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nouvelles - Page 2

  • Métonymie

    La partie pour le tout, le fétichisme de la basse lumière et du chuchotement. La parole, sans quoi rien ne serait, sinon une mécanique du vivant, à laquelle nous essayons d'échapper.

    La métonymie plutôt que la métaphore. Le fixe et l'éternel plutôt que la viralité de l'imaginaire.

     

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    Photo : Philippe Nauher

  • Sans condition

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    Ce qu'il reste de l'été, ou du printemps, ou de n'importe quel jour. Les choses. Les apprêtés de nos conciliabules et des bouteilles vidées. Tout est léger, ainsi vu, de loin, de haut, à mille lieues (tu exagères) de ce qu'il a fallu comme énergie pour garder l'équilibre. Quand tout est ainsi, posé, fermé et comme appesanti du jour qui s'évanouit, il demeure en toi une ineffable musique que toutes les couleurs du monde ne pourraient jamais contenir....

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Les armoiries de la rêveuse

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    Elle a tout de suite balancé qu’elle ne gardait rien, qu’on pouvait tout jeter : les meubles, les souvenirs, les lettres, les vieilles fringues, et les neuves. La vaisselle aussi, sans parler des photos.

    Elle prenait seulement une valise, vide. Vide ? Evidemment, puisque le but de toute cette aventure n’était pas de se surcharger mais de remplir les jours, les mois et les années à venir. Il fallait donc une valise, sans rien à l’intérieur.

    En plus, ce serait utile, en arrivant là où elle passerait, une manière d’avoir une main libre et l’autre occupée à faire croire qu’elle avait déjà vécu, qu’elle venait de quelque part, qu’elle était sûre d’elle-même.

     

    *

     

    Elle pensait aux premiers temps, aux premières nuits inconnues dans des endroits improbables ; et d’ouvrir la valise pour n’y rien trouver et ne rien y mettre. Et elle imaginait que, peut-être, un matin, en faisant la chambre, un hôtelier indélicat voulant fouiller pour en savoir davantage découvrirait le secret de cette si discrète occupante de la chambre 15.

    Il aurait peur, ensuite, en la voyant au petit-déjeuner, peur de ses manières simples, de son calme. Il suffit de peu pour les gens (se) racontent des histoires.

    Il lâcherait même, le matin de son départ, un « vous n’êtes pas encombrée, dites », auquel elle répondrait, avec un large sourire, qu’elle a tout sur elle et que le monde est inépuisable.

     

    *

     

    Elle a gardé un certain temps la valise, sans jamais rien y conserver. Ce n’était pas nécessaire. Elle pouvait faire sans. Elle l’a abandonnée sur un chemin qui descendait vers la mer, et longtemps après, très longtemps, dans l’intérieur de la doublure qui venait de se déchirer, le fils de l’acquéreur inopiné a trouvé la photo couleur d’une jeune femme châtain clair, sur un quai de gare, sans la moindre indication, ni recto, ni verso. Il a beau chercher en elle les traces d’un sentiment particulier et précis, il reste désemparé, comme si, dans l’éclat des couleurs étonnamment conservées, d’une époque indéfinie, elle arrivait à se soustraire à son regard. Cette photo, il l’a punaisée sur le panneau de liège, au-dessus de son bureau, dans un coin à part, et il se promet un jour de retrouver ce quai et d’en percer le mystère…

     

    Photo : Alexandre Mouchet (avec l'aimable autorisation de Newyorka)

                  

  • La manquante et l'ajouté

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    À cinquante mètres de distance, découverts le même jour : une lettre manque ici quand on a écrit un chiffre en plus là. La beauté du kairos fait courir l'imagination, puisque, dans une certaine mesure, l'esprit peut être trompé par ce qui est ajouté ou retranché.

    Dans un roman policier, il arriverait ainsi qu'un personnage ait été gravement touché dans la rue de Crimée mais que, retrouvé ailleurs, inconscient, il ne garde, dans les dernières lueurs de lucidité que le souvenir du crime, la rue du crime, ce qui, en considération de son état, laisserait les enquêteurs perplexes. Il y a si loin de la Crimée au crime, dans ces circonstances, que tout le monde resterait longtemps aveugle. De même, dans un autre roman, un agonisant évoquerait le 33 et la police passerait au crible toutes les adresses de la ville répondant à ce critère. En vain.

    Il faut ainsi imaginer, dans les deux cas, un autre indice pour que l'énigme soit résolue, moins un indice d'ailleurs qu'une illumination, une pas même intuition, plutôt : un mélange de réminiscence et de conviction. Par exemple, dans l'affaire de la lettre, le héros, revenant d'une conférence sur Lacan (il est l'amant d'une psychanalyste...), relirait le fameux texte de la Lettre volée, que son esprit détournerait évidemment pour trouver celle qui manquedans l'affaire du chiffre -devenu nombre- l'esprit aventureux d'un inspecteur, revoyant L'Assassin habite au 21, de Clouzot, ferait une addition 2+1=3, penserait au docteur Linz. Dites 33. Son supérieur trouverait cela tiré par les cheveux, comme on dit. Mais l'invraisemblable serait, selon les amoureux de l'algorithme, la règle.

    Le monde est plein de signes, sur lesquels nous nous méprenons. Nous le savons. Qu'à cela ne tienne : nous aimons l'erreur, l'illusion, l'approximation. Elles nous blessent autant qu'elles nous nourrissent. La manquante et l'ajouté nous servent à garder à l'esprit le bonheur trouvé dans l'exacte mesure de l'existence... 

     

    Photos : Philippe Nauher

  • Plus loin

    Encore ce temps perdu, dit-il, à vouloir être celui qu'on attendait, alors que les efforts s'empilaient comme un tas de linge sale, devais-je, pour en sortir, pour m'en sortir, lui donner une âme, oui, une âme, ce qui ne peut se réaliser sous l'astre du regret ou de l'amertume. Il fallait opérer autrement et c'était effectivement une chirurgie. Moins une amputation ou une ligature qu'une réduction, ainsi qu'il en est pour les fractures. Je suis parti sur le chemin en méditant que "le souvenir ne porte pas seulement sur le temps : il demande aussi du temps -un temps de deuil".

  • L'accompli

    Tout est là, dit-il, pour signifier qu'il n'y avait pas grand chose, ou plus, parce que l'intéressé, désormais absent pour l'éternité et ne pouvant se défendre, n'avait pas été économe, ou prévoyant, ou lucide. Ce sont les mots du temps... Tout est là, et il faudra faire avec, c'est-à-dire sans, puisqu'il n'a vraiment pas laissé grand chose, trois fois rien, infiniment moins que ce que les gens sensés imagineraient être la somme de toute une vie, un pécule, un magot, une poire pour la soif. Mais lui, rien, ou si peu, que tous ceux qui sont venus pour la manne, ou pour partie de la manne, n'en reviennent pas. Ils sont comme abasourdis par cette inconséquence qui frise la folie. Que lui serait-il advenu s'il avait eu besoin de ressources, s'il avait dû finir dans ces maisons si chères... Pourtant la question ne se pose pas puisqu'il nous a quittés, selon l'euphémisme en vigueur. Peu importe : il aurait dû. Et c'est de ce devoir qu'on discute dans les premières travées de l'église, et qui revient sans cesse dans les conversations qui mène au cimetière. Puis on s'éparpille. Tout est là. Presque rien. Si peu que ce pour quoi ils avaient accouru semble quasiment une charge, et qu'ils regrettent le prix de l'essence pour la route et le jour de RTT. S'ils avaient su... Mais c'est trop tard. Les fous sont malicieux et nous piègent toujours. Ils s'en rendent compte maintenant, face au notaire qui les regarde sans rien dire, mais in petto, il jubile : ils ne le connaissaient pas comme lui pouvait le connaître, et quand il a vu la horde, il a pensé qu'il avait bien caché son jeu, qu'il avait joui du monde et du temps avec une discrétion maligne et magique, sans quoi il aurait été enterré seul, comme d'autres qu'il a vus, seul, dans un trou à lui certes, mais qui ne valait pas mieux que la fosse commune, puisque personne ne viendrait. Mais pour ce coup-ci, ils étaient tous venus, et tout était là, comme une relique d'un temps imaginaire, imaginé par eux, et qui se serait étiré jusqu'à eux pour les couvrir d'or, de gloire et de reconnaissance. Ils n'avaient plus qu' à les raccompagner sur son perron et à regarder leur dépit courroucé courir sous la pluie, comme des taupes...

  • Le clair

    Au rez-de-chaussée des villes, les habitats donnant sur la rue parent leurs fenêtres de lourds voilages, ou de verres dépolis, allant jusqu'aux vitres teintées,

    alors que toi, l'ami, lorsque tu te lèves, face à la grande baie de ta chambre, non loin de la Varde, où Chateaubriand venait pleurer ses amours malheureuses, tu regardes, nu comme un ver, selon les bonheurs des saisons, le jour venteux, le chapelet des nuages, ou le soleil froid qui amorce la mer...

     

     

  • Le passage à l'acte (manqué)

    Toujours, avec une régularité qu’il n’avait jamais essayé de formaliser, parce qu’en y associant une évaluation chiffrée, il aurait eu l’impression de perdre une  part du mystère, ou, plus encore, de pouvoir l’estimer, le prévoir, l’anticiper, toutes ces activités comptables pour lesquelles il avait le plus grand mépris, toujours, dans les chambres d’hôtel que le hasard, le goût et la nécessité lui avaient fait fréquenter, il avait trouvé des souvenirs du voyageur (ou voyageuse) précédent, ce qui aurait pu le rendre médisant sur le soin des personnels hôteliers, jusqu’à en faire un de ces billets d’humeur pour quoi, entre autres, il était connu et apprécié.

    Mais bien loin d’y trouver à redire, il avait considéré que ce serait là matière à une nouvelle, nouvelle qui n’avait pas (encore) vu le jour, et qui, sans doute, resterait lettre morte. La première fois que la vie lui avait laissé un souvenir anonyme, il n’y avait pas prêté attention. Il ne s’en était souvenu qu’à l’occasion de la deuxième mésaventure, et sans aucun doute, parce que celle-ci avait pris une tournure singulière. La première histoire était un classique, sans grande valeur symbolique. Un homme, mais plus vraisemblablement une femme, si l’on devait miser sur les préférences féminines pour les mélanges exotiques, avait laissé son gel douche. Coco-vanille. Il avait vingt ans ; c’était à Cambo-les-Bains, le jour où il avait visité l’Arnaga. Il ne pouvait même pas s’en servir. Il avait l’épiderme fragile et ne se lavait qu’au savon de Marseille, sous peine de fleurir de tous les eczémas de la terre. Il jeta la bouteille dans la poubelle et n’y pensa plus.

    Durant ses près de cinquante années d’errance hôtelière, on lui laissa trois montres (dans des tiroirs), des peignes, des brosses, des journaux, quinze livres (avec Le Bel Eté de Pavese en seul doublon, à Gênes, en version originale, à Roscoff, en version française), deux soutien-gorge (un Aubade et un Tati, pour faire bonne mesure), des lunettes de soleil, des préservatifs, une bible (à tous les coups, un Mormon qui voulait essaimer), des bagues, le plus souvent fantaisie, une chaussette (derrière un radian, à Bergen, en plein hiver : il attendait mieux de la si renommée propreté nordique). Mais dans cette énumération, incomplète et éclectique, rien ne pouvait égaler sa deuxième expérience.

    Une bonne année avait passé. Il s’était décidé à faire le tour de la Flandre pour un projet de documentaire de fin d’études avec son ami Ferreira. Il partit donc à Amsterdam, où les canaux, l’ambiance ambiguë et soupçonneuse, sous des airs de liberté, le Rijk le déçurent. Il sauva la seule maison de Rembrandt et les gravures sublimement crues, de la femme qui pisse, par exemple, dont il ramena une reproduction toujours accrochée dans son bureau. Il fit une escapade à Haarlem, pour voir l’orgue sur lequel avaient joué Mozart, Haendel et Mendelssohn. C’était aussi pour lui une façon de souvenir à jamais d’un poème d’Aloysius Bertrand, que venait de lui faire découvrir Karine. Il l’aima : elle non, ou du moins pas comme il l’espérait, et il lui resta un goût toujours mélancolique du baroque, qu’elle jouait dans un ensemble de bon niveau, rêvant, elle comme les autres, d’égaler un jour la Petite Bande de Sigiswald Kuijken (mais cela ne fut qu’un rêve…). Ensuite, il fila à Anvers, qu’il apprécia pour son désordre, ses pavés pluvieux et une certaine forme d’ennui un peu facile. Bruges, c’était Memling et Rodenbach : du prévisible. Il était atteint d’un agacement épais et sournois. Alors, plutôt que d’aller à Bruxelles où l’attendait une vieille cousine, il prétexta le décès d’un condisciple pour annuler l’invitation et préféra écouter le bavardage d’une Autrichienne rencontrée dans une gare routière, qui lui vanta la laideur cinématographique d’Ostende.

    Il ne connaissait pas cette ville. Pas même la chanson de Ferré (ce fut pour le retour). Il y arriva en début d’après-midi, sous un ciel nuageux classique, mais avec des pans de bleu passé délicats. Il déambula jusqu’au port. La ville était éteinte. On était dimanche. Il lui resta éternellement la gravité saumâtre d’une journée molle et maritime. Nulle part il ne retrouva cette même ambiance : ni à Southampton, ni à Gijon, pourtant visité en plein février, ni à Cork, ni même à Brest.

    Il vit des navires de belle taille. Il s’imagina marin. Marine marchande. Hambourg, Conakry, Valparaiso, Gênes, Buenos Aires, Hong-Kong, Cadix. Il avait l’esprit fertile. Pour l’heure, à Ostende, le soir tombait brusquement, la brume s’installait. Avril était tout à coup froid, hostile. Il fallait trouver un abri, ce qui ne fut pas difficile. Le premier hôtel lui sembla crasseux ; il rebroussa chemin. Le second fut le bon.  's-Hertogenbosch Hostel, tenu par une jeune qui parlait un anglais rudimentaire, avec un accent à couper au couteau. Le prix était modique et la baisse saison lui laissait l’embarras du choix. Il voulut la 15, son chiffre préféré. La chambre donnait sur une petite place où clignotait le néon bleu et vert d’un café. Tout était calme. L’endroit pouvait, paradoxalement, faire rêver, à l’inverse des Hilton et des Marriott qu’il eut plus tard l’opportunité de fréquenter, ou même des trois étoiles qui, voulant faire genre, n’en ont justement aucun. On aurait hésité entre le bric-à-brac d’un grenier, l’héritage capharnaüm d’une vieille tante, ou le signe plus probable d’un impossible renouvellement parce que les affaires étaient bancales. L’armoire et la table de chevet étaient en formica, le lit une structure en fer grinçant, mais la literie était correcte. Quant aux rideaux, ils n’échappaient à l’imparable dentelle dont Bruges s’enorgueillissait. L’éclairage à moitié flou et trop faible salissait plus encore qu’il ne l’était papier peint jaune, avec des médaillons crème en motifs.

    Il ressortit, trouva un fish and chips au coin d’une rue proche, l’engloutit en l’accompagnant d’une bière bas de gamme et rentra. Il était épuisé. Il s’effondra sur son lit, il n’était pas dix heures. Il dormit jusqu’au milieu de la nuit quand, transi de froid, il se fourra sous les draps, mais rien n’y fit. La couverture était trop fine. Il sentait qu’il avait de la fièvre. Il ouvrit l’armoire et trouva deux autres couvertures, plus épaisses, qui feraient l’affaire. Il évita celle qui était au-dessus parce qu’il remarqua une tache marron clair peu ragoûtante. Il tira la seconde, la déplia et un papier tomba. Il vit aussitôt que c’était un document officiel. Il le ramassa. Une carte d’identité. Un homme châtain très clair, 1m80, vingt-sept ans, né à Roletto. Un Italien, répondant au nom d’Ady Mannhauser, ce qui ne faisait pas très italien dans son esprit.

    Il resta une partie de la nuit à tripoter la pièce d’identité, la considérant dans tous les sens pour discerner s’il s’agissait d’un faux, ou d’une carte authentique, exercice un peu grotesque puisqu’il n’était pas vraiment expert en la matière. Il opta jusqu’à l’aube pour la falsification et une dissimulation dans les couvertures pour une raison qui ne sautait pas aux yeux. Il n’était pas nécessaire de chercher plus avant, et surtout, il ne fallait pas se mêler d’une affaire qui pouvait être douteuse. Il nota dans un carnet tous les renseignements du document hypothétiquement officiel, replia la couverture et y glissa l’énigme comme si rien ne s’était pas passé.

    Il n’essaya même pas de cuisiner la si fameuse blonde de l’accueil. Il resta deux jours à Ostende, constata qu’on n’avait pas touché aux couvertures et juste avant de quitter la chambre il vérifia que le document administratif était encore à sa place.

    Certains lecteurs auront déjà compris qu’il ne laissa pas l’affaire telle quelle. Il ne mena pas son enquête à proprement parler, parce que cela lui aurait pris trop de temps et qu’il ne savait pas vraiment comment s’y prendre. Il envisagea plutôt une manière détournée et lorsqu’il eut atteint un succès littéraire assez conséquent, on vit apparaître comme personnage récurrent de ses nouvelles un Ady Mannhauser jamais décrit, dont les occupations macabres en firent une figure dont ses plus fervents admirateurs aimaient lui parler dans le courrier qu’ils lui envoyaient. Pour ceux qui voudraient aller à l’essentiel, on le retrouve dans un roman (en second rôle), La Côte, et dans trois nouvelles : Les Orchidées, L’heure du coucher et L’historique des civilités (réunies dans le recueil intitulé Le Chemin de halage). Il espéra pendant longtemps qu’un matin une voix mystérieuse le contacterait pour lui en dire plus sur l’homme d’Ostende, que peut-être même celui-ci apparaîtrait, puisqu’il avait bien une réalité attestée par le papier d’identité, ou, pire : qu’on lui enverrait un courrier menaçant en lui demandant de ne plus jamais écrire sur le sieur Ady.

    Mais rien ne vint. Pas un signe, pas une ligne, pas un danger. Et c’était fort curieux, lorsqu’on l’invita pour parler de ses livres, d’évoquer ce personnage, parmi les autres, d’entendre des critiques, des journalistes en parler avec tout le détachement qui sied à celui pour lequel l’histoire n’est qu’une fiction et un nom un subterfuge pour accrocher le lecteur. Il pouvait s’épancher sur n’importe lequel (et parmi les plus fameux il avait pioché dans ses connaissances. Certaines greluches étaient de ses proches, certains vaniteux ou d’autres, médiocres et irascibles, aussi), mais concernant Ady Mannhauser il éprouvait plus qu’une gêne, une angoisse, comme s’il avait déterré un mort et qu’on lui demandait des nouvelles du cadavre.

    Il voyagea beaucoup et un jour, la soixantaine passée, alors qu’il venait de quitter Sestrière et la belle maison de son ami Bastien, filant tranquillement pour revoir Turin, il aperçut sur sa droite le panneau indiquant la localité de Roletto. Il se gara devant un bistrot de bord de route, y découvrit une Tre Fontane à l’eucalyptus rafraîchissante et pendant deux heures hésita sur la marche à suivre. En fait, il choisit une voie moyenne, c’est-à-dire infiniment médiocre et vaine. Il traversa Roletto, dans un sens puis dans l’autre, sans s’arrêter, comme s’il y avait eu quelque à voir : un monument, un vestige, une curiosité, sans nécessiter de s’y arrêter. Il faisait chaud, la nature était épanouie. Il avait parfois écrit des choses terribles. On se demandait où il allait chercher de telles images mais là, à son tour, il se trouvait écrasé par le nom de la bourgade, par la banalité de ce qu’il pouvait voir et du mystère incertain qu’il pourrait y trouver.

    Et comme une fuite en appelle souvent une autre, il retourna à Ostende, rechercha l’hôtel mais il n’existait plus, bien sûr. Il n’allait pas plus loin dans son enquête, quoique ce mot soit très excessif.

    Le visage d’Ady Mannhauser, si toutefois cette identité correspondait à cet individu, restait très net dans sa mémoire et en buvant sa Kwak à la terrasse de l’autre côté de la rue où jadis il l’avait rencontré, il sentit un grand vide. Pas de la tristesse, ni de la nostalgie, mais le sentiment grave d’être passé à côté de ce qu’il aurait dû faire, de n’avoir été qu’un ridicule exploitant du hasard, de s’être abandonné à ce penchant disgracieux du confort, de l’aventure simulée, et de l’écriture facile. Dans le fond, Ady Mannhauser était l’homme dans lequel son miroir était terni. Beaucoup de ceux qui l’avaient approché, presque tous en fait, ne pouvaient prétendre l’avoir percé ainsi. Il sortit de son sac un cahier où il écrivit, à la date du jour, tout l’après-midi, sans ratures ou presque, un semblant de roman, ou de nouvelle, intitulé Ante Meridiem, œuvre inachevée qu’il ne retoucha pas, en attestent les commentaires de Pierre Leroy, qui en assura la publication dans la revue Ulysse, un an après son décès, nouvelle qui raconte comment un écrivain connu n’est que la figure publique d’un mystérieux auteur qu’il ne connaît que sous un nom fictif, Ady Mannhauser. Le texte s’arrête alors qu’ils doivent se rencontrer, à la gare d’Ostende. « Il regarda sa montre, nettoya ses lunettes fumées et il ».

     

  • L'arborescence

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    "We are accidents waiting to happen" (Radiohead)

    Tu t'es trouvé là par hasard, et le hasard sait parfois nous trouver. Tu allais monter dans le tram ; tu t'es retourné et face à toi, ce papier. 

    Ce n'est pas un Post-it, ni une feuille classique, A4 ou A5. Son format est propre au destin que lui a assigné l'auteur du message. Sa rectangularité moyenne rappelle moins celle d'une enveloppe que celle d'une photographie, ce qui ne manque pas de te faire sourire.

    Elle a été scotchée à l'un des grands panneaux de verre de l'arrêt. Peu importe le nom de l'arrêt. Elle fait tache, en quelque sorte, au milieu de toute cette transparence triomphante. Elle intercepte le spectacle de la rue : les gens qui passent et les voitures. Elle veut interpeller celui qui attend. Elle attend quelque chose de celui qui attend, sans savoir s'il y aura jamais une réponse.

    Ce ne sont que quelques mots mais, en soi, une histoire que tu peux essayer de reconstituer (comme un crime ?) en t'en tenant à la stricte probabilité chronologique. Une histoire dont les protagonistes ont des caractéristiques floues. Réalités presque secondaires.

    Tu imagines qu'il y avait une pochette, ou une grande enveloppe qu'un enfant, ou un adolescent (tu ne penses pas à un adulte. Impossible de dire pourquoi...), puisque photos de classe, a perdu quelque part. C'est un lieu vague : dans la rue. Il n'est pas précisé laquelle. Est-ce l'essentiel ? Quand on a perdu un objet, toutes les rues se ressemblent, c'est-à-dire s'annulent. Peut-être n'est-ce qu'une facilité de langage ? Le malheureux l'a, qui sait ?, oublié sur un siège de l'arrêt. Du moins le supposes-tu, en associant le lieu du message à celui de la perte. Ou bien il faudrait que tu arpentes le quartier pour voir si, d'aventure, d'autres billets identiques ont essaimé. Mais c'est improbable parce qu'il s'agit d'une rédaction originale (un manuscrit, pour faire littéraire) et non une photocopie. Le bord mal découpé du papier induit un acte impromptu, le produit d'une décision sur le vif, parce que l'inconnu venait de trouver ce qui avait été oublié, et donc perdu. Il a ouvert l'enveloppe (tu veux qu'il y ait une enveloppe, sans savoir pourquoi) et si cela n'avait été que publicité ou papiers sans importance, ou même des cours, il aurait laissé tomber. Mais il a été attendri par ces photographies, ce qui te pousse à l'hypothèse d'une classe du primaire plutôt qu'à des lycéens. Il s'est projeté dans ce que pouvait représenter cette perte (ou souvenu d'une propre perte, ancienne ou récente, et il voulait conjurer le sort des disparitions douloureuses). C'était d'autant plus facile qu'il passait devant la mairie du 8e, à moins qu'il n'y travaille (et tu imagines le plaisir qu'il éprouvera devant le visage ravi de celui qui viendra reprendre son bien).

    Il aurait pu donner un numéro de téléphone. Mais non. Il veut rester anonyme, ou craint de divulguer au monde ses coordonnées.

    Message sans destinateur ni destinataire nommés, ce qui suppose que les photos ne donnaient pas d'indications précises non plus. Grammaticalement, des anonymes, alors que le message en lui-même défie les règles de plus en plus appliquées de l'indifférence bien comprise.

    Tu laisses passer le tram et tu relis le message. Écriture capitale. Ni homme, ni femme. Maintenant, tu es convaincu que ce billet est unique et que celui qui a perdu les clichés ne l'a pas encore lu, sans quoi il l'aurait arraché, aurait béni son auteur et couru à la mairie. Les mots n'ont pas trouvé leur cible, comme dirait le monde communicant. Le cœur de l'un n'a pas (encore) touché la tristesse de l'autre pour la calmer, à moins que l'autre s'en moque et que ces photos n'ont aucune importance pour lui ; et peut-être que cette rencontre en différé n'aura jamais de suite tant il est évident que nous ne savons que rarement où et quand nous avons oublié quelque chose. Le perdu nous est par essence un mystère, comme certaines retrouvailles d'ailleurs : le livre qu'on cherchait depuis des années, il est là...

    Ce message mourra peut-être du temps qui passe, de l'humidité qui l'abîme, du soleil qui fait pâlir l'écriture, de la main d'un employé chargé de la propreté des arrêts. Ainsi les photos resteront-elles un temps sur une pile, dans un bureau municipal, ou dans un tiroir de l'accueil. Le vœu aura été vain.

    Tu lis donc un texte qui ne t'est pas destiné (sans que tu te sentes pourtant intrusif...), sur lequel tu ne peux agir, sauf à usurper une identité pour aller récupérer le précieux paquet. Tu n'es pas la bonne personne. Évidemment.

    Cependant, ce rectangle de papier n'est pas sans attrait pour toi, qui tiens dans les mains un appareil photo. À ce point de ta déambulation urbaine, dans ce qui en sera l'extrême géographique, à la recherche des histoires que les choses veulent bien te concéder de leur mystère, il y a cette anecdote. Tu sais que tu vas te l'approprier et qu'elle va ainsi, sous un certain angle, devenir tienne et se prolonger sous d'autres cieux.

    Ce message devient ainsi un objet trouvé qui serait resté lettre morte dans ton esprit s'il s'était agi d'un portable ou d'un animal domestique. Ce sont des photos. Tu y accroches une continuité symbolique. Tu vas faire d'un oubli un souvenir.

    Tu te places face à lui et, avant de prendre la photo, tu réfléchis à ce que tu désires emporter. Le cadrage n'est pas une affaire de technique mais de sens. Tu as d'abord envisagé un plan serré, où le billet prendrait toute la place. Le message serait tout, hors de contexte. Tu serais n'importe où et il deviendrait n'importe quoi. Pas plus qu'un jeu. Il faut que tu élargisses le plan. La vitre, les voitures, le marquage au sol comptent tout autant. Ils sont même, tu le pressens, l'essence de cette déposition, pour qu'en regardant ce qui restera on puisse imaginer justement qu'il n'en restera rien d'autre. L'espace, même flou, (ré)introduit le temps et la capacité de celui-ci (c'est même sa substance première) à délier le monde. Le flou, accentué, est même une mélodie du monde qui file sa quenouille pendant que le temps des photos perdues est, lui, une suspension. La perte est une effraction dans l'écoulement des heures, des jours, voire des semaines (avant que peut-être les clichés ne retrouvent leur propriétaire). Tu as un besoin impératif du flou, de l'arrière-plan indistinct, pour justement distinguer la question en suspens de toute cette histoire : chacun retrouvera-t-il son bonheur ? Et c'est même pire que tu ne l'imaginais quand, après, tu te rends compte que sur le message lui-même il y a un certain flou. Comme si la forme que tu inventes devait garder une empreinte de ce qui avait été écrit. 

    Donc : toi, tu arrives, tu t'arrêtes et tu prends la décision d'en faire quelque chose. Ainsi les photos perdues (mais peut-être pas...) laissent-elles une trace dans une photo qui leur doit tout, laquelle devient par ironie le signe (peut-être) ultime de leur existence (si l'on veut croire au pire : sorties un jour du tiroir et jetées à la poubelle par quelqu'un qui les avaient rangées et se dit : "Encore là ? Maintenant, un peu de nettoyage"). La place est un croisement et tu essaies de fixer ce carrefour d'absences, de lui donner un semblant d'éternité.

    N'est-ce pas le lot de notre existence ? Cette (re)collection de signes que nous nous passons sans le savoir. Cette effraction de la vie des autres dans la nôtre, pour n'en faire rien souvent, ou parfois s'y arrêter et repartir avec un souvenir dans notre camera oscura. Il n'est pas dit qu'un jour (logarithmiquement parlant, tu es sûr qu'on te prouvera que c'est même probable), tu ne reçoives pas un message de qui a écrit sur ce bout de papier, parce qu'il aura vu ton cliché sur la Toile. Tu ne le souhaites pas, on s'en doute. Tu ne veux surtout pas qu'il perde son mystère, qu'il ait un visage, une identité, une histoire. Une histoire qui viendrait contredire la tienne. C'est d'ailleurs à ce niveau que tu perds toute empathie pour celui qui a perdu ces photos de classe. Il fallait y penser avant, pour que tu n'aies pas le désir et le plaisir d'y penser après...

     

    Peut-être est-ce la suprême invitation de cette aventure ? Qu'une part de la vie prenne sa source dans ce qui est perdu et que tu te nourrisses des abandons, des oublis, des négligences, des incertitudes, des vaines envies que tout soit conservé...

    Photo : Philippe Nauher

  • Une légende

    Ainsi le jugèrent-ils insensé, quoique le verbe convienne mal -ce serait plutôt une estimation, comme on le fait d'une étrangeté, avec marge de manœuvre, qu'un propos sentencieux, celui qui arriva un soir de pluie, entra au bar de la Mairie, avec son sac à dos bas de gamme et un gros sac poubelle d'où il sortit un billet de vingt euros pour payer son double cognac. Puis il demanda s'il y avait une institution bancaire (ce sont ses mots) et, d'abord, un hôtel pour prendre une chambre. Il avait de l'argent à placer, et de montrer le sac plastique sombre gonflé comme une belle outre. Tout le monde le fixa avec sidération : le tenancier et les quatre poivrots de l'heure tardive. Il traversa la place, prit la première chambre qu'on lui proposa, payant, en espèces, les cinq nuitées à venir. Trois cents euros, soit cinq billets de cinquante, claqués sur le présentoir.

    Et, dans le matin pluvieux, l'affaire courut vite, entre café et petits blancs secs, d'un dingue plein aux as (pour les amateurs de belote), blindé de thunes (pour les anciens militaires), qui logeait chambre sept, selon les informations de première main de la mère Jodelle qui n'en revenait toujours pas de ce grand échalas, maigre comme le Jésus du tableau de l'église, répondant par monosyllabes, et sans un regard pour elle quand elle essaya de lui parler.

    Ils attendirent derrière les carreaux embués de le voir sortir. Ils suivraient ses pas de loin, parce qu'il leur faisait peur. Dix sonna, puis midi, et la bête ne sortait pas de sa tanière. Il devait se reposer. Ainsi passa le jour, et le lendemain, après le carillon méridien, la mère Jodelle se décida à frapper à la porte et personne ne répondit. Elle appela Perrot, le charcutier, pour ne pas être prise en défaut, être traitée possiblement de voleuse, car elle avait l'instinct des catastrophes.

    On demanda la gendarmerie qui força la serrure et on le trouva, tout habillé, allongé et sérieux, le visage déjà perdu dans la mort. On pratiqua une autopsie qui détermina un infarctus. Il n'avait aucun papier sur lui et le sac poubelle était rempli de papier journal, si ce n'est la somme fort modique de cent quinze euros, en petites coupures...