usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Voyages italiens - Page 5

  • Trois femmes (II) : la douceur

    img0034B.jpg

     Caravage, La Madonna dei pellegrini, Sant'Agostino, Rome

    Tu as quitté Thérèse d'Avila et les nuages avaient pris le temps de livrer bataille au soleil. De la piazza del Quirinale, tu as salué la lointaine coupole de Saint-Pierre, puis évité Trevi, pris des venelles gracieuses d'une fraîcheur surprenante, traversé la piazza san Ignazio et son théâtre d'architecture, contourné le Panthéon, et repris ton souffle avant de gagner la médiocre piazza sant' Agostino, où elle demeure. Comme chez Thérèse, il est probable que, sans elle, personne, sinon les ouailles de la paroisse, ne viendrait ici. C'est un peu injuste parce qu'on y trouve aussi des œuvres du Guerchin et une fresque de Raphael. Mais rien qui puisse approcher l'irradiante puissance de sa personne.

    Autant l'écrire ainsi : elle est, elle, l'incarnation de la beauté. Il y a une absolue nécessité, quand tu es à Rome de venir te recueillir devant elle. Une quasi prosternation qui fait de toi le prolongement à travers les siècles de ces modestes que Caravage a peints, à genoux, les pieds sales, dans l'humilité de ce qui les dépasse. Tel tu te vois, parfois, dans la suspension d'un athéisme viscéral, quand tu échanges ta raison contre son cœur, tes objections contre son visage délicat, l'inclinaison de sa tête vers le pèlerin que tu seras pour quelque temps, tes certitudes contre ce corps esquissant un pas de danse. Tu ne viens pas chercher un repentir, ni même un réconfort, mais revivre la magie de cette rencontre, mainte fois vécue, quand elle t'accueille sur le pas de sa porte et que son regard miséricordieux te saisit. Tu n'es pas un pèlerin, ou s'il en est ainsi, un bien mauvais pèlerin, car de l'enfant, primus inter pares, tu n'as que faire. Tu détournes le sujet, sciemment. Sa peau a la matité, sa chevelure la noirceur des méditerranéennes. Sa sensualité éclaire la pénombre, elle diffuse sa quiétude auprès de ceux qui sont venus de loin. Car tel est le miracle de ce tableau. Jamais le corps de la femme, dans la pudeur de la mise et la référence à la maternité, n'a dégagé autant d'attrait sans dépasser les limites de la décence. La fascinante emprise de la Madone tient en ce que la rêverie érotique nimbe l'ensemble de l'œuvre sans pour autant rompre avec la sainteté de la scène. La vulgarité si courante des modèles que l'on aimerait déshabiller, parfois, ou dont la nudité fait oublier, paradoxalement, qu'elles ont un corps, la pose sauvage d'un féminité exacerbée, tout cela, Caravage le balaie. Lui qui aime tant la provocation est en retrait.

    Ils sont venus de loin, s'agenouillent ; ils n'ont rien à dire. La scène est silencieuse. Ils acquiescent dans la vénération et toi tu te perds dans la suavité immortelle de son attention, doublée qu'elle est d'une sensualité sans artifice. Elle a la délicatesse d'une âme en pleine quiétude. Certes il y a bien une scène qui se déroule, la conclusion d'un parcours pour les pèlerins, elle entend leur présence. Elle les reçoit, les recueille. Mais Caravage a peint plus que cela, et comme personne : c'est une chair vive et pesante qui t'étreint ; c'est une hanche invisible, sur laquelle s'appuie l'enfant, comme l'évocation d'un désir  ; c'est le temps compris, vécu à travers cette pose improbable (et tu imagines qu'elle va bouger pour être plus à son aise et garder toute son élégance) ; c'est un visage à l'âme mystérieuse, comme celui d'une passante croisée qu'on ne reverra jamais, un visage dont les traits te suivent, eux, quand, au sortir de cette si belle rencontre, tu t'assois sur les marches de l'église pour fumer une cigarette, infiniment empli, et infiniment seul aussi, de son image...


    Les commentaires sont fermés.

  • Trois femmes (I) : l'extase

     

    C'est le matin. Il fait doux et dans la cour intérieure de l'appartement de la via Sommacompagna tu regardes l'immense sapin qui atteint le cinquième étage. D'où tu es, tu contemples ce jardin privé et le ciel bleu fait un carré pur que tu remercies. La rue est calme, jusqu'à Trombetta, sur le côté de la gare Termini, pour un cappucino, une sfogliata fourrée au chocolat, et un thé froid au citron.

    Le terminus des bus qui mènent aux aéroports grouille de monde. Des gens quittent Rome et tu passes. La piazza Cinquecento est brouillonne, sinistre. Tu n'aimes pas la traverser. Ce sont quelques minutes d'ennui, puis tu remontes vers la piazza della Repubblica, où l'on trouve de beaux hôtels et un MacDo. Quand tu t'y es arrêté pour la première fois, il y a près de trente ans, elle était ornée de panneaux de belles dimensions vantant des voyages pour l'URSS. C'était un autre temps. Mais tout change vite. Les vendeurs ambulants qui proposaient n'importe quoi, trois ans auparavant, ne sont plus là. Rome a été nettoyée. Tu t'étonnes toujours d'apercevoir, dans un lointain de brume polluée, les statues sombres du monument Vittorio Emmanuelle. Tu prends la rue en légère montée et tu y arrives. À Santa Maria della Vittoria. Et c'est un autre monde qui t'attend, en retrait du mouvement, quand l'agitation laisse la place à une ferveur silencieuse qui n'a plus beaucoup sa place aujourd'hui.

     

    sainte thérèse d'avila,sculpture,santa maria della vittoria,bernin,religion,extase,sexualité,recueillement,foi,mystique,rome,italie


    L'intérieur baroque t'ennuie toujours. La surcharge n'est pas ton goût, surtout celui-ci, qui manque d'unité. C'est un lieu médiocre et il est certain que ce serait une église perpétuellement vide si elle n'y était pas, la sidérante Sainte Thérèse d'Avila que Bernin a sculptée.

    Mais elle est là, comme une incarnation du marbre, d'abord, dans la légèreté des plis de la pierre que le regard ne peut pas appréhender dans sa totalité. Il y a trop (mais pas un trop d'excès : la profusion du ciseau et des surfaces polies sont magnifiques) à voir. Tout saisit, à commencer par le visage, d'une finesse angélique, en abandon des attaches humaines et des rudesses de l'existence commune. Le miracle est là : la dureté est ailleurs et le marbre se soumet à la tendresse de l'emportement, du transport divin. L'incarnation du matériau est ici la désintégration des vicissitudes, leur réduction en poussière. Ses traits respirent un autre éther. Du point où tu la contemples, en contre-plongée, tu pourrais croire qu'elle est encore très proche, qu'en tendant la main tu vas la toucher mais illusion que tout cela parce que Bernin ne te laisse pas la chance de l'atteindre (et la sensation physique, que tu éprouverais en passant outre l'espace qui la protège, serait bien plus saisissante que la froideur remontant de ta main à ton cerveau). Elle s'est enfuie. Ce visage est inaccessible. Il est la surface d'une intériorité qu'il te faut imaginer, puisque sa réalité est ailleurs. Tu la contemples, béat, coupé de tous tes moyens, dans une paralysie de la pensée qui te fait croire, un temps, qu'à toi aussi l'extase est accessible.

    Tu penses alors, en déplaçant ton regard vers la main sans force et le pied oublieux du sol, que cette Thérèse flotte dans l'air, que son enveloppe charnelle perd sa force immédiate ; et tu te rends compte de ton erreur, quand, durant des années, tu es venu avec le sourire amusé lui rendre hommage, au-delà du plaisir esthétique (ou justement, parce que ton plaisir esthétique prenait le pas sur le reste et que tu oubliais que le Bernin n'étant pas ton contemporain ne l'avait pas imaginée de la même manière), en pensant à cette autre chose que révèlerait cet œil perdu de bonheur. La sexualisation de l'œuvre est une manière faussée de la contempler. Il n'est pas question de dire qu'on est alors sacrilège ou blasphématoire. Rien à voir avec la morale. Il s'agit de mettre de côté les images qui troublent l'interprétation et de ne pas voir, parce que le Bernin n'est pas Caravage par exemple (1), dans une exploration de la croyance quasiment exotique un jeu quasi obscène sur l'orgasme.

    Il faut te départir de cette tentation pour essayer d'appréhender (mais le peux-tu vraiment ?) ce qui pouvait animer l'âme, l'œil et les mains de l'artiste en recherche de l'élan mystique, parce qu'il y a loin de notre vision moderne aux paroles que tient Thérèse dans Les Chemins de la perfection :

    « Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s’il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s’il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu’à nostre seul créateur et ne considérons que comme un néant toutes les choses créées, sa souveraine majesté remplit nostre âme de tant de vertus, que pourvû qu’en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n’aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s’armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. » (chapitre VIII)

    Il ne s'agit pas de revenir en arrière, de te découvrir une foi que tu n'as pas, de te convertir à quoi que ce soit. Il y a moins de « sainteté » qu'il y paraît à faire ce travail de réflexion. Cette envie reste impie, d'une certaine manière. Elle touche moins le sujet de l'œuvre que la compréhension de celui qui l'a ainsi animé.

    Et c'est dans ce mystère toujours là, ce mystère touchant le Bernin, que tu regardes Thérèse jusqu'à être touché de ne pas être croyant, et en même temps conscient, étrangement, que c'est ton incroyance qui t'amène à ta manière vers elle. Tu la remercies d'être là, simplement, humblement, et tu t'en vas...

     

    (1)Même si on est troublé par l'ambiguïté d'une autre œuvre, dans le Trastevere, quand il sculpte La Bienheureuse Ludovica Albertoni, que l'on peut admirer dans l'église San Francesco a ripa.

     

     

     

     

    bernin10.jpg

     

     

    Les commentaires sont fermés.

  • Vert


    image_large.jpeg

    Filippino Lippi, Vierge adorant l'Enfant, 1478, Galerie des Offices, Florence

    Tu croyais aller à Rome et tu fredonnais Respighi, quand il célèbre les pins du Gianicolo. Tu en sentais déjà la fraîcheur roborative, quand l'éternité du soleil fait vaciller les pierres et les coupoles, au loin, comme un décor feérique. Ce sont des ombrelles géantes et tu y pensais de cette manière, dans leur commodité face à un été écrasant. Mais tu n'es pas allé à Rome et tu as oublié, pour un temps, le plaisir de la Piazzale Garibaldi, te retrouvant alors sur le promontoire de San Gimignano, à contempler la campagne toscane qui t'a ému, dans la multitude de sa verte saison. Les cyprès, presque noirs, les oliviers et leurs feuilles comme recouvertes d'un éclat argenté, donnant l'impression de guirlandes métalliques, des pins, en touffes hautes et hératiques, des chênes, des lauriers... Les collines regorgeaient tout à coup d'une palette à laquelle tu n'avais jamais fait attention, comme si la campagne toscane t'avait pendant si longtemps laissé indifférent. Et de la voir ainsi te ramenait à une expérience picturale où tu discernais moins les espèces et les variations topographiques que les mélanges et les superpositions chromatiques... Tu pensais à ces arrière-plans, comme les différentes profondeurs suggérées d'un décor de théâtre et c'était un étonnement de découvrir cette évidence-là, en plein soleil, d'une constance des choses contenue dans la couleur et qu'au-delà du sujet traité, de la manière de l'artiste, hors des restes de l'homme se contemplant dans ses ruines, demeurait une vérité dans la couleur, un lien qui, par exemple, te rapprochait davantage encore d'une œuvre de Filippino Lippi...

    Mais l'écrire ainsi n'est peut-être qu'une approximation, de croire que la contemplation d'un paysage réel vous rapproche de peintures admirées mainte fois, car, qui sait si l'inverse n'est pas plus vrai, à savoir que l'imprégnation d'un monde ancien, révolu, en partie incompréhensible n'a pas fini par désiller l'aveugle promeneur que tu étais dans la campagne toscane et si les hauteurs de San Gimignano ne sont pas, dans l'ordre symbolique, le signe d'une sensibilité soudain rendue à elle-même, élevée de pouvoir admirer le monde, alors même que l'esprit si souvent s'aveugle. Et pour tout dire ; sentir que tu es allé du tableau au paysage et du paysage au tableau, comme dans une promenade hors du temps, salvatrice et nourricière, pour être là et ailleurs, simultanément...

  • Fontana, la saignée

    6a010534aec579970c01053687a06c970b-500wi.jpg

    Concetto spaziale, Attesa, 1965

     

    Il est bien étrange, et parfois sans explication très claire ou raisonnement imparable, de saisir ce qui dans une œuvre nous plaît ou nous dérange, ce qui articule notre adhésion immédiate ou notre rejet instinctif. On a beau y revenir, quelque chose nous dépasse.

    Pourquoi, par exemple, entrer dans l'univers de Rothko, de Soulages, de Pollock, dont les détracteurs diront, non sans justesse, qu'ils font toujours la même chose, que leur art est un gimmick, un maniérisme facile dont on a fait le tour dans la minute même où l'on contemple leurs tableaux (1), pourquoi eux et pas Lucio Fontana ? Pourquoi cet ennui devant son concetto spaziale à répétiton, cette impression de dérision et cette attention fastidieuse que me demandent ces toiles ?

    Pour aller à l'essentiel, cette réticence tient au caractère démonstratif de l'entreprise. La question de la planéité du tableau (selon ce qu'en rappelait Clement Greenberg à la suite de Maurice Denis) peut justement aboutir à une exploration des possibles dans les limites (qui, du coup, n'en sont plus, paradoxalement) de ce cadre (lequel cadre ne se réduit plus à un objet réel et délimité, avec un point de fuite en perspective, mais un espace à composer ex nihilo) toujours incertain ?

    Lucio Fontana prend le défi à l'envers. La monochromie pourrait être une aventure facile, qu'en tailladant la toile, il dévoilerait. Regardez, semblerait-il dire : tout est faux. L'unité n'existe pas ; l'uniformité est une plaisanterie. Rien n'est calme. La mer étale (ce que sera le grand Bleu de Klein, d'une certaine manière) est inaccessible. Les coups de cutter seraient interprétables comme une action. Mieux : une contre-action de l'artiste sur ce qu'il produit. Il y a sans doute chez Fontana une aspiration à la critique, une envie de dénoncer (disons : de mettre à jour) les incohérences du monde et de nos croyances. Alors même qu'un tableau uni tranquilliserait l'œil et l'esprit (à l'inverse de l'agitation brûlante de l'expressionnisme abstrait, des fils ténus et barbelés de Pollock aux affrontements colorés de Rothko) l'artiste italien veut rompre la monotonie. Il taille dans le vif et nous demande de/à passer outre. La toile est tranchée ; elle se rétracte et tout à coup apparaissent les cicatrices, comme si l'homme qui œuvre y mettait en jeu sa peau.

    Elles sont à la fois désignation du tableau en structure solide avec une coulisse et en outil passif d'un décorum sans épaisseur. C'est bien d'une scène qu'il s'agit et la théâtralité de toute peinture est dénoncée/énoncée. La conception spatiale se dévoile par l'entrouvert de la toile fonctionnant comme si dans le rideau de cette scène l'œil pouvait se glisser pour entrer dans l'appareil du dispositif.

    Et l'ennui provient de cette invitation trop évidente. Le coup de cutter se transforme en signature sur-signifiée ; le tableau redouble le discours de l'artiste en action. Cette omniprésence est proprement agaçante. La toile est investie de sorte que ce que nous voyions à l'excès la parole de l'artiste. Il ne laisse aucune liberté ; tel est le paradoxe qui fait de Fontana moins un briseur de tableau qu'un conformiste didactique. Il ne nous lance pas dans le monde, ne nous agresse pas d'un univers sien. Il n'est pas nécessaire de s'interroger. On ne cherche pas : tout est là. L'invisible n'existe pas ; l'arrière-plan est déjà connu. Le spectateur comprend presque immédiatement comment ça fonctionne. La toile saignée, l'artiste (se) signe. De trois ou quatre coups de lame il bascule du côté de Narcisse et nous toise. Le concetto spaziale se veut représenter la violence ; il ne fait que la feindre et au deuxième tableau du genre, on soupire. On connaît la musique du déjà-vu (si je puis oser l'oxymore), sa ritournelle poussive. Dommage...

     

    (1)Écrivant cela, je me fais l'avocat de mes « diables » puisque ces peintres me sont précieux...

  • Rabbia e Amore

     Pour Guilhem, indéfectiblement

    Une mienne connaissance revenant d'un court séjour de travail à Rome me raconte qu'il a lu un graffiti politique sur un mur de la Ville : rabbia e amore. La rage et l'amour. Il vit loin de l'Europe, en Afrique de l'Est et ce à quoi il est confronté, nous n'en avons pas la moindre idée, à l'abri de notre quotidien européen (n'excluant pas pourtant que la misère et la violence soient présentes). Rabbia et amore. Cette perspective gaucho-révolutionnaire ne le fait même pas rire, même s'il sait fort bien quels sont les tenants et les aboutissants d'une telle position. Il s'agit sans doute de revendiquer une autre société, de mettre en jeu les iniquités du monde, de se gonfler de la droite exigence de la justice, et pour cela, il serait nécessaire d'invoquer la légitime colère. Et cette légitime colère le dérange, comme moteur politique s'entend, non dans sa dimension éthique.

    Car cette légitime colère qui se transforme, selon les moments, en une revanche cruelle d'une communauté sur une autre, d'un clan sur un autre, d'une famille sur d'autres, il a l'occasion d'en voir les effets désastreux lorsqu'elle se pare de mépris et de bon droit, au nom des humiliés d'avant. La rage, au-delà de la colère vue comme mauvaise conseillère, n'est ni un programme ni un regard réel sur le monde mais un aveuglement. Ceux qui l'invoquent en sont encore à croire que la politique ne se fait qu'avec des (bons) sentiments. Et dans cet ordre, l'amour n'est pas mieux. Que signifie-t-il en effet en politique ? Est-ce un prolongement à tous des liens qui nous unissent à quelques-uns ? S'agit-il d'éradiquer, de bannir ou d'interdire cette singularité de la vie qui fait que nous restons parfois interdits ou réticents, presque d'instinct, à autrui ?

    Il y a dans ce rabbia e amore un fond de romantisme politique un peu dérisoire alors que c'est de rationalité que le monde a besoin. Le pouvoir, pour qu'il dure et soit le moins nuisible possible, se doit de garder la tête froide. Cela n'a rien à voir avec la real politik ou le cynisme machiavélien mais concerne le devoir indissociable de l'exercice des responsabilités d'évacuer l'immédiat de la vindicte et de la justice expéditive. Le tag romain est en soi une humeur, et les humeurs sont avant tout les prétextes à transformer la justice en injustice, le raisonnable en arbitraire. Ce sont proprement les déjections de la pensée.

    On s'est parfois étonné qu'après les horreurs du Rwuanda les bourreaux et les survivants aient pu cohabiter, comme auparavant les populations khmer, yougoslave, les résistants et les collabos. Souvent, d'ailleurs, nous qui avons vécu depuis longtemps en ce milieu si tempéré y allons de notre couplet moralisant, parce que nous usons de la rage d'une manière somme toute abstraite et ce que nous ne comprenons pas est là, justement : dans le fait qu'elle ne peut être une réponse à celle qui l'a précédée. Rabbia e amore sonne comme ces ridicules revendications adolescentes venues directement de la grotesque poésie soixante-huitarde : d'il est interdit d'interdire à lycée = prison. La liberté de la formule, sa poétique en forme de slogan sont des illusions, et des illusions parfois funestes. Elle n'est d'ailleurs que l'inversion un peu simple d'un film à sketchs (genre très en vogue dans les années 60) où se commit, entre autres Godard, Amore e rabbia.

    Le gauchisme romain qui nous promet d'abord la violence en prévision de relations tout en douceur est aussi inquiétant que les graffitis fascistes  et racistes qu'on lit parfois dans cette ville (notamment quand des supporters de la Lazio ont voulu montrer qu'ils étaient alphabétisés)

    La rabbia est une aporie et ce tag me rappelle alors ce livre virtuose d'Alessandro Baricco dont le titre français, Les Châteaux de la colère, manque l'essentiel du titre italien. I Castelli di rabbia, que le lecteur déchiffre aussi en I Castelli di sabbia. La rage, comme du sable en devenir. Châteaux de sable... Vision immature de la politique, pour finir, sans doute, comme bien des trotskystes ou des anciens jeunes de l'extrême-droite, plus tard, dans les ors ministériels du confort bourgeois libéral, loin de ce que cette mienne connaissance, si chère et précieuse, connaît, lui, dans les zones dangereuses du Darfour...

     

     

     

     

  • Apologie du Proche et du Retour

    430c-Rome--fontana-delle-Tartarughe.JPG

    Fontaine des Tortues (détail), Piazza Mattei, Rome

    Une mienne connaissance s'étonnait un jour de mon attachement à Rome, du besoin que j'ai désormais d'y retourner une fois l'an (ou à peu près). Je dois la connaître, cette ville, me disait-elle, à moins que tu n'y aies des attaches familiales. Absolument pas. Dès lors, pourquoi une telle constance, un besoin quasi viscéral de revenir.

    La réponse la plus immédiate concernerait la ville elle-même, ce qu'elle abrite, ce qu'elle raconte, les traces que j'y (re)trouve, son caractère de concrétion qui dérange parfois certains. Mais il me semble un peu facile d'invoquer l'inscription de Rome dans l'Histoire : ce n'est paradoxalement qu'une réalité se surajoutant à un problème de fond plus indispensable à la vie elle-même. Il suffirait alors de se transporter à Venise ou à Florence pour éprouver ce bonheur similaire, et ce n'est pas loin s'en faut le cas. S'interroger sur la matière n'est peut-être pas toucher à la rigueur de ce frisson qui gagne l'échine du voyageur se sentant enfin chez lui. Encore n'est-ce qu'une formule, car il serait prétentieux d'affirmer que je connais Rome. Telle est l'une des raisons majeures de la quête, jusque dans les quartiers paisibles de San Lorenzo ou de Garbatella, jusque dans ces heures entières assis en terrasse ou au Campidoglio (tout un après-midi à voir des cortèges de mariage et l'élégance avec parfois trois fois rien des Italiennes...), à ne rien faire que regarder, à perdre du temps que les émissaires du tourisme agité diraient si précieux.

    Car jamais comme là-bas je ne m'engage autant à perdre, à dilapider les matins ou les fins de journée, et ce n'est pas le soleil, la chaleur parfois écrasante qui en sont la cause, mais un sentiment bien plus tendu en moi, que l'infini de la Ville est à ce point sensible : une gargouille vue pour la première fois sur un bâtiment piazza del Quirinale, Santa Maria della Pace enfin ouverte, une école repeinte aux couleurs de la Roma, une cour intérieure entrevue, comme un patio espagnol, rien qui ne soit décisif mais me remplit, passant pourtant attentif, de cette inépuisable promenade dans le temps, dans la vie, en moi-même.

    C'est à Rome que j'ai compris la vanité d'une prise à bras le corps du monde. Quinze, vingt fois revenir au Campo de' Fiori, quel dommage, quand la planète est si grande, les espaces si vastes et les peuples si nombreux ! À cela il n'y a rien à répondre, sinon que justement cette conscience soudain aiguë que l'acharnement contemporain à comprimer les distances nous a fait croire que nous pourrions, dans les bornes de notre existence, en toucher les limites, être une sorte de globe-trotter impénitent pour soirées photos épatantes, est un leurre. Et c'est dans la verticalité d'une Histoire qui prend racines dans l'Antiquité et se poursuit jusque dans les traces grotesques du fascisme à l'UER, verticalité si magistrale que ce qu'il me reste à vivre (trente ans disons) me donne l'impression d'être ainsi devant un mur incommensurable dont je déchiffrerais les inscriptions les plus faciles, guère plus, cette verticalité où se rejoignent, au-delà des architectures, des peintures, des sculptures, toute une civilisation, c'est face à elle que j'ai compris combien l'horizontalité du voyage perpétuel qu'on nous vend désormais comme le comble du bonheur est une escroquerie. Aller du nord au sud, aller d'est en ouest, et pouvoir parler du Japon, de l'Argentine ou de la Malaisie, au gré de ses séjours top chrono, tout cela est certes passionnant dans le jeu social de la mobilité (qui n'est pas qu'un leitmotiv de la contrainte économique : c'est le jeu du déracinement) mais ne mène pas loin.

    Dès lors, le retour régulier à Rome outrepasse l'endroit lui-même. Pour d'autres ce sera le Cotentin, la Lozère, l'outback australien, Tokyo ou Casablanca, la ville où nous vivons sans jamais vouloir la quitter, peu importe. Nous allons simplement y creuser notre propre source.

    Nous ne pouvons pas être de n'importe où. Cela ne signifie nullement que nous devions nous enterrer dans l'assignation sociale et économique de nos existences. Nous ne sommes pas à résidence. En revanche, je suis convaincu que nous n'aspirons pas à cette frénésie sociale de ce que j'appellerais le voyage résiduel, celui qui s'ajoute à la liste des destinations que nous avons faites, sans qu'elles nous aient façonnés justement. Nous ne pouvons nous engager avec une égale force dans ces parenthèses souvent oiseuses que sont devenues les aventures contemporaines (et qui n'ont d'aventures que le nom). Il ne s'agit pas d'évaluer ce que chacun en a retenu mais plus modestement de se demander si nous y avons vécu. Tous les lieux n'ont pas pour l'un ou l'autre la même exigence, ni la même résonance. Peut-être y en a-t-il qui chercheront toujours l'endroit qu'ils voudraient faire leur, sans jamais y parvenir. Heureux celui qui a touché cette rive, et a la chance autant qu'il lui est possible, de la revoir, d'en observer les changements, les variations, et de sentir en soi les changements et les variations qui lui sont propres... 

                                                 Photo : Thierry Jamard

     

  • Caravage, le Diable au corps

    Fichier:Self-portrait as the Sick Bacchus by Caravaggio.jpg

    Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)

     

    Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.

    Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...

    Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.

    Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.

    Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...

  • La Madonna dell'Orto

     

    Avait-elle déjà remarqué la lenteur de mon pas ? Peu importe. Je n’aurai plus l’occasion de lui demander…

    -Si vous venez pour l’église, il ne faut en effet pas la manquer, jeune homme, parce qu’il y a des trésors à l’intérieur. Vous êtes sur le bon chemin. 

    Elle s’était lancée de cette manière, sans chercher par toutes ces zones d’hésitations qui nous font passer du silence à la discussion. A croire qu’elle se surprenait elle-même car, après un temps d’arrêt, devant mon visage interdit, elle ajouta :

    -Enfin, vous venez pour la Madonna dell’Orto, non ? 

    J’acquiesçai. Depuis trois jours, je n’avais parlé à personne, sinon pour quelques mots au personnel de mon hôtel, et c’était peu.

    -C’est bien, mais il est encore trop tôt, remarquez. Oui, vraiment regrettable d’ouvrir si tard mais les gens ne sont pas toujours disponibles. Sans quoi il arrive des malheurs. De vrais malheurs. Certains pensent que nous restreignons les heures de visite pour un profit quelconque, ou par mauvaise grâce. Pas du tout. Il faut que l’on puisse surveiller et les gens de la paroisse doivent vivre aussi. Nous assurons des relais en quelque sorte. Ce n’est pas toujours facile. On nous a volé la Madone de Bellini, vous savez. 

    Elle enfonça ses mains dans les poches de son imperméable. Pourtant il y avait soleil et l’air était doux. Cela devait être une habitude, ou le froid de la vieillesse. Elle ne souciait guère de son apparence et ses cheveux gris étaient un peu trop longs.

    -Comment savez-vous que je suis Français ? Vous n’avez pas hésité une seconde.

    -Je suis passé près de vous tout de suite. Vous contempliez le rio et fredonniez une chanson, en français, et sans accent. Alors…

    Elle-même le parlait remarquablement. Elle m’apprit qu’elle l’avait étudié à l’université. Son premier mari était d’Aurillac. Il était venu travailler sur Padoue, dans le commerce. Ils s’étaient rencontrés ici, à Venise, près de la gare. Un hasard. Ils s’étaient mariés aussitôt. C’était un homme remarquable, comme on en rencontre peu dans sa vie.

    -Puis, au moment de la guerre, il a décidé de rentrer en France pour se battre. Il n’a pas voulu que je vienne. Il avait peur pour moi. C’était difficile pour lui, de se sentir à la fois Français et Italien. Il est mort au combat, dans le Massif Central, peut-être pas très loin d’où il était né. Je n’ai jamais cherché à vérifier l’endroit. Cela faisait un certain temps que les nouvelles n’arrivaient plus. Il s’était toujours arrangé pour m’en donner. J’étais inquiète et j’avais raison. Dans les derniers temps de la guerre, j’ai reçu un jour une lettre d’un homme qui avait partagé sa vie dans le maquis. Ils sont tombés dans une embuscade et la dernière fois qu’il l’avait vu, il n’y avait pas d’espoir de le sauver. Il avait juste eu le temps de lui donner notre adresse.

    Elle n’avait guère quitté Venise, sinon pour quelques séjours à Paris et dans la région de Perpignan, chez des amis, quand elle était étudiante. Mais plus jamais depuis la guerre, elle n’avait franchi la frontière. C’était impossible, trop émouvant. Le français, elle continuait de le lire et pour le parler, elle fréquentait un cercle de discussion deux fois par semaine. Elle vieillissait. Soixante-seize ans.

    -Mon second mari n’était pas très francophile. Je suis restée fidèle à Cannareggio, ma vie durant. Un déménagement dans un autre quartier m’aurait dérangée. Je n’ai pas l’esprit clanique des siennois mais enfin… J’aurais mieux supporté d’aller loin, dans une autre ville. 

    Elle ne connaissait pas celle d’où je venais, incapable même de la situer.

    -Elle n’a pas beaucoup d’intérêt, en fait. Pas laide mais rien qui puisse attirer.

    -Je suis sûre qu’elle a son charme. Il ne faut pas imaginer que Venise, vivre à Venise, soit si drôle.

    Elle avait des yeux verts et pénétrants.

    -Je vous emmène. Cela ne vous dérange pas ? 

    Je souriai. Elle fit quelques pas, s’arrêta et rebroussa chemin en m’invitant de la main à la suivre.

    -Nous avons le temps. Il n’est pas encore l’heure de l’ouverture. J’ai bien une clé mais ce ne serait pas courtois de faire une visite privée. 

    Nous prîmes à droite et en avançant sur le petit pont elle me montra une maison précédée d’une cour qui descendait doucement dans l’eau. Un endroit singulier, comme laissé à l’abandon.

    -C’est le dernier…(un mot vénitien que je ne compris pas vraiment et que je n’osai lui faire répéter pour désigner les ateliers où l’on réparait les barques.). Il y a eu une époque avec des centaines d’endroits semblables. Ce serait le dernier.

    -Maintenant…

    -Maintenant, les embarcations sont en plastiques. Alors… 

    Elle salua une voisine, puis un gamin qui passait, se retourna vers moi en haussant les épaules.

    -Ce sont des choses normales, la modernité. Mais vous n’oublierez pas l’endroit, j’espère. 

    Elle répéta le mot. Le régionalisme m’échappa à nouveau. Ce fut une trace qui passe, le sillon d’un esquif qui se referme. J’ai depuis, dans ma tête, un mot que je transcrirais ainsi : squore (ou scuore) sans savoir s’il correspond à une réalité tangible. Et pour rien au monde je ne voudrais entreprendre de recherches pour vérifier son exactitude. Il est. Je vis avec lui et dans mon monde il est le sésame de cet après-midi ensoleillé et de ce visage ridé au sourire quelque peu édenté qui se proposa de m’accompagner vers la Madonna dell’Orto. Je voulais l’inviter à prendre un café mais elle déclina l’offre, comme s’il avait fallu faire vite.

    La gardienne était si ponctuelle qu’à peine nos premiers pas engagés sur la place, nous vîmes la porte s’ouvrir et le visage de l’hôtesse se froisser dans le soleil qu'elle prenait de face alors qu'il tombait sur nos nuques. Mon accompagnatrice et elle se saluèrent, échangèrent quelques mots. Elles se connaissaient bien et parfois les rôles s’inversaient. C’était elle qui ouvrait l’église. Les gens du quartier s’étaient ainsi organisés pour que l’édifice soit à la fois ouvert et surveillé. Dans l’obscurité neuve et profonde, mon guide de hasard m’indiqua de la main l’aile gauche du bâtiment.

    -La Madonna. La Madonna.

    Sur un autel sans éclat, on avait disposé la photographie, à la dimension –du moins pouvait-on faire une telle conjecture – du Bellini dérobé.

    La vieille vénitienne, très légèrement en retrait, à mes côtés, avait un regard intense, tendu vers l’illusion de la grâce absente, absente à jamais peut-être. Son âge devait l’empêcher de pleurer, surtout devant un inconnu bien plus jeune, admiratif, sans doute, mais placide, extérieur au drame. Cette retenue m’étreignait. Plus que de la résignation ou de l’orgueil, elle était un voile de noblesse. Pour moi, cette image disparue était de l’histoire, une discussion d’esthétique ; pour elle, l’écho de toute une vie, les méandres de l’eau et les venelles de sa mémoire.

    -La plus belle du monde…, murmura-t-elle.

    Et si j’avais pu la voir vraiment, j’espère que j’aurais eu envie d’en dire autant. Mais elle n’était pas là… J’essayais d’imaginer.

    C’était déjà ainsi qu’elle l’avait évoquée quand au fil de notre marche, le long d’un rio, elle en était venue à la représentation de la Madone. Sans l’avoir vue encore et, de toute façon, l’espoir perdu d’avance, puisque ce ne serait plus que son image, j’en connaissais la douceur, la bienveillance sage, qui n’était pas simplement une émanation des yeux mais la densité de la posture humaine, débarrassée de tout son hiératisme byzantin.

    -Vous comprenez ?

    Elle plaçait cette image doublement irréelle dans une éternité imparable. Je compris dès le début qu’il eût été inconvenant de juger de la grandeur de la toile, de sa valeur,  et, quoi qu’il en soit, mes mots seraient tombés en grêle comme dans un puits. Je me taisais. Je fis quelques signes de tête.

    Elle me montra donc le souvenir de la beauté de Bellini. Et là encore, je me tus, pour que ce silence ne puisse être interprété que comme un mélange d’émerveillement, de respect et de compassion. Elle me laissa seul avec le tableau, avec cette double absente : absence de la chair, absence de l’œuvre, et pourtant si captivante de sa disparition même. Elle revint auprès de moi. Dans la crainte sans doute d’une déception de touriste trompé, à qui on vend une copie pour l’original, elle me glissa qu’il y avait d’autres merveilles dans cette église. Tintoretto y avait peint le Jugement universel (ainsi qu’elle l’intitulait et il me fallut un peu de temps pour comprendre qu’il s’agissait du jugement dernier) pour lequel il avait écouté les conseils de Titien. Elle me raconta la rencontre entre Titien et Tintoretto, avec une douceur toute théâtrale.

    -Dis, Tintoretto, tu peins le Jugement universel.

    -Oui.

    -C’est bien, Tintoretto. Mais ce sont tous les hommes, alors ?

    -Oui, tous les hommes.

    -Et les noirs, Tintoretto. Où sont les noirs ? Si tu peins tous les hommes, il faut des noirs ! 

    Alors, avant d’entamer un long monologue sur les éclairages défectueux, possibles, appropriés avec les surveillants (qui étaient ses amis), elle me déposa à un endroit précis devant le chœur, pour me montrer les deux nègres que le peintre s’était empressé d’ajouter.

    Elle connaissait cette histoire parce qu’elle était de la paroisse et que ces choses finissent par se savoir quand on s’y intéresse un peu. Elle avait travaillé dans une compagnie d’assurances, après son droit. Mais la ville était si riche, si merveilleuse que l’on vivait sans cesse au contact des œuvres. Alors elle avait appris au fil des années. D’ailleurs, maintenant qu’elle était en retraite, il lui arrivait de passer en début d’après-midi voir si des touristes français désiraient son concours. Le temps est lent quand il n’est plus qu’à soi, disait-elle.

    -On pourrait croire que je chasse le touriste, que je le guette, comme une voleuse. C’est ma façon à moi de continuer à vivre, d’être là. Venise est une ville morte, une ville qui meurt. Si, si. Tout finira un jour.

    Je hochai la tête pour signifier qu’il ne fallait jamais prononcer ce genre de phrases.

    -Si, si. Je sais bien que mes propos sont banals et qu’ils sont en même temps très vrais. Vous serez mort et moi aussi. Venise s’enlise. La vase, jusqu’à un mètre vingt dans les rios. Des Hollandais ont bien essayé de pomper mais à coup sûr des maisons entières s’écrouleraient. C’est l’enlisement qui fait que tout se tient. Imaginez que le champignon qui vous ronge soit aussi celui qui permette encore de résister à un mal encore plus profond. Alors Venise se fait belle, propre autant qu’elle le peut. Bien plus que dans ma jeunesse. Un peu comme on habille un mort avant la cérémonie. Mais vivre ici l’hiver, c’est aussi être transi d’humidité, transformer la moindre sortie en une lutte contre le froid et l’engourdissement.

    Elle fit quelques pas et devant nous se dressa la tombe de Tintoret, à droite du choeur.

    -La vie est un mélange. Un balancement. Tout vit par le mouvement. Tout finit par le mouvement. On vient ici regarder un tableau de Tintoretto. On vient y voir la dépouille de Tintoretto.

    -Je ne savais qu’il était enterré ici.

    Elle s’arrêta, posa sa main sur mon avant-bras. Les yeux mi-clos.

    -Jacopo Robusti. Jacopo Robusti. Il Tintoretto.

    Elle ajouta quelques mots que je ne compris pas, après quoi elle esquissa un sourire. Peut-être parlait-elle au Tintoret dans une familiarité qui m’échappait complètement. Dans le silence vénéré de cette église, il était plus qu’un peintre : le compagnon de toute une vie. Celui qui, dès sont plus jeune âge, dans la grandeur retenue de ses couleurs, lui avait fait lever la tête vers un autre monde. Celui qui, plus tard, avait été le point de départ vers les lumières ferventes de l’art, comme en gardaient tant les églises et les musées de Venise. Celui vers qui elle revenait, pour le garder avant d’aller à San Michele, sur l’île qui servait de cimetière, où elle serait à jamais éloignée de lui, mais près des siens. Dans le désespoir né de la disparition de la Madone de Bellini, je me suis demandé s’il n’y avait pas la terreur inavouée de cette mort touchée de son vivant. Il en était peut-être de la peinture volée comme des enfants partis avant leurs parents. Le tableau vieux de plusieurs siècles que cette dame se lamentait d’avoir perdu était un être qui devait demeurer après elle. Son souci de le voir briller dans l’église avait été une contribution à l’avenir, à la perpétuation d’un esprit, d’une parole.

    -Vous comprenez, la disparition du tableau est une catastrophe, me dit-elle en sortant de l’église. Il faisait partie de notre monde. En plus, maintenant, l’église paraît plus vide. Les gens viennent moins. Ils savent que le chef-d’œuvre n’y est plus, alors ils passent leur chemin. Vous avez bien voulu m’écouter mais ce n’est qu’un grain de sable. Il arrive que pendant des journées entières nous ne voyions personne. L’église est aussi vide que nos maisons. Parce qu’une photo ne remplace rien ni personne. Le plus insupportable, c’est d’imaginer que ceux qui l’ont volé, les exécutants, ne l’ont même pas regardée. Ils l’ont vue bien sûr, mais ils ne l’ont pas regardée. Alors que toute une vie ne suffirait pas pour en épuiser toute la beauté, la profondeur, la sensibilité.

    Elle posa sa main sur mon avant-bras, ébranlée par sa propre indignation. Nous étions dehors maintenant et elle s’arrêta sur la petite place pour contempler une dernière fois avec moi le monument, sa façade.

    -Les choses n’ont pas toujours le nom qu’on leur prête, me glissa-t-elle. Je vous ai dit tout à l’heure que Tintoretto s’appelait Jacopo Robusti. Pour l'église aussi, il y a deux noms. Madonna dell’Orto, à l’origine, c’est San Cristoforo. 

    Et elle me montra la statue qui ornait la façade, avec l’enfant sur les épaules d’un homme qui plie un peu sous la charge. Elle m’expliqua l’affaire. Dans un jardin adjacent à l’édifice, on avait trouvé, enfouie, la statue d’une femme. Et du coup, le nom de la Madone avait pris le pas sur celui du porteur du Christ.

    -C’est comme cela ! Alors, il y a malgré tout une Vierge qui veille sur nous. 

    Parce qu’on avait volé celle de Bellini. Elle y revenait toujours. Elle semblait encore plus émue encore qu’à l’heure de notre contemplation.

    -Je ne crois pas que ce soit une œuvre très facile à mettre sur le marché. Je ne suis pas experte en art, mais je doute fort que Bellini… Alors il faut se résoudre à admettre qu’il s’agit d’une commande, d’un vol sur ordre. Elle est quelque part à l’abri des regards, pour le loisir d’un homme riche qui avait les moyens de nous en priver. Je ne me fais aucune illusion. Je ne la reverrai jamais. Un jour, elle reviendra, quand celui qui nous a volés sera mort lui aussi et qu’un héritier ignorant ou intelligent, c’est l’ironie du sort, nous la rendra.

    Elle eut un geste de dépit et me demanda si je restais encore longtemps à Venise.Je partais dans deux jours. Elle me sourit, m’indiqua la fenêtre de son appartement, mais ne voulut pas me dévoiler ni le numéro de la sonnette, ni son nom. Cela n’avait aucune importance. Aucune importance. Nous nous serrâmes la main avec je crois une certaine maladresse.

    Je ne suis pas encore retourné à Venise et la Madone reste introuvable.

     

     

     

  • Arriver lentement

    Fichier:Flickr - …trialsanderrors - Rome par la voie du Mont-Cenis, travel poster for PLM, ca. 1920.jpg

    Géo Dorival, ca 1920


    Cette affiche est un mensonge. Un beau mensonge, cependant, comme la littérature, s'il faut en croire Stendhal, qui en savait long sur la question, voyageur d'Italie impénitent. Il n'y a pas d'endroit où l'on pourrait ainsi considérer le forum en sa beauté démembrée en partie, avec la maison des Vestales et le Colisée en perspective finale. Ce n'est pas une photographie, pas un montage, comme on en ferait aisément aujourd'hui. La réalité, dans sa rigueur abusive, est d'une certaine façon reléguée ailleurs. Une affiche, pas une carte postale. Dorival a donné une ampleur sereine à l'ensemble du panorama. Il ne s'agit pas de tomber dans les poncifs et le défi est redoutable quand on s'attaque à Rome.

    Les monuments ont l'élégance du trait, la vigueur de la couleur, et la partition franche entre l'ombre et la lumière évoque à merveille la descente apaisante du soleil, vers les six heures du soir, quand la chaleur devient enfin supportable. La sublimité de l'artiste tient aussi dans cette irruption d'une atmosphère et d'une température si sensibles que le voyageur a déjà dans l'âme la profondeur du choc qu'il trouvera devant l'un des berceaux de la culture européenne. Les ruines... ce ne sont pas des ruines rénovées ; leurs silhouettes ajourées suffisent à illustrer la force du temps. Les vestiges n'ont pas besoin que l'on rende exact l'état de leurs blessures. Tel est l'avantage du dessin (lorsqu'il n'a pas vocation au relevé mortifère de ce qui est -œil du légiste) : il n'efface pas la durée, il n'en garde que l'essence. Le détail viendra pour chacun, quand, par une belle matinée, il arrivera pour jauger son histoire à celle de l'Empire.

    En contemplant cette affiche, le voyageur du siècle passé (bientôt cent ans) a tout le temps de rêver, et de penser aussi la longue descente en train vers Rome. Paris-Lyon-Méditerranée, puis au bas de l'affiche : Rome. Ce n'est pas seulement la destination que l'on donne ici, à la manière sèche qui trouve son sommet dans le panneau lumineux d'un aéroport, mais le trajet, ce par quoi il faudra passer pour arriver au bonheur attendu. Il y a dans cette œuvre de Dorival une infinie lenteur suggérée, l'idée aujourd'hui insupportable du temps perdu. Non qu'il le soit vraiment. Plutôt un temps que l'on n'a pas voulu économiser. Et c'est ainsi que plutôt que de voir Rome, désormais moderne, trop moderne, et sa banlieue, dans la lueur du petit matin, par le train de nuit, ou pire, de loin, à n'importe quelle heure, nuage jaune et sale de pollution, du hublot d'un avion qui se posera à Fiumicino ou Ciampino, on arrivait sans doute en milieu de journée, on prenait le temps de se remettre d'un parcours fatiguant (la littérature du XIXe est remplie de ces considérations), puis on s'en allait vers le soir, contempler les ruines, dorées du crépuscule qui n'était pas seulement (mais le savait-on déjà ? oui sans doute...) celui du jour vécu, mais  celui aussi d'une civilisation dont Trajan n'aurait pas pu imaginer une minute qu'elle se réduirait un jour à n'être plus qu'une curiosité pour esthète, avant de finir en champ de foire pour touristes de la globalisation.


  • Se souvenir, à Bologne

     

     

    Tu es un voyageur sur la place de la gare de Bologne et tu t'étonnes. Il est près de quinze heures et tu remarques que l'horloge marque dix heures vingt-cinq. Tu penses à un défaut du mécanisme, t'étonnes que nul n'y est encore remédié et penses à la nonchalance italienne. Tu ne faisais que passer. Tu reviens deux jours plus tard, pour vérifier un horaire, et constates que les autorités compétentes n'ont encore rien fait. Le jour de ton départ, rien n'a changé.

    Tu pourras, voyageur, venir ainsi chaque jour sur la place de la gare de Bologne et l'horloge s'en tiendra à cette même heure qui, pour toi, alors, ne signifie rien. C'est la minute précise à laquelle une bombe, placée dans la salle d'attente, a ravagé les bâtiments, faisant 85 morts et plus de 200 blessés, le 2 août 1980.

    Il y a toujours un je ne sais quoi de dérisoire, ou d'insuffisant, dans les gestes commémoratifs. Il n'est pas question de les sous-estimer, moins encore d'écrire qu'ils n'ont aucune valeur. C'est une des manières qu'a une collectivité d'attacher du sens à ce qui l'a grandie ou à ce qui l'a déchirée (avec toutes les nuances qu'il peut y avoir entre les deux). Les autorités bolonaises, outre une plaque, ont décidé que cette heure sombre serait à jamais marquée sur les murs de la ville.

    Et tu te demandes ce que cela signifie : une tentative, parmi d'autres, contre l'oubli, la peur que cet oubli ne vienne, le besoin de signaler la brèche qu'aurait ouverte, dans l'histoire de Bologne la rouge, cet attentat qu'on attribua un temps aux activistes d'extrême-gauche avant de découvrir qu'il était l'œuvre de l'extrême-droite, l'indice qu'à ce moment précis des gens sont morts, comme si l'on figeait pour toujours l'heure du décès et que l'on faisait de cette horloge une sorte de certificat (par métonymie) de toutes ces disparitions. Il y a sans doute d'autres raisons.

    Mais toi qui ne fais que passer, et qui sais désormais pourquoi ce cadran n'aura jamais ni avance ni retard, qu'il est une trace d'un moment autre, d'une autre nature, comme une effraction temporelle dans la continuité inéluctable des jours, tu es désorienté par cette pause devant ce monument prosaïque et secret de la souffrance, désorienté du silence qui te traverse et ne peut durer, malgré tout, parce qu'autour de toi on s'agite, on se presse, on se bouscule, on balance une dernière cigarette, on s'embrasse, et tu entres à ton tour dans la gare où le brouhaha est fort. C'est une heure de pointe. Tu entends une voix qui annonce binario treil treno per Firenze, et tu vois les horaires s'afficher, défiler, et une autre horloge, en état de marche, exacte, actuelle (dans l'actualité du moment que tu vis), comme un signe de la vraie vie, comme un négation imparable de cette autre, à l'heure déjà morte, morte elle-même d'être arrêtée sur une déflagration dont tu es persuadé qu'un jour personne ne se souviendra plus, plus vraiment. Il y a du monde. Tu regardes ta montre puis l'horloge du présent. Vous êtes synchrones. Et tu penses tout à coup à ce geste, l'œil qui fixe le cadran et la trotteuse, dans la similitude avec celui, possible ?, probable ?, du meurtrier. L'horloge, dehors, et non seulement elle, mais la vie minutée de la gare, la vie tout court te semblent arrêtées et l'immobilité mécanique sonne comme un hommage à l'engrenage violent qui a trouvé sa fin dans sa permanente signature...