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  • Vert


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    Filippino Lippi, Vierge adorant l'Enfant, 1478, Galerie des Offices, Florence

    Tu croyais aller à Rome et tu fredonnais Respighi, quand il célèbre les pins du Gianicolo. Tu en sentais déjà la fraîcheur roborative, quand l'éternité du soleil fait vaciller les pierres et les coupoles, au loin, comme un décor feérique. Ce sont des ombrelles géantes et tu y pensais de cette manière, dans leur commodité face à un été écrasant. Mais tu n'es pas allé à Rome et tu as oublié, pour un temps, le plaisir de la Piazzale Garibaldi, te retrouvant alors sur le promontoire de San Gimignano, à contempler la campagne toscane qui t'a ému, dans la multitude de sa verte saison. Les cyprès, presque noirs, les oliviers et leurs feuilles comme recouvertes d'un éclat argenté, donnant l'impression de guirlandes métalliques, des pins, en touffes hautes et hératiques, des chênes, des lauriers... Les collines regorgeaient tout à coup d'une palette à laquelle tu n'avais jamais fait attention, comme si la campagne toscane t'avait pendant si longtemps laissé indifférent. Et de la voir ainsi te ramenait à une expérience picturale où tu discernais moins les espèces et les variations topographiques que les mélanges et les superpositions chromatiques... Tu pensais à ces arrière-plans, comme les différentes profondeurs suggérées d'un décor de théâtre et c'était un étonnement de découvrir cette évidence-là, en plein soleil, d'une constance des choses contenue dans la couleur et qu'au-delà du sujet traité, de la manière de l'artiste, hors des restes de l'homme se contemplant dans ses ruines, demeurait une vérité dans la couleur, un lien qui, par exemple, te rapprochait davantage encore d'une œuvre de Filippino Lippi...

    Mais l'écrire ainsi n'est peut-être qu'une approximation, de croire que la contemplation d'un paysage réel vous rapproche de peintures admirées mainte fois, car, qui sait si l'inverse n'est pas plus vrai, à savoir que l'imprégnation d'un monde ancien, révolu, en partie incompréhensible n'a pas fini par désiller l'aveugle promeneur que tu étais dans la campagne toscane et si les hauteurs de San Gimignano ne sont pas, dans l'ordre symbolique, le signe d'une sensibilité soudain rendue à elle-même, élevée de pouvoir admirer le monde, alors même que l'esprit si souvent s'aveugle. Et pour tout dire ; sentir que tu es allé du tableau au paysage et du paysage au tableau, comme dans une promenade hors du temps, salvatrice et nourricière, pour être là et ailleurs, simultanément...

  • Du pourcentage aléatoire de la démocratie

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    Dimanche soir, c'était la fin du cirque, le moment où après s'être étripés joyeusement les braves enlevaient le maillot et finissaient, comme pour les matchs de rugby, avec une bonne pinte bien fraîche. Il y avait bien un vainqueur et un vaincu, mais le camp du vainqueur ne pavoisait pas et celui du vaincu semblait très philosophe. Le parti du parvenu mesurait-il la tâche et son angoisse ? Celui du déchu goûtait-il le plaisir inavouable de s'être enfin débarrassé de l'histrion qui les avait phagocytés de son nombrilisme grotesque ? Le common man faisait dans le sobre, pendant que le bling-bling souriait régulièrement en faisant ses adieux à la Mutualité.

    C'était vraiment un début de soirée étrange. La réalité donnait des chiffres, des estimations. On criait d'un côté, on pleurait de l'autre, mais sur les plateaux, calme plat. Un passage en douceur qui pouvait laisser songeur. Chacun y allait de sa phrase républicaine, à droite et à gauche : « le verdict des urnes », « la parole du peuple », « la voix des électeurs », « le respect de l'alternance républicaine »... Des félicitations UMP, des remerciements PS, c'était touchant. On avait l'impression de vivre dans une démocratie apaisée. J'aime bien cette expression récurrente dans les discours politiques, pour montrer que depuis les outrances de 1981 la République française a mûri, et nous aussi. Il paraît que l'électeur était dimanche responsable, jusque dans l'équilibre du résultat. Pas un triomphe, pas une raclée. Un mélange qui permettait à chacun d'être content.

    Mais moi, qui n'ai pas voté, je me sentais fort agacé, devant cette célébration unanime du peuple éduqué allant choisir son dirigeant suprême. Je m'agaçais de ce consensus, parce que je me souvenais que c'était les mêmes, exactement les mêmes, droite et gauche réunies, qui, en 2005, expliquaient que le peuple n'avait rien compris aux enjeux du referendum. La parole sortant des urnes était alors nauséabonde, rance, aigrie, et un tant soit peu imbécile. L'échec de la classe politique et des médias rassemblés (96% des journalistes soutenant la Constitution) tenait-il à peu ? Que nenni. 55% contre 45%. Net et sans bavure. Il n'y avait pourtant pas ce soir-là, dans les partis responsables (ils aiment se définir ainsi), autre chose qu'un mépris souverain pour la glèbe. Et l'on sentit alors qu'il en cuirait aux gueux révoltés de s'être ainsi comportés. Il ne fallut pas attendre longtemps et ce fut le traité de Lisbonne  que les gardiens de la démocratie (comme il y a en Iran des gardiens de la Révolution) s'empressèrent de ratifier entre eux, tant le peuple est sot...

    Dès lors, reconsidérant les moues et les faux semblants de la soirée de dimanche, je pensai que cette neutralité de ton, dans les deux camps, n'était pas due à la sévérité de la situation. Elle renvoyait, sur le fond, à l'écart infime qui séparait les deux (faux) belligérants démocratiques. Des queues de cerises. Ainsi la victoire des uns et la défaite des autres n'étaient que des anecdotes touchant aux trajectoires individuelles de ceux qui allaient accéder aux ministères ou faire une cure d'opposition. Cette convivialité sereine, si gênante, avait donc cette origine : le casting changeait mais le scénario était le même et l'on avait oublié depuis longtemps que les ennemis à l'écran étaient les affreux magouilleurs du Congrès. La civilité n'était pas qu'un acte, elle cachait la réalité indicible du pouvoir.

    Et comme un contre-champ ironique (qui me faisait sourire, enfin), dans le rectangle droit de l'écran, on voyait les cocus de base, tout à leur affaire, exultant à la Bastille, pleurant chaudes larmes à la Mutualité, tous étreints de leur passion désolante, amnésiques d'une démocratie confisquée il y a sept ans, avec la complicité du camp d'en face, qu'ils traitaient en ennemis héréditaires.

     

     

  • Merdre ! Il est 20 heures...

     

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    Un vote, une élection, de la liesse et des pleurs... Pour si peu, pour l'illusion que le pouvoir est là où l'on nous dit qu'il est, quand la littérature nous a déjà, depuis si longtemps, signifié que nous devons, sous peine de nous perdre, nous détacher de cette ivresse. Ainsi, la formule "il est 20 heures..."  et tout ce qui s'en suit, ridiculement sentencieuse, quand il ne s'agit que d'un passage, comme la vie elle-même, une vaste blague où, dans un rebours temporel, l'ère grotesque d'Ionesco qu'incarnait Sarkozy laisse sa place à celle sans qualité de Musil que symbolisera Hollande. Mais c'est une façon de parler, un vide que couvrent les flonflons, quand l'essentiel est dans la façon d'écrire, et que la première ayant triomphé de la seconde, le bavardage devenu plus fort que la phrase, quand est enfin consacrée la foire démocratique comme masque d'une politique de rigueur...

     

    LE ROI

    Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n'aurai jamais existé. Ah, qu'on se souvienne de moi. Que l'on pleure, que l'on désespère. Que l'on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d'histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n'aient pas d'autre sujet d'étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu'on brûle tous les autres livres, qu'on détruise toutes les statues, qu'on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu'on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu'il n'y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l'on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l'on dise des messes pour moi, que je sois l'hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l'on m'appelle éternellement, qu'on me supplie, que l'on m'implore.

              Ionesco, Le Roi se meurt


    Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l'im-pression ? Une technique de l'être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre : quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l'homme passionné s'empare de cette forme nouvelle avant l'homme ordinaire ? Elle lui offre l'instant de l'Être, de l'équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l'écrasement et l'éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d'un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s'enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d'une douce mort par le froid), ainsi, il n'y a pas d'autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu'on appelle "nouvelle génération", "pères et fils", "révolution intellectuelle", "changement de style", "évolution", "mode" ou "renouvellement". Qu'est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l'existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d'un pseudo-Moi, d'une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu'on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur "bon vieux temps". Alors, les idées nouvelles n'auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à coté du visage miroitant d'une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n'auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu'à n'être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s'était fait le champion.

           Robert Musil, L'Homme sans qualité

     

  • La frayeur des chiffres

    C'est, si l'on voulait la jouer cynique, le chiffre du jour (ou de la semaine...). L'Organisation Internationale du Travail annonce donc le lundi 30 avril qu'il y a 202 millions de chômeurs à travers le monde et que les chiffres à venir ne sont guère encourageants. À ce petit jeu-là, ces bons messieurs de l'OIT nous avertissent que des tensions sociales sont à craindre. Il est à prévoir qu'on ne va pas beaucoup rire dans un avenir proche... Il est vrai, cependant, que ces quarante dernières années n'incitaient pas non plus à un optimisme débordant. C'est bien connu : le pire est devant nous.

    202 millions sur 7 milliards de terriens, le chiffre peut sembler modeste. Il faut néanmoins retirer les enfants, les vieux, les inactifs et l'on arrive, paraît-il, au pourcentage plus significatif de 6,1% de la population active. Pas encore le taux espagnol mais le vers est, semble-t-il, dans le fruit. L'important est ainsi de retrouver de la croissance, pour faire redémarrer l'économie.

    Ces chômeurs sont un fardeau et un manque à gagner pour une machine en recherche de rentabilité maximale. Ils sont le signe que là où il y a de la richesse, le marché se rétracte et que les investissements pourrraient être moins profitables que prévu. Tous les journaux titraient sur ce chiffre, comme s'il signifiait que, soudain, par l'inflexion qu'il supposait, la belle histoire d'un monde de croissance prenait quelques rides. Les temps sont durs, nous dit l'OTI. Tirons la sonnette d'alarme. Les sans-emplois sont trop nombreux et c'est là le signe d'une société globale en difficulté.

    Il ne s'agit nullement de minimiser la situation des personnes sans travail. Ils ne sont pas en cause. En revanche, cet alarmisme économique étonne, comme si ces 202 millions étaient le seul indicateur d'un monde allant à vau l'eau. Parce qu'il me semble qu'il biaise singulièrement la réalité. La misère planétaire va bien au-delà de ce nombre certes considérable. S'il n'y avait qu'eux dont il fallait se préoccuper, passe encore. L'économie pourrait sans doute s'en charger aisément si tout le reste allait bien mais sont-ils les seuls à souffrir ?

    Je me souviens d'un dessin de Plantu où un ouvrier (casquette et sacoche) parlant à une aristocrate faisant la charité lui disait en substance : moi aussi au prix où je suis payé c'est du bénévolat sauf que c'est mon boulot. N'est-ce pas ce qui gêne dans l'inquiétude des commentateurs de ce chiffre terrible ? 202 millions. Peut-on se contenter de cette évaluation pour tirer la sonnette d'alarme ? Et de nous demander si toutes les personnes qui vivent avec un revenu de 2 ou 3 dollars par jour tous les exploités des sweatshops de Nike ou d'autres firmes multinationales, tous les miséreux dont l'emploi ne leur permet pas autre chose que de dormir sous les ponts ou dans les halls, y compris dans la cinquième économie du monde (c'est nous...), tout l'univers mondialisé du petit boulot payé à coup de lance-pierres, oui, de se demander si tous ces gens sont comptabilisés dans ces fameux 202 millions. Il est évident que non, puisque ceux qui vivent avec 2 dollars sont, selon les différentes sources, à peu près 2,5 milliards...

    Le problème est là. Cette évaluation (et les frayeurs qui s'en suivent) correspond à un certain type de développement, à une perspective d'économie libérale ne se souciant que de la frontière travail/non travail, actifs/sans emploi, sans préoccupation des conditions d'existence propres à chacun. Avertir que plus de chômeurs, c'est un risque de troubles sociaux, ce n'est pas envisager la situation du côté des malheureux, prendre la mesure humaine du désarroi, mais c'est évaluer les ennuis, les retards, les incidences fâcheuses sur le système entier. Le pauvre à 2 dollars le jour présente au moins l'avantage, surtout dans certaines régions du monde, d'être neutralisé. Le chômeur du pays riche, du pays émergent, ou du pays en voie de développement présente un risque bien plus grand.

    Ce chiffre inquiète surtout les possédants qui voient potentiellement leurs parts de marché et leur confort écornés, parce que les chômeurs ne sont plus des consommateurs en puissance. Pour ceux dont la misère est le quotidien, sans plus de perspective et de droit à la dignité, et ils sont bien plus que 202 millions, cela ne change rien, parce qu'aux beaux temps des trente Glorieuses, de la croissance miraculeuse, de la bagnole, du grille-pain et de la télévision couleur, la vie était déjà un combat désespéré.

  • Fontana, la saignée

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    Concetto spaziale, Attesa, 1965

     

    Il est bien étrange, et parfois sans explication très claire ou raisonnement imparable, de saisir ce qui dans une œuvre nous plaît ou nous dérange, ce qui articule notre adhésion immédiate ou notre rejet instinctif. On a beau y revenir, quelque chose nous dépasse.

    Pourquoi, par exemple, entrer dans l'univers de Rothko, de Soulages, de Pollock, dont les détracteurs diront, non sans justesse, qu'ils font toujours la même chose, que leur art est un gimmick, un maniérisme facile dont on a fait le tour dans la minute même où l'on contemple leurs tableaux (1), pourquoi eux et pas Lucio Fontana ? Pourquoi cet ennui devant son concetto spaziale à répétiton, cette impression de dérision et cette attention fastidieuse que me demandent ces toiles ?

    Pour aller à l'essentiel, cette réticence tient au caractère démonstratif de l'entreprise. La question de la planéité du tableau (selon ce qu'en rappelait Clement Greenberg à la suite de Maurice Denis) peut justement aboutir à une exploration des possibles dans les limites (qui, du coup, n'en sont plus, paradoxalement) de ce cadre (lequel cadre ne se réduit plus à un objet réel et délimité, avec un point de fuite en perspective, mais un espace à composer ex nihilo) toujours incertain ?

    Lucio Fontana prend le défi à l'envers. La monochromie pourrait être une aventure facile, qu'en tailladant la toile, il dévoilerait. Regardez, semblerait-il dire : tout est faux. L'unité n'existe pas ; l'uniformité est une plaisanterie. Rien n'est calme. La mer étale (ce que sera le grand Bleu de Klein, d'une certaine manière) est inaccessible. Les coups de cutter seraient interprétables comme une action. Mieux : une contre-action de l'artiste sur ce qu'il produit. Il y a sans doute chez Fontana une aspiration à la critique, une envie de dénoncer (disons : de mettre à jour) les incohérences du monde et de nos croyances. Alors même qu'un tableau uni tranquilliserait l'œil et l'esprit (à l'inverse de l'agitation brûlante de l'expressionnisme abstrait, des fils ténus et barbelés de Pollock aux affrontements colorés de Rothko) l'artiste italien veut rompre la monotonie. Il taille dans le vif et nous demande de/à passer outre. La toile est tranchée ; elle se rétracte et tout à coup apparaissent les cicatrices, comme si l'homme qui œuvre y mettait en jeu sa peau.

    Elles sont à la fois désignation du tableau en structure solide avec une coulisse et en outil passif d'un décorum sans épaisseur. C'est bien d'une scène qu'il s'agit et la théâtralité de toute peinture est dénoncée/énoncée. La conception spatiale se dévoile par l'entrouvert de la toile fonctionnant comme si dans le rideau de cette scène l'œil pouvait se glisser pour entrer dans l'appareil du dispositif.

    Et l'ennui provient de cette invitation trop évidente. Le coup de cutter se transforme en signature sur-signifiée ; le tableau redouble le discours de l'artiste en action. Cette omniprésence est proprement agaçante. La toile est investie de sorte que ce que nous voyions à l'excès la parole de l'artiste. Il ne laisse aucune liberté ; tel est le paradoxe qui fait de Fontana moins un briseur de tableau qu'un conformiste didactique. Il ne nous lance pas dans le monde, ne nous agresse pas d'un univers sien. Il n'est pas nécessaire de s'interroger. On ne cherche pas : tout est là. L'invisible n'existe pas ; l'arrière-plan est déjà connu. Le spectateur comprend presque immédiatement comment ça fonctionne. La toile saignée, l'artiste (se) signe. De trois ou quatre coups de lame il bascule du côté de Narcisse et nous toise. Le concetto spaziale se veut représenter la violence ; il ne fait que la feindre et au deuxième tableau du genre, on soupire. On connaît la musique du déjà-vu (si je puis oser l'oxymore), sa ritournelle poussive. Dommage...

     

    (1)Écrivant cela, je me fais l'avocat de mes « diables » puisque ces peintres me sont précieux...