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consommation

  • Le goût amer du chocolat

    Certes, on a déjà envie de rire quand, dans un quartier de bobos gauchos, on voit ces pères chignonnés et ces mères cools faire la queue devant les chocolateries bon chic bon genre en quête de la poule ou du lapin qu'ils veulent absolument offrir à leur progéniture. On les entend en terrasse casser du catho avec l'enthousiasme des incultes mais ils cèdent à la frénésie festive de Pâques et nul doute qu'ils crieraient à l'hérésie sociale si l'on devait céder aux idées de quelques plus radicaux qu'eux, lesquels demandent la suppression des jours fériés chrétiens, au nom d'une laïcité qui a, avant tout, comme objectif de poursuivre le combat maçonnique contre l'église catholique, quitte à tomber dans l'islamo-gauchisme.

    Ils sont donc à faire la queue. Ils revivent sans doute des souvenirs d'enfance. Ils ne sont bons qu'à cela. Leur névrose tient essentiellement à leur incapacité à vivre les choses autrement que dans le prisme des affects infantils. C'est en partie pour cela que le catholicisme les touche autant et qu'ils psychologisent autant leur refus d'autorité parentale. La psychanalyse en kit est très utile pour justifier ses insuffisances... Mais revenons sur leurs affects. Parce qu'ils peuvent mettre, à tort ou à raison, des mots de revanche sur leur soif délirante de liberté. Et donc, Pâques, c'était le chocolat : les œufs, les poules, les lapins. Que sais-je encore ? Le Christ, c'est de la fable. Leur spiritualité est gustative, avec des nuances de crise de foie, selon l'état de leur gourmandise. Leur patrimoine se résume à transmettre quelques niaiseries ludiques : on les voit organiser des chasses aux œufs dans les parcs environnants. Ils aident les plus jeunes à ne pas revenir bredouille. Ils y prennent un plaisir malin. Leur monde : revenir perpétuellement en enfance.

    Et Pâques, c'est vraiment le moment idéal. Il fait beau en général. Alors, ils s'en promettent. Pâques est mieux que l'épiphanie, quand ils font la queue (c'est une passion, décidément), devant les boulangeries cette fois, pour repartir avec la fameuse galette frangipane. L'amusement se fera à huis-clos, avec Paul ou Jeanne qui se glissera sous la table pour que l'attribution se fasse en toute équité (ils aiment l'équité...). Mais Pâques... Faire la queue pour avoir la poule design, le lapin hype, sans se soucier de savoir si la matière première provient d'un commerce équitable (pourtant l'équité, c'est vraiment leur truc), parce qu'il s'agit de faire plaisir, de se faire plaisir. Et comme les artisans redoublent d'ingéniosité ! Chacun aura remarquer qu'alors les produits sont à l'instar du commerce des gadgets technologiques. On y met de la couleur et de la décoration. On fait du bruit, en quelque sorte.

    Du coup, l'affaire explose vertigineusement sur le plan économique. Les prix flambent. Il y a un pic, et tout reviendra dans l'ordre (relatif) une fois la folie pascale passée. Peu importe que rien, dans l'histoire, ne soit justifié, sinon par la si fascinante loi du marché, laquelle dessert celui qui en bout de chaînes (mais dans un sens inversé) est à la production. C'est en effet une évidence : le chocolat de Pâques, comme la galette de l'épiphanie, est l'exemple magique de la plus-value à son sommet. Une rentabilité maximale (1), dont les fruits évidemment ne tombent pas dans l'escarcelle du travailleur lointain, ni même dans celle de l'employé qui ne compte pas ses heures.

    Mais de cela le bobo gauchiste se fiche éperdument. Il est certes, pour la galerie, anti-capitaliste, ou disons : critique. Il est lucide en terrasse, ne s'en laisse pas compter. Il n'a cependant pas la culture politique (il a jeté Marx avec sa jeunesse pseudo révoltée) pour pouvoir remettre la plus-value et les conditions de son extraction en perspective. Il est même tellement idiot qu'il croit noyer les rapports sociaux et économiques dans le plaisir qu'il prend à faire plaisir à son enfant (mais c'est à lui qu'il pense d'abord, puisqu'il ne veut d'autre qu'être un éternel enfant). Sa propre économie libidinale est un agent masquant (comme il y en a en cuisine ou en pharmacologie) pour ne pas voir la réalité. Pire encore : il est festif, pour citer Philippe Muray, et oublie que la fête, la fête généralisée, qu'elle soit pure création libérale ou récupération religieuse, est le fondement même de ce rebond de la plus-value. Il n'y a que du profit dans l'Entertainment, dans la culture mainstream et dans la consommation commémorative. La fétichisation de la célébration le fait oublier l'enchaînement des causes conflictuelles, à commencer par l'exploitation des pauvres et des prolétaires.

    Il fait la queue, en silence, avec le sourire des demeurés, quand il proteste ailleurs devant une caissière dépassée ou un chauffeur un peu lent. Il vient apporter son obole au triomphe festif du bénéfice. Il mangera un chocolat médiocre mais mis en forme, qu'il aura payé le prix fort, mais ce n'est pas grave : quand on aime, on ne compte pas, disait un slogan. Le problème n'est pas de payer trop, mais mal. Pour s'en rendre compte, il faudrait ne pas faire passer son plaisir avant toute chose. Seulement, le chocolat... oui, le chocolat de Pâques... la madeleine collective des idiots...

    Cette substitution programmée de la pensée par le plaisir (programmée, puisque ce n'est pas le fruit d'un coup de tête. On recommencera l'année prochaine) est une des caractéristiques de l'ultra-libéralisme. C'est pire encore que l'individualisme classique qu'on trouvait dans l'univers fordiste. Le volontarisme actif laisse la place à un hédonisme inquisiteur. Il faut faire la queue, non pas parce que la pénurie est en place, comme dans les meilleurs temps soviétiques, non parce que la rareté est de fait (le commerçant a tout prévu. Le stock est conséquent) mais parce que la soumission au délire du prix doit être mise en scène. Se justifier, en quelque sorte. L'excès monétaire se double d'un débit dans le temps. Héroïque, notre bobo gaucho reviendra avec son trésor en expliquant qu'il est vraiment formidable puisqu'il a attendu vingt-cinq minutes. Il en aura fait une épopée consumériste. Il aura prouvé sa générosité et son souci de l'autre.

    Il serait bon de s'arrêter auprès de lui et d'expliquer que sa participation a cette mascarade n'est pas sans conséquences, qu'elle procède de la même escroquerie morale que l'agitation caritative ou le traitement médiatique de la misère. Le même sens de l'occultation. Mais ce serait peine perdue. Le chocolat emporte tout...

    (1)Une mienne connaissance qui est de la partie me raconte un jour que son artisan de patron n'a qu'un rêve : que ce soit les Rois toute l'année. Prix de revient dérisoire, confection simplissime, et prix de vente terrible. Une marge comme il n'en fait pas ailleurs...

  • De l'autre côté...

     

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    Dans Dublinesca, ce roman qui tourne, entre autres, autour des figures diffractées de Joyce et Beckett, Riba, un éditeur catalan s'interroge, et rêve.

    "Il rêve d'un temps où la magie du best-seller cédera en s'éteignant la place à la réapparition du lecteur talentueux et où le contrat moral entre l'auteur et le public se posera en d'autres termes. Il rêve d'un jour où les éditeurs de littérature, ceux qui se saignent aux quatre veines pour un lecteur actif, pour un lecteur suffisamment ouvert pour acheter un livre et laisser se dessiner dans son esprit une conscience radicalement différente de la sienne, pourront de nouveau respirer. Il pense que, si l'on exige d'un éditeur de littérature ou d'un écrivain qu'ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur. Parce qu'il ne faut pas se leurrer : ce voyage qu'est la lecture passe très souvent par des terrains difficiles qui exigent une aptitude à s'émouvoir intelligemment, le désir de comprendre aussi et d'approcher un langage différent de celui de nos tyrannies quotidiennes."

    Voilà une saine réflexion d'Enrique Vila-Matas, pour ramener le débat à cet endroit que l'on veut occulter : l'intelligence du lecteur, le besoin de cette intelligence, et le long cheminement vers la bêtise généralisée. Il est aisé d'invoquer la soumission éditoriale aux lois du marché. Cela est juste mais pas suffisant. Il est tout aussi elliptique de regretter tous ces libraires transformer en boutiquiers (les pires étant ceux qui veulent se donner le genre ancien, celui des vrais libraires, et qui ne peuvent s'empêcher de vanter Nothomb ou Laurent Gaudé...). Il y a le lecteur, le lecteur d'aujourd'hui, en consommateur, prenant avis auprès de ce même libraire, comme pour une machine à laver, alors qu'il faudrait prendre le temps d'aller fouiller, de lire quelques pages, d'appréhender de quoi la phrase lue nous imprègne, d'abandonner la critique (pour qu'elle aille à sa perte, selon le bon mot de Paul Valéry), et d'en revenir au battement quasi instinctif du style.

    Mais le vœu de Riba (et celui de Vila-Matas ?) est déjà mort, et la littérature un vestige. L'élan que connut la deuxième moitié du XXe siècle, de lecteurs avides, retors et imprévisibles, cet élan est fini. La parenthèse démocratique, en la matière, est refermée. 

    La littérature contemporaine n'est pas que le fruit d'un pacte économique à long terme désastreux ; elle est aussi le reflet d'un retour à l'abrutissement généralisé. Et plus encore : à la mort de la langue. Non pas seulement la nôtre, mais celle de l'autre, qui en écrivant dans ma langue sa propre langue m'oblige à penser à la mienne, à me penser, moi, à me poser quelque part dans la langue et dans le monde.

    Cette expérience est-elle contemporaine ? Je ne sais. Si elle existe, elle a très souvent des formes anachroniques, comme par défaut : Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau, Diderot, Chateaubriand, Stendhal, Proust, Bernanos, Valéry, Giono, Claudel,...

    Si je m'en tiens à l'univers français, la dernière force dévastatrice est Perec, mort il y a plus de trente ans. Et depuis ? Plus rien, ou presque qui tienne dans la durée. Et toujours le bavardage journaleux qui voit des génies à chaque rentrée littéraire.

    Le lecteur qui veut fuir n'a pas le choix que de retourner à la généalogie de sa langue, à son histoire (et donc à l'histoire du pays vue par le prisme d'une expérience de/dans la langue). Cette aventure-là n'est pas sans émerveillement mais elle a aussi un versant mélancolique dont on aimerait que la pente soit moins accentuée. C'est ainsi...

     

    Photo : Sylvain Lagarde

  • Transparence (substantif)

     

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    La transparence, ça nous regarde. Voilà bien la formule qu'on nous adresse du haut des assemblées, des couloirs dorés, des arcanes du politique. La transparence est notre droit, notre inscription égalitaire dans l'univers démocratique. Elle est la synthèse de nos pouvoirs dus par le monde qui parle pour nous. Le donnant-donnant. Homme normal ou arriviste vulgaire, ils viennent, comme des destins nus et purs le dire au citoyen : la transparence, ça vous regarde. C'est votre bien, votre blanc-seing nécessaire à notre crédibilité. Ils viennent avec comptes et bilans, dans leurs costumes inquiets d'hommes intègres, forcément intégres (et ce n'est pas tant leurs écarts qui troublent, nous ne croyons pas à la vertu du politique, moins encore à sa pleine lumière, mais leurs impossibles reconnaissances de pris-dans-le-sac.)

    La transparence. Rien dans les mains, rien dans les poches.

    La transparence, listée, légiférée, mise en scène, pour pas grand chose, en fait, car les mots doivent être remplis, être une matière et une épaisseur du monde, san quoi je peux aisément découvrir l'horreur réversible qui se cache, là et ailleurs.

    Comme cette transparence qui nous regarde, à laquelle nous nous exposons, qu'on le veuille ou non, sur les réseaux, dasn l'organigramme insondable des connections, du numérique, de la vidéo-surveillance, de la structure eye fish de l'espace, de l'historique des appels, des indices de satisfaction, des numéros de transactions, des cryptages, des cookies, des bases de données, comme cette transparence de nous-mêmes à la machinerie marchande et sécuritaire, sécuritaire parce que marchande,

    transparence sécurisée en zones, délivrant les plus nantis de l'angoisse, accroissant la terreur, ailleurs, entre miséreux.

    Transparence qui nous regarde : terrible, reptilienne et fluide. La seule, l'essentielle, toujours plus galopante et que l'on masque et protège en offrant, sans même y croire tout en dramatisant l'annonce, cette autre transparence qui ne dit absolument rien du politique.


    Photo : Elliot Erwitt

  • Intra muros

           Pour S.

    J'ai découvert cette vidéo par le biais d'une mienne connaissance, graffeur, writer (1), peintre, à laquelle j'ai déjà eu l'occasion d'expliquer mes réserves sur cet art urbain qu'on appelle imprécisément le tag. Je ne suis pas un adepte de ce mode d'expression, mais la question n'est pas là, si l'on veut bien considérer le travail entrepris par ceux qui ont décidé de s'approprier un lieu désaffecté, comme sait en laisser une société obnubilée par la consommation et l'obsolescence de plus en plus rapide des choses...

    Il s'agit donc d'un parking de grande surface, d'une grande surface qui a rendu l'âme (et c'est évidemment une manière ironique de parler tant ces lieux se déterminent d'abord par leur impersonnalité). Abandonnée, avant que d'être détruite et qu'on y refasse les mêmes horreurs, sans doute, cette friche commerciale a été prise d'assaut par l'imagination colorée et brutale de ces mystérieux combattants des murs blancs, sales, sans propriété. Et plutôt que de laisser la misère du temps gagner la partie, ils ont enfreint la loi, pour la beauté du geste, car il est certain qu'à moins  qu'un coup de dés magnifique ne convertisse ce parking anonyme en territoire de l'Unesco ce qu'ils ont entrepris finira en gravats (ou pire : qu'un repreneur vienne et, devant cette avalanche de couleurs et de formes, s'empresse de tout remettre en ordre : du blanc, du blanc, du blanc...).

    Ainsi jouent-ils des turpitudes d'un monde-ogre... On pourra disserter longuement sur le discours artistique de ces writers, la beauté esthétique de ces géométries, en pourfendre la laideur et les facilités. Peut-être. Mais ces six minutes à toute vitesse, entre les piliers d'un des pires endroits que notre civilisation ait créé en nous faisant croire que là était le sésame d'un bonheur à crédit, ces six minutes en accéléré, on peut aussi les regarder comme une tentative désespérée, non pas de refaire le monde, mais de suspendre sa laideur poussièreuse. Ce n'est pas un acte social mais une question politique ; pas un jeu d'enfant, mais des arabesques sérieuses d'adultes. Lorsqu'on retourne à l'air libre sur le toit de ce délabrement caché, le writer dessine des croix, comme si, effectivement, il fallait bien faire une croix dessus, sur le rêve, sur la liberté de dire non, sur le lendemain, et la caméra saisit à la volée la misère visible des tours immenses, dans une banlieue quelconque, une parmi d'autres...

    La musique est de Phil Glass. Les concepteurs de ce film l'ont rencontré. Il a cédé les droits de ce Opening, extrait du très beau Glassworks, pour cent euros. Trois fois rien Le projet lui plaisait... Un Opening d'une douceur mélancolique idéale pour une odyssée dans un univers dérangeant : celui de notre déchéance à venir...

     

     

    (1)ainsi que se définissent ceux qui ne taguent pas, mais dessinent sur les murs, parce que le tag est une signature. Je n'ai pas envie de commenter ici le choix discutable du mot writer...

     


     






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  • Bomber (le torse)

     

    Ce sera ainsi, toujours ainsi, désormais. On te l'aura dit et répété : qu'il n'y a pas de sort qui te soit réservé, qu'il en va de ton destin, et ton destin, c'est toi. Tu auras eu le choix d'en être, ou pas. Ce sera à la convenance de ton désir. Désir de souffrir (pour y parvenir), de t'amender (pour qu'on te reprenne quand tu auras déplu ou désobéi), d'exulter (quand tu seras parvenu à ce qu'on t'avait promis, et dont tu ne savais en quoi cette promesse consistait -sa consistance, justement-). Et quand tu auras des doutes, parce que les nœuds de tes boyaux seront bien plus incendiaires que celui de ta cravate, t'empêchant de respirer autre chose que la fureur du chronomètre, il y aura toujours quelqu'un pour te dire, à la sortie du bureau, dans le dédale des couloirs métro(nomiques), habité du désir d'enfin revenir chez toi : regarde comme c'est magnifique, ce graffiti. Ici, on peut écrire ce qu'on veut. La preuve qu'on est libres...

                                                                                            Photo : Micha Bar Am, San Francisco, 1976