleurs, et ne l’abandonne à son chagrin. Dans les pires instants, il m’avait menacé, je le sais. Je me suis enfui. Un mois de congé maladie. Mais il fallait revenir. Voilà pour mon absence… Et ce matin, j’ai décidé que rien ne changerait dans mes habitudes. Je suis entré avec une appréhension que je crois avoir assez justement masquée. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Il a sans doute des intentions. Nous n’avons pas échangé un mot, comme naguère. La lame appuie… A ce moment, j’entends la porte qui s’ouvre et la voix d’un homme qui se permet un bonjour discret. Simon retire sa main et je ne quitte pas l’œil de celui qui peut me tuer, à qui j’offre l’occasion de combler ses désirs, de trancher dans le vif le traître lien. Un geste pour que le sang jaillisse. Il ne tremble pas. Et c’est de cette fermeté même que naît en moi une jouissance inconnue. S’il m’épargne, je reviendrai. Chaque jour s’ajoutant rendra certes plus improbable le meurtre, mais aussi plus outrageant le défi du bel amant se livrant sans arme ni remords. Commence peut-être la lutte indécise et piquante du désir de l’un et la tentation de l’autre. La lame presse un peu plus ma gorge, puis se relâche pour remonter jusqu’au menton. C’est le corps suffocant qui jubile du dernier mètre en apnée avant d’atteindre la surface. Le mouvement tension-dépression se renouvelle plusieurs fois (avec le tintement contre le récipient de métal argenté). Je l’observe suivre le rasoir. Il jette des regards furtifs sur le client qui attend. Le travail se conclut par de petits coups secs. J’aurais aimé qu’il dure. Je voudrais que chaque matin, pendant que ma gorge retient son souffle, il y ait cet homme qui arrive, à peine plus sensible que le silence lui-même, pour parer le dernier geste. Encore un homme entre nous. Mon visage porte des traces de mousse ; avec une serviette qu’il a auparavant mise contre un radiateur dans le débarras, Simon efface les signes épars de son passage sur mon corps. Il applique une lotion hydratante sans alcool, sachant où concentrer la vigueur de ses pouces. Il va ensuite chercher dans un tiroir fermé à clef mon parfum pour deux vaporisations symétriques. Il relève le siège et je me retrouve face à la glace. Il est derrière moi, la main gauche posée sur le dossier. Silence… Je m’abstiendrai de sourire. C’est inutile et dangereux. Parce que Simon pourrait alors vouloir me tuer sauvagement, sans raffinement, comme dans le plus trivial fait divers. Pire : me refuser son service et me priver ainsi de ce frisson nouveau qui augmentera chaque matin le prix de la vie et, surtout, l’élan vers de nouvelles amours dont Simon, méduse de ma beauté, sera le serviteur. Je suis l’impassibilité qui prend son temps –celui du bonheur- avant de se lever, de remettre sa veste, de sentir ses doigts effleurer le haut du dos, avec un ajustement conclu par l’index droit pointé contre la colonne vertébrale. Je jette un œil sur l’homme qui attend. Il est beau, un peu jeune mais je lui souris pour faire bonne mesure. Je sors. Le ciel est plus clément encore…

  • En une contrée fort lointaine (II)

    En une contrée fort lointaine, un petit personnage monté sur l'escabeau du pouvoir vint un soir entretenir son peuple d'une question fort importante. Aux frontières, ou peu s'en faut, des peuples, disait-il, avaient brisé le joug terrible qui asservissait chacun d'eux. Il ne niait pas qu'il avait traîté avec les tyrans mais ni plus ni moins que ses prédécesseurs (comme si on pouvait arguer des turpitudes d'autrui pour justifier les siennes). Pour l'heure, il se félicitait de cet élan démocratique et souhaitait ardemment en être le chantre.

    Ce même élan justifiait pourtant que de gouvernement il changeât car, disait-il encore, il y avait menace aux portes du pays, du fait même que ces peuples aspiraient à la liberté. Il mettait dans le ton choisi une dramatisation surprenante où s'esquissaient les tableaux apocalyptiques de hordes déferlant, de violences barbares. Pourquoi pas la guerre ? Fallait-il croire, demandais-je à un homme du lieu, moi qui ne faisais que passer, que ces populations n'avaient pour seule alternative que l'esclavage ou l'animalité ?

    Je trouvais cette dialectique bien singulière et pour tout dire fort peu compréhensible, lorsque ce même homme m'apprit que le petit personnage avait monté toute cette pièce pour congédier un ministre à peine nommé. Le procédé est grotesque et ne trompe personne, ajouta-t-il, et nous sommes habitués.

    De tous les visages de la bêtise, il en est un que je déteste tout particulièrement : celui de l'homme qui projette sur autrui son propre ridicule et se persuade, quand il a en plus du pouvoir, que la gente anonyme n'y verra que du feu, tant il la méprise.