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Voyages italiens - Page 6

  • Jusqu'à la corde

    File:Caravaggio-Crucifixion of Peter.jpg

    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Vanités démocratiques

    Adoncques le peuple de gauche s'est choisi son chevalier. Le citoyen Hollande portera hautement les couleurs socialistes. Hollande contre Sarkozy... La médiocrité d'il y a cinq ans n'était pas un hasard malheureux mais le résultat tendanciel d'une dérive démocratique consacrant la bêtise et l'inculture.

    Et de repenser soudain à la statue équestre sise au Campidoglio, celle de l'empereur Marc-Aurèle, sur la place dessinée par Michel-Ange, où il est si bon de passer un après-midi entier à ne rien faire, le dos appuyé contre une colonne, saluant ce temps perdu d'une rêverie qui se nourrit des toitures romaines.

    http://www.insecula.com/PhotosNew/00/00/07/35/ME0000073549_3.JPG.

     

    Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, ne rirait pas de ce qui nous arrive. Et de le relire avec joie et profit, en pensant à ces imposteurs de la politique médiatique, dont on n'imagine pas une minute qu'ils pussent écrire une ligne approchant ce qui suit...

    "XLVIII. - Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils sur les malades ; combien d'astrologues, après avoir prédit, comme un grand événement, la mort d'autres hommes ; combien de philosophes, après s'être obstinés à discourir indéfiniment sur la mort et l'immortalité ; combien de chefs, après avoir fait périr tant de gens; combien de tyrans, après avoir usé avec une cruelle arrogance, comme s'ils eussent été immortels, de leur pouvoir de vie ou de mort ; combien de villes, pour ainsi dire, sont mortes tout entières : Hélice, Pompéi, Herculanum, et d'autres innombrables ! Ajoutez-y aussi tous ceux que tu as vus toi-même mourir l'un après l'autre. Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. En conséquence, passer cet infime moment de la durée conformément à la nature, finir avec sérénité, comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l'a portée, et en rendant grâces à l'arbre qui l'a produite".

                                                                Pensées pour moi-même, livre IV

  • Caravage, arrière-plan

     

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    Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601, National Gallery

    Tout est là : dans ce retour inattendu, cette réapparition qui, vu les tournures de l'histoire, ne peut être qu'une résurrection. Une vraie, réelle, tangible. C'est la suspension de la métaphore. Tout est là : le mot est dans sa plénitude, et quand ils le reconnaissent, les disciples d'Emmaüs, ils sont étonnés, étymologiquement. Ils n'en croient pas leurs yeux.  L'un agite le bras, un deuxième s'accroche à son siège, comme s'il avait besoin de sentir le monde entre ses mains, le troisième, debout, écoute. Lui reste calme. La main tendue du Christ (toute une histoire, en somme) signifie qu'il ne pouvait en être autrement.  Il a continué son chemin ; il les a rencontrés. L'évidence est là, dans la simplicité d'un repas. Et l'on pourrait croire à la magie (mot maladroit, sans doute, puisque Dieu, en son incarnation, ne peut être magie, ou sortilège) de l'événement (à moins qu'il ne s'agisse, au fond, d'un avènement, d'une nouvelle ère). Il est venu et il partage. En toute simplicité.

    Pourtant, s'immisce dans l'œuvre du Caravage un doute, un décalage subreptice qui brise en quelque sorte l'unité de la peinture, un impossible pictural capable de mettre à mal la légende (en clair : ce qu'il faudrait lire). Le Christ est là, au centre, ou quasi, dans sa magnanimité d'homme qui a enduré la douleur du monde. Il n'a pas la figure marquée, le corps exsangue qu'il eut à la descente de la croix. Sa douceur et des joues un peu pleines sans doute laissent planer l'idée d'un au-delà, d'un outre-tombe, qui en fit un autre homme. La main est tendue : elle n'indique pas un chemin mais peut-être la simple fermeture d'une histoire tragique. Caravage ramène le spectateur, apparemment, à la quiétude. Revenu parmi les hommes, Jésus se fait douceur, lenteur et bienveillance. Illusion...

    Tableau relativement tardif, Le Souper à Emmaüs manque, d'une certaine manière, à une règle classique du Caravage, règle que l'on retrouve avec une force magistrale dans un tableau dont nous avions déjà parlé : le fond. Ce peintre soustrait généralement son sujet à une mise en scène qui amènerait vers un arrière-plan susceptible de détourner l'œil du sujet central. Une nuée noire (ou quasi) oblige à considérer la scène dans toute sa dramatique exposition. Il y a pourtant dans cette œuvre une ombre troublante derrière le Christ, celle que projette le corps de l'homme calme, debout, à la fois dans le cadre et, semble-t-il, un peu à l'écart, comme un spectateur. Son ombre fait tache sur le mur ; elle encadre le Verbe fait chair ressuscitée. S'agit-il alors de signifier la corporalité de celui qui est revenu parmi les hommes, comme une suppression, symbolique, de son auréole ? Loin du Christ en gloire, de l'aura de la mandorle, le peintre aurait choisi l'humilité de la divinité redescendu sur terre pour, d'une certaine manière, objectiver, authentifier son message ? Ou bien ne serait-ce pas la forme esthétique du scepticisme, auquel cas il faudrait envisager cette aura obscure comme la forme, tout aussi symbolique que celle que nous venions d'évoquer, d'une distance devant le texte lui-même apocryphe ? En somme, l'ombre d'un doute...

    À ce jeu, c'est la mécréance qui devient le sujet du tableau, en un jeu subversif de distance où, sublime paradoxe, c'est le décor qui devient le point central de la signification, signification qui ne peut être dite ouvertement, et que l'artiste place à l'endroit de ce qui serait, là encore symbolique, le point de fuite. Mais de point de fuite, il n'y a pas vraiment puisque le corps christique fait obstacle. Présence incantatoire vaine, déniée par l'ombre qui n'est pas la sienne, corps sans indice de sa corporalité. Peinture factice de la réincarnation, pour une peinture qui n'a jamais autant (pour l'époque) prétendu à la pesanteur de la chair.

    Cette dérision fracassante, et masquée, n'est pas le moindre charme de ce tableau qui, par ailleurs, n'est pas le plus réussi du magique Michelangelo. La scène marque trop l'ambiguïté, l'intentionnalité, pour que le spectateur n'ait pas envie de passer outre. L'ombre est trop visible, l'intention trop sensible (ne disons pas visible) dans son ambivalence même. N'en demeure pas moins qu'on s'étonne d'une telle audace. Et ce n'est déjà pas rien. (1)

     

    (1) Et comme la contemplation n'est jamais, malgré sa lenteur, qu'un processus dynamique, à la fin de ce billet nous retournons à l'œuvre et la blancheur de la nappe, son immaculé tranchant frappe notre œil et nous restons coi... Ce qui incite à y revenir une autre fois. Après le noir, le blanc, après l'obscur, la clarté incandescente...

     

  • Florence, boutiquière...

     

               Giotto, Enterrement de Saint-François, Chapelle Bardi, Santa Croce, Florence, 1320-1325.

     

     

    Il fut un temps où, aux étudiants à peine argentés, plus d'un quart de siècle déjà, Florence offrait sa part de désintéressement qui présiderait, dit-on, au bonheur de l'art. La déambulation improvisée menant de palais en palais, de places en places, kaléidoscopie de façades majestueuses en témoignage d'un passé politique fastueux, cette déambulation dans la rigueur d'un pouvoir conscient de lui-même comme il y en eut peu, tirait sa puissance du bonheur qui attendait les rêveurs des merveilles cachées derrière les portes des édifices. L'éclat de la place Santa Croce, accompli dans le marbre tricolore de l'église et le salut respectueux au visage sévère du Dante, était une première joie que l'entrée dans le petit Panthéon florentin (Michel-Ange, Machiavel, Rossini, Galilée ou Vasari y reposent) multipliait d'un mystérieux besoin de se taire, et d'écouter les œuvres, le prestige de la ville. L'envers de l'histoire. Non pas l'envers, sa continuation.

    Le bonheur pouvait ainsi se répéter au Duomo, à Santa Maria Novella, à San Lorenzo, aux Ognissanti, à San Miniato, à Santa Maria del Carmine... : multiples stations de l'histoire florentin accédant à l'universalité, que nous pouvions faire nôtre sans autre devoir que la décence et la mesure de la solennité spirituelle qu'avaient pour certains ces lieux de culte. La moindre église italienne est à la fois une offrande à Dieu, à la peinture et à la sculpture. Florence le savait plus que quiconque.

    Mais les temps ont changé et ceux qui, toujours modestes, sont venus jusque là, découvrent une ville convertie comme nulle autre, plus encore qu'au tourisme, lequel sévit depuis des décennies, à ce qu'il faut bien appeler l'économie artistique. On sait combien l'art a cédé à la logique du marché et aux considérations spéculatives. La gestion fort libérale du patrimoine, la place accrue des structures commerciales (1) ne sont pas des nouveautés. Ce qui l'est davantage réside dans le progressif glissement du monde religieux dans les techniques du mercantilisme le plus éhonté. On me rétorquera que l'affaire n'est pas nouvelle là encore : les pèlerinages en sont un flagrant exemple, et passer une fois à Lourdes vous guérit, si j'ose dire, de la tentation d'y remettre un jour les pieds. Soit, c'est là affaire de foi et cette question, dans ma position d'athée, ne m'intéresse guère. En revanche, ce que je vois à Florence m'irrite au plus haut point. Ainsi les églises de cette ville se sont-elles dotées de véritables péages, dont sont exempts les autochtones, et auxquels l'étranger doit se soumettre s'il veut admirer Giotto, Cimabue ou della Robbia. Encore pourrait-on admettre le procédé (2) si la somme exigée était symbolique, mais il n'en est rien. La catholicité (3) florentine voit le monde de haut. Elle a la condescendance des bien nourris. Elle a, en période estivale, car en hiver la libre circulation de l'intrus et de l'esthète reprend ses droits, des allures de maquerelle ou de mafieux : c'est le pizzo ecclésiastique (4).

    Une telle pratique heurte à plus d'un titre. Celui qui eut le droit au temps béni d'une contemplation sereine (parce que plus que la gratuité, il se souvient de n'être pas entré dans une église comme client) peut toujours vivre avec ses souvenirs, aussi imprécis soient-ils, et refuser le diktat. Sans doute n'est-ce pas d'ailleurs le choix dont il se sentira le moins heureux : il accepte les défauts de sa mémoire en compensation des impressions vives qui lui restent. Mais pour le néophyte désargenté, ayant rêvé d'une longue promenade en Renaissance et Baroque, le goût sera amer. Renouvelée à Pise et à Sienne, à San Gimignano, la confrontation avec les boutiquiers finira par lasser. L'injustice et le mépris dans l'endroit de la miséricorde ! Un comble. N'est-ce pas, d'ailleurs, évoquer une aberration plus magistrale encore, que de ne pouvoir prier son dieu parce que des marchands du temple en soutanes et cornettes y ont établi leur quartier d'été...

    Si mon athéisme m'épargne ce désarroi, mon sens du sacré, fruit d'un long chemin entre les piliers romans, gothiques, classiques ou baroques exaltant une indéniable spiritualité, s'indigne que soit de fait trahi le droit à la Présence, que soit bafouée l'originalité d'une culture ayant à ce point exalté la puissance des images. L'exemple florentin est non seulement crapuleux ; il est funeste. Il marque, de la part des autorités de l'Église, une allégeance à l'ordre libéral, un renoncement à l'Histoire, une capitulation matérialiste. Dès lors, qu'elles ne s'étonnent pas du vide pendant les offices, des appréciations sévères à leur encontre. Et ce ne sont pas les happenings papaux aux JMJ qui peuvent sauver du déclin...

    Florence est boutiquière et prétentieuse, jusque dans sa religiosité. Nefs et chapelles ne sont que des enseignes de plus. Les églises ont leurs saisons, basse, haute, c'est selon, et leur temps de soldes. Il n'y a rien à acheter. Tout est vendu, l'âme comprise. Inutile d'y revenir...

     

     

    (1)Puisque l'on est à Florence, remarquons qu'au sortir de la Galerie des Offices, les nouveaux aménagements permettent de repartir avec des livres (normal), des posters (soit), mais aussi des friandises ou du vin toscans. Petit bonheur sans doute, mais d'une grand imbécillité, que de passer en quelques pas de Raphaël à l'épicerie, dans un même endroit.

    (2)Évidemment, il n'en est rien. C'est ici affaire de principe

    (3)Rappelons au passage que catholique signifie universel. On en est loin.

    (4)Le pizzo est l'impôt mafieux. Sa pratique s'est d'abord développée en Sicile.

     

     

     

     

     

  • Filippo Lippi, lever le voile...

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    Madone à l'enfant, avec deux anges, Musée des Offices, c. 1465.

     

    Il y a dans le style, étymologiquement, une incision (1), une pression exercée, visible, faite pour capturer l'attention du spectateur (ou du lecteur). Une différence que l'on pourrait assimiler à une inégalité topographique ravissante. Les territoires vallonnés séduisent plus que les platitudes. Ainsi pensé, le style est une intempérance, une (im)pulsion. La peinture en témoigne largement. Mais nous sommes tout à coup aux Offices et c'est Filippo Lippi qui apporte la contradiction. Majestueusement, magistralement. Certes le paysage est délicat, le bras du siège de riche étoffe, le visage de la Vierge d'une beauté fraîche et paisible, avec  ce supplément d'émotion contenue qui rend Boticelli, en comparaison, si ennuyeux. Certes, l'unité chromatique et l'enchaînement des plans... Certes...

    Mais que serait notre bonheur contemporain si nous n'étions pas, imparable méandre de tissu aussi léger qu'une brume, éblouis par la coiffe. Cette coiffe affole la chevelure de Marie plus que ne le fera jamais la mise élaborée d'une courtisane. Sa blondeur italienne se nourrit de ce qui échoue à la cacher. Le voile le désigne ; il nous indique où regarder, et la complexité du chignon (?), ornée d'une gaze (mousseline, tulle...) ressemble à l'agitation paisible d'une mer. L'œil s'y perd ; l'œil s'y noie. Et comme il n'est, en peinture, qu'un ordre factice du monde, une vague plus ardente et plus aventureuse a glissé sur son cou de sable. Le voile est une écume, le corps maritime, que nous aurions envie d'alle rejoindre pour nous y rouler encore et encore. Érotique voilure de la beauté qui perdrait tant à nous contenter de sa seule nudité. Filippo Lippi s'en tient à la parade élémentaire d'un à peine invisible (2).  Telle est la bonté de son art, au delà de la maîtrise technique. Nous ne sommes plus devant le drapé qui cache et, parfois, suggère avec lourdeur, mais devant la fragile palpitation de la peau, de la courbe d'un corps, la désirable triangulation d'un cou, d'une mâchoire et d'une oreille. Fragile figure d'un désir. Sa dissimulation réhaussée par l'objet même de la dissimulation.

    Aussi discret l'artiste l'a-t-il voulu, ce voile, épanchement de la coiffure, lie la chevelure, attribut sensuel s'il en est, à cette chair, et plutôt que d'en rester à la seule contemplation des traits de la Vierge, le regard glisse en arrière. Les traits, disons-le : il y a en eux quelque chose de trop dessiné, de trop précis, qui ne résiste pas à la cartographie vaporeuse de cette zone, devenue désormais le sujet de notre fantasme. Le trait reflue, se perd ; le visage perd de sa netteté maintenant. L'œil n'en veut nullement d'être tenu à distance ; l'esprit se réjouit, d'être ainsi guidé, de s'en venir là où il n'aurait pas pensé s'aventurer. Contemplation gracieuse du cou avant de remonter sur la coiffe et les cheveux, ondulant comme les fleurs-filaments d'un monde heureusement inconnu. Un monde de plénitude où l'on oublie l'auréole de la Madone...

     

     

    (1)C'est d'ailleurs ainsi qu'en italien on désigne la gravure : incisione

    (2)Plutôt que le si facile "à peine visible". 

     

  • Nature à Rome : Respighi

    Off-shore prend ses quartiers d'été et pour agrémenter la suspension de ses billets il finit sur une évocation romaine, celle des pins du Gianicolo, panorama immémorial sur l'Éternité. Ceux-ci gardent-ils le souvenir de l'esprit qui pouvait y régner un siècle plus tôt ? Pas sûr. Nous ne pouvons comprendre pleinement Respighi. Néanmoins, on trouve encore, sur ces hauteurs, aux heures les plus chaudes, quand tout le monde se terre derrière ses volets, que les touristes attendent des moments plus propices pour s'engager dans les venelles de la Ville, une quiétude, une torpeur, un hallucinante désengagement de l'Urbs, qui réjouissent celui (ou celle) dont le temps n'est pas compté. On y est alors le moins romain possible. La promenade pourrait se passer ailleurs, peut-être, mais, en même temps, une intime conviction, une élégance indicible, vous rappellent où vous êtes, dans ce mystère de siècles en concrétion auxquels vous êtes si attaché. Dans la nature, en pleine culture, parce qu'un petit regard de côté vous accroche à San Andrea delle Valle, au monument Vittorio Emmanuelle, au Palais de justice (pourtant immonde), aux souvenirs de ruelles dans lesquelles vous aimez tant vous perdre...

     




  • Rome, intra muros

    Quand on veut accéder au Gianicolo pour trouver un peu d'air dans une Rome écrasée par l'ardeur d'un ciel sans nuages (c'est l'été, à l'heure où selon la formule seuls les chiens et les Français traînent dans les rues), il y a deux choix possibles, comme si, pour une ascension en montagne, vous aviez deux versants qui vous étaient offerts. Dans les deux cas, la montée ne sera jamais un effort insurmontable mais, au temps des grandes chaleurs, il faut y réfléchir à deux fois. Deux routes, donc : celle du nord, en venant du Vatican, n'a guère notre préférence. Plus rapide sans doute, elle n'a pas le charme de l'autre, celle du sud, qui prend sa source dans les venelles du Trastevere. L'étroitesse des passages est pour l'heure une bénédiction ; le promeneur gagne quelques degrés ; il n'y a personne ; on a l'impression d'un quartier mort ; on se nourrit du bruit de ses pas sur les pavés ; parfois, un éclat de voix, la fugacité d'une chanson à la radio. Les habitants sont retranchés dans la fraîcheur des murs. On pense à quelque patio entrevu lors d'une promenade précédente ; on les envie. Mais nous ne sommes que des passants qui admirons ici un décrochement, là une lézarde sur le mur. Une pause à Santa Maria della Scala, église qui n'a rien de très remarquable, mais que les amoureux du Caravage connaissent puisque les religieux de la paroisse firent perdre  au lieu (sans encore le savoir évidemment) son immanquable notoriété en refusant La Mort de la Vierge (aujourd'hui au Louvre) de ce génial artiste.

    Fichier:Caravaggio - La Morte della Vergine.jpg

    Il faut reconnaître que le traitement réaliste du sujet, le ventre gonflé de la Vierge et les rumeurs autour des origines sulfureuses du modèle (une prostituée, pour le moins) n'avaient pas assuré l'affaire. Mais il n'est pas là, ce tableau. Nous n'en avons qu'un souvenir parisien, bruyant, quand il aurait été si agréable de le contempler dans la quiétude d'un quartier qui l'attendait. Mais la pause n'en a que trop duré. Les hauteurs nous appellent. Chaque pas se charge d'un effort qui fait envisager le renoncement et de finir en terrasse, indéfiniment, à boire un Spritz à l'apérol. On monte, lentement. Les grands pins aperçus de loin seront la récompense d'autant d'abnégation. On monte, se retournant incessamment pour admirer la perspective de la ruelle à l'ombre indulgente. Puis il faut se découvrir, en découdre avec la lumière vive. On monte. Un léger souffle, presque rien, mais déjà une promesse.

    La route ; bientôt le sommet, dans la torpeur du plein midi, et au loin le monument d'une blancheur hideuse consacré à l'indépendance italienne. Il mangerait tout le décor, comme son pendant : le palais de justice. Géodésique de l'ordre qui surplombe la ville aux trois cents et quelques églises. Mais ce n'est pas d'eux que le regard se préoccupe soudain, mais d'une bâtisse beaucoup moins prestigieuse : une masse plus austère, plus sale. C'est un lieu auquel on n'a pas prêté attention lorsque nous longions le Tibre. Et là, d'une étrange manière, nous ne le prenons pas même à revers, mais d'une hauteur inattendue et nous n'avons pas souvenir d'avoir été ainsi placés devant un tel panorama. Il s'agit de Regina Coeli, la prison principale de Rome.

    The prison of Regina Coeli (House District Regina Coeli in Rome) is the largest and most notorious prison in Rome.
The report recounts the life of the prison in all its aspects, up until a prisoner finally comes to leave. Rome, Italy. 01/08/2006.

The prison of Regina Coeli (House District Regina Coeli in Rome) is the largest and most notorious prison in Rome.
Located in the Trastevere quarter, the number 29 of Via Giacomo Giri is located in a building complex dating back to 1654 and earlier when monastery was converted in 1881 to the current use. Incorporate the name of the religious structure, which was just dedicated to Mary, Regina Coeli.
During Fascism, it housed political opponents.
The current planned capacity of about 600 detainees, figure often overwhelmed by the actual prison population.
    Des univers carcéraux nous en avons frôlé bien des fois les murs, les enceintes sévères : la Santé, Chateauroux Saint-Maur, la prison des femmes de Rennes, l'ancien bagne de Saint-Martin-en-Ré,... mais ils nous ont toujours regardés de leur hauteur menaçante. Nous étions du bon côté du mur et cela devait suffire à ce que nous passions notre chemin et que nous fassions comme si l'ailleurs que nous frôlions était sans image. Ici, nous en voyons l'agencement essentiel. Les tourelles, la structure croisée, les fenêtres petites et comme des orbites enfoncées. Nous en devinons les arcanes et les féodalités : on dirait une forteresse médiévale. Ce que nous contemplons est à mille lieues de ce que nous sommes venus chercher à Rome, de ce que cette ville peut représenter de bonheur délicat. Et c'est là, dans cette ville impensable que pour la première fois une prison est un premier plan panoramique, que les murs défensifs sont contournés, que les voyageurs-passants que nous sommes, libres de leurs mouvements, peuvent sentir, dans le silence environnant, et dans la distance qui, immanquablement, rendra les cris, les gémissements inaudibles, c'est là que se fraye, sans que nous nous y attendions, une réalité autre : sauvage et légiférée. Rome n'est plus la concrétion de l'Histoire mais un temps immédiat dans lequel sont plongés des êtres dont la culpabilité nous dérangent moins que la sensation quasi pure de l'incarcération épuisante, nous qui sommes montés jusqu'ici, en sueur, en quête d'un peu d'air. Nous ne pouvons passer notre chemin parce que notre regard plonge vers l'abîme à ciel ouvert. Nous reprenons notre souffle pendant que d'autres, si près, si loin, cherchent sans doute le leur. La sensation délicieuse de nos muscles et la perle salée au coin de la lèvre contre la tétanie des heures. Ainsi faut-il concevoir que le bijou aux éclats éparpillés dans tous les endroits de la cité est pour d'autres un calvaire dont la perspective nous est donnée en contemplation. La chaleur lourde que nous combattons par un mouvement même illusoire n'est rien à côté de l'intensité qu'elle doit prendre dans l'exiguïté des cellules. Le poids irrespirable des degrés (température et escaliers, au fond) est soudain d'une légèreté étrange.
    Plus encore : nous imaginons que pour certains de ceux que nous ne verrons jamais, Rome n'aura été que trajets judiciaires et la beauté des siècles une illusion. Les châtiés n'ont alors que faire des ornements, des coupoles, des fresques et des fontaines. Bien des années plus tard, ils n'auront rien à dire de la ville, sinon qu'elle eut le goût de la violence et de la haine. Nous, nous sommes libres, et heureux, tout juste indisposés des rigueurs de l'été. Eux sont là, à vivre Rome comme un enfer, pendant lequel chaque heure sonne comme la précédente. Et, bientôt, n'y tenant plus, nous poursuivons, jusqu'à la piazzale Garibaldi, où nous trouvons un banc, pour sortir une bouteille d'eau encore fraîche, et une cigarette, presque insoucieux, à réfléchir sur ce qui nous attend, encore mystérieux ou déjà vu, l'esprit tendu vers où nous irons, légers, dans la déambulation d'un soir qui noie le soleil, puis en terrasse, Campo de' Fiori, puis à manger un morceau au Cul de Sac, sans doute, loin de Regina Coeli...
  • Barrès à Venise

     

     

    Maurice Barrès par Jacques-Émile Blanche 

     

    Après avoir exprimé mon agacement contre Vian à la Pléiade, il fallait une contrepartie. C'est Barrès, marchant sur les traces d'illustres écrivains pour l'inévitable voyage vénitien. Cette page suffira, je pense, pour souligner combien l'ostracisme littéraire dont il est l'objet ne se justifie en aucune façon.

     

    "Nulle ville mieux orientée que Venise. Les magnificences du Grand Canal ont le soleil pour coadjuteur. Si nous passons à la partie septentrionale, que n'atteignent plus ses rayons directs, déjà le frissonnement de l'eau, l'atmosphère tout accablée attristent nos sens. Déjà les fondamente nuove où l'on embarque pour ces îles mortes, l'imagination qui n'est plus soutenue et concentrée par les monuments de l'art, accepte des impressions plus vagues, se disperse en rêveries et flotte sur l'horizon de deuil.

    La première étape de ce pèlerinage, c'est, après vingt minutes, Saint-Michel, l'île de la Mort.  Ce cimetière de Venise est clos par un grand mur rouge, et présente une cathédrale de marbre blanc, avec une maison basse, rouge elle aussi, dont les fenêtres ouvrent sur les eaux vertes et plates à l'infini de cette mer captive. Chateaubriand remarqua ces fenêtres, en 1831, quand il se rendait de Venise à Goritz auprès de Charles X. Chassé jadis du ministère par ses coreligionnaires, il leur avait dit : "Je vous montrerai que je ne suis pas de ces hommes qu'on peut offenser sans danger." Il était de ceux (au dire de Guizot) envers qui l'ingratitude est périlleuse autant qu'injuste, car ils la ressentent avec passion et savent se venger sans trahir. Sa vengeance, maintenant, il la tenait ; il allait s'incliner respectueusement devant le vieillard déchu : "Sire, n'avais-je pas raison ?" Plaisir d'orgueil, satisfaction amère et qui ne rétablit rien. La gloire sans le pouvoir, c'est la fumée du rôti qu'un autre mange. Le brisement de la mer sur des pierres délitées qui protègent un charnier lui aurait donné un rythme large pour le psaume monotone de ses dégoûts.

    Bœcklin a peint une île de la Mort fameuse en Allemagne. Il put prendre à San Michele son point de départ. Sa toile cherche le tragique par de longs peupliers lombards, par des cyprès, de lourdes dalles, par le silence et des eaux noires ; mais la joie des gondoliers y manque qui conduisent ici les cadavres et qui, couchés dans leur barque mouvante, à la rive du cimetière, plaisantent en caressant un fiasque. Pour nous désespérer sur notre dernière demeure, il ne faut l'environner d'une horreur générale ; c'est nous flatter, c'est un mensonge ; faites-moi voir plutôt l'indifférence : seules pleurent deux ou trois personnes impuissantes et bientôt elles-mêmes balayées, pour qu'il en soit de nous et de notre petit clan exactement comme si nous n'avions pas existé."

                                                  Amori et Dolori Sacrum (1903)

  • Masaccio, la chair

     

    Masaccio, Adam et Ève chassés du Paradis, (1427), Chapelle Brancacci

     

    Il y aura toujours un plaisir particulier devant une fresque, un surplus de majesté dans l'œuvre, parce qu'il a fallu que nous venions à elle. Un tableau, aussi grand soit-il, voyagera peut-être un jour et nous en jouirons comme d'un dû temporaire. Les peintures, en général, d'ailleurs, posent des problèmes de lisibilité. Elles n'ont pas été faites pour des musées (du moins, pas avant la fin du XIXe siècle et l'on voit bien où cela nous a menés : barbouillages incertains pour achats étatiques ou mises aux enchères chez Christie's ou Sotheby) et souvent elles ne sont pas dans l'église à laquelle elles étaient destinées. Ce sont des étrangères auxquelles on essaie de (re)donner un semblant d'histoire (mais l'édifice religieux a-t-il au moins une portée qui garantit un peu la profondeur du sujet). La fresque, elle, porte l'immuable signe de sa spatialité, et, dans l'art rapide et magistral qu'elle suppose (puisque le peintre travaille a fresco), le souvenir de sa temporalité. Nous sommes à l'endroit exact de son apparition, à l'endroit même où l'artiste vint. Il ne s'agit pas de définir une mystique sur l'artiste (dont il ne faut jamais oublier qu'il est un homme, tout un homme, mais un homme seulement) ; tout au plus sommes-nous dans une soudaine hétérotopie, un lieu qui s'est composé comme un en-soi et contre lequel nul ne peut rien, sinon à devoir/vouloir le détruire. L'espace autour de la fresque est donc hors du monde au temps même de sa composition, de son organisation. Il chasse temporairement le monde pour le réintroduire ensuite, mais comme modifié par cette présence intransposable, insécable, totale. Peut-être est-ce pour cette raison que le lieu par excellence de la peinture, et bien au delà du plaisir d'y avoir retrouvé l'épisode proustien des Vertus peintes, est la chapelle des Scrovegni de Padoue, œuvre phénoménale de Giotto, et dont la contemplation annule pour un moment (celui où vous êtes dans l'écrin) l'existence même de la réalité derrière la grande porte d'entrée. C'est là : Somewhere out of the world, pour parodier Baudelaire.

    L'endroit aujourd'hui évoqué n'est pas aussi grandiose mais il porte aussi en lui une belle histoire. Nous sommes à Florence. Il faut aller Oltrarno, passer le Ponte Vecchio et son affairement de touristes. Oltrarno : quartier négligé, calme, où ne traînent que les gens du coin, plus modestes (quoique...), plus mesurés que les florentins du centre. Cette fresque de Masaccio se trouve dans une chapelle d'une église à la façade quelconque : Santa Maria del Carmine. Rien qui vous préparerait à la splendeur picturale des années 1427. Et parmi ces splendeurs : Adam et Ève condamnés par la vindicte divine de n'avoir pas obéi. Les deux personnages sont nus, vraiment nus (d'autant que la restauration des années 80 nous a débarrassé des pudibonderies ultérieures). Derrière eux un paysage de désert. La matité du sol et de la roche, l'uniformité terne du ciel donnent une impression d'enfermement. On pense, sans qu'il y ait évidemment de rapport stylistique ou intellectuel, mais dans un cadre purement sensible, à l'écrasante clôture des tableaux de de Chirico. Rien derrière, donc, ou si peu. Voilà l'endroit auquel les deux coupables sont destinés. On ne pouvait guère mieux signifier que désormais ce serait une vie de misère et de souffrance. Ils sont out of the Eden et la crudité/cruauté du pinceau de Masaccio, avec une modestie de moyens, oblige le spectateur à les contempler sans espoir d'être détourné par quoi que ce soit (ce qui n'est pas la moindre des curiosités de cette partie de la fresque puisqu'il y a la continuité murale pour nous inciter à glisser le regard vers l'ailleurs...).

    Elle et lui. Affligés ; corps en mouvement, avec le pas lourd ; l'équilibre de la marche est incertain, surtout chez elle. Il y a la peur d'un horizon impensable et chancelant. Lui : la main au visage. Plus encore : l'autre main, la gauche, soutenant la première, la droite, comme si le poids de la souffrance rendait la nudité de sa conscience si pesante, sa tête si tentée par la chute qu'il lui faut tout l'effort de deux appuis pour tenir encore. Dès lors, en désolidarisant le haut du corps avec le bas (qui semble se mouvoir malgré lui), l'Adam de Masaccio semble un pantin désarticulé atteignant par là même une vérité qu'on n'est pas près de retrouver (et surtout pas quand la dialectique d'une peinture des formes comme le développera la Renaissance fera de la technique et du respect des règles une vertu...). Il y a sans doute de l'approximation pour une raison mesurante, mais Masaccio, lui, réussit à nous peindre la décomposition d'un visage sans même que nous le voyions. Elle : informe, difforme, presque gonflée... Il serait ridicule de penser cela, avec la brutalité d'un esthète (?) qui viendrait regarder Masaccio en pensant au dernier défilé de Karl Lagerfeld (Or, c'est parfois ce qui ressort des réflexions entendues devant des peintures : l'application servile d'une pensée Photoshop sur un art inscrit dans le temps, dans l'espace et dans des cadres socio-idéologiques qui ne peuvent être jetés aux orties en un claquement de doigts...). Oui, elle est laide, l'Ève de Masaccio, comme le sont sans doute les madones de Memling et certaines femmes de Boticelli (pour des raisons d'ailleurs fort opposées). Son corps semble une bonbonne et son visage, aux sourcils tombants, au front bombé, au menton quasi prognathe, dépitent l'amateur du beau (ou ce qu'il croit tel)... Justement non, parce qu'une fois oubliés ce qui peut nous être désirable, et même ce qui peut être l'objet d'une interprétation toute trouvée (la laideur d'Ève, c'est la laideur ontologique de la femme...), il reste cette présence fulgurante d'un être tout à coup représenté dans l'épaisseur même de sa chair, de sa corporalité. Non pas pour en magnifier ou en avilir la substance, mais pour dire qu'elle est effectivement devenue susbstance. En contemplant cette Ève hideuse, je pense évidemment que lorsqu'il s'agira de venir nous racheter (nous tout rhétorique, bien sûr), le Verbe se fera chair, dans une version évidemment incroyable, mais qu'à l'origine il y avait bien un péché, LE Péché qui s'était fait chair. Cette métamorphose est devant nos yeux, peinte par Masaccio, inscrite dans le mur, dans l'enduit, dans les pigments. Masaccio lui donne une réalité (à distinguer du réalisme) dont on cherchera en vain, je crois, à trouver ailleurs un équivalent. D'ailleurs, elle vit, elle a la bouche ouverte. Elle est un cri, le premier cri, celui, peut-être, qu'on retrouvera dans le célèbre Munch ou chez Bacon. Des sanglots, des imprécations, des lamentations, des paroles, une nécessité d'être. Cette Ève-là est déjà dans le devenir humain, paradoxalement. Elle fait avec Dieu, bien sûr, mais d'abord avec elle, parce qu'elle est elle-même, pleine et entière.

    Ce n'est pas la honte d'être nus qui traversent les deux personnages de Masaccio, mais la soudaine densité corporelle à laquelle ils devront (et nous aussi) donner une existence, qui fait que parfois, effectivement, notre corps nous pèse. S'ils ne se regardent pas, ce n'est pas tant le poids du péché qui les éloigne que la conscience soudaine et isolante d'une enveloppe matérielle avec laquelle il faudra vivre, partager, se toucher, essayer de se connaître. Dans la distance même des deux corps qui vont leur chemin, Masaccio pose comme un point de non retour la conscience de la mortalité, et d'une mortalité qui nous pousse l'un vers l'autre, mais aussi l'un contre l'autre. Un memento mori voilé, pas exactement tragique : la préfiguration d'un autre monde, à vivre, malgré tout.

     

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.