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nouvelles - Page 7

  • Vases communicants : Bertrand Redonnet

    Selon la règle des vases communicants, au premier vendredi du mois, j'ai confié le territoire Off-shore à Bertrand Redonnet dont j'aime tant l'esprit et la prose. C'est un homme de la frontière, du passage et de la faille, pas moins. Et le texte qui suit en est le témoignage. Et moi ? Tout en polaire, bonnet et gants, je suis parti chez lui en Pologne...

     

     

     

    Fiction pour les uns, mémoire pour les autres. Comme quoi l’écriture est d’abord ce moment qui rejette tout enfermement de la définition

     

     

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    Ce jour était un vendredi. Un vendredi 13 d’un mois de mai. Il faisait déjà printemps sur le faubourg de la ville.

    Le paquetage déguenillé une fois posé sur le trottoir, son premier regard avait été pour ses poignets.

    Première fois depuis si longtemps qu’ils avaient le droit d’être dehors sans entraves, ses poignets ! C’est par eux, dans cette minute-là cristallisée à jamais dans l’archéologie de son tumulte comme un tesson essentiel, qu’il a vraiment su qu’une page du cahier était tournée et qu’il lui fallait maintenant vivre.

    Le vent se lève, il faut tenter, a-t-il murmuré, comme s’il murmurait un souvenir qui n’était plus à lui.

    De ce jour-là, il n’avait eu auparavant que l’idée. Une idée qui se calculait dans son cerveau : face aux flics, face au juge, en rentrant là-dedans, face aux crabes, face à l’avocat, face au procès, face aux extractions, face aux nuits, face au voyou, celui au grand cœur et celui avec une âme de vermine, face à l’outil tranchant surgie d’une sale embrouille et face à lui-même. Et, aussi, sur un calendrier. Un calendrier avec des montagnes et des oiseaux, accroché entre la tinette maculée, où venaient la nuit barboter le museau répugnant des gaspards, et la paillasse des insomnies.

    Un calendrier pointé sur la poussière lépreuse du Droit.

    Ce matin-là, il les avait fait tourner, ces poignets, comme pour les essayer à l’air libre, comme s’ils étaient tout neufs. Il avait fait mine aussi d’appuyer sur les cordes d’une guitare avec ses doigts de la main gauche et de battre un rythme avec ceux de la main droite.

    Après seulement tout ça, il avait souri enfin, regardé la rue, s’était dit que merde on était un vendredi 13 et qu’il n’avait pas de chance qu’un jour comme ça, inscrit aux registres des grandes superstitions, soit son jour de chance.

    Superstition à l’envers, retour de bâton du matérialiste. C’était un signe : le monde l’attendait qui voulait le happer alors qu’il sortait d’un ventre. On est un fœtus là-dedans. On revient bien avant l’enfance. On remonte l’impossible amont. Cet amont que tente avec vanité de dire l’artiste.

     

    

    Il y avait de la fumée dans la rue. De la fumée bleue qui descendait le faubourg du Pont-neuf. Son nez, rassasié d’odeurs obligatoires, de violence et d’ennui, avait oublié la spirituelle senteur d’une rue qui vit à pleins gaz.

    Le monde était maintenant devant lui et il se sentait telle une protubérance. Que faire d’un monde posé devant soi ? Un monde, on sait quoi en faire quand on est avec, dedans. Mais à côté, devant, qu’est-ce qu’un monde sinon l’absurde question ?

    L’homme du 13 mai n’a jamais cessé, dès lors, de descendre au plus profond de cet absurde, de tenter de s’y fondre enfin pour le et se rendre intelligibles.

    Mais sais-tu, ami, que jamais on ne ressort vraiment de là-dedans, même avec les poignets bien articulés au bout des bras ?

    Tu le devines, tu t’en doutes, tu imagines, tu l’as entendu dire, tu l’as lu, dans un livre ou dans des yeux que la poussière accablait encore.

    Mais toi, frère tombé, tu sais, qui sentis, une fois, avec délices, les tuyaux d’échappement descendant un faubourg.

    Tu sais que la guerre ouverte là-bas n’a ni armistice ni traité de paix. Que le champ de bataille est toujours fumant mais que, ô contradiction sublime, le désir d’y vivre en zigzaguant entre les balles perdues n’en est que plus puissant !

    Il n’y aurait que l’écriture pour affronter ça. Encore faudrait-il une écriture avec des mots que seuls savent entendre d’hypothétiques enfers et qui refuseraient l’enfermement d’une définition.

    Comme ceux de Dostoïevski.

     

  • Tôle

    J'étais là pour une portière. Portière avant droite. D'autres viennent pour un pare-choc, une calandre, un capot.

    Ma voiture était garée à côté d'une dépanneuse et sur la plate-forme l'épave d'une super-Cinq. La roue avant gauche avait glissé sous le bloc moteur. Il n'y avait plus qu'un souvenir d'aile. Le capot ressemblait à une feuille froissée. Plus de phare. Le pare-brise rayonnait comme une toile d'araignée. Sur la peinture, vert bouteille, des traces marron que j'aurais pu prendre pour de la boue qui attend de sécher.

    Mais en y regardant de plus près, quand je cheminai jusqu'à la calandre, gris métallisé, il ne fit pas de doute que c'était du sang. Des gouttes de sang. Des traces sanguinolentes. Et puisque ma tête était à hauteur de la roue que la tôle avait avalée, un peu en avant, j'aperçus des fils, un écheveau textile, puis un autre, encore un autre. Des fibres de jean, me semblait-il, accrochées à la carcasse, de jean, pantalon ou blouson : impossible de savoir. Mais tout était clair et je priai pour qu'elle, ou lui, ne l'ait pas vu venir...

  • Seul à seule

    Il a poussé la porte de la grande salle, où s'était engouffré largement le soleil d'est. il a dû fermer les yeux un temps avant de les rouvrir lentement. C'est l'été et le silence, enfin. Sur la table en chêne, il a vu le bol, son bol, sur lequel est écrit Clarisse, et en s'approchant a compris qu'elle n'y avait pas touché, ou si peu. Elle n'aime guère le café et se lève rarement tôt en vacances. Lui avait encore dans la tête la fatigue du trajet pour venir jusqu'ici. Il avait dormi comme une pierre. Bruxelles est loin.

    Il l'a aperçue, dehors, à travers la grande baie vitrée, et au delà d'elle la longue prairie, le petit bois à gauche, le lac qui brillait comme une tôle. Le ciel était limpide. Elle était sur le transat en plastique blanc, les jambes fléchies, les bras croisés sur les genoux, le buste penché en avant, le front posé sur ses bras. Il s'est approché de la grande baie et l'a regardée sans rien dire, sans essayer d'attirer son attention en frappant au carreau. Ils sont restés ainsi une éternité, avant qu'elle ne relève la tête et , comme si elle avait enfin senti sa présence, elle s'est tournée enfin vers lui, les yeux rougis par le chagrin. Il aurait voulu soutenir son regard mais il cherchait imperceptiblement une échappée vers le lointain, un lointain dans l'espace, qui n'était qu'une remise dans le temps, celle d'un espoir chaque mois anéanti depuis trois ans qu'il y aurait alors de joyeusement batailler sur le choix d'un prénom.

  • En verre...

     

    Ils roulèrent en direction de l’Arc de Triomphe, prirent le rond-point de l’Etoile pour filer ensuite sur l’avenue de la Grande-Armée. Ils franchirent la porte Maillot. C’était Neuilly. Benelli s’arrêta sur le côté, mettant ses warnings.

    -Regarde derrière toi, regarde ensuite devant toi et dis-moi ce que tu vois.

    Van Boxem s’exécuta.

    Dans le cadre de la vitre arrière, la majesté de l’Arc.

    -Décris-le, Franck. Décris-le.

    Sa masse, son prestige, sa blancheur symbolique, encore, ce qu’il en imposait au spectateur, quelque chose d’un peu pompeux, l’orgueil d’un homme, la marque du pouvoir.

    -Et devant toi, Franck.

    Devant lui, La Défense, l’Arche et les fûts graciles des buildings. Une masse, là encore, une masse et bien peu à décrire.

    -Tu comprends, il n’y a pas de prise. C’est du verre, un semblant de légèreté et de transparence, mais le verre est opaque. Il n’est pas fait pour que tu voies à l’intérieur, mais pour qu’on te voie de l’intérieur. L’Arc est l’œuvre d’un homme, d’un pouvoir fait homme, que l’on peut tuer, que l’on peut remplacer, que l’on peut abolir. On trouve toujours très mégalo ce genre de préoccupation. Il n’y a d’ailleurs plus que les tyrans ridicules pour s’attacher à cela. Regarde La Défense et dis-moi qui elle représente. Personne, Franck, personne. Sur le verre teinté, l’œil coule comme la pluie. Plus on croit à la transparence, moins elle officie. Puisqu’on parlait de Marx, je voulais te montrer cela. Les révolutionnaires de tout poil peuvent faire marcher leurs bombes et leurs kalachnikovs à qui mieux mieux, ils ne tueront jamais assez d’hommes puissants, puisqu’il n’y a pas d’homme puissant. On peut encore croire à la personnalisation du pouvoir et plein de gens sont impressionnés par l’Arc de Triomphe. Il suffit qu’on leur en donne pour leur argent : du massif, du doré, de la surface. Pour tous ces imbéciles, le pouvoir s’évalue au mètre carré et à la décoration, sans doute parce que leur seule ambition est un jour d’être propriétaire d’une belle maison, en banlieue chic, avec piscine. C’est cela qu’ils viennent voir, aux journées du patrimoine, les ors de la République, les restes de l’aristocratie, les démonstrations de la bourgeoisie du siècle passé, et de préférence le plus clinquant possible. Cette histoire fait encore bander les politiques et émouvoir les masses débiles, mais c’est un leurre.

    Van Boxem le fixait.

    -Non, si je veux être exact, le pouvoir, Franck, n’est ni là, il désignait La Défense, encore moins là-bas, un coup de menton pour l’Arc. Ce serait plutôt cette voiture, de la conduire, et de savoir que ce pouvoir est fugitif, parce qu’il n’existe qu’en mouvement. C’est comme de passer au-dessus d’un précipice sur une poutre étroite. La réussite n’a rien à voir avec la fermeté du pied ; elle est dans la vitesse. La vitesse opère : elle garantit ton corps et libère ton esprit de la pensée. Et tu dois savoir qu’un jour tu n’iras pas assez vite pour ne pas tomber, mais ce qui est pris est pris. C’est même sûr que tu n’iras pas assez vite, un jour. Nous ne sommes pas là pour graver nos noms sur des pierres, c’est dépassé, vraiment. La Défense n’est qu’une métonymie, en fait, une partie pour le tout, et le tout est insaisissable. L’Arc de Triomphe a une force centripète, il concentre la parole, le sens, l’évidence. La Défense est centrifuge. Elle renvoie à quelque chose qui est ailleurs, chose elle-même ailleurs, et ainsi de suite. On ne grave rien sur des vitres.

                                                                  Extrait de Figuration (2007)

     

     

  • Matin

     

                                                            "L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !" (Lautréamont)

     

    Un certain temps dans le bus. Pas le soir, au milieu des hagards, dans le bouquet des heures suées de l'été ou les miasmes de l'hiver. Plutôt à l'intermédiaire : mi-mars ou fin octobre -période resserrée dans le cycle de l'année, comme ces courts moments d'un champ au repos. C'est le petit matin, dans la fraîcheur sèche, et les voyageurs clairsemés. À peine une dizaine. Silencieux. Communion des restes d'insomnie ou des soubresauts oniriques. Le jour commence à fureter. Les enseignes ont encore une certaine portée. Fanals bientôt affadis pour le passager de la nuit. Tu ne retournes pas au sommeil, à peine la somnolence, et tu connais enfin la patience engourdie des choses qui filent derrière la vitre. Jachère de l'âme transportée. Le grondement du moteur, seul bavardage du moment, rend plus muettes encore les façades qui, pour les plus hautes, zyeutent le fleuve. Une péniche remonte le courant. Vous doublez un cycliste portant des chaussures vertes.  Les rideaux de fer sont encore de mise. Ton corps est habité d'un abandon qui, tu le sais, ne durera pas. Il suffirait que deux intempestifs (fêtards ou travailleurs énervés) surgissent et le charme refluerait.

    La vitesse, modeste, est berceuse (souvent le bus passe un arrêt. Personne). Le bar-tabac vient d'ouvrir. Tu en connais les discussions minimales, paupières fixées sur l'expresso serré. Tu voudrais que le trajet filât infiniment. Ni terminus, ni boucle : à la place, une évadée sans autre objet que de te protéger de ton retour au monde. Pourtant ta main doit appuyer sur un bouton (puisque nul autre voyageur n'a étiré son corps), parce qu'après le prochain virage, c'est pour toi (oui, de ce pour toi qui justement te retranche de la liberté passagère, ce pour toi qui te fait autre.). Redescendre sur terre. De toute manière, trop tard. Les voitures sortent de tous les coins. Les gens. La ville. Fini le temps du bus. Tu descends. Quelqu'un de connaissance se retourne, sourit en t'attendant. Le soleil vient de passer du rouge à l'orange.

     

  • En une contrée fort lointaine...

    Hans Holbein, Les Ambassadeurs (1533), National Gallery de Londres

     

    En une  contrée fort lointaine, un agité calife considéra qu'il devait renouveler son gouvernement. L'enjeu n'était pas mince pour qui s'estime : la place de premier vizir en récompense. Mais le souverain ne procéda pas comme il est d'ordinaire. Lui-même, faut-il le préciser, se croyait extraordinaire. Ainsi, plutôt que de peser dans le secret de son cœur les défauts et qualités de tel ou tel impétrant, il annonça qu'un jour prochain, il y aurait du changement. Le terme n'était pas fixé. L'agitation gagna la haute Cour. Chacun, ou presque, se sentit l'âme assez élevée pour accéder au poste. Le rut des ambitions alla crescendo. Le calife souffla le chaud et le froid, distribuant au gré de son humeur les blâmes et les satisfecits. Les lippes gourmandes devenaient alors mine renfrognée ou sourires niais. De ce que ce serait le travail à accomplir, nul n'en parlait vraiment. C'était le prestige du poste qui comptait. Que son siège ressemblât à une chaise percée, nul ne s'en souciait. Le spectacle ne manquait pas d'être plaisant. Une prétendante se fit plus rigide encore qu'elle n'était ; un second abandonna ses lunettes d'Harry Poter pour se vieillir ; un troisième se peigna et fit attention de ne plus froisser ses costumes ; le premier vizir en place vanta lui-même sa constance à ne pas exister devant le calife. Les paris étaient lancés. Les échines frissonnaient ; les couloirs bruissaient ; le peuple attendait. On supputait à qui mieux mieux dans les salons dorés. Comme Diogène cherchait un homme, l'agité calife cherchait sa marotte. Mais avant tout, il fallait que le bienheureux qui viendrait sentît le feu initial de l'humiliation. L'affaire, donc, dura.

    Enfin, elle se termina. La montagne accoucha d'une souris, on s'en doute. Mais, pour le nouvel élu, ce fut la certitude d'avoir une fois mort le bénéfice d'une avenue périphérique, bordée d'arbres centenaires et moqueurs, qui porterait son nom.

    Il y a ainsi de par le monde bien des nations à plaindre, de voir le ridicule triompher de la sorte. Heureusement que le Destin, en son éclat magnanime, en épargne la nôtre.

  • jusqu'aux grands ports

    Cécile est partie travailler dans le nord de la France. Une ville en bord de mer. Jean-François, son frère, lui, parcourt le monde dans la marine marchande.

     

    On n’aimerait pas imaginer que son frère ait choisi l’aventure pour des putains portuaires dont quelques spécimens fleurissent dans le bas de la ville. Mes fenêtres ouvraient sur la mer et la brume, c’est-à-dire que j’étais un pied-à-terre pour quelqu’un qui ne viendrait jamais. J’ai eu l’impression de me rapprocher de lui en traînant dans des endroits caricaturaux de ses voyages. Lorsque Jean-François a quitté la maison, il est devenu le pourvoyeur de ma chambre en cartes postales exotiques et jusqu’à la mort de maman (je lui en ai tant voulu alors) j’ai tracé sur des Mercator son existence elliptique, joignant deux vues, deux timbres, deux cachets-de-la-poste-faisant-foi, sans jamais savoir s’il y avait une escale ailleurs. C’était ma façon de lui écrire. Il avait à cette époque un scrupule à donner régulièrement sa latitude à défaut d’être bavard dans ses envois. C’était à mon égard de perpétuels gages d’affection qui s’envolaient d’une écriture rapide, parfois à peine lisible. Des mots sous enveloppe que mon père déposera sur le coin de mon bureau sans aucun commentaire. Des mots pour lesquels, sans doute, il n’a jamais menti mais qui ne disaient pas grand chose non plus. Des mots sans origine. Ils étaient déjà là, à l’attendre, alors qu’il posait le pied sur une terre dont il ne connaîtrait que le périmètre maritime. L’aridité de son style (maintenant je dirais : son absence de style) signe le délitement de notre passé. Il a dû très vite flamboyer d’alcool et de chambres faciles. Des Indonésiennes, des Argentines, des Grecques… Que disent les hommes de ces amours lointaines ? Qu’elles étaient belles et voluptueuses ? Leur célérité n’avait d’égal que leur besoin. C’était peut-être furtif, mais quand ils en parlent, le temps a disparu. Reste le corps magnifié. Les marins étrangers que j’ai pu observer doivent en dire tout autant sur des blondes fardées (ce sont les plus vulgaires) en attente sur de grands tabourets, au comptoir. Sirènes de résilles, dans des jupes courtes. Harnachements de nuit et lèvres luisantes. Je voulais comprendre comment émergeait cette aimantation des corps, dans le mélange de cigarettes et de bières, des corps qui vont se livrer par la seule grâce d’une impossible parole. Quand j’ai pris conscience  que sa vie pouvait se résumer à cela, j’ai essayé de faire marcher mon imagination. Tout restait abstrait. Ses cartes postales étaient de charmants chromos, qui donnaient à son existence une sorte d’égalité factice. Alors, quand je suis arrivée ici, j’ai commencé à traîner maladroitement dans ces bars, le soir, vers neuf heures, à L’Orénoque souvent, et j’ai dû éconduire plusieurs fois des princes charmants aux accents slaves ou asiatiques. Après, je me suis habillée en conséquence, avec un livre et un cahier pour me donner une prestance, pour prendre quelques notes aussi, que je relisais plus tard. C’était plus facile quand nous y sommes allées à deux, avec Anne-Gisèle, même si son air distingué et forcément tentateur nous valait des regards insistants. Je crois d’ailleurs que ces expéditions finissaient par l’amuser plus que moi. Elle n’y aurait pas pensé d’elle-même. Il y avait, à ses yeux, un double parfum exotique : les lieux et les hommes. Le port et la virilité.
    Il faut guetter l’arrivée de gros navires. Je les aperçois de ma fenêtre, oui. Parfois, mon travail ou mes obligations m’empêchent de sortir mais, dans l’ensemble, j’aurai comblé ma curiosité. Après quelques mois je connais les points de ralliement les plus appréciés. Je ne crois d’ailleurs pas que la seule curiosité explique mon acharnement. Arrive un moment où je ne sais plus quoi faire d’autre. Les patrons, qui m’ont pris tour à tour pour une paumée, une salope, une indic, une bizarre (je le voyais dans leur regard), savent que j’ai trouvé une place à l’écart et que j’observe. Ils ont peut-être cru que j’écrivais des polars ou des choses dans le genre. Et c’est vrai que je pourrais en parler des heures, de ce que j’ai vu, du cirque qui se joue dans cet espace enfumé. La venue du soir était la seule éclaircie de la journée. J’avais canalisé l’énergie de mes classes, corrigé des devoirs indigents, vérifié la tenue des cahiers. J’avais enfilé les perles de la vacuité. Certains font cela depuis plus de trente-cinq ans. Ils m’étonnent. Ils ont sans doute leur jardin secret, ou leur enfer, qui sait.
    À partir de vingt heures, je n’étais plus là pour personne. Je descendais voir mon monde.

                                                                               Le Livre de Matthias (2005)

  • Méduse (deuxième partie)

    Deux jours : voilà le temps ultime que je pouvais concéder à mon propre tourment et je me précipitai sur la place. Hélas ! La cruauté avait encore une fois fourbi ses plus belles armes. Elle était là, certes, mais il était impossible qu'elle vînt vers moi. Elle était en effet installée vers l'entrée du bar, à une table, en habits civils pourrais-je dire, et semblait absorbée par les propos discrets d'une autre jeune femme, fort séduisante sans doute, mais banale. J'étais déjà installé lorsque cette vision me frappa au cœur. Le serveur me regardait et je ne me sentis pas la force de partir. Je commandai un Corvo, que je bus distraitement, pas même perdu dans mes pensées, parce qu'une telle douleur ne pouvait avoir d'objet propre, l'esprit ne pouvait fuir : j'étais pétrifié. Les gens traversaient la place, en grand nombre. La chaleur était clémente, la déambulation m'eût paru, en temps ordinaire, plaisante. Mais je n'étais plus en humeur et dans un grand effort je décidai de partir. Je voulais me saouler de monde et la Navona me semblait, avec son animation touristique, ses peintres médiocres, ses statues vivantes, ses cafés surfaits comme un dépaysement au désastre romain des Fiori, mais en route je m'arrêtai pour acheter une de ces petites parts de pizza à la découpe, afin de freiner, je le sentais venir, l'étourdissement de l'alcool. Je m'assis sur la marche d'une porte pour manger et c'est de cet endroit un peu en retrait que je l'aperçus qui venait, seule. Je ne me mis pas en délibéré trop longtemps et saisis ce hasard comme l'opportunité tant attendue d'échanger, enfin, avec ma belle inconnue (encore que le terme fût d'une certaine manière inadéquat). Elle traversa le Corso, la piazza Navona avant de prendre une petite rue, ce qui m'obligea à ralentir le pas pour ne pas me faire repérer. Lorsque je me décidai à m'engager ce fut pour la voir chevaucher une Vespa, garée sur la place. Je me collai contre un mur, je la vis filer à toute allure, l'affaire était perdue.

    Je pris cet échec comme le signe définitif d'une disgrâce que m'infligeait le destin. Elle n'y était pour rien. Les cieux m'étaient contraires. Je retournai au Campo, bus plus que de raison et le lendemain, je prétextai une crise migraineuse pour me soustraire à mes obligations, allongé sur mon lit, à contempler le plafond aux moulures XVIIIe raffinées. Jamais je ne trouverai, me dis-je, le bonheur avec les femmes. Mon histoire était écrite ; il fallait que j'en convinsse, et tout être sensé aurait même depuis longtemps fait son deuil du bonheur, peut-être même de la vie. Marié, pour une folie, à dix-neuf ans, divorcé à vingt, j'avais ensuite été deux fois remarié et chacune de mes deux épouses étaient mortes sans que l'on pût me soupçonner d'une quelconque intention criminelle. J'étais donc à trente-six ans divorcé et deux fois veufs, ce qui, pour un homme banal, au seul talent de restaurer les œuvres d'art, n'était pas un mince exploit. Durant cette journée de méditations moroses, j'envisageai de renoncer à mon contrat avec le comte Mazotto, quitte à me casser un doigt, pour prétendre ne pouvoir mener à bien une tâche aussi délicate. Je balançai mainte et mainte fois, avant de convenir que je n'avais pas envie de fuir Rome. Je préférais y souffrir. Alors, pensai-je, il fallait que le travail fût achevé. Je pris de bonnes résolutions. J'attaquais désormais une partie plus délicate. Au niveau du nombril, l'artisan (on ne pouvait décemment lui donner le titre d'artiste) avait voulu faire bouffer le vêtement, en le resserrant d'abord puis en lui donner une amplitude qui laissait supposer la multiplication des draperies sous le velours vert. La pâte était plus épaisse et le risque d'abîmer l'œuvre originale en était accru d'autant. J'y mis tout mon sérieux, mangeant à peine, venant dans le jardin pour échanger quelques mots avec mon hôte, par souci de paraître courtois et ne pas l'inquiéter de ce que je faisais passer pour quelque souci de santé.

    Deux jours passèrent, puis, comme ces joueurs que nul raisonnement ne peut éloigner de leur vice, je retournai au Campo. Elle y servait et, par instinct puéril de défi contre je ne sais qui, je choisis le carré qui, de toute évidence, était le domaine du garçon (il était lAustralien) que j'aurais voulu, jusqu'alors fuir comme la peste. Je voulais que tous les signes fussent contraires et commandai un verre de Donnafugata. Je faisais face à la place et me promis que cette escapade serait l'ultime concession à ma folie amoureuse. Je lus, pris quelques notes pour un futur travail. Il ne se passa rien et la nuit commençant à ramener la fraîcheur je me décidai à rentrer. A peine avais-je fait quelques pas que j'entendis une voix se précipiter derrière moi mais je n'eus pas le réflexe de croire que cela me concernait en aucune manière. Il fallut que la voix vînt presque se lover contre mon épaule pour que mon corps consentît à légèrement pivoter sur lui-même. Monsieur, vous oubliez votre carnet. Ainsi disait la voix, et cette voix, qui n'avait pas choisi l'italien, mais ma langue maternelle, semblant l'avoir toujours connue, cette voix était celle de la cameriera de' Fiori. Elle avait des yeux violets (comment n'avais-je pas pu en discerner la couleur auparavant, sinon que leur nuance était si semblable à celle de la beauté du tableau, car désormais elle aussi je la trouvais belle ?). Elle me tendit l'objet et l'obscurité naissante fut la complice d'un geste que la pleine journée aurait rendu impossible : je touchai sa main et fixai longuement son visage. Je vis qu'elle se mordait la lèvre. Je la remerciai et cet événement rendit mon sommeil impossible.

    Le lendemain soir, je changeai de stratégie. Ayant vérifié qu'elle travaillait, je louai une Vespa et j'attendis la fermeture du café pour la suivre. Je voulais simplement savoir dans quel quartier romain elle vivait. Je m'étais fixé la règle de ne pas aller au-delà : simplement la voir. Au cœur de la nuit, elle sortit de la place apaisée. Quelques touristes passaient, lents et incertains. Dans un coin, des Italiens faisaient le siège d'un groupe de jeunes femmes blondes, mais avec une discrétion qu'on imagine guère sous ces latitudes. A son apparition, je craignis que quelqu'un ne l'accompagnât, qu'un admirateur l'attendît, pire : qu'un amant me l'enlevât. Il n'en fut rien. Elle alluma une cigarette, échangea deux ou trois mots avec un autre employé et partit vers le sud de la place. Elle y avait garé sa Vespa. Je la suivais à distance. Elle passait vers la Piazza Venezia, se faufilait entre les voitures et prenait les Fori Imperiali avant de remonter la Via Cavour. Je ne me sentais pas très assuré et ce que je craignais arriva : à la hauteur du métro de la grande artère, je n'eus pas l'audace de griller le feu et je la vis disparaître. Le soir suivant, je repris ma surveillance. Achevant son travail tout aussi tardivement, la longue attente qu'elle m'imposait me rendait maussade. Je pestais contre moi-même et ma puérilité maladive. Mais ce dépit lancinant n'était rien à côté de ce qui m'attendait. Cette fois-ci, elle se dirigeait vers le nord, empruntant la Via del Pelligrino, bifurquant, toujours à pied vers le Corso, qu'elle traversa pour des venelles qui nous emmenèrent à l'arrière de la Piazza Navona, dans le coin de Tor Milina : elle y avait garé son engin. Alors commença, à une vitesse qui me permettait de suivre sans difficulté l'amazone, une promenade dans Rome, aussi incompréhensible dans son objet qu'une séquence fellinienne. Il était clair qu'elle m'avait repéré et qu'il lui était plaisant de me le faire savoir, sans rien dire, en faisant simplement de moi le pantin ridicule d'une déambulation nocturne où l'on ne m'épargnait nul lieu commun de la Ville, et bientôt elle revint à l'endroit où je l'avais perdue la veille, remonta la deuxième partie de la Via Cavour, contourna Termini pour se diriger vers le sud et s'arrêter devant chez Fassi.

    Je n'avais plus qu'à attendre qu'elle mangeât sa glace, en espérant que ce ne fût pas l'occasion pour elle de retrouver des amis. Mais, me dis-je, quoi qu'il en soit, que ferai-je si seule elle ressurgissait ? Je n'eus pourtant à m'interroger longtemps car elle réapparut, un cornet dans chaque main, et elle s'avançait vers moi qui croyais avoir gardé suffisamment de distance pour ne pas éveiller l'attention. Elle allait parachever le jeu du chat et de la souris qu'elle avait depuis le Campo entamé avec moi. Elle ne savait pas, dit-elle, si je préférais les sorbets ou les crèmes glacées, vu que je ne buvais que du vin, au Campo. Ainsi me laissait-elle le choix et sa manière de le dire interdisait les simagrées de l'éducation et de la politesse. J'avais un faible pour les sorbets, et nous mangeâmes en silence, alors que petit à petit les clients de Fassi s'en allaient. Elle constata que j'étais arrivé à temps. A peine avions-nous fini que l'on entendit les portes se fermer. Il faisait chaud encore mais la rue était quasiment déserte. L'endroit n'était pas très accueillant. La Piazza Vittorio-Emmanuelle, un peu au-dessus, n'avait pas bonne réputation.

    Elle trouva que mon attitude n'était guère raisonnable. Puérile, peut-être ? Non. Simplement déraisonnable. Il serait bon que le jeu cessât, parce que je n'y gagnerais rien, rien d'autre qu'une profonde désillusion. J'allais répondre mais elle mit sa main sur ma bouche, la main que j'avais effleurée. Nous n'avions jamais été aussi proche. Son regard violet me fixa et sa bouche prononçait des paroles qui semblaient entrer en moi comme à retardement, comme si cette proximité avait été le moment d'un lointain insondable. Elle allait rentrer et nous en resterions là. Je devais promettre de m'en tenir à cet unique entretien. Je devais promettre et fis un signe de tête marquant mon allégeance à la torture du vainqueur. Elle retira sa main, s'approcha plus encore et posa ses lèvres sur les miennes en un baiser chaste de l'omerta proprement compassionnelle. Il valait mieux que la souffrance se concentrât en un point de notre mémoire plutôt que d'essaimer en chaque partie de notre corps, que tout ce que nous sommes fût brûlé du souvenir.

    Je m'enfermai dans mon atelier et, ainsi décidai-je, n'en sortirais qu'à la fin de l'œuvre commandée, lorsque la ragazza in fuga aurait dévoilé tous ses secrets. Il était désormais difficile pour moi de ne pas m'échapper vers son visage et son regard, tant je lui trouvais de ressemblances avec l'inconnue qui m'avait définitivement congédié, à qui je n'avais pu expliquer que l'embrasement en moi combinait jour après jour sa naturelle beauté à l'embarrassante présente d'un être n'ayant jamais vécu et pourtant si présent, comme un texte que notre inconscient récite, comme une musique avec laquelle notre âme joue dans la nuit et nous réveille dans un état désespéré et incompréhensible. Celle-ci, la douce rêverie de Tovagliani, je la déshabillais avec lenteur, ayant, je m'en rendais compte, pris toutes les précautions pour ne pas être déçu. Ses épaules, ses seins, son nombril, sa peau mate, son origine incertaine (quel en avait pu être le modèle ?), j'en apprenais le plaisir progressif et son regard tendu, sa bouche ouverte restaient malgré tout un mystère. J'allais désormais descendre le long de ses cuisses, en retirer le velours vert, plus foncé que jamais. L'usurpation du mystère allait tomber, la vérité poindre. Et elle apparut.

    Ce que mon acharnement solitaire de restaurateur (soit, disaient certains, le destin d'un artiste raté) vit petit à petit était impensable, tellement impensable que j'abandonnai cette partie du corps pour reporter mon attention sur le bas de la robe, désquamer les jambes de la belle. Mais pouvais-je dire encore qu'elle fût belle. Car, revenant à ce que j'avais temporairement repoussé, il s'avéra que la lourde étoffe, dans le plus profond de son obscurité (et je comprenais bien pourquoi l'homme qu'on avait payé pour retoucher Tovagliani n'avait pas essayé de jouer avec l'artifice), ne dissimulait pas la couture discrète et peut-être trop réaliste (voilà à quoi j'avais un temps pensé : à un excès de réalisme, une sorte de Courbet avant l'heure, ce qu'aurait permis la position des jambes de la ragazza in fuga, que je puis ainsi nommer pour la dernière fois.) d'une femme, mais la plénitude sérieuse d'un membre masculin. Non la représentation exacerbée et quasi ironique d'un quelconque Priape, pour faire passer l'œuvre du côté du désordre carnavalesque ; rien de tout cela, mais un pénis certain et flacide, qui rendait l'impression d'un d'après nature imparable. Alors, prenant le recul que j'avais jusqu'alors refusé, je contemplai le tableau et, aussitôt, comme un monde qui serait cartographié selon un angle impensé de son observateur, le visage du modèle prit, dans son expression, une autre inflexion, une autre lecture possible, et dernier rebond de la cascade que faisait mon esprit, une autre identité. Ce n'était plus un être que je pouvais considérer dans sa totalité. Il se métamorphosait selon l'occultation que je pratiquais avec ma main. Ne contemplant que le haut du corps, j'y voyais une jeune femme saisie dans sa pudeur et cherchant du regard une fuite possible à l'horreur de la situation. Cachant le milieu du corps, ne gardant que le visage et le sexe, je pouvais considérer un homme étirant sa nudité, dans un silence peut-être guerrier. L'ambiguïté de la chevelure alors me frappa, mi-longue, sans détermination claire. C'était donc la cosa fuori la natura.

    Je fermai la porte de l'atelier et, croisant le comte, je lui promis, tant il insistait, que dans trois jours, tout au plus, il aurait gain de cause : il pourrait voir le tableau comme nul ne l'avait contemplé depuis son origine, ou presque. Il était aussi enthousiaste que j'étais décomposé mais il ne me posa pas de question. Je retournai, malgré ma promesse et mes résolutions, au Campo mais elle n'y travaillait pas, ni le jour suivant d'ailleurs, que j'avais tué en traînant de place en place, essayant de ne pas trop boire : je demeurai trois heures durant à guetter son apparition et d'inquiétude j'osai interpeller l'habituel Australien pour lui demander si sa consœur était en congé. Il me regarda avec un air mystérieux, et pour ne pas paraître aussi indélicat qu'un quelconque client, je trafiquai le récit de ma rencontre de l'autre nuit pour en faire une discussion très intéressante sur les marches de la Piazza di Spagna. Mais, comme devant tout menteur médiocre qui ne sait pas s'arrêter là où le professionnel a appris que le flou est un des paradoxes de la vérité, il m'écouta m'enliser si bien que je me sentis rougir, incapable de savoir comment cet entretien pourrait finir et soudain je me tus. Il restait droit devant moi, répondit qu'elle n'était pas là et demanda si je voulais un autre verre. Un Barolo, puisqu'il me fallait une tristesse un peu pompeuse.

    Il revint et en même temps qu'il me rendait la monnaie il m'expliqua alors que Nena était partie deux jours auparavant, qu'elle avait fini son contrat et qu'elle filait à Barcelone, avant d'aller ailleurs sans doute. Il ne voulait rien savoir mais imaginait bien que, selon son expression, elle m'avait fait tourner en bourrique. Il m'avait vu, lui l'Australien, m'enferrer. Je le fixai sans rien lui demander de plus. Nena (il m'apprit aussi qu'elle était Croate par son père, Italienne par sa mère) était partie, en me laissant à ma seule tristesse amoureuse qui aurait dû passer sans doute, plutôt que de verser en moi, désormais, le souvenir blessant d'un être pervers.

    De retour à l'atelier, je m'assis face au tableau. Par quelle déraison Tovagliani avait-il pu œuvrer de la sorte ? Etait-ce un jeu, le reste d'un dépit qu'il voulait lui aussi cacher en bafouant ainsi la nature (et dans quel sens d'ailleurs ? S'agissait-il de descendre la beauté féminine de son piédestal ou d'affaiblir la virilité ?), un pari, une audace, une folie, ou rien, rien, rien qu'un tableau impossible ? Je m'approchai. Ce visage auquel j'avais trouvé une parenté contemporaine, qui avait relayé mon désir, dont le cri silencieux avait dû (mais je ne savais plus rien de moi) éveiller en moi une jouissance à venir, croyant que les fantasmes finissent par prendre matière, ce visage ne me disait rien, plus rien. Il n'était plus que le témoin angoissant d'un hasard où la futilité d'une séduction sur le Campo avait pu s'accointer avec le pas rapide d'une œuvre renaissante. Je voulais oublier tout cela : ma méprise, mon emportement, la souffrance qui durerait, je le savais. Il fallait que l'oubli fît son chemin, et pour ce faire que le tableau de Tovagliani disparût, qu'il n'existât plus rien, plus une trace où je pusse la retrouver, car je savais que jamais mon commanditaire ne m'interdirait de revenir devant l'œuvre, et que j'y reviendrais. Dans le silence de l'atelier, alors que le comte Mazotto était à une soirée que j'avais déclinée, je lacérai, découpai et empaquetai le tout pour le jeter aux ordures. Mais cette violence ne m'apaisa pas.

    Croisant le comte au petit matin, je lui affirmai que le lendemain soir il aurait pleine satisfaction. Je passai la journée dans les jardins Borghese, à regarder les joggers, le cortège des touristes se dirigeant vers le musée de la Villa, l'étendue de Rome du côté du Pincio. J'avais sur moi un couteau et je ne donnai pas cher de l'Australien dont la perversité méritait, ainsi en avais-je décidé, une décisive leçon : c'était lui que je devais lacérer de toute ma colère. J'arrivai au Campo à l'heure où j'étais sûr de le trouver. Il n'était pas là et plutôt que d'attendre, parce que ma nervosité me faisait trembler, sans être capable de savoir où elle pourrait m'entraîner, je voulus parler au tenancier et lui demandai si l'Australien était de service. Il ne comprit pas tout de suite, avant de balancer un grand signe de tête et me dire que Murray avait fini la veille, et il ne reviendrait pas. Nena aussi est partie, dis-je presque mécaniquement. Il fronça les sourcils. Bien sûr, dit-il, ils sont ensemble. Il dut comprendre et refusa de m'indiquer où ils logeaient.

    Ils avaient dû bien rire.

    Je bus plus que de raison. En me voyant dans une telle ivresse, le comte Mazotto s'inquiéta pour son chef-d'œuvre, découvrit la catastrophe. Il ne me fit pas trop d'ennui ; il n'en eut pas le temps, mourant au début de septembre. Me tenant pour responsable indirect de cette soudaine disparition, sa fille, elle, engagea des poursuites qui m'ont valu cette condamnation dérisoire. Il me faudrait travailler tant et tant pour entamer la dette que constituent les dommages à verser au nom des préjudices économique et moral, sans parler de la perte d'une œuvre que nul n'avait jamais vraiment regardée avant le comte... Tout le monde, dans le cercle étroit où je vivais, a discouru sur mon aventure, sans en connaître le vrai ressort. On me prend pour un fou. On m'a fait passer devant des experts. Je suis sain de corps et d'esprit. Je garde en moi le baiser de Nena. J'espère seulement que j'aurai le temps de retrouver Murray (dont j'ai fini par connaître le patronyme. Et le monde est petit.) pour lui offrir le goût de l'artifice : l'imaginaire, et lui crever les yeux.










     

  • Méduse (première partie)

    Le comte Mazzoto, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelques années auparavant pour une donation au musée de Nantes (sa femme était française, d'une vieille famille ayant dans son arbre généalogique des membres éminents du duché de Bretagne) me sollicita pour que je vinsse tout un mois de juillet dans sa demeure, à quelques pas du Panthéon romain, et que je m'occupasse de la restauration d'un tableau d'un peintre certes mineur, Tovagliani (Arrigho Tovagliani. Como, 1504 - Rimini, 1532), mais dont il appréciait l'art délicat et précieux. C'était, il en convenait, un élève modeste du Corrège (bien moins puissant que le Parmesan, par exemple), dont il ne sut saisir l'audace vaporeuse et la sensualité raffinée. Cette médiocrité, toute relative eu égard au délitement des arts de notre siècle, expliquait que peut-être il était fort ignoré des historiens (sans parler de la brièveté de sa production puisqu'il mourut assez jeune, pour autant que soient fiables nos sources, de complications épathiques).

    Le comte Mazzoto n'avait pas hérité de ce tableau. Il s'en était porté acquéreur en 1967, lors d'une vente chez Sotheby's, pour une somme modique, et l'avait accroché dans son studiolo, à l'abri des regards indiscrets. Non que le tableau représentât une quelconque licence ou un désordre mystérieux qui aurait pu faire sourire un regard avisé. Il l'avait placé là parce que la femme représentée avait pour lui une puissance évocatrice, une intimité indicible dont il ne voulait partager le bonheur avec personne. Il m'avoua passer de longues heures à contempler ce visage qu'il imaginait toscan (Le tableau aurait été peint pendant un séjour de l'artiste à Florence) mais dont je dois dire qu'il devait avoir des sources d'inspiration moins immédiates : par-delà les relents stylistiques de byzantinisme (mais il ne s'agit pas de juger la forme), le modèle avait un élan oriental prononcé qui, s'il avait fallu à tout prix la situer sur l'échiquier de l'actuelle Italie, aurait incliné notre boussole vers la ténébreuse Sicile. Encore n'était-ce qu'une approximation : je le sentis immédiatement. Peu importe : le comte Mazzoto rêvait d'un port altier déambulant à l'abri du Bargello pour se rendre vers l'Arno fougueux.

    Qu'était-ce d'ailleurs que ce tableau ? Pour pouvoir le décrire, chacun pourra se reporter à la photographie du catalogue Sotheby's de 1967. C'est là, à ma connaissance, la seule trace que l'on ait, puisque jamais son nouvel acquéreur ne se serait abaissé, pour le principe et pour l'idée qu'il se faisait de l'art, à la reproduction technique (Le comte était un lecteur assidu de Walter Benjamin, qu'il prétendait avoir croisé, très jeune homme, dans des cafés parisiens). Ainsi n'est-ce qu'une vague idée de ce qu'était la peinture, de ce qu'elle était vraiment, avec son secret et son indicible. Son propriétaire seul, mais il est mort, et moi-même avons pu en connaître l'imparable scandale. Qu'était-ce donc, dis-je ? Que verriez-vous sur la photographie ? Vous y verriez en arrière-plan une pièce à peine meublée : un coffre sculpté de scènes bibliques et un siège cathédrale, pièce percée d'une ouverture à moitié cachée par un dais de velours rouge dont les plis rappellent étrangement ceux du vêtement porté par la Madonna del Parto de Paolo della Francesca. Le paysage inscrit dans la fenêtre est champêtre et boisé ; on n'y distingue qu'avec peine la flèche d'une église gothique qui laisserait supposer une influence flamande (à moins que ce ne soit le souvenir d'un voyage en Flandre dont nous n'avons nulle trace). Au premier plan, la jeune femme brune qui plaisait tant au comte, de trois-quarts face, la jambe gauche engageant une marche supposée, alors que le bras droit contrebalance le mouvement, a une attitude de fuite que complète un visage inquiet : des yeux sombres flambent au milieu d'un visage mat et d'une chevelure mi-longue en désordre. Elle aurait, dans un autre contexte, quelque chose de pétrifiée, comme une criminelle venant de se rendre compte de son geste (la très belle Lucrère du Caravage, par exemple, sinon que celle-ci a la blancheur de la violence légitime). On ne sait pas ce qu'elle fuit. Elle est seule sur le tableau et l'éclairage venant vers elle ne nous donne pas d'indication symbolique fiable. Ce qu'elle fuit est la partie la plus obscure du tableau. Elle est habillée d'une sorte de tunique de velours vert (un peu dans le ton de l'épouse Arnolfini de Van Eyck), assez maladroitement peinte : on n'y retrouve en aucune façon la manière flamande qui sait donner à la moindre étoffe sa qualité visible, sensible, réelle. Cette tunique, que nulle agrafe ne retient, couvre à peine la gorge de la jeune femme, et le spectateur, comme pris par l'illusion du mouvement et de la vérité peinte, s'attend à ce que le vêtement tombe et que dans l'instant se révèle la plastique avantageuse du modèle.

    Ainsi nous en serions-nous tenus à la contemplation d'esthète, si le comte Mazzoto, qui, outre sa généalogie aristocratique, possédait une vocation érudite, n'avait découvert, au cours de ses pérégrinations bibliographiques un volume (Le vingt-deuxième, pas moins) des Discorsi storichi d'un obscur auteur, Palezannotti (Andrea Palezannotti. Erba, 1686 - Firenze, 1748.) mentionnant une œuvre, sans commanditaire précisé, du sus-dit Tovagliani, dont le titre connu alors est ainsi formulé : Il sogno di Aristofano, avec une description du tableau qui, immanquablement, faisait penser au tableau acquis en 1967. L'affaire, à ce qu'il m'en dit, n'avait d'ailleurs pas de liens avec ses préoccupations picturales mais relevait d'une interrogation purement procédurière et généalogique. Néanmoins il tomba sur cette révélation qui le frappa : Palezannotti parlait d'un tableau, détenu par un certain Andrea Falognelli (sans plus de précisions), dont la contemplation scandaleuse (contemplazione scandolosa) interdisait toute exposition, une chose hors de nature (cosa fuori la natura) indigne d'être peinte. Peut-être le comte s'était-il attendu à une description plus fine du scandale, mais il n'en était rien (j'en assure le lecteur puisque le comte m'en fit le récit, à même le texte). Comme rien n'étonnait dans ce tableau, il comprit qu'il n'avait pas sous les yeux l'état originel. Il conclut que ce qu'il avait pris pour la partie faible de l'œuvre, le vêtement, devait cacher un mystère. Il se demandait, quant à lui, s'il ne s'agissait pas d'un signe permettant ou d'identifier, au moins symboliquement, la jeune femme représentée, ou de comprendre une allusion qui pouvait froisser un être d'importance.

    Tous comptes faits, mon aristocrate, bien que fort digne et érudit, aspirait, à l'approche de ses soixante-dix ans, à un plaisir qu'il n'avait pas encore connu, et qui s'avérait très singulier : celui du déshabillage (comment le définir autrement ?) d'une femme dont le corps lui resterait, malgré tout, interdit. Ainsi, de ce mystère, je retirerais les écailles, comme s'il en eût été d'une sirène, velours de demi-poisson donc, à la chute duquel la nudité des hanches et des cuisses viendrait récompenser l'œil esthète certes mais aussi le désir ardent d'être le premier (encore devrait-il partager ce loisir avec moi puisqu'à l'inverse d'un musicien dont on pourrait brûler les tympans sans altérer son jeu, mes mains ne pourraient se passer de mes yeux.) à en contempler les délices. C'est d'ailleurs par souci que rien ne fût faussement défloré qu'il avait refusé que l'on examinât l'œuvre par les moyens les plus sophistiqués. D'aucuns diront que cela revenait mutatis mutandis à l'effeuillage d'une strip-teaseuse. Il eût mieux valu, en effet, que nous ne nous acharnassions pas.

    Je m'approchai de l'œuvre et constatai que le vêtement était indéniablement un rajout grossier, à peu près semblable à ces horreurs imposées par le bragghetone infâme de la Sixtine. Je ne réfléchis pas très longtemps avant de donner mon accord. Oui, lui dis-je, à la condition que vous ne fassiez découverte de la nouvelle œuvre qu'au temps où je n'aurai plus un geste à faire, et que vous n'aurez plus qu'à savourer l'éternité de la contemplation. Il acquiesça. Ainsi fut-ce...

    C'était un bel été, et je n'aimais guère les alentours du Panthéon. La place était bruyante, les touristes stationnaient sous le vaste portique. Plus insupportable encore était la Navona. J'ai toujours préféré le Campo de' Fiori. Vers six heures du soir, au troisième jour de mon entreprise, à moitié rêveur de la ragazza in fuga, je m'installai à la terrasse d'un café auquel je demeurai fort brièvement (je laissai la moitié de mon Nebbiolo) pour saisir l'occasion d'une place vacante à la terrasse voisine, saisi que j'avais été par l'éclat singulier d'une serveuse. J'avais depuis toujours en mémoire l'épisode proustien de cette beauté ferroviaire que le narrateur croise, lui dans un wagon, elle sur le quai, pour l'aimer et la perdre à jamais. Je m'étais juré alors que jamais pareille mésaventure ne m'arriverait. J'avais de toute manière beaucoup à y gagner car la carte des vins était infiniment plus riche et délectable que la précédente. J'espérais sa venue pour me demander ce que je désirais mais il n'en fut rien. Je dus me contenter d'un blond, visiblement anglo-saxon, pour me rapporter un Aglianico del taburno gras et tanique. Je l'observai, elle, passant entre les tables et jonglant dans toutes les langues possibles pour le plus grand plaisir des hommes. Je compris aussitôt que certains avaient les mêmes désirs que moi, le même souci de prolonger l'échange impersonnel du client à la serveuse, sans savoir pourtant, et cela me parut très clair d'emblée, comment faire, comment insinuer dans le sourire et le regard ce supplément d'âme qui aurait voulu l'arrêter dans son geste, suspendre l'agitation mercantile et fuir le bavardage romain et cosmopolite. Mais je remarquai aussi qu'elle avait un art magnifique pour échapper au regard de celui devant qui elle déposait un verre ou une tasse, une manière insaisissable de ne pas être impolie tout en ignorant l'œil tenté par autant de beauté. La nuit vint enfin, et je rentrai.

    Ce n'est que le lendemain, lorsque je m'attelai à nouveau à ma tâche, que le visage de la cameriera de' fiori (ainsi l'appelais-je...) sembla doucement poser ses traits sur ceux de la ragazza in fuga du tableau qui jusqu'alors m'avait laissé indifférent, parce que je ne lui trouvais pas de beauté particulière (c'est-à-dire rien qui ne soit visible et acceptable dans l'ordre si étrange de la peinture où les traits les plus faux, les équilibres les plus improbables, les proportions les plus fantaisistes peuvent ouvrir sur la séduction la plus imparable, comme en témoigne le succès de la Vénus de Boticelli). Il ne s'agissait pas de confondre l'une et l'autre, d'imaginer qu'elles fussent une seule et même personne, comme dans ces nouvelles à la Poe qui m'ont toujours semblé ridicules. Elles se ressemblaient dans le sens où la seconde, la vivante, aurait été en quelque sorte le prolongement, dans l'ordre du temps, de celle qui ne le fut jamais (sans pour autant être morte, puisqu'un tableau ne vit pas). Elle en était, quoique le mot n'eût pas l'ampleur nécessaire pour ce que j'éprouvais, la transposition, la forme moderne. Cela n'avait rien à voir avec la méprise de Swann avec Odette de Crécy et, d'ailleurs, mon désir pour la serveuse dont j'ignorais tout n'avait pas eu de motifs intellectuels mais était essentiellement charnel. Elle m'avait plu immédiatement. Néanmoins, l'œuvre de Tovagliani, parce que j'avais un loisir plus long à la contempler se remplissait du souvenir proche de cette étrange beauté et je m'endormis, après être passé au Campo et avoir constaté qu'elle n'était visiblement pas de service, en pensant à elle deux, l'une pour le plaisir soudain qu'elle me procurait et que je projetais plus loin encore, l'autre pour les problèmes techniques qu'elles me posait, à savoir : comment la dévêtir sans rien abimer de sa chair et de son éclat.

    La ragazza in fuga commençait doucement à se révéler. Je passais deux jours à travailler intensément, devinant les progrès de mes gestes vers sa gorge qui, comme dans toutes les peintures italiennes de l'époque, et bien mieux que les flamanderies à la Memling (où la taille, les épaules et les seins ont l'étroitesse de leur moralisme), promettait des délices d'élégance et de sensualité. Deux jours, dis-je, où le dehors n'exista pas. A peine pris-je le temps de manger et dormir, à peine échangeai-je deux mots avec le comte qui s'inquiéta de ma fébrilité laborieuse, croyant que je lui cachais une quelconque maladresse, à tel point que je dus, devant son insistance, lui permettre de constater qu'il n'en était rien, et je fis jurer que jusqu'à la fin de mon travail, désormais, la porte de mon atelier lui serait définitivement fermée. Je le laissai en admiration devant les formes de l'inconnue pour faire quelques pas dans le jardin et ce soudain retour dans la réalité chaude de l'été me ramena vers celle dont j'avais abandonné l'approche, et je crus un instant que ma passade, bien chaste il faut le dire, avait vécu. Avant que de céder au désir de retourner au Campo, je repris ma place, seul, devant le tableau pour vérifier si je ne m'étais pas trompé en rapprochant les deux femmes autour desquelles tournait mon existence du moment. Je pris une feuille de papier, un crayon et plutôt que d'essayer une esquisse de la ragazza que j'aurais emportée avec moi pour m'assurer que je ne divaguais pas, je commençai à écrire, à décrire ses traits. À la relecture, je convins que ce n'était pas bon. Les phrases avaient malgré tout l'imprégnation des détails échappant au vulgaire qui, à mon regard aguéri, rendaient ce rêve possible, celui d'aimer une femme dont la contemplation serait aussi, sans qu'elle le sût, un retour vers l'imaginaire d'un temps où j'aurais aimé vivre depuis toujours, parce que c'était celui du triomphe de la peinture. Je regardai une dernière fois son visage inquiet et je sortis.

    Les deux soirs qui suivirent, je m'installai, avec livres et cahiers, à la terrasse du café où elle officiait. Je travaillais certes mais attendais surtout qu'elle s'adressât à moi pour une commande et qu'ainsi le premier contact avec elle se fît. Je la vis papillonner entre les tables, glisser sa silhouette vers les attentes les plus diverses, découvrant à l'occasion qu'elle maîtrisait toutes les langues de la terre nécessaires. Nul effort ne semblait l'atteindre. Elle surgissait de l'antre du bar et y retournait avec une constante célérité et, comme je m'étais installé face à la place, à une table quasi périphérique, pour avoir un panorama plus avenant et échapper à la bêtise des conversations, devant faire un quart de tour pour surveiller ses mouvements, elle surgissait toujours à un moment où ma vigilance s'était accordée un repos, comme si elle avait voulu m'échapper, pire : me faire languir. Ce n'était donc, le plus souvent, qu'un pas de danseuse que je saisissais, et son corps de trois-quarts ou de profil. Durant ces deux jours, jamais il n'échut le moindre bénéfice à mon obstination, à ma constance, à mon émotion, alors que je voyais, du coin de l'œil, des barbares de toutes les nationalités faire des mimiques et des simagrées dans l'espoir d'emporter un sourire d'elle, et sans doute plus.

    Comme pour m'infliger un supplément de douleur, je décidai de m'enfermer deux jours durant dans l'atelier, avec le tableau de la ragazza, dont la gorge éployée apparaissait enfin, à la mesure de la promesse. Je glissai alors mon art du dévoilement vers son ventre et plus j'avançai dans mon travail, plus ce regard, que j'avais pris (et pas moi seulement) pour un effroi indicible placé dans le silence définitif d'une idée hors du tableau lui-même, plus ce regard, plutôt que de gagner en intensité et d'accroître la cohérence liminaire que tout le monde avait sans doute voulu lui donner, devenait sybillin. Maintenant que son corps à moitié nu s'offrait à ma vue, il me semblait que la violence invisible et supposée était une hypothèse qui perdait de son crédit. Je n'étais pas pour autant capable d'orienter mon esprit vers une autre interprétation. Seule sa beauté saisissait davantage et lorsque je sentais venir la fatigue du soin indispensable à ma tâche, alourdissant mon bras et mon âme, âme si préoccupée de cette autre, là-bas, au Campo, dont je n'avais pas encore croisé l'œil fébrile, je rangeais avec soin les instruments de ma technique et je la contemplais, avec sa douce chevelure, son grain de peau suave, sa bouche, son nez, et désormais ses seins. Je trouvais que la postérité avait été bien injuste avec Arrigho Tovagliani.



     

  • Au large

    Jean-Jacques Lozachmeur n'a pas toujours fait ce travail. Travail que d'ailleurs il ne fera plus puisque l'automatisation de l'appareillage par les Phares et Balises a rendu son emploi inutile. On lui a trouvé une place dans un bureau, dit-il, pour quelques mois, mais il ne compte pas rester. Avant, il a eu de multiples emplois dont il ne parle pas. Sans intérêt, selon lui, presque anecdotique, au gré des envies et des opportunités, quand il y avait encore les unes et les autres.
    Il est donc devenu gardien de phare, formule qui l'amuse parce qu'il la trouve mal choisie, quand on veut bien admettre qu'aux pires moments du métier, dans le déchaînement du vent et de l'eau, c'est l'homme, seul, vaillant sans doute, il ne joue pas les faux modestes, qui trouve dans l'épaisseur de la pierre et la rigueur de la maçonnerie la force de ne pas devenir fou. La chose est plus forte que l'homme qui l'a créée. C'est le phare qui sauvegarde l'homme.
    Il était l'unique locataire d'une colonne ancrée sur un rocher, face à tout ce que l'on sait et que des gens, à la télévision, ou dans des livres, ont maintes fois décrit. Ils en font beaucoup trop, dit Jean-Jacques Lozachmeur, beaucoup trop. Ils ont toujours à dire sur la difficulté à vivre dans la solitude, sur le danger des relèves, le fracas des tempêtes.
    Il a aimé ce métier mais, précise-t-il, cela n'a rien à voir avec le bonheur. Comparé à ce qu'il avait fait d'autre dans sa vie (mais nous n'en saurons décidément pas plus), cette étrange situation l'a transformé et peut-être, si elle était advenue plus tôt, aurait-il changé sa manière de vivre et ses aspirations. Il aurait moins calculé, mais aussi moins cru en lui, il aurait été moins présomptueux.
    Voilà, dit-il, ce qu'il en est pour moi, et je n'ai pas la prétention d'apprendre à quiconque les choses de la vie. Il ne faut pas rêver sur ce que l'on est. Vous devenez gardien de phare. Je suis donc veille, sauvegarde... Je suis l'œil, je tourne et on me voit. Je guide et je préviens, je détourne et je sauve. C'est là, quand on vous propose le poste, une très belle histoire, celle du quotidien et l'on se sent gagné par un devoir et un désir : être l'œil tendu et imparable. La plus belle des récompenses, à la relève, est de n'avoir rien à dire, de ne pas avoir à commenter naufrage ou péril. Que votre temps ait été mangé en pure perte. J'ai exercé ce métier six ans. J'aurais pu y renoncer très vite. Je ne l'ai pas fait. J'aurais pu.
    Jean-Jacques Lozachmeur a élu domicile dans les terres et il a décidé qu'il ne reverrait jamais les côtes autrement qu'au hasard de la télévision. Il n'est pas homme à renoncer à ses choix.  Quatre mois après sa prise de fonction, à moins d'un mille de là où il veillait, un bateau a pris une grosse lame de travers semble-t-il. L'embarcation n'était pas de grande force. Nul survivant. Trois morts et l'un des corps n'a jamais été repêché. La tempête n'était pourtant pas des plus féroces mais la nuit bien lourde de pluie et de vent. Les plaisanciers, peu aguerris, avaient sans doute paniqué. Lorsque le lendemain, on lui a appris, par radio, la nouvelle, l'univers, le sien, dit-il, la manière dont il pouvait encore se l'imaginer, a changé de nature. La mort fait partie de la vie. Ce n'est pas un grand secret, sourit-il (mais nous sentons en lui une mélancolie pudique).
    Sa place est devenue celle, paradoxale, de l'aveugle qui contemple le monde. Il était là pour donner la lumière, en préserver la parole précieuse et intermittente, et il découvre qu'il n'est que le plus faible et le plus incertain des hommes, autour de qui les drames deviennent plus probables à mesure que le ciel s'effondre de vent d'orage et que l'obscurité mange chaque mètre, jusqu'à ce que le monde ne soit plus rien d'autre qu'un immense et sans profondeur drap noir.
    Veillant sur l'œil technique qu'on lui a confié, dit Jean-Jacques Lozachmeur, depuis ce naufrage premier, il passe alors chaque nuit devant la ténèbre et sa nappe immobile. Le calme n'est qu'une incertitude de plus. Certes, il voit alors les lampes des navires, comme une correspondance du firmament, mais il ne croit plus à la bienveillance des étoiles. Les nuits de fracas le réduisent à faire le guet de son propre démembrement. D'autres malheurs arrivent, peu nombreux, d'autres bateaux prennent l'eau et lui, premier spectateur pourtant, ironique torche vivante et pourtant morte, fixe, comme un idiot, son vainqueur qui revient, cette ardeur funeste qui hante ses heures, toutes ses heures. Parce qu'il retrouve chaque matin, ou à la fin de chaque tempête, le même paysage : le rocher formidable et la vague ogresse assagis, qui discutent, comme si rien ne s'était passé. Il reste devant, dit-il, à attendre. Il parle soudain d'un Brueghel, de son laboureur indifférent à la chute d'Icare, du sillon qu'il trace avec conscience. Un souvenir d'école. Lui est là, à attendre dans le noir, espèrant que le sillon des bateaux qui passent continuera à l'infini. Et quand nous faisons allusion aux Grecs, au savoir des aveugles chez eux, il répond :
    -Ah oui... Toute leur sagesse contre mes yeux qui auraient su.