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Voyages italiens - Page 8

  • La force du détail

     

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    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.

     

  • Silence...

     

    File:Giordano Bruno BW 2.JPG

     

    Il ne peut être question de lui, Giordano Bruno, qu'au présent.

    Ses bourreaux l'amènent au Campo de' Fiori le 17 février 1600. Il vient de passer huit années dans les geôles, d'abord vénitiennes puis romaines. Il a la bouche entravée par un mors en bois, pour qu'il ne puisse s'affranchir par la parole et que ses hérésies ne triomphent pas une dernière fois. Il sera brûlé vif.

    Sa statue nous fait face, dans la sévérité de la matière et de la pose, le visage penché, le visage comme ouvert sur les multiples ramifications de la pensée qu'il masque. Difficile de savoir si l'œuvre qui lui rend hommage n'a pas, dans sa raideur muette, l'ambiguïté de la repentance qu'il aurait dû avoir le jour où on l'a tué. La foule qui passe jette le plus souvent un œil distrait et ne cherche pas à savoir quel il est, ou bien se dit qu'une telle rigueur ne peut appartenir qu'à un homme d'église.

    Il nous fait face, qui sommes dans la rue des Baulari et lorsque nous effectuons un quart de tour sur notre droite, se dressent le drapeau tricolore de l'ambassade de France et le palais Farnèse. On y trouve aussi des bouches entravées, mais c'est là manière de dire car les silences, les amabilités, les circonlocutions, la rhétorique jubilent. Pour tout et pour rien : une réception somptueuse, une inauguration imposante, le ménagement d'un puissant, la négociation autour d'une tête, dont on évalue l'intérêt. Il s'agit là de diplomatie, disons d'une diplomatie avec laquelle nous devons composer, sans avoir, d'ailleurs, vraiment voix au chapitre.

    Je regarde une dernière fois la bâtisse dont tant voudraient faire leur demeure puis mes yeux reviennent sur lui, si peu diplomate, si ardent, jusque dans sa mort, alors que le soir tombe, que les étoiles paraissent et que son bronze immémorial se dresse ainsi, comme une ombre, vers l'infinité des mondes.