usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Voyages italiens - Page 3

  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

    Doge loredan, Carpaccio.jpg

    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

    Doge_Leonardo_Loredan, Bellini 1501.jpg

    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.

  • Femme en bleu (XII) : Piero della Francesca

    madonnadelparto1700.jpg

    Piero della Francesca, La Madonna del parto, Monterchi, ca 1460

    Que se passe-t-il ici qu'à la contempler on en reste muet et comme désemparé ? Il y a sans nul doute la charge symbolique du religieux et la singularité de l'événement  sur lesquels Hubert Damisch a si bien écrit (1)...

    Mais ce n'est pas seulement cette épaisseur du sens qui repousse sans cesse la question d'écrire sur elle, qu'elle soit la dernière femme en bleu. Plutôt : la rigueur, pour ne pas dire davantage, l'austérité, de Piero della Francesca... La barrière vient de plus loin. Ni sensuelle (cela pourra advenir chez d'autres peintres, plus tard) ni  doucement maternelle, elle semble habitée de sa fonction d'abord et la rondeur de son ventre est comme un accident de l'histoire, de son histoire, parce que la vérité est ailleurs.

    À la regarder, on se demande si elle fut jamais une mère, une mère telle que vous l'entendons. Et pour entendre, comprenons que la voix de qui parle est essentielle. Elle paraît d'un autre temps : le travail se déroule hors d'elle, déjà. Le rideau que tirent les anges, le pli de la robe qui s'écarte en une fente immanquable : tout est spectacle, ou démonstration, pour après. C'est l'annonce de la Vierge, en pendant de l'Annonciation qui lui a été faite, sans pathos, sans tremblement.

    La Madone de Piero n'est pas désincarnée ; elle est seulement dans le transitoire de sa maternité. L'œuvre s'accomplit et elle y tient sa place, au début, avant de revenir, à la fin, pour la mort. On la voudrait merveilleuse, picturale et irradiante. Piero la peint sévère et consciente.

    La beauté... La question esthétique est déplacée. Le devoir ne s'orne pas : il est une force.

    Cette peinture, une fresque : combat contre le temps, cherche cela : la force du corps qui abrite et dont le premier acte d'amour est de sauver/préserver l'encore absent. Tâche à la fois humble et redoutable, pour ce qui sera, en l'espèce, une divine apparition. 

    (1)Hubert Damisch, Un souvenir d'enfance par Piero della Francesca, 1997

  • Trois hommes

    Le marchand ambulant s'était placé sous le seul arbre au bord de la route. Il avait ajouté un parasol qui servirait quand le soleil aurait tourné. Pour l'heure, il était à la verticale. Il avait aussi disposé trois ou quatre tabourets, très bas. Un homme était déjà assis, qui mangeait sa tranche de pastèque, le regard un peu perdu. La sueur coulait sur ses joues, son tee-shirt University of Nebraska, avait de grandes auréoles d'humidité.

    Je demandai moi aussi une tranche de fruit. Le Pakistanais me sourit en me la tendant.

    -Hot, hot !

    -Yes, very hot !

    Et de me rappeler encore une fois cette réflexion toute romaine : à deux heures de l'après-midi, il n'y a que les Français et les chiens pour se promener.

    Je m'assis sans un mot à un mètre de l'étranger au tee-shirt, tourné comme lui vers le Circo Massimo sous le cagnard. Il y avait bien quelques voitures qui passaient, et des scooters mais le bruit de la ville n'était pas grand chose. C'était le silence imposé par la chaleur. L'homme se leva ; nos regards se croisèrent ; il fit une grimace et passa un revers de main sur son front pour signifier que l'heure était intenable, ou quelque chose dans le genre. Il balança la peau de la pastèque dans la poubelle à la manière d'un basketteur. Panier réussi. Je croyais qu'il s'en allait. Pas du tout. Il prit une deuxième tranche et revint à sa place. Il n'avait pas dit un mot au marchand, ne s'exprimant que par des gestes.

    J'avais presque fini ma part.

    -Crazy summer ! I don't believe it.

    Il était américain. L'accent ne trompait pas.

    -C'est souvent le cas à Rome.

    -Première fois que je viens.

    -Américain ?

    -Américain.

    -New York ? Los Angeles ?

    -Portland. Oregon. Mais je vis au Guatemala maintenant. Je bosse là-bas. Et vous ?

    -France.

    -France... Paris ?

    -Non, pas du tout. Saint-Flour.

    Il fronça un peu des yeux, comme pour chercher un souvenir impossible.

    -San Flower ?

    Je ris. Sainte-Fleur, c'eût été délicat.

    -Non. Flour, comme la farine.

    Il eut la mimique classique de celui qui reçoit une explication perdue d'avance, dont il ne pourrait même pas se resservir.

    -Vous connaissez bien Rome ?

    -Pas mal.

    -J'aurais voulu qu'il fasse moins chaud, pour changer. Mais au moins, il fait sec.

    -Pas au Guatemala ?

    -Chaud et humide. Moite.

    Je me levai pour jeter mon reste de pastèque et je demandai une petite bouteille d'eau gazeuse. Acqua frizzante.

    -Pas beaucoup de clients ?

    -Non, non, trop chaud. Mieux après cinq heures.

    Je repris ma place. Le Pakistanais s'était assis derrière son étal, apathique. L'Américain avait allumé une JPS.

    -Vous en voulez une ?

    -Trop chaud.

    -Feu à l'intérieur, feu à l'extérieur. Kif-kif...

    J'essayai de réfléchir à mon prochain point de chute. Retourner à Santa Maria in Cosmedin, ou plutôt, à San Giorgio in Velabro, dans la simplicité fraîche des murs épais et des ouvertures parcimonieuses. Oui, San Giorgio était l'endroit où reposer le corps et se remettre à penser, parce que dans le brasier on ne pense pas. L'esprit comate. Il m'arrivait fréquemment de trouver refuge contre le soleil ou la foule. Dans le centre, j'avais mes havres. Les jardins du palais Spada, le patio de San Clemente, les pins de Borghese.

    -Un sacré bout de terrain, non ?

    Je ne comprenais pas tout de suite, et d'un coup de menton il désigna le bassin pelé en partie et ses flancs herbeux.

    -C'est le Circo Massimo, quand même.

    -Je sais mais... Vu ce qu'il en reste.

    -Avec un peu d'imagination.

    -Ou revoir Ben Hur.

    -Bonne idée.

    Il s'est retourné vers le Pakistanais.

    -Circo Massimo.

    -Oui, oui.

    Il m'a fixé.

    -Il s'en fout, en fait.

    -Et nous aussi, non ?

    -Ce serait pas possible de construire ici.

    -Patrimoine de l'Unesco. Vous verriez du moderne, vous, entre le Palatin et l'Aventin ?

    -C'est plus qu'un trou. Alors, disons : on creuse pour faire une piscine. Vous imaginez, là, en ce moment, vous dire que vous êtes à quelques minutes d'une piscine. Un truc frais. Donc, une piscine...

    Il s'est retourné vers le Pakistanais en faisant en même temps de grands gestes vers l'étendue vide.

    -Piscina, piscina !

    L'autre a fait oui de la tête et m'a regardé d'un air dubitatif.

    -Une piscine et par dessus une couverture végétalisée, comme un jardin ombragé. C'est très à la mode, les aménagements végétalisés. Il faut vivre avec son temps. Et comme ça, tout serait masqué.

    -Vous trouvez qu'il y a trop de ruines ?

    -Vous trouvez que c'est une ruine, ça ? Moi, je ne vois rien, vous comprenez ? Rien. Un terrain vague. C'est moche, en fait. Très moche. Je suis sûr que tout le monde trouve ce truc moche, tout le monde, mais personne ne le dira. Seulement, quand il fait chaud, qu'on crève de chaud et qu'on regarde ça, même si vous n'avez pas l'impression qu'il y a un rapport entre les deux : suer à mort et regarder une chose sans intérêt, vous avez tort. La fatigue du corps rejoint l'épuisement de l'esprit. Un sentiment d'inutilité, vous comprenez ? Vous, peut-être que cela vous émeut, ou que vous vous dites qu'il faut absolument être ému, ou admiratif, ou habité par le passé, mais là, l'herbe grillé, la poussière, une affaire à garer des bagnoles, tout juste, là, c'est trop. Lui (et il désigna discrètement le Pakistanais), il a compris, d'une certaine façon. il ne voit pas le passé, il s'en fiche, mais il voit un espace infiniment à découvert et le soleil. Alors, il a ses pastèques, ses melons, ses canettes, ses bouteilles, son parasol. Il sait que personne, parmi ceux qui viendront, ne pensera autrement que lui : bon dieu ! un peu d'eau et de l'ombre. Et tous ceux qui en parleront ne diront rien du Circo Massimo, mais parleront du cagnard et du Pakistanais comme une oasis, une vraie bénédiction des Dieux.

    À l'autre bout de l'interminable place, une famille venait de surgir. Un père, une mère avec une ombrelle, à la manière des Japonaises, mais ils étaient blonds et grands comme des Suédois ou des Néerlandais, et deux adolescents à casquette, dont le plus vieux, treize quatorze ans, nous désigna du doigt. Il devait crever de soif. Le père avait un guide ouvert et même si nous ne pouvions l'entendre, il justifiait sûrement le pèlerinage, les risques d'insolation et la déshydratation des âmes.

    Les deux gamins pressaient le pas. Le Pakistanais était leur sauveur mais avant d'avoir atteint le tiers de la piste une voix sénatoriale les coupa dans leur élan. Le paternel barbu leur fit signe de rebrousser chemin;

    -Notre ami vient de perdre de l'argent.

    Il y eut dix bonnes minutes de silence où chacun ne voyait plus l'à peine trace du passé mais la chaleur brute mangeant notre envie de mémoire. Tous les trois, nous étions morts comme on dit, mais c'était une métaphore qui gagnait à chaque seconde en réalité. Le Circo Massimo, l'horizon ondulant, le silence (sinon un filet lointain de ronronnements), la paupière à moitié tirée, l'heure de la sieste, è chiuso, dormir, s'allonger, sentir l'effet du ventilo, les jeux il y a longtemps, Ben Hur, l'Antiquité, plus rien maintenant, et nous trois en sueur, muets, liquéfiés, en enfer, plus rien, jusqu'à ce que l'Américain nous fasse sursauter, le Pakistanais et moi.

    -Allez les gars, un coca pour tout le monde, c'est ma tournée !

  • Lucca

    à travers les volets.jpg

    Il y a d'abord l'œil que tu ouvres, dans un endroit qui n'est pas ton quotidien, où la chaleur s'est infiltrée et le drap est à mi-corps ; tu te retournes, avec lenteur et délices. Et dans ce mouvement, toi en caméra monoculaire (ta pupille droite est atrophiée d'une mémorable cuite) à voir le bout du lit, la commode défraîchie qui fait la fierté de l'hôtelière, puis les projections striées des persiennes, claires et régulières. Dans ce semblant d'obscurité, elles dispensent une linéarité jaunie et multiple, une intromission sépia du monde dans ton cauchemar alcoolisé qui n'a ni fin de soirée ni escalier pour monter à l'étage ni déshabillage. Tu as gardé ton pantalon et personne à tes côtés. Le jour en lamelles est là et par la profondeur de la clarté dont il se signe, tu sais qu'il fait beau, chaud même et c'est parce qu'elles te donnent tous ces indices qu'aussitôt tu entends la cacophonie de la place, et tu sais qu'à la minute où, arrivé à la fenêtre, tu pousseras les volets qui n'ont pas été fixés, juste retenus, tu seras la proie du soleil, et heureux...


    Photo : X

  • Caravage, rencontre essentielle

    caravage,peinture,italie,rome,saint louis des français,bible,reliigion,christ,la vocation de saint matthieu

    Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1598, Saint-Louis-des-Français, Rome

     

     

    C'est plus que tout ailleurs, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le désir, comme à sant'Agostino, le lieu suprême de la jouissance. Peu importe le jeu de l'ombre et de la lumière, l'éclairage venant de la droite, la fausse luminosité de la fenêtre et l'affairement de Matthieu qui compte ses pièces. Tout est dans le bras tendu, dans cette désignation sans pareille qui fracasse l'œil du contemplateur. Il faut imaginer que le Christ est entré et, sans coup férir, a désigné l'élu, celui qui, parmi les quidams, pouvaient être l'attendu.

    Caravage respecte évidemment ce qui fonde le lien biblique, le contentement apostolique. Il est, à la lettre, dans les traces du texte. Mais, comme il est définitivement de coutume chez lui, il détourne son art vers une autre profondeur. La lettre ne vaut que si, selon les catégorisations aristotéliciennes, elle est subvertie. Ainsi en est-il de cette désignation de Matthieu... Lui, insensible à l'attente qui vient de survenir compte encore, avec assiduité, ce qui compte. Pièces sonnantes et trébuchantes, ce qui veut dire : monnayables à l'aune des valeurs humaines (tant il est vrai que, déjà, Caravage mesure que tout est transposable dans l'ordre de la matérialité....). Matthieu n'est pas occupé aux comptes ; c'est un leurre. Il est la concentration de ce qui veut s'inscrire dans le temps. Son matérialisme est l'effroi de l'instant à venir : il a la tête prise dans les calculs. Et Lui, magnifique, beau, serein, a le bras tendu. Il ne désigne pas, simplement. Il vient à la rencontre de celui qui ne l'attend pas. Il est tout ce que le monde contemporain ne peut comprendre : le bras tendu vers l'imprévisible, l'en deçà du calcul. Le Christ caravagien a la beauté incandescente de l'humanité qui ne veut pas ignorer l'humanité. On pense, en le voyant, au Dieu impavide et brutal de la Sixtine de Michel-Ange, à la fois proche et lointain. Il en est la négation outrageuse. Proche parce que le lointain est le devenir cruel de celui qu'on abandonne. Ici, rien de tel : le Fils tend le bras, la main, définit nonchalamment le lien, cette inéluctable relation qui fait la fraternité, après laquelle toutes les républiques post révolutionnaires construisent leurs illusions libérales.

    Caravage peint le message, la lettre et la désignation. Pas la peine de revenir là-dessus. C'est même ce qui peut le sauver de toutes les restrictions inquisitoriales. Mais il va au delà, toujours au delà : le Fils ne parle pas. Son geste ne requiert pas l'ordre mais la prochaine reconnaissance. Il sait ce qu'il va pouvoir demander sans même le demander. Toute la provocation du peintre (et il y en a eu avant ; il y en aura plus encore après) n'est pas là où on l'imagine. Elle ne provient pas du prosaïsme de la scène mais de l'évidence de la rencontre. C'est au sens second une passion. Matthieu est à Lui, non pas en serviteur, pas même en apôtre mais en compagnon de route. Le bras si remarquable, et la main, et le doigt, sont la requête du puissant au modeste, le retournement du pouvoir vers celui à qui il se destine. Le Christ est beau et visible, quand le visage de Matthieu est une énigme. Normal : le mystère n'est pas dans Celui qui est déjà engagé dans le combat mais dans celui qui, inconnu de tous, inconnu de lui-même, va partager ce combat.

    Caravage peint les expressions avec une rigueur, un réalisme disent certains, sans égal. Pourtant celui dont on nous présente la vocation reste sans traits. Ce n'est d'ailleurs pas tant la vocation que le peintre évoque que ce temps qui le précède. Il ne peint ni l'émerveillement, ni la contemplation mais l'écart qui sépare Matthieu de lui-même. En clair, l'avant de la Révélation, étymologiquement une Apocalypse. Caravage peint cet avant de la frontière après quoi rien ne sera plus comme avant. On attend, en contemplant ce tableau, que le futur apôtre lève la tête et que tout se fasse. Au fond, si l'on osait une comparaison, ce serait représenter la Vierge seule, avant qu'elle soit la Vierge, avant que n'arrive l'Ange. Ce n'est pas l'étonnement qu'il met en scène mais cet état bientôt impensable de l'homme occupé par la matière, et bientôt libéré d'elle.

    Devant une telle imminence, on n'abandonne tout. On fixe l'instant. On est habité...

    *

    Ce qui fait le prix de l'art caravagien se cache (ou se révèle) aussi dans la possible transgression de la lettre. Il est le sens littéral et cet autre par quoi nous pouvons trouver cette continuité de l'être qui nous habite. Dans ce tableau, ce n'est évidemment pas du Christ dont nous pouvons être le plus proche. Pas même de Matthieu, d'une autre façon, parce que nous ne sertons jamais des élus, des choisis, des êtres hors du temps offerts à une destinée qui les dépassent. Nous savons que nous ne sommes pas tragiques et que nous ne passerons pas le temps qui nous est imparti. Alors ? pourquoi Matthieu concentre-t-il notre attention à ce point ? Pourquoi est-il si proche de nous, par delà le message biblique, quasi littéral dont il est le porteur ? Il est nous en ce que nous perdons à chaque fois que la vie nous y a confronté le moment du basculement. Tout émerveillement est projection de l'attente et aussi effacement, abstraction, mieux : amnésie du moment d'avant, de ce qui nous étions et qui s'efface. Matthieu est notre frère par l'opacité du temps qu'il incarne. Replié sur soi, il exprime comme personne l'instant d'avant, et l'impossible souvenir qui précède les inévitables fracas dont nous parsemons nos vies. Le Matthieu du Caravage est nous pour autant que nous savons reconnaître que rien n'est écrit. Pas sur le mode assez grossier du le meilleur est à venir, mais en ce que l'à-venir est inconnaissable, qui a les moyens d'effacer une part de nous-mêmes. Caravage peint de Matthieu l'instant dont il ne peut se souvenir. Cela n'a rien à voir avec le moralisme augustinien du retour dans le droit chemin, d'un rigorisme éthique amenant à une rédemption. L'œuvre du peintre est à la fois plus universelle et plus prosaïque : peux-tu savoir ce qui t'attend ? Es-tu capable de savoir ce qui te bouleverse ? Tu es engagé dans ta quotidienneté et soudain un être apparaît : un dieu, un homme, une femme, qu'importe... Tu étais concentré sur toi-même et brusquement l'Autre te tire vers un ailleurs, vers lui, vers le monde, vers ta part inconnue (maudite, qui sait ?). Tu ne peux te suffire à toi-même. Tu n'es pas ta seule finitude.

    Si Matthieu est replié encore, c'est pour mieux se déployer ensuite. Si le Christ est là, c'est en fait qu'il a parcouru un long chemin. C'est une rencontre, la certitude d'une rencontre, l'indéfectible d'une rencontre. De celle que tu emportes dans la tombe, sans tristesse, sans regrets, sans honte. Son histoire, au delà de la Bible, devient aussi la nôtre, et celle de ceux qui nous accompagnent. Imparable...

  • già via Porta Ticinese

    PORTA TICINESE (ed SAEMEC).JPG

     

    Dans le centre de Milan, la via Porta Ticinese a un petit côté rebelle. Certes, comme on le sait désormais, la rébellion est plus un jeu qu'autre chose. Elle est une posture possible, sous contrôle et sans réel avenir. C'est une manière de se raconter des histoires et de faire durer le plaisir de la marginalité et de l'adolescence. La via Porta Ticinese a donc ses graffitis, ses tags, ses panneaux revendicatifs, ses murs barbouillés, où quelques récalcitrants, peut-être inspirés pour certains par Basquiat, vitupèrent et font du social.

    Il n'y aurait rien de très mémorable si tout au long de cette rue, sous les plaques municipales qui en rappellent l'identité, un inconnu (ou un groupe) ne l'avait rebaptisée avec un à propos qui dépasse les coups de balais habituels. Ainsi lit-on : via dell'ironia. Non è una conseguenza ma una necessità. Rue de l'ironie. Ce n'est pas une conséquence mais une nécessité.

    On a tant d'appellations en forme d'hommage (Jaurès, de Gaulle, Jeanne d'Arc,...) ou déterminés par l'environnement (l'église, le marché, le pont,...) qu'on remarque cet écart par le choix même du mot : l'ironie. Imaginons que nous introduisions ainsi une réalité moins monumentale, topographique ou historique. Rue de la métaphore, boulevard du mensonge, avenue de la gourmandise, impasse du péché (forcément...), place de la fatigue, allée du courage, square de la soif...

    Pour l'heure, c'est l'intrigant décalage que le commentaire qui fait le sel de l'affaire, puisqu'il oriente l'ironie dans un sens facétieux. Pas une conséquence mais une nécessité. Qu'est-ce à dire ? Qu'il ne faut pas découvrir l'ironie ou en user quand les nuages s'accumulent, que l'inquiétude gagne et que le découragement s'intalle. Si être ironique devient un choix en désespoir de cause, il y a fort à parier que toute parole sera amère. L'ironie sera atrabilaire au pire, mélancolique au mieux. Elle aura à sa façon reconnu, pour qui y recourt, la défaite consommée. Ironique, à ce titre, pointe la paralysie. Elle est un trait d'esprit, quand la matière politique a pris barre sur l'esprit.

    Mais le poète de la via Porta Ticinese voit les choses autrement. L'ironie est une nécessité. Elle est là avant que tout se joue, comme un étai majeur à l'avancée dans la vie. Elle n'est pas une saillie brillante et drôle mais une tournure profonde de l'âme pour neutraliser l'ordre et se faire un chemin dans le labyrinthe de la vie. L'inconnu qui a placardé une telle revendication donne une magnifique leçon d'optimisme.

     

     

    Photo : SAEMEC

  • Au passage...

     

    mort,italie,avvisi,lucques

    André Dubuffet, Mur aux inscriptions, 1945

    Nous n'avons plus qu'un lointain rapport avec le monde des morts (sinon télévisuels et/ou cinématographiques), avec cette mortalité qui nous habite et dont nous voudrions nier la réalité : l'existence du passager et la vie du putrescible...

    Nous désirons qu'en ce domaine triomphe l'abstrait...

    Or, dans la plein été lucquois, alors que le promeneur quitte l'intra-muros, au détour d'une rue, on a placardé des avis de décès. Des avvisi. Rectangles larges cadrés de noir où se détache, au milieu, un nom.

    Il y en a trois, ce jour, sans photo (il arrive que...) : un homme, deux femmes, -une qui n'avait pas vingt-cinq ans. Leur nom restera au carnet. Le promeneur a pris soin de les noter. Pour soi. Rien de morbide. Certaines rencontres sont d'un ordre qui dépasse l'entendement. Il faut parfois noter, inscrire et garder, parce que ces moyens sont les seuls à notre disposition.

    Cela n'a rien à voir avec le memento mori, comme un miroir que serait l'affiche. En revanche sont poignantes cette discrète (oui, discrète) publicité de la mort douloureuse, l'annonce au monde et la force du partage que représente cet acte. Les avvisi sont tout le contraire du spectaculaire et du désir construit de commissération. Ils sont une survivance de la vraie localisation des individus. Les avvisi sont l'histoire concentrée des noms habités dont on n'a pas envie qu'ils s'effacent. Les murs de la ville portent tout à coup le deuil d'un des siens. Un des  siens qui ne demande rien, ni empathie, ni célébration particulière, que d'être reconnu comme du lieu. Il n'y a rien de triste, rien d'obscur. Au contraire : il est rassurant de ne pas faire semblant. C'est moins notre commune condition que les avvisi nous jettent sous les yeux que l'étrange économie de la disparition dans laquelle s'est précipité le monde contemporain. Ce qui est là doit être su, parce que la mort fait partie de la vie et que le silence n'est rempart de rien, et qu'il est ridicule de feindre. Ce sont plus que des papiers collés sur un mur promis à un arrachage prochain (ne serait-ce que pour le mort qui suit, afin que d'autres prennent la place) : ce sont des monuments, des monuments modestes, transitoires, humains...

  • Vapeurs journalistiques

     

    le monde,italie,beppe grillo,berlusconi,élections italiennes,corruption,populisme,démocratie,front naitonal,philippe ridet,protestation,légitimité

     

    Je ne connais pas Philippe Ridet. Je n'ai rien contre lui. Je pourrais éventuellement envier le fait qu'il vive à Rome, c'est tout. Il est le correspondant du Monde dans la Ville éternelle.

    Ce n'est pas l'homme qui m'intéresse mais la fonction, et dans la fonction la posture implicite qui se dévoile, et qui me paraît refléter l'hypocrisie majeure de l'univers médiatico-journalistique.

    À la suite des résultats électoraux de la fin février, dont les faits les plus remarquables (ceci écrit sans jugement de valeur) sont l'insubmersibilité de Berlusconi, l'émergence du mouvement protestaire de Beppe Grillo, la défiance envers la social-démocratie et le rejet de la politique « technique » de Monti, à la suite de ce grand chambardement, le sieur Ridet s'est fendu d'une lettre à ses amis italiens : « Chers amis italiens, cette fois, vous avez fait fort », en date du 4 mars, consultable sur le site du Monde.fr...

    On sait quelle forme prend l'amitié, le plus souvent, dans ce genre de circonstances. C'est moins une déclaration d'amour que l'expression d'un dépit. L'auteur se place délibérément dans le registre de l'affect, ce qui ne laisse d'étonner quand on fait du journalisme. Les humeurs ont-elles leur place à cet endroit ? Oui, si un espace y est clairement dévolu. J'ai plus de doute, quand le geste procède des circonstances. Les sentiments de Philippe Ridet, ou d'un autre journaliste, m'importent peu. Ils sont même la dernière chose que j'attends de lui (1).

    Il n'est pas question de faire une analyse exhaustive de l'objet. Je renvoie à sa lecture  complète toujours possible. Je m'en tiendrai à deux pièces symptomatiques.

    Après avoir rappelé combien il aimait l'Italie, ses singularités, sa culture, ses mœurs, l'espace et les gens, Ridet finit par écrire que devant les résultats de février, il est «en colère». Monsieur Ridet est en colère ! Fâché tout rouge, il est ! Il avait jusqu'alors supporté beaucoup de l'inconséquence transalpine mais cette fois, ils sont allés trop loin ! Ils lui ont déplu ! Ils n'ont pas fait ce que lui, le sieur Ridet, attendait d'eux. On peut difficilement faire plus fort dans le registre de l'outrecuidance. Il aurait donc fallu, du moins peut-on le supposer, qu'avant d'aller aux urnes, les citoyens italiens consultassent la lumière Ridet afin de rester dans les clous. Le journaliste se fait donneur de leçon. Au-dessus de la mêlée, il est la voix de la sagesse devant le désordre ambiant. Cela rappellera au lecteur, je pense, les cris d'orfraie de la caste journaleuse au moment du vote, en 2005, pour (et plutôt contre) la Constitution européenne. La petite phrase de Ridet n'est pas une erreur, une faute de style, pas un excès de langage : elle est la trace de ce droit que s'est arrogé le monde journalistique face aux événements. Ils sont progressivement devenus des « généraux sans armée qui voudraient s'assujettir le monde » (Musil).

    Dans le cas d'un vote, on s'étonne. À moins de considérer que Ridet, comme d'autres de son espèce, ait une conception assez étroite de l'expression démocratique... Celle-ci ne serait plus un droit au choix mais un devoir à voter comme il faut ! Magnifique perspective ! Concernant le vote d'un pays étranger, on frise le délire d'ingérence. Depuis quand puis-je être en colère pour un vote où je ne suis pas moi-même pas impliqué (2) ? Quand la Russie vote Poutine, l'Espagne Rajoy, le Royaume-Uni Cameron, les États-Unis Obama, je dois être en mesure, si je suis journaliste, d'en analyser les motivations, les conditions et les effets, nullement de traiter le choix des autres en termes épidermiques. Mais la caste journalistique, dans la bulle médiatique hypertrophiée où elle opère, s'est persuadé qu'elle savait mieux que tout le monde. En regard de cet effet, elle a substitué à la pensée le sentiment et la croyance. Elle s'est forgé une légitimité dont elle assure elle-même la promotion. Philippe Ridet peut exprimer sa colère, sa colère être publiée comme une information, comme un sens face aux contre-sens démocratique, et nul n'y voit un excès de pouvoir, la prétention d'un ballon de baudruche.

    Cet artifice égocentrique ne serait rien s'il ne célait un problème bien plus grave, une terreur intellectuelle plus funeste.

    Le sieur Ridet est en colère devant les dérives populistes du vote italien. Et par populisme, il désigne deux directions contradictoires : le refuge berlusconien et ses alliés de la Ligue du Nord ; le vote protestataire du M5S de Beppe Grillo. Un populisme de droite et un populisme de gauche. Il y aurait lieu, déjà, de contester ces démarcations et l'usage qui s'est répandu de voir du populisme partout, avec en toile de fond la préfiguration du fascisme.

    Comme souvent, c'est dans ce qui est dénié mais écrit que la vérité indicible affleure. Ainsi le journaliste fait-il le tour du malaise de l'élection transalpine :

    «Voici les politologues et les sociologues (ainsi qu'une armée de journalistes) au chevet de l'Italie. Tous ont cerné une partie du problème : la crise (- 2,4 % de croissance selon le dernier chiffre), la baisse du pouvoir d'achat (- 4,3 % de consommation), le chômage (11,2 % de la population active), l'austérité imposée par Bruxelles et Francfort (300 milliards d'euros d'économie et de taxes nouvelles jusqu'en 2014). Ces experts ont écouté vos plaintes sur la corruption, sur la "caste des élus" et ses privilèges. J'ai aussi parlé avec des jeunes diplômés qui n'en peuvent plus de cette gérontocratie qui s'accapare les postes. Avec des retraités qui, chaque premier du mois, font la queue à la poste pour une pension de moins de 1 000 euros.» 

    Devant ce constat d'un délabrement profond tant politique, économique, social que culturel, il tire la conséquence logique pour lui que la raison démocratique doit trouver sa voix dans une confiance nécessaire en la social-démocratie. Devant le tableau de la démocratie transalpine déliquescente, il est plus qu'urgent et censé de s'en remettre à ceux qui ont été les fossoyeurs de la démocratie :

    «Partout ailleurs, le résultat aurait été couru d'avance. Mais vous, vous avez bien failli élire le premier pour une quatrième fois (il s'en est fallu de 150 000 voix à la Chambre), vous avez éliminé l'économiste qui, il est vrai, vous avait assommés d'impôts, et vous avez probablement empêché le social-démocrate de devenir un jour président du conseil.»

    Ce n'est même pas la reprise de la formule du comte Salinas (« Il faut que tout change pour que rien ne change »). Ridet pose comme acte raisonnable : « il faut que rien ne change pour rien ne change ». Peut-il envisager, soit : faire entrer dans le périmètre intellectuel de son analyse, hors des beaux quartiers romains, du Montecitorio, du Quirinale et du Palazzo Madama, que c'est le cadre désolant lui-même dans lequel évolue le peuple italien qui le pousse à récuser la social-démocratie. Les voix de Beppe Grillo sont le fruit des compromissions, du népotisme, des concussions, des ententes mafieuses, etc. Demander à ce que ces voix se taisent, c'est non seulement absoudre les fautifs mais aussi culpabiliser les électeurs sans autre forme de procès.

    Le vote, à tort ou à raison, est pour certains le dernier moyen de s'y retrouver, de ne pas sombrer. Exiger qu'ils fassent comme si de rien n'était, telle est l'escroquerie morale et intellectuelle qui couvre l'indignation du sieur Ridet. Moraliste saumâtre qui demande aux pauvres, en plus de leur misère, d'être irréprochables. Robespierre dénonçait déjà ce travers  bourgeois vis-à-vis de la populace : la misère et en plus la vertu.

    Le vote dit protestataire n'est pas le fait d'une tension épidermique mais l'endroit d'une faillite qu'on ne veut pas reconnaître comme faillite. Et si l'on veut, pour un temps, revenir en France, c'est sur le même mode que l'on considère le soutien au Front national ou à Mélenchon. Un geste de mauvaise humeur, des relents fascistes, xénophobes, poujadistes, etc., alors qu'on ne veut pas voir que les partis de gouvernement se caractérisent par leur pourrissement (3). Or, de ce pourrissement-là, il n'est jamais question. C'est une abstraction ! Les belles âmes ne veulent pas croire qu'il puisse bouleverser l'électorat et l'engager hors des sentiers de la social-démocratie libérale, version eurocrates bruxellois !

    On peut toujours comme le sieur Ridet se draper de toutes les vertus. C'est facile ! Comme il est facile, et c'est mon cas, de se réfugier dans l'abstention, quand son statut de petit bourgeois, vivant bien, en milieu protégé, ne sait rien, ou si peu, de ce que sont les existences douloureuses des relégués du travail, du droit, et de la reconnaissance. Ceux-là même qui sont les rejetés de l'agora, et dont on voudrait, comme le réclame Ridet and co qu'ils votent juste. Voter juste, c'est-à-dire qu'ils votent bien, comme il faut, et qu'ils se contentent de cela, et qu'ensuite ils ferment leur gueule !

    Que devant cette réalité, celle d'un vote désespéré (plus qu'il n'est désespérant : ce serait trop simple), un journaliste du Monde détourne le regard et joue les délicates du XVIIIe qui s'offusquent. Il est pitoyable, mais le pire est évidemment qu'il n'est pas un phénomène isolé. Il est en quelque sorte le modèle qu'on nous impose...

     

    (1)On se souviendra de l'emportement ridicule de Mazerolles sur BFM au moment de l'élection du président de l'UMP.

    (2)Je laisse de côté le débat ici secondaire du droit de vote accordé aux citoyens européens dans le cadre de l'EU.

    (3)C'est Fillon qui parle, au sein de son parti, de pratiques mafieuses, pas moi. C'est le PS dont les fédérations les plus importantes, Nord-Pas-de-Calais et Bouches-du-Rhônes, sont empêtrées dans des affaires désastreuses.


    Photo : Gaëlle Josse.

  • Benoît XVI et Daniel Darc

     

    C'est curieux, parfois, d'être loin, même si la distance est modeste. Mais simplement dans un endroit où la langue maternelle ne circule pas et qu'on ne fait pas attention aux kiosques à journaux, pour guetter des nouvelles de chez soi. D'être à l'étranger, et de trouver cette situation assez reposante, parce qu'elle n'a pas besoin d'éveiller en vous une tension, un mouvement d'indignation. Il y a comme une manière, même, de relativiser, d'ajouter une couche à la dérision de ce qu'on nous monte en épingle, qu'on nous fait prendre pour l'alpha et l'omega du monde, parce que nous ne cessons jamais d'être au centre, et de tracer des ronds autour de ce cœur hypertrophié. Pourquoi pas ?

    Mais rire, donc, de suivre à la RAI la déconfiture politique jusqu'à l'extrême du jeu démocratique, de voir des gens débattre sur ce qu'il faudrait désormais engager comme réforme pour qu'on sorte de ce bourbier, et qu'un vulgaire Cavaliere puisse sans cesse être sur le retour, et que le premier parti péninsulaire soit aujourd'hui celui d'un comique qui vitupère, charge, crie, éructe en voulant renvoyer tout le monde a casa.

    On s'engueule sur les plateaux télé, on réclame qui Monti, qui un nouveau vote, qui un gouvernement d'union nationale. C'est comme ici, le ici de chez vous, de chez moi. La duplication d'un air qu'on a connu. Seule la version change, je veux dire : la langue. Encore faudrait-il dire : l'idiome, car sur le fond, c'est la même langue de bois, la même putréfaction.

    On hésite entre le désarroi, de cette classe politique à demeure alors qu'elle pue de tous ses pores, et le sentiment honteux qu'il s'agit d'un état général, que ce serait même, peut-être, le fondement de la démocratie : des crabes, une marée basse, la vase, des urnes...

    Sur la RAI, c'est Grillo, le trublion, dont l'establishment attaque le populisme. Air connu qui rappelle à chacun des jours passés. Grillo, c'est, à certains égards, le Le Pen spaghetti. Pas le même bord, pas les mêmes idées (pour le si peu qu'il en développe), mais la même indignation contre lui des gens sérieux et responsables, ceux du déni démocratique de 2005, ceux de l'euro contre les peuples, ceux du parlement bidon à Strasbourg, ceux de l'espace Schengen, ceux du libéralisme à fond la caisse...

     

    grillo.jpg 

    Sinon, il y a CNN, et là, c'est Benoît XVI resigns, avec vue sur la place Saint-Pierre, les dernières minutes pontificales, John Allen qui développe des hypothèses, le cardinal Dolan ironisant sur ses chances, de comiques journalistes s'interrogeant sur les chantiers du futur pape : le mariage des prêtres ?, l'ordination des femmes ?, et alors, dit l'un, pourquoi pas des femmes évêques, archevêques, cardinaux et... Celui-là a dû relire La Papesse Jeanne de Lawrence Durrell en buvant un double scotch.

    On reste sérieux. Un homme se retire ; un homme qui a parlé au monde, qui parle encore au monde. Un vieil homme qui marche avec une canne, dont la diction est bien moins claire qu'il y a encore quelques mois, un homme annonçant sa révérence et son obéissance à celui qui lui succèdera, un homme ému au balcon de la résidence de Castel Gandolfo venant remercier les gens du lieu qui lui rendent hommage, leur parlant de ce qu'il est redevenu, « un simple pèlerin qui commence la dernière partie de son pèlerinage sur la terre » (1), avant de leur dire « bonne nuit ».

    Chaque soir, CNN essaie de creuser le mystère de ce renoncement et ceux d'un chapître imprévu (et imprévisible) de l'Église catholique et du monde. Chapître dont n'ont évidemment rien à faire les illuminés gauchistes dont j'avais oublié la logorrhée libertaire. Car, d'une certaine façon, j'en suis là : la RAI et CNN, Grillo et Benoît XVI, en version originale, sur les manchettes de journaux, aussi, me reposent de toute cette lie gauchiste qui s'arroge le droit de dire le vrai et le faux, le juste et l'injuste, le bon et le mauvais, l'original et le passé, le moderne et le réactionnaire, la tendance et le croupissant.

     

    Pope-Benedict-XVIs-farewe-010.jpg

    Je les oublie jusqu'au dernier jour, quand, sur le chemin de la gare, je m'attarde devant un kiosque. Le Monde, Le Figaro, Libération. Libération : son titre et le haut d'un crâne. Je tire le journal pour savoir à qui est dévolu cette pleine page. Et, en une fraction de seconde, je les retrouve tels que je les avais laissés (sinon qu'alors c'était le visage de Marcelu Iacub...) : pathétiques et creux. Daniel Darc est mort. Paix à son âme. Le journal est lui plus en verve. Daniel Darc en ciel (2). Que ne feraient-ils pas pour un jeu de mots...

    daniel darc.jpg

    Je ris, évidemment. Pour les gens de ma génération, Daniel Darc, c'est un minois un peu efféminé, une musique composée sur un orgue Bontempi (après trois leçons, on pouvait se lancer), Cherchez le garçon, le titre qui a fait connaître son groupe. Daniel Darc, c'est Taxi Girl. Rien de mémorable, et sans doute n'en aurais-je qu'un souvenir vague si un ami, au lycée, ne jurait que par eux. Taxi Girl, c'est un titre, dans un format musical d'une médiocrité confondante. Une chanson, et on ferme. L'après Taxi Girl est une odyssée cahotique entre la drogue et les tentatives underground pour resurgir quelque part. C'est de la mythologie de midinette, comme on peut en fabriquer au kilo, au mètre ou à la page. Cela s'appelle pisser de l'encre.

    Tout est dans la photo choisie, dans ce noir et blanc expressionniste, ce jeu facile et mille fois reproduit, d'un homme lumineux hanté par ses démons (3). La réactivation de l'artiste maudit.

    Et puis, c'est revival, pour les uns, et nostalgiques pour les autres. Parce qu'il ne s'agit pas de se méprendre. Libération et ses troupes ne détestent pas la nostalgie. Loin de là. Mais dans ce domaine encore ils décrètent. Le portrait de Daniel Darc en une est une forme d'appropriation multiple du passé (passé proche, il faut le dire). Nos jeunes années, nos premières soirées, le retour des années 80 dans les soirées branchées (4), la contre-culture, le rejet des conventions et des normes. Il y a dans la récupération de ce visage (parce que je ne suis pas certain que l'intéressé eût apprécié...) une manière de définir ce qui mérite hommage, ce qui fait la culture, ce qui fait le monde, ce qui fait le contemporain. Libération a le droit d'être nostalgique, parce que sa nostalgie est propre, digne, respectable. Elle ne se construit dans la culture bourgeoise, s'entend ; sa nostalgie est jeune, libertaire, vivante, et elle compte bien plus que les vieux débris qui s'émerveillent encore de la littérature (5).

    Le monde continue de s'entre-déchirer. La politique s'agite. Le désordre règne. Peu importe : une icône est morte. Pleine page ! Disons-le nettement : il y a comme un déficit dans la représentation. Aller chercher Daniel Darc pour faire la différence (6), c'est faire les fonds de tiroir. Il fallait vraiment ne pas faire un titre sur le départ de Benoît XVI.

    C'est, en effet, sur ce plan que l'affaire se joue. Ce chanteur est mort au bon moment. Une affaire de timing. Pour occulter le visage du souverain pontife, pour faire que rien de lui ne soit visible. À la place, un artiste. N'importe lequel, pourvu qu'on puisse broder sur lui. Le lecteur moyen pouvait comprendre les unes sur Bashung ou Salvador, sur Yves Saint-Laurent ou Michael Jackson. Mais Daniel Darc... Mais il meurt le 28 février, le jour où Benoît XVI renonce...

    Du coup, si l'on revient à la photo en une, on comprend mieux son choix. La croix tatouée. La vie tatouée à même la peau. Une spiritualité à même la peau. Pendant qu'un vieux con se barre à Castel Gandolfo, Libération (alleluia) nous offre une silhouette quasi christique. Un mec qui chante, qui vous chante, pas un has-been qui jacte en latin. Benoît XVI ou Daniel Darc : choisis ton monde, ta religion, ton temps...

    Y a-t-il lieu de s'indigner ? Pas arrivé à ce point. Cela ressemble trop à ce qu'est devenu Libération : un repaire d'adolescents attardés qui voudraient assujettir le monde à leur fantasme libertaire. Ils veulent être les seuls à dire ce que doit être le monde. Staline demandait : « Le pape, combien de divisions ? ». Ils en sont encore là. Ils sont pathétiques de puérilité.

    Mais le pire est que dans le marais du parisianisme, ils ont des appuis, et nombreux. Pas de doute que des gens bien, ouverts, à la nostalgie ciblée auront apprécié ce gimmick underground, cette ironie subtile (forcément subtile) qui efface le pape.

    C'est une manière de populisme mondain, fier cul et arrogant. Ils peuvent baver sur Grillo, ils peuvent baver sur le pape. Je leur préfère, et de loin, et Grillo et le pape (le présent et celui à venir). Ils sont, pour détourner Pascal, « inutiles et incertains ».

     

     

    (1)Ce qui nous vaut des traductions fausses, comme celle du Point qui écrit : « un simple pèlerin qui achève la dernière partie de son pèlerinage », ce qui n'est absolument pas la même chose. Passons...

    (2)Réutilisable pour Mireille Darc...

    (3)Pas lu une ligne de Libération, bien sûr, mais faut-il être grand clerc pour deviner ce qui s'y écrit.

    (4)Mais sur un mode distancié. La distance est un fondement de la distinction sociale. Relire Bourdieu sur ce point. C'est l'accordéon de VGE.

    (5)Libération fera-t-il une pleine page à la mort d'Yves Bonnefoy ? Je parie que non.

    (6)Certain qu'une telle une, ni Le Monde, ni Le Figaro, ni La Croix, ni même Le Parisien n'y auraient pensé. Les Inrocks, oui... Mais Les Inrocks....

  • En soi, Caravage

    le-caravage-narcisse-1599.jpg

    Caravage, Narcisse, 1599, Palais Barberini, Rome

     

    Se rappeler d'abord l'histoire racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses

     

    Comme cette nymphe [Écho], d'autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi une victime de ses mépris, levant les mains vers le ciel, s'écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour ! » La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière. Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent ; jamais les pâtres ni les chèvres qu'ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l'avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d'un arbre n'en avait troublé la pureté. Tout alentour s'étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d'attiédir l'atmosphère du lieu. Là le jeune homme [Narcisse], qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit parla beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu'il boit, épris de son image, qu'il aperçoit dans l'onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau; il s'extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses,son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s'en douter, il se désire lui-même; il est l'amant et l'objet aimé, le but auquel s'adressent ses vœux; les feux qu'il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu'il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s'atteindre ! Que voit-il ? Il l'ignore ; mais ce qu'il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s'éloigner, si tu peux t'éloigner.(1)

     

    La beauté du récit, sa dramatisation qui se prolongera jusqu'à la tragique dissolution de l'être, font de ces quelques lignes une pure merveille. Elles ont ouvert sur la thématique désormais archi-connue du narcissisme, dont la société postmoderne hédoniste fait ses choux gras. Et l'œil qui fascine (2) se transforme en nombril. On pense alors à tout ce que la psychologie et la psychanalyse ont exploité en la matière, sans parler de l'érotisme, si l'on veut bien relire la retorse Histoire de l'œil de Bataille.

    C'est sans doute de venir au palais Barberini avec autant de valises qui fait que le point crucial du tableau du Caravage aura mise autant de temps à poindre. Toujours la même question, dans le fond : qu'es-tu capable d'accepter qui te dérange ? dans quelle mesure la tentation de l'ignorance, sous le vernis du savoir, te mène loin ? loin de la réalité, loin de toi, loin des autres (en bien comme en mal). Il faut pourtant se méfier de ce peintre, de sa forme ultime d'art, comme point suprême de ralliement d'une envie de vivre et d'une terrible lucidité.

    Le tableau n'est pas spectaculaire, s'il faut oser ce paradoxe. Il lui manque, à première vue (!), une force dramatique, une tension brusque pour une attention remarquable. On lui préfère, en ce lieu muséal, le serpent de la Madone des Palefreniers, par exemple. Il y a une forme d'injustice devant un tel chef d'œuvre à ne pas être plus attentif. Dans cette histoire, on regarde l'eau, le reflet. On connaît, se dit-on, le fin mot de l'affaire, et le tour est joué. Erreur. Caravage n'en fait qu'à sa tête. Il détourne, et démonte donc, le texte. Il en donne sa version. Une version, ni plus belle ni plus profonde que celle du texte d'Ovide, ce n'est pas la question, mais une version qui creuse un autre sillon du lien que nous créons avec le mythe.

    Dire qu'il n'y a pas de tension est d'abord une erreur. Il faut regarder le bras de Narcisse dans sa verticalité franche. Dans la même pièce (mais le proche est souvent le plus lointain...) du musée, il suffit de faire quelques mètres et l'on retrouve son semblable, mortifié d'une terrible fin : Holopherne cédant sous le coup de Judith...

     

     

    Caravage_Judith-661cd.gif

    Judith tuant Holopherne, 1598, Palais Barberini

    Ainsi Narcisse est-il, en partie, le compagnon d'infortune d'un cruel qui se croyait au-dessus des lois et qui le paie de son sang. Le calme et la légèreté du cadre dans lequel Narcisse est peint ne sont que des apparences, des semblants de quiétude. On pourrait dire alors que c'est justement cet ensemble délicat qui projette un trouble invisible sur l'eau. Le bras s'appuie au sol, alors même que l'histoire se joue dans l'eau (3). L'autre main sert aussi, formant un cadre supplémentaire, un tableau dans le tableau, une mise en abyme, dont la ligne d'horizon n'en est pas une, dont la ligne horizontale n'est pas une perspective mais une ligne de partage, et plus encore : une limite, une déchirure, une faille qui ouvre à la fausse ressemblance, au semblable factice... On s'y perd, en fait, et le résultat sera terrible.

    Mais tout cela n'est rien à côté de l'élément qui forme le cœur de l'étonnement. Narcisse a les yeux fermés. Les yeux fermés...

    Le regard, chez Caravage, n'est pas rien. C'est le dramatique par excellence, ce par quoi la vieille qui assiste Judith dans son crime jouit de la vengeance, ce par quoi l'autoportrait en Goliath décapité devient un cri abominable de souffrance. Les yeux, le savoir des yeux. Pas leur expressivité, seulement. Un élément moteur.

    Narcisse mourrait de se regarder mais le peintre le représente paupières closes. Est-ce l'indication de la disparition prochaine ? Peut-être. À moins que ce ne soit la captation de ce moment d'orgueil où le plaisir de se regarder recourt à l'œil clos, comme un plaisir muet et ravi ? Peut-être.

    Mais ne faudrait-il pas y lire une autre signification, un autre motif que la perdition promise à qui trop se regarde, à qui cède à trop de contemplation fabuleuse ? Caravage laisse le miroir de côté et fouille ailleurs, dévoile un sens supplémentaire à la commune mésaventure de Narcisse. Ce dont il est le signe porte non seulement sur le désir de se voir, pas la peine d'y revenir, mais aussi sur le désir de ne pas se voir. Tel est le secret, double, du trouble narcissique : ne voir que soi, et n'être pas capable de se regarder en face. Se gonfler de toute sa suffisance et ignorer sa réalité, être au-delà et en-deçà de soi. Le Narcisse n'est pas seulement l'être qui ne veut que soi en finalité ; il est celui qui, pour y parvenir, doit faire de sa propre personne le point aveugle du tableau. Il est le faux sage (4) qui ne peut arriver à rien d'autre qu'à se supprimer.

    Caravage a choisi cette discrète expérience. La moins spectaculaire, la plus étrange, la plus intime, celle qui nous renvoie à nos propres mensonges, à l'inamicale rêverie dans laquelle nous nous plongeons parfois, tant il arrive souvent que nous soyons notre pire ennemi.

     

     

     

    (1)Traduction Georges Lafaye, édition des Belles Lettres.

    (2)On reconnaîtra là une allusion au poème de Baudelaire À une passante dont la thématique oculaire est centrale, et tout aussi douloureuse

    (3)Un peu comme l'inscription funéraire de Keats, à Rome, au cimetière protestant : Here lies one whose name was written in water (ci-git celui dont le nom était écrit dans l'eau).

    (4)À l'inverse de Tirésias, et même d'Œdipe arrivé au bout de son hybris...