usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Trois femmes (III) : la compassion

    re_pieta_michel_ange.jpg

     

    Tu as quitté Sant'Agostino, frôlé la bruyante Navona. La via dei Coronari est déserte, étrangement, et les boutiques d'antiquaires sont, pour beaucoup, fermées. Puis vient le pont Sant' Angelo et l'entaille immonde de la Conciliazione. Pour celle que tu viens voir, au contraire des deux premières, tu n'auras pas le privilège de l'intimité. Il est sans doute peu glorieux de pester contre la foule quand on est soi-même un membre de la foule. Parfois tu as renoncé ; tu lui as été infidèle et tu t'en es toujours voulu. Mais penser à elle en récompense des fouilles, des portiques, de la lenteur de la file, du brouhaha de gare ferroviaire qu'est Saint-Pierre, de la vulgarité des cyclopes portabilisés, c'est un peu l'amoindrir, la blesser de toutes nos vanités voyageuses et d'une illusoire démocratie culturelle.

    Mais tu ne peux à chaque fois laisser ta colère prendre le pas. Il faut donc passer outre pour s'approcher d'elle, loin pourtant qu'elle est, derrière la vitre blindée qui la protège maintenant. On pourrait regretter cette distance mais tu veux y voir comme un signe, et tu ne penses pas à ces années anciennes où elle te fut plus accessible. Tu dois être plus attentif à elle. Ici le corps ne s'élève plus ; il n'a même plus la légèreté d'un pas de danse possible. Elle est assise ; le corps est affligé ; le marbre est puissant ; l'expression est d'une noblesse étonnante. Michel Ange pouvait explorer la grandiloquence de la douleur, reprendre les poses convenues de ce topos artistique. Il choisit l'humanité. C'est une mère à l'enfant. Pas une Vierge à l'Enfant. Elle lui a donné la vie ; il a grandi ; il a pris sur lui de refonder le monde ; il s'est battu et a fini par être vaincu. Certes, l'Histoire lui donnera raison contre Ponce Pilate, mais pour l'heure, il est l'homme crucifié, l'enfant martyrisé surtout, à qui elle ouvre grand ses bras tendres. Elle recueille sa souffrance désarticulée. Elle essaie, elle, de rassembler, sans cri, sans larmes, leur histoire. Il y a entre les deux l'aventure physique de chacun : le corps élevé du fils à la hauteur de la croix, avant de retomber parmi tous. Il n'a pas chu. On l'a décroché et son corps est pesant de sa masse et de sa Passion. Il y a sa modestie, à elle, la fragilité de sa constitution. Le corps du fils semble démesuré mais elle n'a pas peur. Rien ne l'effraie. Son visage, à lui, est serein. Elle semble avoir pris sur elle toute la douleur. Ils ne font qu'un et le bloc de marbre, dans sa densité totalisante -un seul morceau- donne toute sa mesure à cette idée du lien que ne pourrait pas prendre (c'est ineffable) la peinture.

    Son regard ne s'incline pas de résignation. Michel Ange suggère par la finesse de son art que ce moment est aussi nécessaire que tout ce qui a précédé, qu'elle sait, cette femme à la jeunesse improbable, que le recueillement dû aux morts, ces morts savent l'entendre. Et c'est ainsi que l'artiste évacue de sa sculpture toute théâtralité, l'excès ennuyeux du sublime pour ne garder que l'essentiel : le dépouillement d'un moment qui laisse de côté l'Histoire, le récit collectif, l'édification pour une tragédie plus intime dont tu retrouves les signes chaque jour, ou presque, dans les images, les photos de la violence planétaire.

    Désormais, à l'abri du vandalisme, Marie est comme une métaphore de notre impuissance à juguler la douleur. Tu la vois mais elle est inatteignable (1) ; tu voudrais lui parler, lui dire que tu vas prendre sur toi une part de sa détresse (et c'est fort ridicule) ; que son déchirement n'est pas absolu. Mais ce ne serait que faussetés et mièvrerie. Sa majesté maternelle est à la fois si ample et si humble que tu es saisi comme rarement de ce sentiment difficile de ta propre fin possible (certaine, en fait), d'une peur plus forte encore que celle de mourir. N'être plus rien, plus rien pour personne et qu'il n'y ait nul visage aussi doux, nulle étreinte aussi sensible, nul silence aussi profond que la sienne pour t'arracher de l'oubli.

     

    (1)Ce qui n'est pas l'inaccessible. Motif spirituel à écarter ici.








    Les commentaires sont fermés.

     

  • Trois femmes (II) : la douceur

    img0034B.jpg

     Caravage, La Madonna dei pellegrini, Sant'Agostino, Rome

    Tu as quitté Thérèse d'Avila et les nuages avaient pris le temps de livrer bataille au soleil. De la piazza del Quirinale, tu as salué la lointaine coupole de Saint-Pierre, puis évité Trevi, pris des venelles gracieuses d'une fraîcheur surprenante, traversé la piazza san Ignazio et son théâtre d'architecture, contourné le Panthéon, et repris ton souffle avant de gagner la médiocre piazza sant' Agostino, où elle demeure. Comme chez Thérèse, il est probable que, sans elle, personne, sinon les ouailles de la paroisse, ne viendrait ici. C'est un peu injuste parce qu'on y trouve aussi des œuvres du Guerchin et une fresque de Raphael. Mais rien qui puisse approcher l'irradiante puissance de sa personne.

    Autant l'écrire ainsi : elle est, elle, l'incarnation de la beauté. Il y a une absolue nécessité, quand tu es à Rome de venir te recueillir devant elle. Une quasi prosternation qui fait de toi le prolongement à travers les siècles de ces modestes que Caravage a peints, à genoux, les pieds sales, dans l'humilité de ce qui les dépasse. Tel tu te vois, parfois, dans la suspension d'un athéisme viscéral, quand tu échanges ta raison contre son cœur, tes objections contre son visage délicat, l'inclinaison de sa tête vers le pèlerin que tu seras pour quelque temps, tes certitudes contre ce corps esquissant un pas de danse. Tu ne viens pas chercher un repentir, ni même un réconfort, mais revivre la magie de cette rencontre, mainte fois vécue, quand elle t'accueille sur le pas de sa porte et que son regard miséricordieux te saisit. Tu n'es pas un pèlerin, ou s'il en est ainsi, un bien mauvais pèlerin, car de l'enfant, primus inter pares, tu n'as que faire. Tu détournes le sujet, sciemment. Sa peau a la matité, sa chevelure la noirceur des méditerranéennes. Sa sensualité éclaire la pénombre, elle diffuse sa quiétude auprès de ceux qui sont venus de loin. Car tel est le miracle de ce tableau. Jamais le corps de la femme, dans la pudeur de la mise et la référence à la maternité, n'a dégagé autant d'attrait sans dépasser les limites de la décence. La fascinante emprise de la Madone tient en ce que la rêverie érotique nimbe l'ensemble de l'œuvre sans pour autant rompre avec la sainteté de la scène. La vulgarité si courante des modèles que l'on aimerait déshabiller, parfois, ou dont la nudité fait oublier, paradoxalement, qu'elles ont un corps, la pose sauvage d'un féminité exacerbée, tout cela, Caravage le balaie. Lui qui aime tant la provocation est en retrait.

    Ils sont venus de loin, s'agenouillent ; ils n'ont rien à dire. La scène est silencieuse. Ils acquiescent dans la vénération et toi tu te perds dans la suavité immortelle de son attention, doublée qu'elle est d'une sensualité sans artifice. Elle a la délicatesse d'une âme en pleine quiétude. Certes il y a bien une scène qui se déroule, la conclusion d'un parcours pour les pèlerins, elle entend leur présence. Elle les reçoit, les recueille. Mais Caravage a peint plus que cela, et comme personne : c'est une chair vive et pesante qui t'étreint ; c'est une hanche invisible, sur laquelle s'appuie l'enfant, comme l'évocation d'un désir  ; c'est le temps compris, vécu à travers cette pose improbable (et tu imagines qu'elle va bouger pour être plus à son aise et garder toute son élégance) ; c'est un visage à l'âme mystérieuse, comme celui d'une passante croisée qu'on ne reverra jamais, un visage dont les traits te suivent, eux, quand, au sortir de cette si belle rencontre, tu t'assois sur les marches de l'église pour fumer une cigarette, infiniment empli, et infiniment seul aussi, de son image...


    Les commentaires sont fermés.

  • Trois femmes (I) : l'extase

     

    C'est le matin. Il fait doux et dans la cour intérieure de l'appartement de la via Sommacompagna tu regardes l'immense sapin qui atteint le cinquième étage. D'où tu es, tu contemples ce jardin privé et le ciel bleu fait un carré pur que tu remercies. La rue est calme, jusqu'à Trombetta, sur le côté de la gare Termini, pour un cappucino, une sfogliata fourrée au chocolat, et un thé froid au citron.

    Le terminus des bus qui mènent aux aéroports grouille de monde. Des gens quittent Rome et tu passes. La piazza Cinquecento est brouillonne, sinistre. Tu n'aimes pas la traverser. Ce sont quelques minutes d'ennui, puis tu remontes vers la piazza della Repubblica, où l'on trouve de beaux hôtels et un MacDo. Quand tu t'y es arrêté pour la première fois, il y a près de trente ans, elle était ornée de panneaux de belles dimensions vantant des voyages pour l'URSS. C'était un autre temps. Mais tout change vite. Les vendeurs ambulants qui proposaient n'importe quoi, trois ans auparavant, ne sont plus là. Rome a été nettoyée. Tu t'étonnes toujours d'apercevoir, dans un lointain de brume polluée, les statues sombres du monument Vittorio Emmanuelle. Tu prends la rue en légère montée et tu y arrives. À Santa Maria della Vittoria. Et c'est un autre monde qui t'attend, en retrait du mouvement, quand l'agitation laisse la place à une ferveur silencieuse qui n'a plus beaucoup sa place aujourd'hui.

     

    sainte thérèse d'avila,sculpture,santa maria della vittoria,bernin,religion,extase,sexualité,recueillement,foi,mystique,rome,italie


    L'intérieur baroque t'ennuie toujours. La surcharge n'est pas ton goût, surtout celui-ci, qui manque d'unité. C'est un lieu médiocre et il est certain que ce serait une église perpétuellement vide si elle n'y était pas, la sidérante Sainte Thérèse d'Avila que Bernin a sculptée.

    Mais elle est là, comme une incarnation du marbre, d'abord, dans la légèreté des plis de la pierre que le regard ne peut pas appréhender dans sa totalité. Il y a trop (mais pas un trop d'excès : la profusion du ciseau et des surfaces polies sont magnifiques) à voir. Tout saisit, à commencer par le visage, d'une finesse angélique, en abandon des attaches humaines et des rudesses de l'existence commune. Le miracle est là : la dureté est ailleurs et le marbre se soumet à la tendresse de l'emportement, du transport divin. L'incarnation du matériau est ici la désintégration des vicissitudes, leur réduction en poussière. Ses traits respirent un autre éther. Du point où tu la contemples, en contre-plongée, tu pourrais croire qu'elle est encore très proche, qu'en tendant la main tu vas la toucher mais illusion que tout cela parce que Bernin ne te laisse pas la chance de l'atteindre (et la sensation physique, que tu éprouverais en passant outre l'espace qui la protège, serait bien plus saisissante que la froideur remontant de ta main à ton cerveau). Elle s'est enfuie. Ce visage est inaccessible. Il est la surface d'une intériorité qu'il te faut imaginer, puisque sa réalité est ailleurs. Tu la contemples, béat, coupé de tous tes moyens, dans une paralysie de la pensée qui te fait croire, un temps, qu'à toi aussi l'extase est accessible.

    Tu penses alors, en déplaçant ton regard vers la main sans force et le pied oublieux du sol, que cette Thérèse flotte dans l'air, que son enveloppe charnelle perd sa force immédiate ; et tu te rends compte de ton erreur, quand, durant des années, tu es venu avec le sourire amusé lui rendre hommage, au-delà du plaisir esthétique (ou justement, parce que ton plaisir esthétique prenait le pas sur le reste et que tu oubliais que le Bernin n'étant pas ton contemporain ne l'avait pas imaginée de la même manière), en pensant à cette autre chose que révèlerait cet œil perdu de bonheur. La sexualisation de l'œuvre est une manière faussée de la contempler. Il n'est pas question de dire qu'on est alors sacrilège ou blasphématoire. Rien à voir avec la morale. Il s'agit de mettre de côté les images qui troublent l'interprétation et de ne pas voir, parce que le Bernin n'est pas Caravage par exemple (1), dans une exploration de la croyance quasiment exotique un jeu quasi obscène sur l'orgasme.

    Il faut te départir de cette tentation pour essayer d'appréhender (mais le peux-tu vraiment ?) ce qui pouvait animer l'âme, l'œil et les mains de l'artiste en recherche de l'élan mystique, parce qu'il y a loin de notre vision moderne aux paroles que tient Thérèse dans Les Chemins de la perfection :

    « Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s’il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s’il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu’à nostre seul créateur et ne considérons que comme un néant toutes les choses créées, sa souveraine majesté remplit nostre âme de tant de vertus, que pourvû qu’en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n’aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s’armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. » (chapitre VIII)

    Il ne s'agit pas de revenir en arrière, de te découvrir une foi que tu n'as pas, de te convertir à quoi que ce soit. Il y a moins de « sainteté » qu'il y paraît à faire ce travail de réflexion. Cette envie reste impie, d'une certaine manière. Elle touche moins le sujet de l'œuvre que la compréhension de celui qui l'a ainsi animé.

    Et c'est dans ce mystère toujours là, ce mystère touchant le Bernin, que tu regardes Thérèse jusqu'à être touché de ne pas être croyant, et en même temps conscient, étrangement, que c'est ton incroyance qui t'amène à ta manière vers elle. Tu la remercies d'être là, simplement, humblement, et tu t'en vas...

     

    (1)Même si on est troublé par l'ambiguïté d'une autre œuvre, dans le Trastevere, quand il sculpte La Bienheureuse Ludovica Albertoni, que l'on peut admirer dans l'église San Francesco a ripa.

     

     

     

     

    bernin10.jpg

     

     

    Les commentaires sont fermés.

  • Toujours, quelque part...

     

    L'intimité, on ne sait pas ce que c'est, peut-être. L'intimité de soi qui vient d'ailleurs, s'entend. Pas celle que l'on tisse de nos affections pensées, construites, même dans le tâtonnement du temps qui coule. Celle, plutôt, qui vous désarme de découvrir sans comprendre, qu'il y avait cette histoire en vous, dont vous n'auriez pas imaginé la présence. Parce qu'il y a bien là un grand mystère : cette intimité avec laquelle nous ne vivons pas vraiment, contraire à celle de notre quant-à-soi, dans sa quotidienne légèreté, sa prévisible articulation. Ces mots sentis, à peine, en correspondance avec le fil conducteur qui nous sert à y voir clair, à voir en nous, comme si nous étions toujours capables d'être à l'écoute. Non, pas cette intimité dans laquelle nous aimons nous réfugier. Plutôt celle qui vient d'autrui, qui frappe à la porte de notre ventre, de nos yeux, de notre cœur, de nos sorties de rêves, parce que c'est une partie de nous-même. De par le monde, ainsi, des voix, des visages, des regards, fort peu, évidemment, pour nous interpeller, sans même parfois qu'il ou elle le sache ; interpellation filandreuse, écheveau de toutes les inconsciences perdues, et qui doivent être tues, pour que nous nous reposions dans cette autre intimité, celle dont nous signons le reste de notre existence...


                                    photo : Sabrina Biancuzzi, "Le crissement du temps", n°16



    Les commentaires sont fermés.