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nouvelles - Page 4

  • À toutes fins utiles

     

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    C'était un vrai artiste de son temps, un homme sans âme, sans détour et sans fard, qui, à sa première grande rétrospective, cinquante œuvres pas moins, accrocha les cinquante chèques (adresse et identité du payeur cachées, par pudeur et raison juridique) grâce auxquels il avait pris belle propriété dans le Lubéron.

     

    Photo : David Burnett

  • S'accrocher

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    Comme dit Leroy, Serge Leroy, l'ancien de la BNP, on a ses pudeurs. Et puis on ne sait pas toujours poser les questions au naturel.

    Il a fallu cinq mois pour qu'Édouard, de sa part : étonnement qu'il ait attendu si longtemps, vu le bagout, lui demande une explication, sur les casseroles.

    Je me souviens de la réouverture du Remorqueur, et de la tête qu'on devait avoir. C'était un peu la cerise sur le gâteau de notre désarroi, puisqu'on ne connaissait pas le nouveau propriétaire, sinon qu'il s'appelait Janssen (que Pluche, un tantinet dur de la feuille, appelait au début Ginseng, tout en trouvant qu'il n'avait pas un air très asiatique). Il venait de racheter l'établissement, par hasard, semblait-il, quand les Potter, les anciens propriétaires, s'étaient tués en voiture du côté de Gijon, sans héritiers, sans ascendants, sinon, pour autant qu'il n'y avait pas là bobards en série, une tante angoumoisine (ou limousine ?), qui se débarrassa de l'affaire pour récupérer une belle somme.

    Janssen était colossal, courtois et secret, avec un accent à peine marqué. En voyant les nouveautés de la carte, welsch,  potjevleesch et carbonade, on misa sur une origine flamande ; en terrasse, on faisait des allusions à Anvers ou à Bruges, mais lui ne commentait pas, ne s'immisçant pas dans les conversations, jusqu'au jour où Michaud et Lefèvre discutaient du prestige respectif de la Ronde et de la Doyenne, et qu'il trancha net pour la seconde, révélant au passage, indice qui fut pris pour une levée de secret défense, qu'il était de Bastogne ; et nous de comprendre alors pourquoi il accompagnait ses cafés de petits gâteaux au sucre candi.

    Pour tout le monde, il avait la quarantaine bien tassée et célibataire : il devait être le seul cafetier wallon de Bretagne. L'affaire tournait bien ; il avait vite réussi à créer une ambiance ; le soir, nous étions passés du duo 1664-Carlsberg à un éventail plus savoureux de trappistes parfois très fortes. Il tamisait les lumières ; le vent soufflait dehors ; la mer brevetait ses vagues contre la digue ; il apprit à Édouard qu'on appelait ce genre d'endroit estaminet, là-haut.

    On se demandait d'où il avait tiré tous les ustensiles qu'il accrochait. Les Pottier en avaient-ils une réserve à la cave ? Traînait-il dans les vide-grenier ou les marchés aux puces ? Il n'y avait pas de style particulier, comme le font les collectionneurs. Régulièrement, un nouvel exemplaire faisait son apparition, un autre était retiré.

    Alors, un matin, Édouard est passé tôt ; la salle était vide. Il a demandé un allongé, s'est mis au comptoir, face à Janssen (c'est du moins ainsi qu'il la raconte, en faisant des pauses : on dirait Pierre Bellemare).

    -Dites, ces casseroles, tout le monde se demande, parce que c'est original mais j'en connais qui ont peur qu'un jour une leur fracasse le crâne...

    Janssen n'a pas répondu tout de suite. Il s'est offert un expresso bien serré (toujours selon Édouard). il l'a bu, toujours en silence, et l'autre s'est trouvé un peu bête.

    -Il vaut mieux prendre ses casseroles que de les traîner, non ? Un autre café ? Cadeau de la maison.

    Une fois que les deux tasses ont été remplies, il s'est mis bien en face d'Édouard, les deux mains sur le comptoir.

    -J'ai beaucoup voyagé. J'étais cuistot. Voyagé partout, et comme je ne pouvais pas rentrer très souvent. Parfois, deux ou trois ans sans revenir, j'envoyais des casseroles à ma mère. Elle n'a jamais quitté Bastogne. Et quand je lui téléphonais, elle me disait toujours : aujourd'hui, j'ai cuisiné avec la casserole de Malaga, ou d'Athènes, ou de Marrakech. J'avais pas mal la bougeotte et dans sa cuisine elle avait toute une armoire avec des casseroles, une étiquette pour chacune, qu'elle enlevait avant de s'en servir et qu'elle remettait avant de la ranger. Et un jour ma mère est morte. J'étais loin, assez loin. Trop loin, de toute manière. Je suis revenu à Bastogne. J'ai ouvert la fameuse armoire et j'ai décidé que la vadrouille, c'était fini. Je me suis mis à chercher où me poser, et où accrocher toutes ces casseroles. Vous voyez, la petite là-bas, fond blanc avec des dessins fleuris, elle vient d'un petit magasin de Plymouth. C'est la première que j'ai envoyée. Et la moyenne, celle à côté de la grosse en cuivre, la dernière, pendant une saison à Cortina d'Ampezzo. 

    Le soir même, Édouard nous convoquait chez lui pour un apéritif impromptu. La petite dizaine que nous étions resta bouche bée devant la révélation. Jaffrin trouva l'idée un peu morbide, pour ne pas dire scabreuse, ce à quoi Leroy, celui de la BNP, lui balança qu'il ne trouvait rien à redire sur la collection de Renault et ses pots de chambre émaillés. 

    -Un truc où tombent de la merde et de la pisse, tu t'extasies. Je ne t'ai jamais entendu dire qu'il était cintré, le Jean-Paul.

    Besnier fit remarquer que cela ne lui serait jamais venu à l'esprit et Jaffrin, comme pour une revanche déguisée, lui fit remarquer que pour avoir cette idée il aurait déjà fallu qu'il voyage. 

    J'ai calmé le jeu et on s'est demandé ce qu'avait pu être sa vie de saisonnier international et si c'était lui ou elle qui avait eu cette idée bizarre. Édouard  a conclu que sous ses allures de pitbull Janssen devait cacher une histoire bien plus secrète que ses voyages, dont il ne voulait pas se séparer. Alors on a décidé de ne jamais en parler qu'entre nous. Même à nos femmes on n'a rien dit. Et on tique toujours un peu quand des touristes entrent, lèvent les yeux vers le plafond et s'étonnent en disant que c'est original, ou drôle, ou tout ce qu'on veut. Il n'y en a qu'un qui nous ait plu. Un gars qui parlait peu, avec un appareil photo. Il était avec des copains, tous les soirs, depuis trois ou quatre jours. Il a juste demandé à Janssen s'il pouvait faire une photo. 

    -Pour l'impression. Pour l'ensemble.

    Et Janssen a dit oui, avant d'ajouter qu'il aimerait en avoir un exemplaire. Un assez grand format qu'il a accroché à côté de la glace, derrière le comptoir.

     

     

    Photo : Pierre-Damien Boudier

  • À bout (portant)

     

    Pas à tergiverser : personne n'aime à voir les soubassements, les portants, les suspensions, les vérins, les piliers, les étais,

    que sais-je encore...

    Parce qu'au moment même où tu les vois, tu y penses et penser à ce que ne dépend pas (ou plus) de toi sous l'angle de ce qui t'assure (spéléologie ou alpinisme du commun) ne te rassure plus. Tu commences à appliquer à la chose tes critères d'incertitude, des équations foireuses et des semblants de raisonnements. Tu deviens mathématicien de l'improbable, part non négociable de ton angoisse.

    Le volume, la masse, l'ancienneté, rien n'y fait. Peut-être même est-ce pire ? Il faut bien que tout arrive. Tu liquéfies l'acier, tu fragmentes le béton, tu sectionnes les câbles. Les angles ne te paraissent plus aux normes.

    Tu ne veux pas rester une minute de plus devant cette épave, et moins encore sous son aile. Il y a des risques pour que tout s'écroule, et des signes aussi. Personne ne sait rien mais tu le vois, et tu te mets à en marche, d'un pas affolé qui glisse sur le rebord du trottoir et te déséquilibre pour que l'aile et le pare-choc chromé d'une Ford Thunderbird 1955 (celle de Richard, bordel, l'ami Richard) te fauchent. Définitivement.

     

     

  • De sang-froid

     

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    Tu es juste à la distance où tu ne vois pas son visage, où tu n'entends pas ce qu'elle dit, et peut-être qu'en ce moment elle parle à sa mère, des courses qu'elle va aller faire chez Macy's, en retrouvant Deb, qui finit à seize heures, à moins que ce ne soit son mec, ave lequel elle a eu des mots hier soir, parce qu'il voulait absolument repasser chez Cartwright's pour une dernière Brooklyn Lager, et elle, elle ne voulait pas, ou bien est-ce une amie, une agence pour un boulot temporaire, mais cela n'importe pas puisque tu es juste à la distance où tu n'entends rien, où tu ne vois pas son visage, caché par la structure ajourée de la cabine téléphonique, toi, dans la position un peu bancale à laquelle te contraint le gros sac que tu as sur le dos, le ballot de linge que tu ramènes chez ta sœur Stacy, et qui fait pencher ton corps vers l'avant, juste à la distance pour voir sa jambe levée et le haut des cuisses, et te demander si oui ou non, mais à une distance trop proche pour que tu puisses décemment poser ton fardeau par terre et faire semblant de lasser ta chaussure, parce que vraiment tu passeras pour un obsédé, quoique tu croies que non, ce n'est pas, c'est juste profiter du paysage comme le répète souvent Tom, ton patron de boulanger pour qui la vie est belle, Mo, très belle, si tu sais regarder là où il faut, et quand il faut, et que, cette jambe levée, ce pied en appui, avec la petite lanière autour de la cheville, c'est toute une histoire, comme le mollet, le genou qui pointe, et si jamais tu te baisses, alors tu verras si, mais elle te verra aussi, et c'est toujours la chose la plus étrange du monde, ce moment où tous les participants du jeu sont à découvert, et à la loterie des grandes lâchetés, on est parfois étonné...

     

     Photo : Garry Winogrand

  • Au jour le jour

     

     

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    Les nuages filent au sud et les cieux te semblent tourner à l'envers, comme si, dans un train, tu étais assis à contre-marche.

    La jointure des articulations et les muscles te rappellent à l'ordre.

    La peau se dégénère.

    Se souvenir des derniers instants. C'était une Gulden Draak... Après...

    Être en travers du lit, et les nuages se dispersent. Tu ne sais plus rien, ou presque, de la vitesse du vent, moins encore du temps qui passe.

    Rassembler les dernières images et ses affaires.

    Tu t'habilles. L'appartement est vide, et le mot sur ta table de la cuisine, tu ne le lis même pas.

    Les rues sont molles, le bruit ouaté, les étages à gravir. Tu enchaînes la suée et le froid de la pomme de douche. Il y a le feu du rasoir, les poils flottants dans l'eau blanchie de la vasque ; il y a la cosmétique intérieure du café noir ;

    et le dimanche, le dimanche entier à lire, sur la terrasse, la Vie de Rancé.

     

    Photo : Yangshuo

  • Comme un signe

     

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    Il n'y avait pas grand chose à dire, rien à ajouter. Il fallait attendre que le prochain bus passe, en bordure du grand pré, à la pointe du chemin. Il viendrait ce samedi. Restaient donc trois jours. Trois jours de silence, pendant lesquelles les tâches du quotidien tiendraient lieu de cache-misère. Gauler les noix, faire la chasse aux herbes folles dans le carré des topinambours et de la catalonia. Le pain suffirait jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Parce qu'ils avaient décidé qu'elle s'en irait la première. Il lui avait demandé ce qu'elle voulait. Elle venait de se laver les cheveux. L'eau rigolait encore sur ses épaules et son tee-shirt. En d'autres temps, ses seins l'auraient retenu de prendre les gants et de sortir tronçonner du bois, mais elle emmaillota sa tignasse brune et magique dans une serviette à carreaux et répondit, presque sans qu'il l'entende, qu'elle prendrait le chemin du retour avant lui.

    Dans la chambre, la sienne seule désormais, puisqu'il dormait en bas, il avait dû entrer pour chercher l'aspirateur. Ses vêtements étaient éparpillés. Il aurait pu en prendre un, être un voleur.

    Depuis lors, et même s'il aurait juré le contraire, son œil furetait, comme s'il avait voulu accumuler toutes les images possibles de ces jours égrenés en pensant au grondement du bus qu'ils entendraient venir du fond de la vallée, grondement amené à grossir dans les lacets de la route étroite, montée progressive de l'adieu, chant du départ où se mélangeraient à cette heure  matinale la fadeur de la brume et l'acidité du gasoil.

    Il fredonnait. Géométrisant dans le désordre.

    Il finirait le frigo, bouclerait les volets, remiserait les clefs sous la grosse pierre et Jean-Jacques viendrait les récupérer pour veiller, à intervalles réguliers, sur la maison qui ne la verrait plus.

    Tout semblait égal à ce qu'ils avaient vécu. Il faisait encore très beau. Le soleil auréolait leurs carcasses. Elle pavanait pieds nus autour de la demeure, en tenue légère et ses boucles d'oreilles, de grands anneaux d'argent, lui donnaient des airs de sud-américaine. Le soir prenait ses quartiers. Elle ne disait vraiment plus rien, mangeait en souriant à demi, lui coupait le fromage sec en petits carrés, sans qu'il ait rien demandé, et pour le dernier ragoût elle trempa franchement son pain dans la sauce, but un grand verre d'eau, lui souhaita bonne nuit avant de s'engloutir dans le néant de l'escalier.

    Il prit un pull, colla son dos contre le muret du jardin et chercha la casserole de la Grande Ourse. Lui qui mettait habituellement si longtemps, la trouva tout de suite.

     

    Photo : Bernard Plossu

     

     

  • De toi à moi

    On vint le chercher pour lui dire que tout s'était admirablement bien passé, que la mère et l'enfant se portaient au mieux. Ils n'attendaient plus que lui.

    Elle était épuisée et sourit à peine. Il l'embrassa délicatement et pour la première fois tourna son regard vers le nouveau venu, à la fois inconnu et pourtant déjà nommé, par eux.

    Ce n'était rien qu'une minuscule fébrilité, une rougeur poings et yeux fermés dans du linge blanc.

    Les heures s'écoulèrent, presque en silence, à trois, jusqu'à midi où il se résigna à annoncer à tous la nouvelle. Il y avait en lui une certaine répugnance à se confronter à ce moment. Il avait suffisamment connu la paternité des autres pour savoir ce qu'elle pouvait engendrer de lieux communs, de phrases creuses et d'avis contradictoires. Il savait que l'attendait la litanie des enthousiasmes. Tout y passerait : l'éclat de la jeune mère, la beauté de l'élu, les gazouillis débiles, le désir de le regarder de plus près, de le prendre dans les bras, si c'est possible, le jeu des ressemblances.

    Plus que tout, et cela ne manqua pas d'arriver, non pas de sa mère, au loin, qu'il eut quelques minutes seulement téléphone, mais de la tante Pascale, émue aux larmes, il redoutait qu'on lui dît que son père aurait été fier.

    -Ton père serait fier.

    Ainsi glosa l'idiote. Il en profita pour répondre, mais ce n'était pas répondre, qu'il avait besoin d'en fumer une, la première et, comme une pirouette de plus, ajoutant : la dernière.

    Il descendit l'escalier à toute vitesse, se retrouva sur le trottoir.

    Il serait fier.

    Pourquoi ce besoin de rappeler l'absence, cette impudeur à vouloir susciter l'émotion, cette bêtise à ne pas comprendre qu'il n'avait pas, lui, relier la naissance de son fils à la fierté imaginaire de son père mais qu'en servant le premier doucement dans ses bras il avait rendu au second l'hommage secret du quotidien de la présence perpétuée. Il n'y avait de part et d'autre ni grandeur, ni fierté, parce que ces évaluations ne concernent plus ni les disparus ni ceux qui ne les oublient pas (et donc n'en parlent jamais avec légèreté) mais une communion, au delà du crématorium et du conditionnel.

    -Tu comprends, la communion !

    Il avait parlé tout fort et le passant sur le trottoir le dévisagea, croyant peut-être qu'il était fou.

     

  • Laisser son empreinte (II)

    J'ai pris l'habitude de ne jamais couper le morceau en cours, quand je quitte l'appartement, je le fais tourner en boucle. Dans les pièces, circule ainsi, puis-je dire : se répand, un air qui n'est là pour personne. Il s'agit parfois d'un album entier, à peine entamé, parfois, les ultimes minutes d'une symphonie. Mais cela peut aussi être une composition lancinante qui me plaît tellement que je l'ai déjà écoutée, ailleurs. Un univers qui m'a rempli de toute sa répétition, occupant chaque recoin des lieux, s'accrochant à chaque élément qui les constitue. Cette composition est alors plus qu'un ornement du moment, ou même : le reflet d'un état d'esprit. Elle est l'essence d'une recherche périodique.

    L'air se décompose en vagues, en retour perpétuel. Il est là, plus que là, l'unique occupant de l'espace. Il crée son univers et les meubles sont repoussés, les décorations anéanties.

    Je ferme la porte, doucement, et la musique continue, comme un être animé de la volonté de ne jamais disparaître. Il faut imaginer que le silence n'existe pas, qu'il est un leurre et que de toute manière les gens ne l'aiment pas, ou ne l'aiment plus.

    J'ai fermé la porte très doucement, et j'écoute quelques secondes sur le palier le phrasé. Brahms, Wagner, Brad Melhdau ou Coltrane ne savent pas qu'ils imprègnent un monde mort, qu'ils sont le dernier bloc contre l'effacement, que leur musique est la dernière chose qui reste, là, de l'autre côté de la porte.

    Je descends tranquillement l'escalier et dans mon âme la mélodie m'accompagne. Je vais par les rues et les venelles. Je traîne de terrasses en terrasses et je fredonne cette musique de l'au-delà. Il fait beau à fredonner un requiem. Je préfère qu'il fasse beau, pour que je puisse en profiter, pour n'avoir pas à rentrer immédiatement chez moi. 

    La pièce vide, pleine de la musique que j'ai choisie, comme un chant commémoratif. Peut-être, plus tard : pour l'heure, il n'est que funèbre. Ce n'est qu'une question de temps.

    Il arrive donc que tourne en boucle un après-midi entier, un jour durant, parfois plus, ma musique. Tout dépend des circonstances, de qui, et quand, surgira le premier témoin du corps de ma victime. Un mari, une épouse, un voisin, la police alertée justement par un voisin, la police qui reconnaît désormais ma signature (mais il est bien sûr arrivé que celle-ci ait été effacée par un idiot qui a d'abord éteint la musique, pour soulager son effroi, et ne saurait retrouver l'air).

    Je les attends. J'ai la bande-son de mes récits, chacun son film, chacun sa musique, en intégralité.

  • Laisser son empreinte

    Je l'ai connue enfant, sage, sérieuse, avec un regard plein de pénétration et la semaine dernière elle effectuait sa première autopsie. Elle allait enfin tailler dans le vif et lui est échue une main. Pas un corps entier. Une main, seulement, dont elle a dû découper les chairs, domestiquer les tendons. Un simple morceau de viande anonyme, d'un être qui avait vécu, senti, touché, frôlé, caressé. Toutes ces œuvres qui nous paraissent si simples et désormais la mort venue, et le désir de léguer son corps à la science (à moins que ce ne soit qu'un abandonné que l'on a, personne ne le réclamant, donné pour servir d'exercice.).

    Une main. Ce détail me serait-il resté, moi qui exècre le médical au plus haut point, s'il s'était agi d'une épaule ou d'un œil (dissecte-t-on l'un ou l'autre ? Les donne-t-on en pâture au scalpel incertain ? Je ne sais. Je ne chercherai pas à savoir. L'exactitude de mes supputations n'a pas d'importance).

    Une main, donc, posée là, sans plus de pression possible, ni poignée franche, ni délicatesse de la paume, moins encore baiser qu'on y déposerait. Viande froide.

    Y aurais-je autant pensé si, comme des nerfs aiguisés, je ne m'étais moi-même senti comme entouré de mains ? J'écoutais alors, sans cesse, des œuvres pour piano : Argerich parcourant Debussy, Sanson François et Chopin, The River de Ketil Bjørnstad, les Piano Works de Craig Armstrong. Un environnement de mains alertes, vives comme un sésame. La main sur la surface froide et l'excitation opératoire d'une étudiante, pendant que je revenais à Glenn Gould dans la version 1955 des Variations Goldberg et dans la Toccata 915, Glenn Gould et ses mains, et ses gants portés par n'importe quel temps pour se préserver du froid. Glenn Gould fou de ses mains, en prolongement essentiel d'un esprit analytique, quand tout le reste peut être soumis.

    Je pensais à la dissection et l'idée venait toute seule, de ces mains d'artistes qui ne pourraient jamais finir comme des instruments jetables, après coup, effaçables du monde, en lambeaux, massacrées. Qu'aurait répondu le pianiste si quelqu'un s'était amusé à évoquer un tel sacrilège ? Un artiste peut-il se penser démembré de ce prolongement essentiel de son univers ? Une main plus qu'elle-même. Musicien ou peintre. Pas la même chose pour un écrivain.

    Les mains... et sans vraiment y réfléchir, par la seule magie du titre et l'envie de revenir à lui, par le fruit du hasard aussi, à moins qu'il n'y ait eu dans l'univers un complot ourdi, une Main secrète, je me mis à lire Thomas Bernhard et son Neveu de Wittgenstein. C'était l'écho de Diderot qui me décidait mais je souris très vite à la coïncidence (sourire à la coïncidence, tel est le mot, ainsi que l'on sourit à un visage séduisant croisé dans un escalier. La coïncidence est parfois un être. Il devient l'être que nous sommes, une part de nous). L'auteur y raconte son amitié pour Paul Wittgenstein, cousin du fameux Ludwig Wittgenstein. Personne réelle ou personnage d'invention, j'hésite. Je ne cherche pas plus avant parce que je connais déjà un Paul Wittgenstein, frère du philosophe, un pianiste pour lequel Ravel composa un Concerto pour la main gauche. Dès lors, tout ma lecture fut traversée de cette étrange confusion de l'un avec l'autre, de cette main perdue à la guerre, d'une carrière bouleversée.

    À l'autre bout du pays, A. devait continuer son entreprise d'exploration et de charcutage. Elle en était à la deuxième séance. Je ne voulais pas en savoir davantage. C'était le temps de la main, et je sentais que mes moindres choix étaient dirigés (ou presque) par cette obsession physiologique. Mes rêves voyaient la chair, mes narines sentaient le formol, mes oreilles entendaient le craquement des os. Le récit de Bernhard se déroulait dans un hôpital. Le héros était malade et son Wittgenstein fou. Moi-même, j'avais l'impression que tout pouvait basculer. Je vérifiai, de temps à autre, que je ne tremblais pas : c'était ma façon de m'assurer que j'avais toute ma tête. Encore une fois : le lien du cerveau à la main, en un signe de maîtrise et de santé.

    Pourquoi n'avait-elle pas hérité d'un pied ? Au moins, avec Long John Silver, j'aurais voyagé, me dis-je.

    C'était cette envie de partir, de m'aérer par la lecture qui me fit, sans le vouloir, choisir, dans la bibliothèque en désordre, le Bourlinguer de Cendrars, que j'avais lu par intermittence il y a fort longtemps. Le répit fut de courte durée. J'avais oublié (comment était-ce possible ?) que, lui aussi, à la guerre comme le pauvre Paul, il avait perdu une main (pour tout dire : un bras). Décidément, j'étais cerné. Le monde était tout à coup rempli d'estropiés, de mutilés (je vis aussi, pour mon malheur, un reportage sur la Grande Guerre...), de corps découpés. Je croyais en une malédiction et je n'en parlais pas, évidemment.

    Mais les Dieux étaient contre moi. J'étais en train d'écrire l'histoire d'un tueur et un ami à qui je faisais lire quelques pages acquiesça en concluant que les hommes de main, c'était un sujet toujours prenant. J'eus envie de le tuer et je fus à deux doigts de me laisser tenter. Trop de monde, cependant, dans ce café où il me faisait ses commentaires. Je partis fâché.

    Il faisait nuit et de la suite je n'ai nul souvenir, sinon de m'être vers le petit jour retrouvé dans une cellule, menottes aux poignets. Il était question que j'eusse fracassé une statue dans un square, que je me fusse acharné sur les bras d'une sommité locale dont le nom ne me disait rien.

    Il paraît que ma santé mentale est en jeu, que je dois être suivi. On me poursuivra pour dégradation de biens publics (la belle affaire...) et celle qui vient m'examiner déclare, après quelques minutes, que tout va bien. Je serai convoqué pour donner suite à la justice.

    Il fait étrangement beau. Le ciel est clair, les nuages dessinent des ombres. Elle est à mes côtés et me demande si elle peut me ramener chez moi. Il me faut un psychiatre. Je n'en connais pas. Son écriture s'escrime sur un papier à en-tête. Elle se prénomme Zoé. Trois noms couchés mais le premier surtout, le meilleur.

    -Avec lui, vous serez en de bonnes mains.

    Et je la tue, je l'étrangle. Elle, au moins, sera autopsiée dans les règles...

  • 42,195 Km

     

    Un matin, au cœur de l'été, tu découvres qu'il y a un mois à peine, un ami, un ami du passé, perdu depuis quinze ans, sans la moindre discussion ni égratignure, mais par le simple fait du temps, des voies qui ne sont pas plus les mêmes, des destins qui ne se croisent plus toujours à intervalles réguliers, tu découvres qu'il est mort, mort à un âge où la probabilité te laisse le choix entre l'attaque, l'accident de voiture et le cancer, plus probablement le cancer vu ce qu'il fumait, et ce mort auquel tu ne peux être indifférent, cette disparition devenue l'irréversible d'une réalité que tu ne croyais pourtant jamais récupérée, d'une manière ou d'une autre, toute cette fatale irrésolution de ton être dans l'immédiat et l'oubli de ce que tu fus, tu dois en faire ta nourriture, en plein été, dans la chaleur collante qui t'abat, mais déjà moins depuis que tu te remémores les dates et que, par le plus grand des hasards, tu sais exactement où tu étais et ce que tu faisais quand il est mort, et que cette étrange précision, entre deux lieux et deux vies en totale disjonction, l'une qui souffre, l'autre qui vadrouille, cette précision réveille non pas les souvenirs banals de ce que vous avez partagé, si bien sûr, un peu, des images vagues et fuyantes mais plus encore : des matins de brume à courir, lui et toi, en papotant comme des filles, la sueur au front, la bave aux lèvres parfois, et le silence aussi, le silence dans les montées, les raidillons, les côtes, l'un près de l'autre, avec juste un regard pour savoir si tout va bien, tant de matins de brume, et de soleil aussi, enfouis au fond de toi, et de lui aussi, sans doute, et tous ces kilomètres dont les autres ne comprenaient pas ce que nous y trouvions.

    Nous n'y trouvions rien, bien sûr, rien, sinon de n'avoir rien à en dire, aux autres, justement...