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nouvelles - Page 8

  • Chromosomes

    Un jour je ne vis plus mes parents. Ils demeuraient sur le seuil de ma vie nouvelle et si, pour eux, je n'étais pas porté disparu, je n'étais plus qu'un enchevêtrement de souvenirs. Peut-être. Des photos, aussi, me dis-je un jour devant le déballage enfantin de deux amis qui croyaient qu'ainsi nous les connaîtrions mieux. Ils avaient le sourire béat des vies sans accrocs. Devant ces puzzles, j'éprouvai une gêne insidieuse. Je ne pensai pas un seul instant qu'ils aient eu le courage de tout jeter, mes parents.

    Je retournai mon petit appartement dans l'espoir d'avoir sauvé d'un naufrage antérieur des clichés, parce qu'un jour je m'étais acharné à faire le vide, et la colère, comme on dit, est mauvaise conseillère. Et cet espoir, c'était déjà comme le désagrément d'un membre ankylosé, dont on craint toujours un instant qu'il soit plus durement touché.

    Dans le fouillis de lettres maintenant inutiles, je retrouvai cinq photos : deux de ma mère, trois de mon père. Jamais les deux ensemble. Je ne sais si elles devaient au hasard d'avoir survécu, ou si j'avais fermé les yeux sur elles, par pudeur. Un oubli de sécurité, en quelque sorte. Deux d'entre elles remontaient à des temps incernables, sur des fonds si éteints qu'on avait du mal à préciser l'occasion qui les avait vu naître.

    Une concernait ma mère ; une concernait mon père. Je les posai sur mon bureau presque aussitôt. Ils avaient encore les traits d'une trentaine posée. On sent que sur ces clichés, ils découvrent les joies d'être pris, par delà une occasion sérieuse. Les trois autres avaient pour moi une histoire plus conforme à mes désirs. Elles collent à mes propres souvenirs, à ce que je peux accrocher à mes pas, quand, dans la rue ou les jardins publics, leurs êtres bruissent auprès de moi.

    Ma mère, assise dans un fauteuil de camping, regardait l'objectif par-dessus ses lunettes, avec le désir inaccessible pour elle d'être naturelle. Ses cheveux décolorés par la teinture, le soleil et la mer faisaient ressortir son bronzage et le prune de la robe à bretelles (je me souviens qu'elle est prune) noie le bas du tronc. Elle a le pincement aux lèvres que je lui ai toujours connu quand elle vient d'entendre quelque chose qui lui a déplu. Et cela peut tenir à des détails. Son monde est comme une chambre meublée de célibataire où tout doit être en ordre. Cela ne l'a pas empêché de faire des enfants. Mes deux sœurs lui ressemblent beaucoup. Nous nous en tenons à des coups de téléphone lointains.

    Les lunettes de ma mère sont les dernières avec lesquelles je l'ai vue et qu'elle a eu tant de mal à accepter parce qu'elles étaient à double foyer. Ils habitaient encore le troisième étage et mon père l'entendit pendant des semaines qu'elle ne sortirait plus jamais, à cause des escaliers où elle tomberait sûrement. Elle a un verre à la main. Un vin blanc. Pineau des Charentes, Porto, Pacherenc peut-être. Je ne puis me déterminer. Je ne sais pas qui l'a prise ainsi, cette photo. Ce n'est pas moi. La mise au point n'est pas parfaite.

    Mon père, lui, est dans l'entrée de l'auvent. Elle est de moi. Je n'ai pas de doute. J'ai choisi une diagonale en contre-plongée parce que sans doute je suis assis sur une chaise de camping. Dans le bas droit de la photo, son coude est en avant ; et à l'opposé, pointe la légère avancée de l'auvent. Cela le rend plus impressionnant. Il a encore la musculature de quelqu'un qui a eu un travail physique et son tee-shirt le serre au niveau du biceps. Sa peau raisonnablement ridée dégage la matité que je lui ai toujours enviée. Les cheveux que lui a laissés la calvitie de ses trente ans sont très courts, si courts qu'on distingue à peine qu'il a grisonné petit à petit. Je le sais. On ne peut pas lire autre chose qu'une certaine fierté dans ce regard qui me guette, dans cette pupille qui cherche le fond de l'objectif.

    Sur le second cliché, il est de trois-quarts face, absorbé par son journal. C'est donc le matin, quand il revenait de sa promenade, vers la digue et qu'il nous disait à quelle heure, approximativement, la mer serait haute. Il doit réfléchir à ses mots croisés.


    Durant les deux semaines qui suivirent, il n'y eut pas un soir sans ouvrir le livre où je les tenais serrées, comme on vérifie la dent de lait sous l'oreiller, encore et encore. On ne voudrait pas être oublié. Je ne rêvais pas de ce temps perdu avec lequel je ne renouerais jamais. Je suis imperméable à la nostalgie. Je n'aime que les histoires. Non, je les contemplais et toujours, au fond, je regagnais les mêmes zones, les mêmes chemins. La parentèle de leurs rides avec mon visage qui vieillit. Et il n'y a bien que dans les photographies où l'on rejoint ceux qui nous ont précédés, qu'on finit par leur ressembler, quels que soient les efforts mis à leur échapper.

    Je montrai ces clichés (les trois qui me touchaient. Le reste était en pièces, trop révolu) à Marianne qui fit le tour de mon héritage, entre pommettes saillantes et maxillaire inférieur à coup de serpe.

    Puis, un soir, je compris pourquoi je souffrais en regardant mon père. Surtout mon père. Il est dans l'entrée de l'auvent et son œil, dans lequel j'avais cru s'ouvrir le fruit de la complicité, est une coque vide et frileuse. Un naevus noir et un cercle plus clair. Quelle était la couleur des yeux de mon père ? Je voudrais me souvenir. Je vais y répondre. Je pense à Marianne qui pourrait me le demander si je lui remontrais les photos. Bien sûr, je peux mentir. Et d'abord à moi-même. Face à l'œil de mon père. Comme une ponctuation. Au centre, la bille rétractile avec laquelle joue la lumière et qu'on ne voit jamais tant elle s'accorde au reste du corps qui vous observe ou vous accueille. Ce n'était que maintenant, dans la posture rendue à l'éternité, que je la saisissais. Cette bille, me dis-je en riant d'amertume, est la chose la mieux partagée, la moins solitaire de nos possessions. J'allai chercher des photos de mes amis et aucun d'eux n'avait à cet endroit une identité. Restait l'iris. Cet anneau qui, chez moi, oscillant entre le bleu, le vert et le gris, selon les humeurs du temps, me sauve du dégoût de moi-même. On me dit que j'ai de beaux yeux. Je les devais à ma grand-mère, quoique les siens fussent, dans mes souvenirs (et il ne me reste rien d'autre d'elle), moins indécis. Bleus, pour tout dire. Je dirai que mon père avait les yeux clairs. Mais la clarté n'est pas une couleur. Juste un contraste, une simple marque sur une échelle de valeurs qui, dans une photo noir et blanc, surtout amateur, envisage un spectre étroit.


    Nous étions-nous si peu contemplés pour que ma mémoire se soit à ce point soustraite d'un passé dont je croyais jusqu'alors qu'il partait en voyage avec nous et finissait dans la tombe, comme les armes des anciens guerriers ? J'étais sensible à ses mains, très larges, des doigts démesurés, et cet ongle du pouce qui manquait, arraché dans un accident du travail, sur une Heidelberg (ville allemande que j'ai traversée, un soir, en me rappelant de sa prononciation à lui -édelberg-, très française.). Et sur le dessus de ses mains ressortaient de grosses veines bleutées, que j'ai, moi aussi, et qui faisait dire à ma mère : qui voit ses veines, voit ses peines. Pour qu'il puisse répondre qu'il n'était absolument pas malheureux, en lui souriant.

    Il y eut des soirs bleus ; il y eut des soirs verts. Mais personne ne pourrait croire que cela changeât quelque chose à mon paysage. Les souvenirs circulaient. Le plus souvent, ils portaient sur des faits, sur des anecdotes qui avaient le don de le sortir du courant central de l'histoire. On raconte et les personnages sont fictifs. Ils sont en mouvement, présents et invisibles. Mes souvenirs, le regard perdu à la fenêtre ou fixé au plafond, avaient moins de netteté que mes rêves (mais il n'y apparaissait pas. Plus le désir était fort, plus sa présence était improbable. A la place, les êtres les plus secondaires envahissaient ma tête.). Je voulais rêver de mon père. Mes nuits ouvraient leurs portes au facteur, au buraliste, à l'inconnu aigri de l'autobus...

    Par un après-midi morose, cédant à l'esprit romanesque, j'envisageai devant un café en terrasse, de revenir sur les lieux de mon enfance, et de le guetter, avec un gros objectif. J'en ris et n'en parlai à personne. Je ne savais si je voulais oublier cette question, sinon je ne me serais pas servi de cette photo comme marque-page. Mais c'est aussi cet usage fétichiste qui m'amena à me battre contre cet œil insistant. J'écornai un peu de la marge blanche. Alors je pris conscience que le cliché s'usait peut-être autant que moi. Je choisis des photographes (trois) à l'autre bout de la ville pour essayer de savoir si l'on pouvait deviner la couleur de l'iris. Il fut difficile d'entrer chez eux pour une requête aussi absurde. Je me sentais rougir à chaque fois. J'avais peur qu'ils fassent comme s'il était mort, aussi. Leur réponse ne m'apportèrent aucun repos.

    C'était une déambulation sans fin dans mon enfance et quand, en fixant son œil, ma mémoire se mettait à fonctionner, j'avais l'envie de tout déchirer. Mais c'était impossible. Je retournai chez le dernier photographe pour lui demander un agrandissement centré sur le visage de mon père. Il me dit qu'aux dimensions que je lui imposais, l'image perdrait en netteté. Je lui répondis que ce problème m'était indifférent.

    L'auvent avait maintenant disparu. Le grain du cliché original devenu plus sensible, c'était comme si un voile s'était posé entre lui et moi, comme si on avait glissé le papier dans un bas et que ce temps mort s'était recueilli inégalement. Son regard gris clair semblait faire son miel de mon obsession. Oui, son regard gris avait une odeur de métal et la posture chic que l'on trouvait dans les magazines de mode, pour des parfums moins exotiques qu'étrangement urbains. Mes souvenirs se prirent dans la glace de cet œil improbable. Mes relations pâtirent un peu de ce duel à distance. J'y pensais jusqu'à plus soif.

    Je demandai un nouvel agrandissement, sur le haut du visage. Sa bouche disparut. Il devint un être mutilé dont on aurait pu s'amuser, comme dans la page loisir des hebdomadaires de plage, quand il s'agit de retrouver une figure qui fait l'actualité. Ses yeux oscillaient maintenant entre de grands soleils éteints et de tragiques nébuleuses, avec ce trou noir au milieu. L'imagination devait suppléer à la vision. Ce fond gris de plus en plus dilué se regardait de loin, parce que de près, je me perdais dans les points. Il travaillait dans l'imprimerie et cela me rappela l'imperfection des photographies dans les journaux. C'était un peu comme d'examiner les clichés d'une autre planète.


    Marianne me demanda où je l'avais acheté, ce plan gigantesque sous verre, et pourquoi je ne lui en avais jamais parlé avant. J'étais retourné une dernière fois chez le photographe et j'avais demandé à ne garder que l'œil droit. Ainsi agrandi, l'œil de mon père n'était plus qu'une pulvérisation de gris semblable à une queue de comète et, sur un bord, l'esquisse d'une lune noire.

    -C'est le principe des Perpetual photographies d'Allan Mc Collum. Tu prends une photo quelconque et tu en agrandis autant que tu peux un détail. Au bout d'un moment, le réel n'est plus rien d'autre qu'une trace indicible.

    -Et c'est quoi, à l'origine ?

    -Je ne sais pas. Mais il faut croire que cela me plaisait. J'ai trouvé cela dans une galerie.

    -Un peu sombre, non ?

    J'acquiesçai. Il était inutile que je m'étende sur le sujet. Je pensai tout à coup à une gerbe de cendres s'apaisant dans la neige. A moins que ce ne fût l'inverse. Nous vivions maintenant dans un monde où l'on colorisait les films, et moi, je ne reconnaissais toujours pas l'iris de mon père. Alors, faute de mieux, comme d'autres se tatouent leurs passions ou leur dérisoire philosophie, j'avais décidé de vivre avec ma question.



    Je me dis que ces yeux-là, je ne les reverrais jamais, peut-être, que par le fil du temps qui court, leurs paupières, un jour closes, leur garderaient tout leur mystère, à moins que les hasards de nos vies ne nous ramènent l'un face à l'autre et que je puisse enfin retrouver la couleur de son amour.




     

  • Marelle

     

    Je suis descendue à la cave pour un vide-grenier. Chez nous, il n'y a pas de grenier. Pour nous faire de l'argent et préparer notre mois d'août en Irlande. Claire a des copains qui l'ont fait l'an dernier et le jeu en vaut la chandelle, semble-t-il. Ils ont pu s'offrir un voyage autour de Barcelone. J'avais commencé la veille à faire le tri dans mon armoire : virer toutes mes guenilles, les affaires que je n'ai même pas eu le temps d'user parce qu'elles m'ont lassée avant. Des tee-shirts avec des inscriptions dorées, des pantalons à la coupe dépassée.

    Je n'imaginais pas qu'une si petite armoire pouvait contenir autant d'horreurs et qu'une si petite vie que la mienne avait à déverser autant d'antiquités. Huit ans ici, depuis que mes parents ont acheté la maison. J'ai retrouvé des bandanas que je portais quand j'avais encore les cheveux longs. Je jette. Des horreurs. En fait, un tri a déjà été fait, il y a quatre ans, quand Mathilde est partie vivre avec son copain et que j'ai récupéré sa chambre.

    Mathilde. J'ai pris conscience que c'était comme si moi, dans un an, je mettais les voiles avec Loïz-Ronan. Imagine-toi, ma vieille, un an. Mais ce n'est pas possible. Nous avons le même âge sans situation. Antoine, lui, travaillait déjà. Ils étaient sérieux à faire des gosses. D'ailleurs cela a commencé. Mais j'ai refusé d'être marraine. Tante à seize ans, c'était déjà bien suffisant. De toute manière, je sais bien que Loïz-Ronan ne sera pas le dernier. Il est mignon, il est gentil. Je ne l'aime pas. Cela ne peut pas être cela, aimer. Il manque quelque chose. Je ne sais quoi. Sinon, on n'en ferait pas toute une histoire.

    Cette petite armoire, je l'ai vidée d'un bon tiers. Manteaux, pulls, sweats, tee-shirts, chemises. Je n'en connais pas la valeur. Peut-être rien. J'ai tout mis en vrac dans des plastiques Monsieur Bricolage. Claire s'était proposée pour faire le tri ; j'ai refusé. Je refuse beaucoup, en fait. Je n'ouvre jamais mon armoire à quiconque. Je ne supporte pas toutes ces filles qui s'échangent leurs affaires, partagent leurs couleurs, leurs odeurs, leurs formes.

    J'allais m'arrêter là, à mon armoire. L'après-midi du samedi s'achevait. Maman m'a dit qu'il y aurait à voir aussi à la cave, dans tous les cartons où elle a entassé un fourbi de jouets et de livres. Il y aura peut-être des bibliothèque rose ou un jeu de petits chevaux en bois qui intéresseront les passants. Je n'y avais pas pensé. Je n'aime pas les puces, ni les brocantes. Je n'aime pas marchander.

    -Tu ne vas pas voir à la cave ? a-t-elle répété.

    -Si, si, j'irai demain. Là, je suis fatiguée, et c'est l'heure d'Amicalement vôtre.

    C'est dimanche. Ils sont invités chez des amis à un barbecue. Ils rentreront tard. Avant de partir, maman m'a juste indiqué la zone à explorer, pour que je ne dérange pas trop. Mon père a son désordre ; il n'aime pas qu'on y touche. Il a tout son matériel de jardinage, les outils propres comme s'ils n'avaient jamais servi. J'aperçois le ciel bleu par le soupirail ouvert. L'ampoule ne dissout pas toute l'obscurité. Je ne descends jamais à la cave. Je n'ai rien à y faire. Une odeur de terre humide persiste, même s'ils ont coulé une dalle en béton. Je ferai deux tas : les vieilleries qui finiront en exposition sur le trottoir devant chez Claire ; les irrécupérables, pour la déchetterie. Faire, là encore, un peu de ménage. Au moins, ma mère ne dira pas que mes histoires n'ont servi à rien.

    Mes poupées, mon baigneur. Je n'ai pas de nièces ou de petites cousines à qui les donner. Mathilde n'a eu que deux garçons, coup sur coup, et j'espère qu'elle s'arrêtera là. Je ne parie pas sur l'avenir. De toute manière, ils sont passés entre mes mains et cela se voit. Il paraît que j'étais une enfant assez brusque. J'expédie ces horreurs dans un sac poubelle. D'autres jouets suivent le même chemin. La cage du serin, quand j'étais un mois, l'été, chez grand-mère. Je lui en ai toujours connu, des serins jaunes. Ils se sont tous appelés Kiki. J'ai gardé la cage parce que j'aimais beaucoup ma grand-mère et que pendant un temps, après sa mort, j'ai conservé son oiseau. Il est mort, lui aussi, très vite, peut-être parce que je n'en prenais pas soin. Je ne sais pas. A moins que ce soit la vieillesse. C'est bien difficile de mettre un âge sur une petite boule de plumes. Il n'a pas eu de successeur. Je retrouve aussi un bocal à poissons rouges. Je les plaignais de tourner en rond mais la prof de sciences naturelles nous a appris cette année que leur mémoire n'excédait pas trois secondes. Trois secondes. La maladie d'Alzheimer à l'échelle de l'espèce ! Et je déblaie.

    Dans un sac plastique bleu turquoise, au milieu du second carton, un peu n'importe quoi. Mon ancienne ardoise avec les bords de plastique rouge, où il fallait inscrire les résultats, pendant les exercices de calcul mental. Je n'aimais pas ; j'étais un peu lente. Il y a même l'éponge dans son étui, qui puait très vite, et cela laissait une odeur désagréable sur les mains. Des crayons de couleur et des bâtons de pâte à modeler, orange et verts. Et un truc, au fond. Un truc plus lourd.

    Une boîte de cirage. Djélil. La boîte est légèrement cabossée. L'arrière est éraflé et le couvercle aussi. Une traînée qui a abîmé la marque. Je la tiens dans la main. Je la regarde sans bouger. Comment ai-je pu oublier ?

    Le CE1. Nous nous sommes retrouvés dans la même classe. Il était arrivé pendant l'été, en provenance du sud, Béziers ou Perpignan. Un désordre de boucles noires. Une silhouette plus fine que la moyenne et la moue frondeuse. Une vivacité dans le regard. Nous habitions dans la même rue, lui au 12, moi au 19. Il était le plus jeune d'une famille de quatre ou cinq enfants. Je ne sais plus. Je le dépassais d'une tête mais j'étais plutôt grande pour mon âge. Depuis je suis dans la moyenne. Il revenait chez lui accompagné d'une sœur en CM2 (je crois qu'elle s'appelait Sabrina), qui prenait son rôle très au sérieux et lui n'aimait pas cela, c'était très clair. Dans la cour de récréation les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Les filles à la corde à sauter, les garçons au foot. Djélil était comme les autres, ni plus, ni moins.

    Alors, je suis restée un peu bêtasse la première fois qu'il m'a parlé pour quelque chose de personnel, c'était juste avant Noël, pour me dire que nous pourrions rentrer ensemble, que ma mère n'était pas obligée de se déplacer. Nous étions tout près du portail d'entrée. Elle m'attendait justement, ma mère, en train de discuter avec des femmes du quartier. Je ne sais plus s'il marchait devant moi et qu'il s'était arrêté ou s'il avait fait un effort pour me rejoindre, vu que j'étais du genre à ne pas lambiner. Je ne me souviens que de la question, comme un marché à prendre ou à laisser. C'est comme tu veux. Dit d'un air détaché. Sans jamais avoir dépassé le bonjour bonsoir de voisinage, auparavant. Il venait à moi. J'ai beau chercher : je n'arrive pas à retrouver une autre origine à notre relation, comme si le premier trimestre avait été une longue ignorance réciproque. Non, il m'a abordée de butte en blanc, avec son sens pratique, une manière de résoudre un problème. Il attendait ma réponse. Je cherche encore et je ne vois aucune copine autour de nous, ni Sandrine, ni une autre. Une mémoire de poisson rouge, sur ce coup-là. Et nous avons fait le chemin ensemble. Nous nous sommes chamaillés souvent. Nous pouvions nous accuser de tricheries, de mensonges, de coups bas pour les interros. Mais nous récitions aussi les tables de multiplications, les poésies et les dates historiques.

    Il était dans la rangée du milieu, moi dans celle près de la fenêtre. Je le voyais de dos. Il n'était pas du genre à se retourner, ni à faire l'intéressant. Ses parents ne rigolaient pas avec l'école. Il n'avait pas le droit de quitter les trois premières places. Et troisième, déjà, c'était la honte, parce que son frère aîné (Amar ? Medhi ?) avait placé la barre assez haut : une grande école. Une grande école ? Plus grande que notre école ? Il rit de moi. Il m'expliqua ce que c'était, une grande école. J'étais vexée, mais je lui fis promettre de ne jamais le dire à quiconque. Même sous la torture ? Même sous la torture.

    Un jour que je fouillais dans mon cartable pour retrouver un stylo, sortant tout mon désordre de livres, cahiers, trousse, il me demanda ce que c'était, cette boîte de cirage. Il ne s'intéressait pas aux jeux de filles. C'était pour la marelle. Il s'agissait de récupérer une boîte vide et de la lester avec des cailloux ou de la terre. Et cette boîte, nous la lancions sur des carrés numérotés. Tout au bout il fallait atteindre le ciel. Il se contenta de sourire, en approuvant d'un signe de tête. Une fois, peut-être deux, il prit le temps de venir me voir jouer.

    Djélil finit par m'avouer qu'il m'aimait bien, alors que nous étions chez moi à préparer un exposé sur les saisons. Il était assis face à moi, en train de finir la reprise d'un paragraphe au propre. Il avait levé la tête, l'air soucieux, mâchonnant son stylo bille. J'ai demandé ce qui n'allait pas. Il m'a dit : Valérie, je t'aime bien. Je donnerais cher pour voir mon visage à ce moment-là. Je l'aimais bien aussi. Il s'est levé, a contourné la table. Assise, ma supériorité de taille s'effaçait ; il devenait même un peu plus grand. Il m'a regardée, a attendu un instant avant de poser ses lèvres sur les miennes. Pas un baiser d'enfant, pas un baiser d'aujourd'hui avec Loïz-Ronan, mais une sorte de mixte maladroit et sérieux, un goût de chlorophylle qui vint rafraîchir mes dents de lait. Je n'avais pas bougé, pas esquissé le moindre refus, pas exprimé le moindre enthousiasme. J'avais la fixité des âmes pétrifiées. Et je l'ai vu reprendre sa place, avec le même sérieux, comme si de rien n'était.

    Notre histoire n'eut jamais de petits mots débiles, de petits cœurs au feutre sur une page grands carreaux, d'inscriptions sur les tables ou sur les trousses. Elle n'eut pas de témoins ; les baisers furent rares, toujours à l'abri des regards, chez moi, pendant que nous travaillions ensemble, les mercredis après-midi. Ma mère allait en ville ; ma sœur faisait du sport au collège. Il y avait de la gravité en lui. Depuis, j'ai connu la gaminerie des billets doux, des chuchotements entre copines pour savoir si machin ou chose serait prêt à sortir avec toi, les inquiétudes du corps réglé qui ne sait pas quoi se permettre avant la première fois. Il m'avait fait promettre de garder le secret. Il ne voulut pas m'en donner la raison. Il était si beau et si doux que je fis comme il l'entendait. La fin de l'année arriva.

    Je passai un été banal. Un mois chez ma grand-mère ; trois semaines en Normandie, avec les parents et Mathilde, dans un camping près de Carterets. Je n'en ai aucun souvenir autre que géographique. Je sais où j'étais. Rien de plus.

    Il réapparut dans notre rue une semaine avant la rentrée. Je l'aperçus de loin, avec ses parents. Il me fit un signe de la main, un signe discret, comme peuvent en faire des camarades qui vont bientôt entamer une nouvelle année.

    Djélil est venu frapper chez moi, sans savoir si j'étais là. Oui, je suis là. Je le revois de près pour la première fois depuis bientôt deux mois. Il n'a pas beaucoup grandi. Il est bronzé, presque noir. Ses yeux ont soudain l'air d'être plus clairs. Il revient d'Algérie. Maman lui demande s'il a fait bon voyage ; elle comprend son bonheur ; elle-même adorait, dans son enfance, retrouver ses grands-parents, près de Gênes. Nous devons parler de banalités, je suppose. Maman nous demande si nous voulons du jus d'orange. Elle sort faire une course. Elle en a pour dix minutes. Elle nous ramènera des pâtisseries. Il porte un blouson de jean. Nous nous mettons chacun à un bout de la table, comme lorsqu'il m'a fait sa déclaration. Nous ne savons pas quoi faire, je crois. J'aimerais qu'il m'embrasse. J'attends qu'il m'embrasse. C'est mon premier émoi de fille, une anticipation du désir.

    Au bout d'un moment, il se lève et s'approche de moi. Il sent que le temps est compté. Bientôt, nous ne serons plus seuls. Il sort de la poche intérieure une boîte de cirage et me la tend. Elle pèse. Il est descendu dans le sud, très au sud. Il a de la famille là-bas. Dedans, c'est du sable du désert. Je le sers fort dans mes bras. Je me mets à pleurer. Je n'ai pas réfléchi. C'est venu. Je suis à peine calmée quand maman ouvre la porte. Juste le temps de glisser la boîte sous mon pull. Maman voit tout de suite que j'ai pleuré. Elle veut une explication. C'est Djélil qui répond en disant que peut-être nous ne serons pas dans la même classe. Il a entendu dire que nous serions séparés. Il prend une mine triste, pour qu'elle n'ait pas de doute. Et moi, je file dans ma chambre, cacher mon talisman.

    Oui, je l'ai serré fort, très fort, sans y penser, avec un élan que je n'ai jamais retrouvé depuis. Jamais été aussi nue que ce jour-là. On dira que ce sont des enfantillages. Je n'ai pas encore assez vécu mais je me demande si un jour je serrerai quelqu'un aussi fort. Sans doute. Ce ne sera pas Loïz-Ronan. Ma mère retourne à ses occupations. Nous allons dans ma chambre.

    Sur l'atlas du monde, il me montre l'endroit, l'endroit du sable, jusqu'où il s'en est allé en pensant à moi. Evidemment, c'est imprécis. Le nom manque. Mais c'est juste pour se faire une idée. Une immensité ocre, avec des nuances plus foncées pour marquer les plus grandes altitudes. J'éprouve un sentiment de culpabilité de n'avoir rien à lui offrir. Je me contente de lui montrer Carterets. Il y a du sable aussi, là-bas, mais il n'a aucun intérêt.

    Je ne jouerai jamais avec cette boîte. J'aurais peur qu'un choc malheureux ne vienne l'ouvrir et que le désert se répande dans la cour. Il ne m'en voudra pas s'il ne me voit jamais la sortir de mon cartable. Il sourit. Je n'en ai parlé à personne, surtout pas à Mathilde. Elle ne comprend pas grand-chose. Et les années ne l'ont pas améliorée. Personne, de toute manière, ne comprendrait.

    La rentrée se fait. Nous sommes dans la même classe. Encore deux mois, avant que mon père n'obtienne une promotion et que nous abandonnions la région, pendant la Toussaint, pour le premier de nos déménagements. Je lui ai dit que nous partions. J'étais triste. Il devait l'être aussi. Je lui enverrai mon adresse. Je l'ai fait. Il n'a pas répondu.

    La boîte est dans le creux de ma main, comme une huître. Je la caresse sans savoir à quoi je m'attends. Je me décide. J'actionne avec délicatesse le mécanisme pour soulever le couvercle. Il cède difficilement. J'ai très peur. Djélil. Le sable du désert, sur lequel je passe le bout de mes doigts. Je le vois pour la première fois. Je n'avais jamais osé l'ouvrir. C'est du sable au grain inégal, d'un ton ocre, très foncé, comme une épice. Un objet, pas vraiment un objet d'ailleurs, quelque chose qui vous filerait entre les doigts, un signe lointain. Dont moi seule sait qu'il est lointain. Personne ne peut comprendre. Il n'est pas nécessaire d'y avoir inscrit la provenance, comme sur les bibelots ridicules que ma tante ramène à mes parents, parce qu'elle voyage tellement qu'il faut que cela se sache.

    Djélil. L'Algérie. L'Algérie, un jour y aller. Ici, le bleu du ciel est à l'étroit dans le soupirail. Le ciel de la marelle. Je referme la boîte et monte dans ma chambre. Je me suis saisie de l'atlas et j'ai cherché l'endroit, en vain, l'endroit du désert. A la place, mon souvenir soudain retrouve sa main, noire et petite, sur la carte, et son visage tout près. J'ai passé en revue les noms possibles de cette recherche. Je me les suis répétés tout bas, imaginant que peut-être les syllabes seraient magiques, qu'elles ressusciteraient sa voix. En vain. Sa voix, je l'entends mais les mots sont inintelligibles. J'ai placé la boîte dans mon coffret à bijoux.

    A la cave, j'ai tout balancé. Ou presque.

    Loïz-Ronan a téléphoné. Il était agaçant. J'avais des devoirs à finir, ai-je dit.

    -Des devoirs ? Tu te moques de moi ? Fin juin ? Tu t'es déjà mise au programme de prépa ? Quel sérieux ! Attends quand même les résultats.

    -Merde.

    Et j'ai raccroché. Ce n'est pas grave. De toute manière, il est habitué. Je suis pire que ma sœur, question caractère. C'est ma mère qui le dit. Je n'ai pas mangé ; la nuit est tombée. Je suis allée me coucher et dans le silence éteint de ma chambre, je me suis demandé comment j'avais pu l'oublier ; et comme la contrepartie à une réponse qui ne pouvait plus venir, j'ai retrouvé les pleurs enfouis de la Toussaint, il y a onze ans.




     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

  • Loris Mantovani (1955-2001), derniers écrits connus

     

    Lors d'un séjour sur la côte normande, fin janvier 2001, Loris Mantovani oublia (?) un petit cahier bleu que je découvris quelques jours plus tard dans un tiroir de la maison que je louais. Je pensai à le lui rendre le plus tôt possible, dès son retour en Italie. Mais le lecteur se rappellera que le destin fut cruel alors : Loris Mantovani mourut dans un accident de voiture le 5 février sur une petite route des environs de Manosque. Six mois après le drame, j'écrivis à sa mère pour l'informer de ce que je détenais malgré moi. Elle me répondit de le conserver précieusement et m'autorisait le cas échéant à en publier tout ou partie. En l'état, je doute fort que ces pages fussent destinées à la publication, même sous la forme déliée d'un journal ou d'un carnet. Faut-il y voir des idées de nouvelles ? des embryons d'intrigues ? Ne sachant que faire, je me suis donc longtemps refusé à la publication, ce qui était, je le reconnais ridicule et égoïste. Devant leurs regrets argumentés, j'ai cédé à la conviction de certains de mes amis. Voici ces pages ultimes du petit cahier bleu.

    (N.B. : tous les textes sont traduits de l'italien par nos soins, sauf mention par un astérisque initial qui signale les passages directement écrits en français.)


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    *«Il n'est pire souffrance que celle dont il ne reste rien.» Retrouver l'auteur.


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    Ce cher Niccolà Blaundzun, traversant un jour avec moi la place Saint-Pierre, m'expliqua qu'au sommet de l'obélisque central on avait placé des restes de la Sainte Croix. Et sache, ajouta-t-il, toi qui n'es pas romain et qui a peu l'habitude de ces quartiers populaires qu'au-delà de Saint-Jean-de-Latran, tu trouveras à Sainte-Croix-de-Gérusalemme, un autre morceau de cette relique (et, conclut-il, en complément : le bras de la croix du bon larron, deux épines de la couronne, un doigt de saint Thomas, un clou de la Passion, des fragments de la colonne de la Flagellation, la cheville droite de saint Laurent, une flèche de saint Sébastien, la sandale droite de saint Acrobien et l'oekoreinos de saint Isidore Dendrogryphe).

    Je ne sais plus, en effet, qui disait que si l'on récupérait toutes les reliques de la Sainte Croix, il y aurait de quoi en faire une forêt. J'imagine bien une forêt de croix, de croix toutes alignées (comme j'essaie de me représenter une plaine arbustive faite des épines de la couronne d'expiation), un peu comme un cimetière américain.


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    (Lu dans le Porsmouth Evening Standard) A Polperro, en Cornouaille, une famille a obtenu le droit d'enterrer une casquette de marin. Tout cela parce qu'un dénommé Francis Mac Manus (pas très anglais comme nom d'ailleurs. Peut-être un émigré écossais...) avait disparu en mer, et que la mer ne l'avait pas rendu. Sa femme disait dans le journal qu'il lui était insupportable qu'il n'eût pas de sépulture chrétienne, ce que l'on peut comprendre ; mais plus insupportable encore à ses yeux était qu'il n'y eût rien dans le cercueil. Ainsi, un matin, une procession, à la suite d'un office dûment consacré à la mémoire du courageux (il est mort pendant une tempête à ne pas mettre un chien dehors), a traversé le village, dans la grisaille d'une matinée d'automne. Les commerçants, en signe de deuil, avaient tiré le rideau de fer, ou retourné la petite pencarte open et c'était closed. Je vois d'ici l'image d'un corbillard lent qui remonte la rue principale et des gens qui s'arrêtent et se découvrent. La pluie se met à tomber comme une poudre.


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    *La semaine dernière, au Clearwater Palace de Las Vegas, on a mis aux enchères, entre autres, la Porsche de James Dean, le révolver de Kurt Cobain, le maillot de bain de Nathalie Wood.


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    *Je perds mes cheveux depuis l'âge de quinze ans et cela n'a pas été facile tous les jours, parce que je n'avais pas le courage d'être jusqu'au boutiste (sic), et de me raser la tête. Il a fallu que j'aille jusqu'à dix-neuf ans pour me résoudre à tout perdre. Ma mère avait gardé une mèche blonde de mon enfance et elle voyait chaque jour mes cheveux tomber. Elle observait les choses se faire et se lamentait en ressortant régulièrement la mèche. Avec ses amies, elle disait : quel malheur comme il perd ses cheveux et elle allait chercher la preuve que dans le passé, j'avais été beau et blond. Mon père, aussi, trouvait que ce n'était pas normal, surtout que dans la famille ils avaient une tignasse éternelle, éternelle et noire. Je crois que mon père a même douté de sa paternité, mais on a découvert un cousin éloigné qui souffrait de la même tare que moi, un cousin de mon père, qu'on avait oublié depuis longtemps, à cause d'une mort prématurée et dont quelqu'un s'est souvenu tout à coup parce que ma calvitie galopante était un grand sujet de curiosité. Donc l'honneur était sauf. Maintenant que tout est fini et que je suis chauve, quand je repense à cette folie de la mèche blonde, je me dis que ma mère a dû souffrir de n'avoir pas eu de fille pour jouer à la poupée.


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    Mon oncle Enrico était désolé cet automne parce qu'il avait appris que le petit-fils d'un de ses vieux amis, Franz-Rainer Augenthaler (il s'agit du père), avait décidé de se séparer d'une pièce de l'héritage. Pas n'importe laquelle, évidemment. Il s'agit d'une première version de Eine Alpensinfonie de Richard Strauss (mon oncle Enrico m'a précisé que c'est une oeuvre de 1915, de l'époque où le compositeur ne frayait pas avec les Nazis. Il ne voulait pas que je me méprenne sur ses amitiés. Admettons.). La partition est rare et donc précieuse. Il semble qu'on ait glissé à l'oreille de ce descendant indélicat, et bien peu mélomane, qu'il en tirerait davantage s'il se lançait dans une vente à la feuille. Et mon oncle d'imaginer la dispersion de Richard Strauss, comme on jette des cendres du pont d'un bateau. Moi, je pense plutôt à la légende d'Isis et Osiris. Ce Augenthaler petit-fils y jouerait le rôle de Seth.

    -Imagine, Loris, m'a dit Enrico, ce que ce serait si un jour un de tes héritiers retrouvait l'un de tes manuscrits et les offrait, façon de parler, chapitre par chapitre...

    -Ne t'inquiète pas, mon oncle, je prends toutes les précautions qui soient. Je suis méthodique. D'abord, pas plus d'une oeuvre à la fois, dont je détruis le moindre brouillon au fur et à mesure que j'avance, et si l'on trouve quoi que ce soit, cela n'excédera pas cinq pages. Plus important encore : je me garde bien de faire un héritier...

    Et nous avons ri de mon ironie amère.


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    Tullio n'a pas tort quand il me dit qu'il faut être le dernier des cons pour s'extasier sur les restes du Forum. Il m'a montré un guide. Trois étoiles pour le temple de Vénus Genitrix, c'est-à-dire trois colonnes aux couleurs dépariées que surmonte un reste de chapiteau. Un texte plein de verve pour évoquer la splendeur passée, celle que l'on pourra retrouver chez des vendeurs de souvenirs, dans des petits livrets à spirales où l'on a superposé aux misères du temps une mauvaise reproduction plastifiée du monument initial. Et l'on dira, au choix : cela devait être joli ; vraiment, il ne reste plus rien mais on imagine ; évidemment, maintenant...


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    *Faire une fable à la Rohmer. Plutôt que Reinette et Mirabelle, Botox et Collagène (on dirait des noms sortis de la littérature antique).


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    Dans une interview à Sports Everywhere, Esa-Pekka Tolvanen raconte, dix ans après, les raisons de sa retraite. En 1976, alors qu'il vient d'avoir seize ans et que Tampere lui a déjà fait signer un contrat professionnel, il se blesse gravement au genou et à la cheville en tombant dans un escalier. Les dommages sont tels que les médecins lui expliquent que sa prometteuse carrière prend sans doute fin sur ce coup du sort. Il relève pourtant le défi : il réussira, jouera en NHL, sera élu hockeyeur de l'année. La rééducation est douloureuse et longue. Pour son retour sur la patinoire, il décide que désormais, pour toute sa carrière à venir, matchs de championnat ou rencontres internationales (187 sélections en équipe de Finlande), il portera le même slip. Le fétichisme (et la superstition) est indissociable du sportif. Son retour est un succès. C'est ensuite la carrière qu'on lui connaît, jusqu'en 1991. Le slip est lavé, relavé, s'use infiniment mais il en prend un soin religieux. C'est, dit-il, une seconde peau. Il est des jours de victoires, il est des jours de défaites. Malgré les années qui passent, il est assez surpris de sa tenue, «comme s'il avait su ce qu'on attendait de lui» (*en lisant une telle phrase, je me dis que nous sommes à l'initiale (sic) d'une curieuse philosophie : animiste et sportive.). Jusqu'au jour où sa nouvelle lingère, par ignorance, devant ce semblant de sous-vêtement (*«Mon paletot aussi devenait idéal») s'en débarrasse. Il avait oublié de l'avertir. Il colère jusqu'à plus soif (Il avoue avoir bu comme rarement dans sa vie) mais décide de passer outre le talisman perdu. A la rencontre suivante il est touché au genou. Nous sommes à l'orée de la saison, il en sera pour trois mois d'arrêt. Il y voit pourtant comme un signe, il renonce.

    J'imagine que depuis l'indélicate de Vancouver raconte, elle, qu'il y a quelques années, un de ses employeurs, pourtant fort riche, avait fait toute une histoire pour un slip en lambeaux, dont nul n'aurait voulu comme chiffon. Un fou, dit-elle, on se demande parfois...


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    Corrado Parecchini, quand, à quatre-vingt-trois ans, il eut à lire la première biographie qu'on lui consacrait, celle de Luis Carvalho (la seule d'ailleurs qu'il ait pu connaître avant de mourir huit mois plus tard. Depuis, deux autres détectives des lettres s'y sont mis : Luigi Donnati en 1994, Ermelino Sbringher en 1999), déclara dans un entretien à La Repubblica qu'il était étonné, désagréablement étonné, de (re)découvrir des détails de son existence, oubliés souvent par le fait même de leur insignifiance. Une chronologie serrée tournant parfois au journal (lui qui avait honni ce genre comme un «fruit sans saveur à la peau épaisse et à la chair cotonneuse») lui rappelait, par exemple, qu'en 1909 il avait séjourné à Zurich une semaine en avril (pour laquelle ironisait-il il manquait le point de vue météorologique) ; qu'en 1919 il avait eu un début février grippé ; qu'en 1926, durant un voyage en Angleterre il s'était passionné (?) pour les cathédrales de Peterborough, Salisbury, Winchester, Ely, Bury-Saint-Edmunds, Rochester, Durham, Exeter... ; que le bateau de ses amis Léa et Joakim Nylander sur lequel, en 1953, il remonta l'Adriatique, entre Ancône et Trieste, s'appelait Wynona Seaborg (information qui suppose d'avoir, disait encore Corrado Parecchini, ou passé en revue les registres maritimes, ou importuné les enfants de ses amis depuis longtemps disparus, Ann-Lise et Karl.). «Beaucoup d'énergie pour si peu», se désola-t-il.


    *


    Je tiens cette anecdote de Vanina Vanbrecht. C'est Luc Vercauteren qui la lui a racontée. La mésaventure est arrivée à Jean-Michel Vercauteren, son père (il s'agit donc d'une histoire de troisième main. Ainsi commencent les rumeurs.).

    Jean-Luc Vercauteren, en juin 1969, rencontre sur une digue au Portugal (l'Algarve ?) le peintre surréaliste Luis Moreno Saviano. Il l'admire (on se demande bien pourquoi.). Il voit dans cette rencontre au hasard un bonheur divin. Il aborde Moreno Saviano pour un autographe, ce qui n'est guère original. L'artiste non seulement ne renvoie pas l'importun mais lui propose mieux. Est-il riche ? Oui. Est-il prêt à payer ? Oui. La marée est basse ; ils descendent sur la plage. Morano Saviano a repéré l'appareil photo de Vercauteren. A-t-il un chéquier ? Oui. Contre un montant certain (que le fils lui-même ne connaîtra pas...) il dessine sur le sable son paraphe et se laisse prendre en photo auprès de son oeuvre éphémère, dont Vercauteren devient de facto unique propriétaire (encore que le terme convienne mal). Ils regardent ensuite, l'un ému, l'autre indifférent, la mer effacer toute trace de ce moment.

    Enthousiaste, Vercauteren file à Lisbonne pour qu'un professionnel tire le cliché. Il veut que tout soit fait pour le lendemain. Il insiste. Il dort mal ; il a un pressentiment ; il ne dort pas si loin, dans un hôtel huppé. Il dort mal et les cris affolés de la rue ne le surprennent pas. C'est un pâté de maisons qui brûle. Celui du photographe.


     

  • K.O. debout (deuxième partie)

    J'ai essayé d'avoir des nouvelles, tu sais, encore mais rien ne fonctionnait pour joindre l'hôpital, et même avoir le manager de Finsbury, impossible, Cruz m'a dit qu'il allait redescendre, voir à la réception, je ne sais pas quoi, et de ne pas décrocher le téléphone, de ne répondre à personne, au cas où on aurait voulu savoir ce que je pensais de cette affaire de malaise, de coma, moi, je ne savais pas encore comment l'appeler, et je me suis affalé dans le fauteuil du coin et j'ai essayé de faire ce qu'on m'a demandé plusieurs fois depuis, mais j'ai cessé de répondre, donc, de voir, de revoir, le moment de ses yeux, mais je n'y arrivais pas, même pas comme je te l'ai dit tout à l'heure, tu sais, cette étincelle qui m'a fait penser à Hearns, quand Hagler le fracasse, parce que ça urge pour lui, pour Hagler, il a l'arcade ouverte, il a mis un genou à terre, enfin bref, accrocher ce regard de Finsbury allongé, dans le décor, et moi qui avance, les deux poings près à bondir, comme un fauve, alors que les carottes sont déjà cuites, et de me souvenir qu'il n'avait pas l'air plus atteint que moi, qui me suis vu après, dans les vestiaires, la tête plutôt pas mal, ce qui voulait dire que mes coups n'avaient pas pu le toucher à ce point, qu'il avait quelque chose avant, de pas décelé, si c'était grave, et comme j'avais encore les cassettes dans la chambre, je me suis repassé en accéléré plusieurs de ses combats, quand il prend des coups, quand les autres le malmènent, pas très souvent, la défense de son titre, contre Waldrey, contre Swinburne, contre Sandoval, contre Fielding aussi, et tu vois qu'il a pris des coups par le passé, un peu, mais qu'il n'a jamais plié, pas bougé d'un mètre, une capacité à encaisser pas possible, un truc à te décourager de remettre le couvert, et je me dis, abruti devant mon poste, que je n'ai pas tapé le plus fort, que je n'ai pas été son pire adversaire, c'est terrible de se dire des choses pareilles, parce que si rien ne s'était passé de cette manière, aussi tragique, j'aurais expliqué que de tous, oui de tous, j'avais été celui qui avait cogné le plus fort, plus que Fielding et Waldrey, alors que c'est mentir que de dire une chose pareille, tu comprends, il faut être honnête, et moi, j'ai besoin de te dire la vérité, et j'étais en train de me repasser un extrait du combat contre Waldrey justement, quand Cruz a réapparu pour me dire que visiblement c'était très sérieux et il m'a demandé ce que je voulais faire, parce qu'il y aurait sans doute des journalistes pour me contacter, et d'attendre avant de prendre un vol pour l'Europe, et je lui ai répondu, j'étais à la fenêtre, je cherchais un point où m'accrocher, j'ai répondu que je ne savais pas, oui, attendre, et j'ai téléphoné à la réception pour qu'on ne passe aucune communication, aucune, tu comprends, aucune, et l'après-midi a commencé de cette manière, dans le silence, parce que pour mon portable, je pouvais voir les numéros s'afficher et je ne répondais pas, je me suis calé dans le fauteuil, en picolant juste ce qu'il faut pour ne pas faire de conneries, avoir la lucidité au cas où il faudrait que je parle, et les deux trois heures qui se sont écoulées m'ont paru interminables, mais ce n'était pas qu'une impression, j'ouvrais les fenêtres, j'entendais l'agitation de la ville et moi j'attendais, tout seul, sauf quand Jones et Pedersen sont venus, pas longtemps pour me demander si j'en savais plus, évidemment non, pas ici, à attendre, j'étais énervé, surtout que Jones a déblatéré sur la santé de Finsbury en disant que c'était du chiqué, ou que c'était pour masquer une merde plus grande, un truc, quel truc ?, il ne savait pas, un truc et je l'ai envoyé bouler, je me suis remis à boire et vers cinq heures Cruz a surgi pour me dire que l'état était stationnaire, sans doute pas si grave qu'on le murmurait, mais déjà dans les rédactions on s'activait, une annonce sur CNN ou ABC, je ne sais plus, alors j'ai pris la décision de ne rien changer, j'ai fait mes bagages, pas d'interview, pas de plateau télé, de toute manière, on s'était entendus avant, avec Mitchell, Villa-Rey et Cruz, donc je ne me dérobais pas, tu vois, je n'ai même pas cherché à sortir par une porte latérale, non, comme quelqu'un qui fuit, non, la porte principale de l'hôtel, avec des journalistes en faction qui voulaient connaître mes sentiments, c'est leur truc, ça, connaître les sentiments, ils n'ont que cela à la bouche, ils veulent du sentiment, je ne connais pas mes sentiments, moi, et surtout pas sur une affaire comme celle-là, j'ai plutôt l'impression que cela me traverse, enfin bref, je n'ai rien dit, j'en ai juste poussé un qui faisait un pas de trop, et le taxi est parti, et tu sais, pas un mot jusqu'à l'aéroport, d'ailleurs même dans l'avion, plus un mot entre nous, je ne voulais plus qu'on me parle, qu'on m'en parle, de Finsbury, Finsbury et sa grande gueule, Finsbury et son art de l'esquive, Finsbury et sa beauté de fauve qui se ramasse, au tapis, Finsbury intubé à cause d'un simple enchaînement crochet-uppercut, comme un bleu, et je sais ce que je dis, pas envie d'en parler parce que de toute manière, on aurait dit quoi de plus sinon des conneries ou des banalités. Moi aussi, tu peux me resservir, et si tu veux, dans le frigo, tu fouilles et tu ramènes de quoi grignoter.


    Tu comprends, tu ne peux pas te dire, quand tu repenses au geste, tu vois, le geste, l'enchaînement, crochet-uppercut, c'est pendant un combat, un combat, un championnat du monde, tu ne peux pas le voir comme un coup dans une bagarre, un coup de couteau dans une baston de merde, et il faudrait le faire au ralenti, avec d'un côté le coupable, et c'est toi, et de l'autre la victime, ce gars qui n'a pas profité de la situation, des trois premiers rounds où tu t'es senti cotonneux, vaguement, moins fort que lui, et sans deux ou trois mouvements de hanche, j'y aurais laissé ma tempe, parce que s'il avait eu un peu de chance, ou de la vista, je ne sais pas, ou un tout petit peu plus de vitesse, je n'aurais pas dépassé la quatrième reprise, crois-moi, tu ne peux pas te dire, voilà, ce coup-là, c'est la mort, parce que si c'était la mort, et toi un coupable, parce qu'alors il faisait quoi les cons qui hurlaient, qui applaudissaient dans la salle, qui avaient raqué un maximum pour pouvoir dire j'en étais, sans parler des pay-per-view, avec leurs chips et leur boîte de Budweiser, oui, ce geste, même si je sais qu'il en est mort, d'une certaine manière, et tu ne peux pas t'en laver les mains, hop, hop, et maintenant, revenons au cours normal des choses, impossible, mais ce n'est qu'un geste, et à ce moment-là, après coup, tu n'y repenses pas de la même manière, tu ne peux plus te dire, voilà, il mord la poussière et je deviens le meilleur, le meilleur, le meilleur, tu comprends, mais je pouvais difficilement oublier que c'était un championnat du monde et qu'il avait dit et répété que Gurvan Michals, il en ferait un pantin, parce qu'il aurait fallu que tu vois sa tête, au moment de la pesée, le regard petite chiotte, je vais te refaire la façade, tu vas voir, ta petite gueule en bouillie, tout en intox évidemment, je n'ai pas envie de l'oublier non plus, parce que s'il avait eu les moyens de le faire, il ne se serait pas gêné, mais c'était avant, d'une certaine manière, et quand, dans le hall de l'aéroport, à l'arrivée, quelqu'un a bondi sur Cruz qui le traversait, moi, j'étais à une terrasse à boire un café, j'avais besoin de décompresser, quelqu'un a bondi sur Cruz pour lui dire que Finsbury était mort, et c'est bizarre que ce n'est pas à moi qu'on est venu le dire, pas à moi, alors tu voudrais trouver le souffle, la respiration qu'il faut pour ne pas avoir l'impression qu'on vient de te cogner à mort, j'ai tout compris de loin, en voyant Cruz passer sa main large sur son visage et revenir lentement auprès de moi, j'ai compris, et Pedersen et Jones, aussi, ils ont compris, mais ils n'étaient pas concernés comme moi, d'ailleurs, ils m'ont regardé tout de suite pour voir le choc, et j'ai dit, on s'en va, on prend la route pour Swansea, comme prévu, et on s'est dépêchés, c'était le silence, crois-moi, le silence, encore pire que dans l'avion, dans la bagnole, pareil, sauf qu'à un moment, mon portable a sonné et j'ai reconnu le numéro de mes parents, j'ai décroché, je l'entendais mal, mon père, et on s'est garés sur le bord de la route, il venait d'apprendre la nouvelle, il voulait savoir comment j'allais, bien, ne t'en fais pas, avec ta mère, nous sommes allés prier, dès qu'on a su, c'est bien, ai-je dit, je sais ce que tu as envie de me dire, que ce qui devait arriver était arrivé, et que cela aurait pu m'arriver, à moi, et que maman, et toi aussi, vous en auriez souffert à jamais, je sais, et que la boxe, vous n'avez jamais cautionné, qu'il n'aurait tenu qu'à toi, sûr que j'étais en colère, et qu'il me donnait un prétexte, comme un putching-ball, pour la déverser, cette colère contre les événements, contre moi-même, et que je devais en vouloir à Finsbury d'être mort, d'avoir gâché mon rêve de gosse, d'être champion du monde des moyens, WBA-WBC-IBF, toutes fédérations confondues, champion du monde, sans être Américain, sud-Américain, noir, pauvre, mais européen, blanc, d'un milieu qui ne demandait pas à se battre, fils de pasteur, fils choyé, merde, alors il fallait que je passe ma colère, mais lui, mon père, tu comprends, il a laissé passer l'orage, il a esquivé, voilà comment je pourrais le dire, et puisque visiblement, je ne voulais pas qu'on m'apaise par la compassion, il m'a remis à ma place, tu sais, comme un contre, et tu perds pied, mais, Gurvan, ce n'est pas moi qui aie dit un jour dans une interview que la boxe, ça t'avait canalisé, parce que tu étais en rébellion, et qu'entre les cordes d'un ring, au moins, tu étais cadré, parce que dans la rue, tu aurais pu faire de grosses bêtises, comme ces hooligans qui frappent à mort parfois, ou la petite délinquance, qui ne sait pas s'arrêter, voilà, c'est tout, ce n'est pas moi, mais maintenant, cela ne change rien, puisque Finsbury est mort et tu vas devoir vivre avec cette chose, coupable ou non, responsable ou non, la question n'est pas là, Gurvan, voilà, il n'a pas fait dans la dentelle, mais lui, au moins, n'avait rien à gagner à parler de cette manière, il n'avait pas à ménager mes sentiments, ma carrière, il n'avait pas à marchander sur son affection, parce que tu sais combien, malgré tout, il ne faudrait pas toucher à un cheveu de son fils, mais merde, il n'a pas pris des pincettes, et c'est pour cela que j'étais pressé que tu reviennes pour te parler. Sers-moi un dernier verre, s'il te plaît, et après on rentrera à l'intérieur pour bouffer plus consistant.


    Hier, Cruz a téléphoné pour me dire que déjà, certains voulaient engager des discussions pour la remise du titre, soit contre Umberto Tolosian, que Finsbury avait battu aux points, soit contre Wilfredo Sanchez qui change de catégorie pour faire à son tour ce que j'ai fait, moi. Alors, voilà. Voilà, demain, à toi d'abord, je voulais le dire, enfin tout te dire, depuis le début, mettre tout cela à plat, demain, je vais annoncer ma retraite, j'abandonne la boxe, le titre, tout, la carrière, tout, et je sais que tu ne vas pas me sortir toutes les banalités du tu as bien réfléchi, prends ton temps, c'est le coup de l'émotion, dans quelques mois, l'autopsie te dédouane, toutes ces niaiseries, il y en aura bien assez pour me les passer en boucle, et ceux qui y ont intérêt en premier, j'abandonne, voilà, et ce n'est même pas la peur ou le dégoût qui me motivent, même pas, pourtant je fais des cauchemars, je rêve de Finsbury, je ne vois jamais vraiment son visage, mais je sais que c'est lui, et je n'ai pas envie de remonter sur un ring, de croiser un autre regard qui sera automatiquement celui de Finsbury, même si le gars est mexicain ou colombien, fini, tout cela, j'ai bien réfléchi, et tu sais, ce n'est pas très joli, la vraie raison, ce qui m'a traversé le crâne, la vraie raison, celle qui ne se dit pas, la raison profonde, parce qu'au fond, je pars sur un succès, invaincu, vingt-six combats, dix championnats du monde, vingt victoires avant la limite, vingt-sept ans, l'homme qui a mis fin à l'invincibilité de Brooke Finsbury, l'homme toujours vivant mais terrassé par le destin, à l'aube d'une carrière qui en aurait fait, peut-être, et comme cela ne mange pas de pain, certains diront, sans aucun doute, c'était écrit, une des plus grandes figures de la boxe, avec Joe Louis, Mohammed Ali, Marvin Hagler, parce que ne compte pas sur moi pour remettre le couvert, je ne reviendrai pas, j'ai de toute manière les moyens de vivre très bien, de faire autre chose, donc, les come-back à la con, pas pour moi, non, tu vois, la mise en scène continue, sans moi, le cirque continue, sans moi, parti au sommet de la gloire, Finsbury-Michals, le combat pas comme les autres, tu comprends, et je ne donne pas trois ans avant qu'un scénariste de merde à Hollywood nous serve une daube sur le nouveau combat du siècle, avec tous les ingrédients du tragique, un truc grec enrobé de violons et de ralentis, ils trouveront une belle gueule pour l'occasion, bien plus cinéma que la mienne, et je sais que c'est assez terrible de dire des énormités pareilles, de se servir d'un mort, parce qu'au fond, on va finir par me plaindre plus que lui, et tu sais, pour être honnête, c'est pourtant facile pour moi, parce que j'ai eu ce que je voulais, parce que j'ai largement les moyens de me retirer, tout ce pognon qui m'attend, avec tout ce pognon, passer à autre chose, ce sera facile, et tu sais, si Finsbury ou un autre, il était mort pendant une demi-finale mondiale, j'aurais remis les gants, bien sûr que j'aurais remis les gants, mort ou pas, j'aurais d'abord pensé à ma gueule, à mon ambition, à ma réussite, j'aurais marché sur tous les cadavres à ce moment-là, sans hésiter, et Finsbury me fait souffrir, et quelque part, il me fait souffrir, d'accord, alors il faut bien que je m'y retrouve, que je solde ma douleur et ma culpabilité, celle que j'ai un peu au fond de moi, et celle qu'on voudrait me coller, même si dans cette histoire, on ne peut rien contre moi, juridiquement parlant, puisque tout s'est déroulé en stricte légalité au regard de la loi et des règlements de la boxe, mais évidemment, si j'en étais resté à une demi-finale, j'aurais marché dessus, remisé ma conscience au vestiaire, mais là, au moment de peser le pour et le contre, de reprendre la direction de la salle d'entraînement, au moment de penser aux coups qui arriveront, au moment de penser qu'un jour quelqu'un pourrait te battre, que tout Michals que tu es, un jour, peut-être, sûrement, inévitablement, c'est la règle, tu seras à la place de Finsbury, pas mort, je veux dire, mais dans les cordes et le corps qui tombe, l'œil au niveau des photographes qui prennent bien ton nez qui saigne et tes yeux dans la brume, et non, ce n'est pas possible, pas cela, pas toi, alors, je me suis dit que ce putain de hasard de Finsbury qui clamse, c'était la chance, ma chance d'entrer dans la légende, voilà, je suis celui qui se retire, le tragique, c'est moi, tout à coup, et cette pensée de merde, je ne peux la dire à personne, ni à mon père, ni à ma mère, ni à Samantha, à personne, sauf à toi. Voilà, j'arrête.

     

  • K.O. debout (première partie)

    Je ne vais pas recommencer à dire ce que j'ai déjà dit, et tu le sais, si ? non ?, qu'à la question : tu t'es rendu compte de ce qui se passait ? évidemment non, et d'ailleurs personne, j'ai seulement vu que sur mon enchaînement, crochet-uppercut, il a vacillé, un pas en arrière, sans avoir le moyen de se récupérer, le dos dans les cordes, et il tombe, et tu sais, à ce moment-là, tu ne penses pas, enfin, moi, je n'ai pas pensé, pas pensé à autre chose qu'à ma victoire, au fait que j'avais réussi mon coup, enfin, même pas, parce que je n'ai pas cru que j'avais gagné, parce que je n'imaginais pas qu'il ne se relèverait pas, puisqu'on n'était qu'à la cinquième reprise et qu'il n'avait pas reculé, c'était pas le genre de toute façon, jamais un genou à terre, pas une fois compté même, debout, toujours debout, je veux dire, tu sais, trente neuf combats, trente-sept victoires dont trente-quatre avant la limite, un nul. Tous ces championnats du monde gagnés, à la chaîne, avec une régularité de métronome. Alors, tu es surpris de le voir tomber, pas croire que l'euphorie prend le dessus, pas du tout, en même temps, tu restes sur tes gardes, il était si sûr de sa propre victoire, tu te souviens, ce qu'il disait dans les journaux d'avant-match, que Gurvan Michals, il était bien gentil, mais qu'il ne comprenait pas pourquoi il montait d'une catégorie pour se prendre une branlée, mais il ne serait pas le premier à avoir eu les yeux plus grands que le ventre, parce que super-welters et moyens, ce n'est pas une affaire de deux kilos de plus, et lui, il disait cela aussi, il avait tout : l'allonge, la rapidité, la force, l'expérience, tu ajoutes l'envie, important l'envie, parce qu'à plus de trente piges, il avait su s'économiser, peu de coups reçus, des matchs courts, seize championnats du monde, seize, alors, tu sais, quand il tombe, tu n'y crois pas, je le répète, je ne me suis rendu compte de rien, enfin, sinon qu'il avait le regard perdu, parce que je l'ai accompagné dans sa chute, dans le mouvement des coups, j'étais assez près quand il est tombé, prêt à mordre, moi aussi, et l'arbitre m'a repoussé pour pouvoir faire le décompte, mais j'ai vu son œil, vitreux, suspendu, pour prendre une comparaison, et je ne me place pas au même niveau que ces deux-là, mais pour dire, le regard de Hearns, quand Hagler l'abat au troisième round, tu vois un peu, alors peut-être que je savais que j'avais gagné, mais non, il y avait toute la foule et j'avais beau avoir une petite habitude des soirées de folie, là, c'était vraiment surchauffé, et quand il est tombé, je crois que les gens ont crié très fort, oui sans doute, je ne me le rappelle plus, et maintenant, c'est clair : je ne veux pas revoir une image de toute cette soirée, j'en connais qui voulaient me montrer le k.o., je m'en fous de le voir, le voir, comme si cela rimait à quelque chose, puisque à ce moment-là, j'ai croisé son regard un dixième de seconde peut-être, l'arbitre m'a poussé et après j'ai reculé dans mon coin, j'ai aperçu Berenson qui levait les deux pouces et l'arbitre avait déjà atteint la moitié du décompte, les cinq doigts de la main gauche bien écartés, et la même chose pour l'autre main, avant qu'il ne fasse le signe pour me signifier que les carottes étaient cuites pour lui, et moi, tu sais, je n'ai pas eu un geste pour lui, dans l'instant, j'ai levé les bras au ciel et j'étais habité par autre chose que de la joie, non, pas de la joie, mais un sentiment de puissance, plutôt, un truc vertigineux qui n'avait rien à voir avec ce que j'avais connu, quand j'avais pris le titre W.B.A. à Somoza, chez les super-welters, et même pas avec Henderson, pour l'unification de la catégorie, parce que je savais au fond de moi, depuis le début, que les super-welters, ce n'était rien, du moins pas assez, pas mon rêve, alors que les moyens, oui, bien sûr, évidemment, comme si au foot, tu devenais pro, mais qu'un jour on venait te chercher pour jouer au Real ou au Manchester, et là, tu te dis que c'est bon, donc, quand l'arbitre a fait le geste, le rituel du ciseau, comme je l'appelais, pour dire à tout le monde qu'on en resterait là, j'étais seul au monde, et je l'ai laissé sur le carreau, et c'était d'autant plus facile qu'il n'avait rien fait avant pour que je puisse me dire, merci vieux, un beau combat à deux, il avait trop bouclé l'affaire comme il l'entendait, et sur un terrain parfois pas très convenable, du genre : qu'est-ce que c'est que ce Gallois élevé dans du coton ? moi, je viens de la rue, mes deux poings, c'est ma vie, lui, le petit Gallois, champion d'une sous-catégorie, à un moment où le dernier des tocards peut avoir une ceinture mondiale, tu sais, sur le mode basique, lui le blanc de je ne sais où, dans son pays qui n'en est pas un, parce qu'il a même remarqué que je refusais l'hymne anglais, et que je venais drapé dans l'emblème gallois, et moi le noir, l'homme de la banlieue de Cincinatti, Ohio, tu saisis, je m'en fichais qu'il était noir, c'était sa couronne qui m'intéressait, mais je ne pouvais pas me rendre compte de ce qui se passait, parce que le combat n'avait pas été si dur, je pense, du moins dans mon souvenir, on n'était pas encore à la moitié et je me trouvais encore très frais, d'une grande lucidité pour ce que je faisais et ce que je recevais, j'avais conscience que ses jabs du gauche, je devais les neutraliser parce qu'ils me faisaient terriblement mal, mais j'avais conscience qu'il me faisait mal, voilà : Somoza, Cartridge, ou même Manera m'avaient davantage mis en difficulté, et pour être honnête, je n'avais pas l'impression non plus d'avoir eu l'explosivité nécessaire pour l'éprouver, j'avais juste remarqué qu'à la fin de la quatrième reprise il avait temporisé, moins avancé comme à son habitude, mais je pouvais me dire qu'il menait déjà, et aux points, il menait, c'est vrai, qu'il voulait gérer, jouer le contre, et tu vois, quand les choses se présentent de cette manière, tu ne vas pas chercher midi à quatorze heures, en fait, tu analyses un minimum et tu ne penses pas à l'exception. Je vais me boire un whisky. Pareil pour toi ?


    Pas un seul instant, je n'ai imaginé la suite, j'avais vu toutes les vidéos sur lui, sa manière de faire, d'avancer, les enchaînements, la facilité du pas de côté, un truc assez formidable et mon enchaînement, mon affaire crochet-uppercut, rien de magistral, mais il a dû faire son pas de côté après, avant de partir en arrière, l'arbitre a compté, j'ai levé les bras, dans mon coin et c'était fini, des gens qui montaient sur le ring, un bordel monstre, comme d'habitude et Cruz qui s'est mis à me porter en criant, et d'autres criaient, alors je ne saurais pas te dire à quel moment j'ai reposé les pieds au sol et je me suis avancé vers Finsbury, il l'avait assis dans son coin, il ne semblait pas bien, mais rien de surprenant, Warner ou Cartridge étaient beaucoup plus marqués, je m'en souviens, Warner surtout, avec des entailles, comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences, je sais qu'à ce moment-là, je n'avais plus d'animosité contre lui, rien, étonnant peut-être, mais rien, ni condescendance non plus, c'était fini, tu comprends, j'avais gagné au Madison Square Garden, Brooke Finsbury n'était plus invaincu, plus un champion du monde invaincu, je régnais sur les poids moyens, c'était fait, et de toute manière, les gars de l'organisation m'ont attrapé pour que je me retourne et qu'on me donne la ceinture, il y avait une caméra très près, je ne m'étais même pas rendu compte qu'on m'avait retiré les gants et j'ai brandi la ceinture, avec Cruz et Jones qui parlaient dans tous les sens, tout était très fort, et des micros se sont tendus, j'ai dû dire des banalités, j'étais heureux, c'était difficile, mais j'y avais toujours cru, bien sûr, on peut envisager une revanche, mais en Europe cette fois, pourquoi pas chez moi ?, rien de très original, et de toute manière, je n'avais pas vraiment envie de parler, il fallait que les choses continuent, je n'ai pas vu comment il était descendu, mais je me suis retrouvé seul sur le ring, presque pas de monde autour, pour montrer à nouveau ma ceinture, la foule applaudissait mais commençait à se calmer parce qu'il restait le combat entre Waynhorn et Krensky, et là-bas, aux Etats-Unis, ils adorent les poids lourds, alors je suis descendu, et tout le chemin jusqu'au vestiaire, je ne pourrais pas te dire combien de temps à durer toute cette histoire de remise du titre, la couronne mondiale, la ceinture du vainqueur, Cruz m'a reparlé de mon enchaînement, comment il avait vu Finsbury chanceler et il avait compris tout de suite que le décompte irait à dix, sans problème, parce que les coups, c'est une chose, mais la découverte du tapis, quand jamais tu ne l'as connu, tu sais, là, le tapis, quand tu le découvres, m'a dit Cruz, tu perds tes repères, comme la fin d'un monde, et avec Cruz, on est arrivés au vestiaire, j'ai demandé à ce qu'on ferme la porte, pour se retrouver un peu au calme, Cruz m'a refait le combat, à ce moment-là, je n'écoutais pas vraiment, d'ailleurs, il ne parlait pas pour moi, mais parce qu'il fallait qu'il évacue, il n'était pas sur le ring, tu comprends, lui, aussi, dans son genre, il avait atteint ce qui le faisait rêver depuis tant d'années, à ce moment-là, je me suis vu dans la glace et j'ai trouvé que je n'étais pas marqué, que Finsbury ne m'avait pas marqué, je crois qu'il y a eu un temps d'arrêt, à voir que je n'étais pas marqué, alors qu'on m'avait promis la chirurgie esthétique après, quand je me serais fait laminer par ses enchaînements et son jab du gauche, et je ne sais pas qui m'a dit, allez, va prendre une douche, on va aller fêter ça, moi, j'ai pensé à Samantha et j'ai demandé un portable, même si déjà, on avait dû lui dire de ne plus s'inquiéter parce que là-bas, je l'avais bouffé, Finsbury, j'ai fait court, elle m'a dit je sais, je suis heureuse, et ce n'était pas plus mal que ce soit court, qu'elle et moi, on ne sache pas quoi dire de plus, parce que c'était à peine croyable, et à Samantha je me souviens juste que je lui ai promis de repartir dès le lendemain, de toute manière, j'avais dit à Cruz que quinze jours avant le combat à New York, d'accord, pour digérer le décalage, s'imprégner de l'atmosphère, d'accord, mais ensuite, on plie les gaules, et il était d'accord, puisqu'il avait déjà acheté les billets, même en cas de victoire, on bouclerait les interviews et tout le tremblement en deux temps trois mouvements, donc j'avais fait la promesse à Samantha, j'ai pris ma douche et on est sortis, avec Cruz, Jones, Pedersen, Evangelista et Clive, dans une boîte de jazz parce que je ne voulais me retrouver dans une soirée à la con, avec du bruit et des nanas à la demande, je voulais boire tranquille, et j'ai bu tranquille, les autres beaucoup plus volubiles que moi, je me souviens qu'en montant dans le taxi, quelqu'un m'a glissé que Krensky avait fait mieux que moi, quatre rounds et l'affaire était pliée, mais il était le favori, et de toute manière, cela ne me concernait pas, puisqu'on partait se promener, voir New York la nuit, enfin, tu connais, tu vois ce que je veux dire, tout cela pour que tu comprennes que personne ne m'avait dit qu'il avait eu du mal à regagner les vestiaires, et qu'il avait fallu appeler un médecin d'urgence et qu'on l'avait emmené à l'hôpital, toute cette merde, je ne l'ai appris que le lendemain midi, quand j'ai téléphoné à Cruz pour voir s'il était réveillé, j'avais bu un peu trop de rhum, mais, lui, il n'est pas Cubain pour rien le salaud, il les enfile comme personne, cul sec, et vas-y, remets la dose, alors j'avais envie de voir si malgré tout il avait le casque, mais il était réveillé, parce qu'on l'avait réveillé pour lui dire que Finsbury allait mal, tu vois, j'ai demandé un café et un groom me l'a apporté avec les journaux qui titraient sur la chute d'un géant, Michals le chef, deux ou trois choses, et je n'ai pas compris tout de suite, tu sais, parce que la voix de Cruz était un peu imbibé quand même et c'est en voyant sa tête que j'ai senti que l'histoire prenait le roussi, parce qu'il n'avait pas envie de me reparler de mon enchaînement, absolument pas, et entre temps, il avait eu des nouvelles fraîches et Finsbury venait d'être admis en réa, situation d'urgence, et j'ai repensé à mes coups, à lui qui recule et tombe dans les cordes, pour la première fois, tu comprends, pour la première fois, il faisait grand soleil, le soleil entrait abondamment dans la chambre, et j'aurais dû être heureux, d'ailleurs, Cruz a jeté un œil sur les titres, mais il a évité les commentaires, dans un sens comme dans l'autre, il a inspecté le petit frigo d'intérieur et s'est tassé un double scotch. Tiens autant s'en remettre un autre. Toi aussi ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Intimement

    Sa fille lui rappelle qu'elles sont attendues, que Gérald va râler. Mais elle reste là à regarder les roses trémières qui s'élèvent entre la chaussée et le trottoir pour certains, entre le trottoir et les maisons pour d'autres, dans la violence du soleil qui fait des va-et-vient sur les murs blancs du village. Des roses trémières. Baiser roses trémières, elle se souvient toujours de Verlaine. C'est même ce reste d'école qui l'a fascinée dans cette fleur, parce que leur professeur, au lycée, disait que cette métaphore lui échappait, mais elle, le jour où elle avait vu des roses trémières, bien après, dans le jardin d'une amie, dans la banlieue de Nantes, elle avait compris, dans la forme même, épanouie et libre, ce qu'il y avait d'amoureux dans cette légèreté de la nature qui s'ouvre comme des lèvres prometteuses, avec la suavité d'une couleur frêle. Et de les voir ainsi, ouvrir leur aisance, dans ce territoire inhospitalier, feindre leur impossible fragilité entre le macadam qui n'en peut mais ! Elle reste là, à regarder cette vie rampant vers le soleil, ces rameaux perdus dans le travail des hommes qui ont cru tout circonscrire. Sans pouvoir y parvenir. Seulement la rose trémière était là, les roses trémières étaient là, comme un florilège, c'est bien le mot, de la volonté. Et elle, toute à son admiration qui agaçait sa fille, ne comprenait pas comment, pendant tant d'années, elle s'était battue avec la terre, les bons conseils du grainetier, les envois aux magazines spécialisés, les coups de téléphone à Nicolas le jardinier, sans que rien n'y fasse, sans que la beauté ne vienne faire son oeuvre au milieu du jardin, sur les bords, partout, avec ses signatures de lèvres impériales, puisqu'elle y pensait tout le temps, à cette métaphore de Verlaine. Les fleurs pullulaient dans la rue, petite, une ruelle, tout au plus, pour ne pas dire une venelle. Elle pouvait se retourner et contempler cette ligne rose comme un frou-frou de jupe espagnole alors que dans son jardin, on aurait dit de ridicules volants de papier crépon montés sur des tiges en raphia vert.

    Elle entendait encore la voix de sa fille. Il fallait qu'elle se presse et une vieille, une villageoise, a ouvert une porte, en a franchi le seuil et elles étaient presque face à face. Elle allait lui demander la recette pour tant de beauté et la vieille a bien vu qu'elle regardait le cortège de fleurs qui accompagnait la rue jusqu'à son bout. Elle ne lui laissa pas même le temps de poser une question, ou de signifier son émerveillement.

    -Eh, oui, ma pauvre, ça pousse comme chiendent, on n'y peut rien.

    Et la vieille, d'une main sèche, d'un mouvement à peine pensable pour sa constitution, de tordre une tige jusqu'à la rompre, et la fleur tombe, tombe, dans le silence des regards. Elle a envie de la gifler, cette vieille, et ne sait pas vraiment pourquoi les larmes lui montent aux yeux. Baiser rose trémières au jardin des caresses. Il y a si longtemps.




































     


     

     

     

  • Trouver le repos

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il est sorti par la fenêtre pour éviter l'alerte du parquet et l'empoignade de la porte qui grince. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il fait encore frais : du brouillard sort de sa bouche. Il a mangé des mûres sur le chemin, les premières de l'année. Il a franchi le gué. Il a toujours préféré le côté d'en face, sans être capable de dire pourquoi. Il a marché pour gagner son coin. Il y était hier, il y sera demain.

    A cet endroit, les tourbillons, on dirait des cailloux lancés du fond, à la volée. Contre les pierres qui émergent, la vitesse de l'eau vient tricoter de l'écume. Il s'est installé à gestes lents, a contemplé l'eau longuement et la course insaisissable des poissons, petits et grands, avant de lancer sa ligne. Il doit bien y avoir des logiciels, de nos jours, pour formaliser l'aléatoire de l'épinoche, les allées et venues de la tanche, l'immobilité de la brème.

    La seule prise de la matinée ne lui sera jamais reconnaissante d'avoir été remise à la rivière. Parfois même, il n'a pas à user de sa clémence. Il pose sa gaule sur la berge et attend en regardant les bestioles s'agiter, les arbres froufrouter et il se contente de faire ricocher des galets plats à la surface de la rivière, là où elle forme une étendue lente avec des sortes d'algues échevelées et affleurantes.

    Il n'a jamais sa montre ; le soleil fait l'horloge dans le ciel et c'est bien suffisant. Ses pensées font des contorsions, il passe de l'une à l'autre comme un trapéziste, c'est trois fois rien, et le plus souvent il pourrait les réduire en poudre comme des coquillages usés.

    Il rentre avec ses bottes de sept lieues, caoutchouc vert bouteille. Personne ne lui dit que la filoche est encore vide. Ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa sœur, ni la compagne de l'un, ni le mari de l'autre. Personne ne vient lui dire qu'il est bredouille. On ne lui demande rien, pas même s'il a passé une bonne matinée. Il se propose d'aider à la préparation du repas, sa mère répond que tout est déjà prêt et qu'il n'y a plus qu'à passer à table, mais auparavant il prendra une bonne douche parce qu'il était en plein soleil et qu'il a sué. Il ne se baigne jamais dans la rivière. Il n'aime pas l'eau.

    Quand il avait quinze ans, il s'était battu de longues minutes contre une pièce énorme, argentée et rebelle. Il avait vaincu. Pendant que lui-même reprenait son souffle, la bête s'étouffait sur la berge. Il l'avait vue mourir lentement, s'agiter, ouvrir large ses ouïes, battre l'herbe tassée du chemin de sa queue, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, plus rien que l'arc-en-ciel posé sur les écailles, arc-en-ciel enfin immobile du poisson enfin mort.

    Il l'avait ramené comme un trophée.

    On avait devisé sur les manières de l'accommoder. Tout le monde y allait de ses envies, avant de s'entendre sur une recette des plus simples.

    Le trésor s'avéra plein d'arêtes et d'une chair fade. Il voyait chacun masquer sa déception derrière les grimaces de la mastication. On avalait les bouchées à grand renfort de mie de pain. On disait que c'était bon, bonne pêche, en ajoutant des hummmm de satisfaction qui sonnaient faux. Le plat avait encore de quoi donner. Personne ne demanda à y revenir. Il avait compris que son offrande n'était pas à la hauteur de ses espérances.

    J'y retournerai, se dit-il, mais qu'on ne m'attende plus. Ainsi fit-il. La fin de l'adolescence et le début de sa vie d'adulte.

    Jamais la nature ne lui avait offert une seconde prise comparable, rien que du menu fretin ou des tailles quelconques qu'il sortait d'un coup sec du lit de la rivière. Et il lui semblait qu'éternellement il pourrait écrire, du moins se le raconter ainsi : il est parti pêcher...

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il fait un peu frais. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il cavale jusqu'à son repaire et là, à peine arrivé, à peine installé devant le tourbillon de l'eau qui ponce la pierre sans qu'on s'en aperçoive, il doit s'y reprendre à plusieurs fois pour abattre sur la berge une bête brillante comme une lame de sabre, bête énorme qui frappe le sol comme un enfant capricieux. Il la laisse mourir. Il la regarde de loin et attend que tout cela finisse avant de s'approcher. Il s'accroupit et, tout à coup, lui apparaît une évidence, une évidence vitreuse, fixe, bouton d'un manteau d'enfant, une évidence qui remonte à l'infini d'un souvenir qui ne veut pas dire son nom, dont il ne sait rien mais qu'il formulerait ainsi : d'un poisson, comme de l'amour, on ne voit jamais qu'un seul œil qui immanquablement vous avale.



     

  • la vie et le reste

    1-Voilà ce que j'ai entendu de toi. «Ce sera mieux ainsi, de se voir au téléphone, non ?» L'impropriété est belle. J'ai répondu qu'il en serait selon tes désirs, sans essayer le moins du monde d'être ironique, comprenant très bien que le mot tombait à plat.

    J'ai raccroché. La fenêtre ouverte donnant sur le square intérieur aux bancs toujours inoccupés laissait passer les aiguilles d'un soleil cru que renvoyaient aussi les grandes baies de l'immeuble à la diagonale du mien. Il y avait un silence rédhibitoire à toute pensée.

    Faut-il alors croire que ta présence sera dans l'observation comptable d'une facture France-Télécom ? Que deviendront ces aspérités du silence saisies à la seconde près et rendues, le combiné posé, à la plastique ronde, à peine moins marquant pourtant qu'un froid métal, sinon les phares lambeaux de cette mort qui ne veut pas dire son nom ?


    2-D'un corps, sur lequel j'ai reposé les mains ; aux humeurs desquelles j'ai assigné la beauté toute végétale de la sève étirée, traçant de longues comètes, qui sont à demeure en toi ; auquel j'ai fait le trèfle en la saison des gerçures (et nous étions nus, ta tête sur mon épaule, comme les lumières de la rue aux étoiles, à jumeler) ; à qui j'ai fait, par ma bouche, la glose de la partition et de l'indivis, en même temps.


    3-De ce corps, faire une ligne... De ce corps, faire un message... De ce corps, faire un trait...

    C'était hier...

    A partir de maintenant, je vais peut-être passer mes journées à ne rien faire. Dans quelques jours, ce sera l'été. Je vais attendre, alors.

    La fenêtre est ouverte et je me perds dans un bout du ciel, et comme l'angélus de cet après-midi, j'entends les cris des enfants, à la récréation de l'institution Saint-Jérôme.

    Ainsi, je vais m'accrocher au téléphone.


    4-Le corps qui devient voix seule passe du spectacle au microsillon (aujourd'hui à l'inscription numérique. Digitale. Et justement, mes doigts ne sont plus de ces voix supplétives, comme les lignes mélodiques d'un contrepoint, qui signaient ma passion, quand je les posais sur toi pour te faire jouir).

    Le corps ne s'allège pas, jusqu'à la disparition possible. Il ne peut être symbolique. De bien des chanteuses de jazz, je n'ai d'abord connu que la voix, la modulation, le charme. Puis un jour, elles ont eu des yeux, une bouche, une taille et parfois j'étais déçu sans savoir déchiffrer malgré tout dans les arcanes de mon imagination. Le chemin inverse -la soustraction de ce support-pulsation est-il envisageable ? Car, soudain, je me dis que la métamorphose est en lui, non en elle. La voix ne peut être une métonymie (si elle l'est, son domaine de prédilection sera le mensonge).

    Quand l'autre n'est plus là, on se rend compte que ses trahisons sont des musiques composées pour nous, en open tuning. Et on les aime, ces mensonges, comme des livres dédicacés. Je suppose que ta parole va parfois emprunter des routes aussi sinueuses. Je suppose. J'en viens à l'espérer, plutôt que de disparaître.


    5-Que vais-je maintenant savoir de toi ? Par la voix, ne demeure que l'ambulatoire servitude des souvenirs. Comme ces pauvres mères de la place de Mai, en Argentine, brandissant la photo de leurs disparus. Icônes impitoyables de ce qu'elles savent déjà être mort, squelette, poussière, racines, bourbier. Je ramène ma misère à la mesure collective. Tu trouverais cela détestable. Tout disparition vécue nie la morale, la gradation, le respect.

    Je sais surtout que tout un espace s'ouvre à moi pour élaborer des chapitres manquants. Travail de comblement.

    C'est juin. Presque les vacances. Rien ne compte. J'attends la sonnerie. Quinze jours que mes sorties se réduisent comme peau de chagrin. Puis, vers 23 heures, parce qu'il y a alors moins de risques que tu m'appelles, je sors dans la ville. Je pourrais dire, moi aussi, si j'avais plus d'ironie, pendu à mon téléphone, comme dans le passé, quand la communication locale coûtait une unité pour trois jours (je crois) et que nous avions des discussions de trois heures, quatre heures, des discussions creuses où nous nous aimions. Maintenant je vois moins le combiné que le fil interminable, toujours emmêlé, avec lequel on pourrait en finir. Mais je suis déjà pendu, à la grammaire imprévisible de ta venue cellulaire. Tes appels, c'est un parloir ténébreux. Le mien.


    6-Sur ta voix, je ne peux promener qu'une progéniture monstrueuse, croisement d'espoir et de circonspection. Il suffit que tu aies raccroché pour que ma parole se prolonge. Je te parle : et de parcourir ainsi des kilomètres sans rien voir d'autre que la projection de ce corps naguère à ma droite. Dans la rue, parfois, je dois m'oublier puisque les gens détournent la tête. A n'importe quelle heure de la journée, je peux t'incorporer dans le film de ma vie qui tombe. Mais rien ne pèse si fort que les temps incertains où tu viens de me quitter. Comme ces heures de l'entre-deux, le soir, sur une route : la pénombre concède à la clarté le droit d'encore nous éblouir et c'est mortel. On ferme à demi les yeux.

    Il suffit d'un rien. Tu me parles d'un concert auquel tu as assisté et ma promenade est constellé de nos concerts communs et de tes mots, de leur sonorité originelle. Et les plus intenses viennent à ma bouche. Alors je te réponds : je trouve ce que j'aurais dû te dire. Il me semble refaire ma vie avec toi, en cherchant les failles qui nous ont amenés à ne plus nous voir qu'au téléphone. Je sens tellement que cette situation est le stade ultime de notre communauté, que je me saisis de ces derniers signaux (parfois moins de trois minutes, pour une affaire administrative) pour épaissir mon quotidien, pour y faire proliférer la pourriture noble de mes amours recomposées.


    7-Les lèvres, l'anche d'où tout coule, sont les seules parties que j'embrasse sur la glace, quand je me regarde, chaque matin. Et si je le fais, je ne me vois plus. Mon œil me supprime, et me tue. Narcisse.

    Je prends du recul et je n'arrive plus à penser à mon visage en entier. Je vois l'empreinte de mes lèvres. C'est horrible, des lèvres sur une glace.

    De toi, je contemplais tout : la glycine et le tabou. Et mes lèvres avaient le droit de convertir la totalité du désir dans une proximité bienfaitrice, calme et arassante (et je coupe le h, là. Ainsi ferai-je pour oraire, car avec toi, je n'ai pas compté mais prié.).


    8-Loin de ta coupe à mes lèvres. Toujours plus loin, désormais.

    On n'oublie rien. Mais ces appels ne sont pas des remises, comme au poker. On rajoute. Pour bluffer, pour ne pas perdre la face (et moi, puis-je croire décemment que je retrouverai, au fond, celle de ton désir passé). Pour s'étourdir de cette pesanteur où l'on voudrait penser que rien ne broie. Pour s'aventurer, parce que la seule histoire crédible (possible) après une rupture semble de la revivre, de la promouvoir à nouveau dans un territoire vierge où l'on aurait tranché tous les défauts, les maladresses qui amènent à ne plus être ensemble.

    Mais on n'y arrive pas. Rien d'essentiel n'affleure. Nous investissons un lieu d'une neutralité où deux fantômes ne peuvent s'envisager.

    9-Maintenant, mes lèvres n'ont plus de ferments. Quand je la passe sur elles, ma langue obère mes derniers espoirs.


    10-Mes lèvres ont conservé l'armoirie de ton corps et tu leur demandes, là, de n'en rien garder, que la devise.

    Tu m'as dit : «se voir au téléphone». Et une nuit, peu après, j'ai imaginé une ridicule construction technique pour enregistrer tous tes appels et constituer un répertoire de l'accompli. Ce serait encore poursuivre la relation. Relater, conter, compter.

    L'idée m'est restée quelques jours, et j'ai fini par y trouver un caractère supplétif, comme dans ces instructions prolongées, que seule vient éteindre la mort accidentelle du suspect.

    Imagines-tu un rayonnage de cassettes où soient répertoriées tes inflexions ? Jours, heures, minutage, contenu. Archivage.

    Je serais obligé de le cacher dans un placard, au fond d'une armoire pour ne pas avoir à répondre aux questions.

    L'image n'a pas cette incongruité. Je garde sept photos de toi. Et je peux, avec précaution, t'embrasser. Si on conserve les photos, tout le monde vous respecte. Les gens disent même que c'est la preuve que vous avez du cœur et que vous avez beaucoup souffert.

    Agir de cette manière, ce serait te tuer une seconde fois. Ajouter à la terreur du prochain appel, qui ne viendra peut-être pas, peut-être plus, le revers nécrologique de ces œuvres complètes que l'on chasse aujourd'hui avec tant d'acharnement.

    Au téléphone, ce qui doit primer, c'est l'appel, l'anticipation de la présence de l'autre auquel on pense avant que lui-même soit rendu à notre réel. Je suis dans la futilité, dans le commun, lavant un pull, rangeant des livres, épluchant une orange, et tu penses encore à moi, puisque la machine retentit. Un temps, je suis heureux de ne pas avoir disparu, mais, bientôt, je conviens que je ne saurai jamais plus rien de ma présence en toi, que tes regards, tes sourires me donnaient, sans dire un mot.


    11-Nos appels sont des notes en bas de pages, du discours et non plus du récit. Ce sont comme des accrochages sporadiques à la frontière de deux pays.


    12-Qu'est-ce que la voix ? D'abord, où est-elle ? Dans mon oreille, qui ne l'aura jamais tant écoutée que depuis notre séparation ? Mais c'est une mauvaise écoute, que celle des mots prochains qui ne viennent pas. La forme contradictoire de la surdité indifférente des amants en déconfiture.

    J'ai le temps d'écouter, maintenant, aux terrasses des cafés, dans les gares, dans les restaurants, les dialogues délités qui ne savent pas encore qu'ils ne sont plus ensemble. Tout est dans le rythme. Affaire de timing et de relance, pour reprendre un vocabulaire tennistique.

    Nous n'avons plus ces problèmes depuis que tout se règle au téléphone. Jamais la parole n'avait occupé autant de place. Tu sais pourquoi tu m'appelles, quelles sont les questions que tu veux aborder. Même la banalité est réglée et lorsque nous arrivons au bout, le flottement autour de la coupure n'existe plus. C'est ta voix qui a descellé le désir. Retour de vacances, j'ai voulu prendre de tes nouvelles, et tu t'en tiens au strict minimum. Et les mots prochains ne venaient plus. Sur le moment je n'ai pas compris. Dans mes promenades traînées le long des rues du centre ville, les jours suivants, je m'expliquais ta réserve par le droit à une vie privée, ta pudeur. Ridicule. Je ne peux plus me mentir.


    13-Ta voix est suppression. Elle n'est pas la mort. J'aimerais autant, parfois.


    14-Je parle sans savoir et je ne peux compter que sur les années à venir, c'est-à-dire sur le maintien (en détention) de la nécessité physique pour laquelle ta voix est intercesseur. Ta voix changera-t-elle ? Elle sait déjà s'agglomérer de façons différentes, selon la place même de ta bouche devant le combiné. Parfois si lointaine que les bruits de la rue passent parce que je sais (je connais ton appartement, le mien naguère. Un jour, je dirai : jadis) la fenêtre ouverte aux rayons du soleil qui vont s'amortir contre les alignements de la bibliothèque. Tu dois alors être contre le mur, assis tailleur, la tête légèrement en arrière, ou sur un fauteuil, en travers, avec un pied en balance. Tu ne travaillais pas aujourd'hui. Ta tenue est peut-être négligée. Un tee-shirt interminable, et des chaussettes. Les jambes nues...

    Et personne (je fais comme si) maintenant (si je continue vers la lucidité : pour l'instant) avec qui jouer au chien mordant le chausson. Personne pour ébruiter l'intimité dérangeant des années heureuses. Portrait de soi en jeune chiot et pour finir, ton rire mêlé de reproches, quand tu raccrochais. Un gamin, vraiment.

    Si proche, parfois, ta voix. Mais c'est une avancée dérisoire. Les quelques centimètres gagnés deviennent un souffle et je ne comprends plus tout ce que tu dis. Tes lèvres touchant le combiné, mon oreille demande grâce et je tiens le téléphone au loin, comme un fer porté au rouge, et que je dois tenir, coûte que coûte. Il n'y a pas loin de ces moments à l'ordalie.

    Ce n'est donc pas toi qui changes mais la technique qui fait défaut.


    15-Tes lèvres sur le combiné, instant de l'ultime rapprochement concédé à ce jour, sont la négation des baisers de la bouche qui s'ouvrait sur la mienne. Ta langue alanguissant la mienne fermait mes yeux, grossissait mon sexe sans l'avoir encore englouti, donnant ordre à mes mains de rudoyer la laine ou le velours, avant d'inféoder la dentelle, la peau, les muqueuses (en écrivant cela, je retrouve un temps ce que la voix coupée du corps m'enlève. Et le retour est la perte définitive de la continuité).

    Lèvres. Langue. Dent. Le suave et l'intangible.


    16-Dans l'amour, nos deux mains étaient là, alors qu'au téléphone, l'une est atrophiée, appendice technicisé, l'autre est libre, libre de dire, sans que l'autre le sache, l'ennui, l'indifférence, la fatigue. Il y a cette main, oui, la main des cercles imaginaires sur la moquette, des dernières lettres aux mots croisés, de la machine à calculer (pour, selon : moyennes, taux de change, barème de l'impôt sur le revenu). Et pourquoi pas la masturbation ? Ma main, celle que je peux regarder, est le témoignage de mon absence possible, quand tes mots croient m'atteindre. Mais si, avec d'autres, la latitude que lui laissent mes états d'âme ne me trouble pas, avec toi, elle tremble puis s'inertie d'un garot du passé. Elle s'agite, ma main que voici vivante, crayonne et tout s'efface.

    Sa liberté n'a pas de source.


    17-Je parodie : il n'y a pas de relations téléphoniques. Tellement vrai que je suis obligé d'écrire. Et quoi, sinon le désengagement de ma connaissance ? Ce que j'ai commencé, c'est peut-être la suppression du personnage (puisque nous ne sommes que profils). Le créer in absentia. Habituellement -logiquement- le personnage est ce qui s'élabore petit à petit, pierre par pierre, dans les vides qu'il comble et dans les espaces qu'il vient occuper, ou dont il laisse affleurer la béance. Il n'y a que l'addition, jusque dans les ratures, qui ne sont pas des retraits, mais d'autres heures de la marée qu'on n'a pas prises en photos, ou lacérations de l'apparence, comme si on voulait découvrir au cœur d'un coussin, dans la doublure d'un grand manteau, quelque matière illicite, qui sait : une lettre secrète.

    Et moi, tout à coup, je procède l'inverse. Je dois dé-tisser les lourdes aventures de notre passé.

    Je dois dé-membrer.

    Je ne peux plus écrire sur ton corps : ni le penser, ni utiliser les matières de la jouissance, quand ma langue fouillait ton ventre de sperme, de chantilly, de fraises. Ecrire, maintenant, consacre la fin du corps calligraphié. Il n'est plus que linguistique.

    Devant moi, un grand puzzle dont les pièces sont collées. Je dois les retirer une à une, en sachant pertinemment que je poserai toujours les doigts sur les parties manquantes. Parce qu'elles sont faites pour cela.


    18-De la voix, aux lèvres invisibles, mais portante, comme un vent, je connais des exemples. Quand, pour réjouir une de mes nièces, dans vos parties de cache-cache, tu disais : «Je suis là». Elle réussissait bientôt à te retrouver, et sa propre voix suraiguë de bonheur, te ramenait de derrière la porte, du rideau tiré ou du placard même. Tes mots redevenaient corps. Elle tirait sur tes bras, criait : «Je te vois, je t'ai vue».


    19-Le croirais-tu ? J'ai demandé à Pierre de m'expliquer selon les lois de la physique le fonctionnement du téléphone. Je me suis empressé de tout oublier. Je ne veux pas décharner plus encore l'ombilic.

    Je sais que je n'aurais pas dû mais c'était sans doute une tentative pour lui parler de toi, mais je n'ai pas pu.


    20-On parle d'un filet de voix. Il s'agit de donner une image de la densité, un spectre à l'onde par laquelle s'exprime le corps entier, la présence. De toi, demeure donc le filet, cependant autre : ce qui court, ce qui serpente sans jamais grossir, ce sur quoi mes mains n'auront pas de saisissement. Il n'y aura pas de ravinement jusqu'au lit.

    Quand tu raccroches, aussitôt, de cet écoulement ténu, où je veux retenir le temps aussi, je passe dans le silence lagunaire. L'étalité de mon tympan rendu à sa mémoire, elle-même promise à la défaillance.


    21-Qui a dit que le silence qui suivait du Mozart était encore du Mozart ?


    22-Si nous cédons l'un et l'autre au désordre compulsif de la technique, à moins que nécessité fasse loi, il arrivera que ta parole soit portable. Elle ne sera plus située dans le décor connu, ou imaginable, selon les aménagements du temps d'après, de ton appartement. J'aurai perdu un peu plus, encore. Seras-tu, alors, aux portes de la ville, en bas de chez moi, même, que ton éloignement aura pris des allures incandescentes. Je ne te dirai plus : «Comment vas-tu ?» mais : «Où es-tu ?», sûrement, comme l'indiquent les enquêtes sur le sujet. Et ma question aura changé, de fait, la nature de cette vie organisée autour du téléphone. A l'être succédera l'espace et je n'y gagnerai rien. Car le passage de l'un à l'autre scellera celui de la vérité au mensonge. Je te connais et les inflexions, le temps de la réponse, quand je m'inquiète de toi, me disent les maux. Ton corps charrie toujours, à cet instant, plus que la volonté travaillée. Mais où seras-tu ? Dans quel ailleurs, dont les bruits ne prennent pas source dans la rue entrée par la fenêtre, dans la radio de la cuisine, posée près de la cafetière et du grille-pain.

    Je sais pourtant que cette étrange dissémination a commencé le jour où je me suis acheté un répondeur. Peut-être avais-je de la chance... Peut-être avais-tu l'instinct du bon moment... Il s'est écoulé assez longtemps avant que ta voix ne se grave. Je suis rentré et j'ai vu, à côté de l'indice vert, celui rouge clignotant. Je ne m'y attendais pas. Je n'y étais pas préparé. De ces détails la vie ne nous apprend rien. Elle nous y confronte et c'est déjà trop tard. Tu appuies sur le bouton «message» et le monde est en marche. «Vous avez un nouveau message. Mardi, dix-sept heures trente-deux minutes.»


    23-Le  répondeur est la déposition d'un passage qui se nie dans le temps même de sa réalisation.


    24-Tu as changé de numéro. Tu es en liste rouge. Il va falloir que je vive.