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Voyages italiens - Page 4

  • Benedetti Michelangeli et Giulini, du début à la fin

    Dans cet océan de diffusion qui nous découpe tout en tranches, pourquoi ne pas écouter une œuvre entière, longue, puissante, et se dire qu'on laissera ce qui est en chantier pour prendre le temps de s'asseoir, de fermer les yeux, et dépasser les trois minutes réglementaires que l'ordre du monde nous autorise, pour le délassement ? S'offrir, ou mieux : se faire offrir plus de quarante minutes de délices par deux maîtres.

    Giulini est à la baguette. Il est, comme toujours, élégant, économe. L'emphase n'est pas son fait, et surtout pas lorsqu'il s'agit d'être l'architecte discret d'un concerto, d'être celui qui donne la perspective du paysage. Benedetti Michelangeli est au piano, dans la rigueur froide d'un corps soumis à l'instrument. On dirait un spectre. Ils sont si différents, quand on les regarde. Giulini a pour lui le charme et donne le sentiment qu'il séduit la musique sans effort ; Benedetti Michelangeli est habité de la mathématique des œuvres auxquelles on imagine qu'il pense jour et nuit, comme une obsession. Ce n'est pas le mariage convenu de l'eau et du feu mais deux images paradoxales de l'élégance : la grâce naturelle pour l'un, la maîtrise absolue pour le second.

    Ils sont deux Italiens dissemblables qu'un lien encore inconnu d'eux, outre la musique, unit, l'une de ces ironies de l'existence qui n'ont aucun sens, sans doute, mais que l'on n'arrive pas à oublier, quant on les écoute au mouvement lent de ce 3eme concerto de Beethoven : le chef d'orchestre meurt en 2005 dans la ville où est né le pianiste en 1920. Brescia...



  • Au soleil de Volterra

     

    C'est devenu, m'a-t-on dit, le pèlerinage des spectres et des songe-creux, depuis qu'on est venu y tourner un épisode de Twilight. Il suffisait qu'il y eût des remparts et un semblant de ténèbres pour que les apprentis gothiques y fissent leur beurre. Voilà une façon bien dérisoire et ravageuse de reprendre ce qu'écrivait Gabriele d'Annunzio dans Forse che si forse che no quand il évoquait Volterra comme "una città  del vento e del macigno" (une ville du vent et du roc). De quoi faire frémir, en effet... Il faut donc imaginer les délices sanguinolentes des admiratrices de Pattinson déambulant dans le cercle fortifié de la ville haute. Il n'y a pourtant plus grand chose à voir tant, comme d'autres villes du même genre (c'est-à-dire moins un genre qu'une destinée funeste les réduisant à la banalité commerciale), Volterra est propre, hygiénique et festive. À peine arrivé qu'on a envie de s'enfuir.

    Tout le bonheur est ailleurs, en fait, lorsque la ville n'est encore qu'une promesse, une lointaine silhouette, et même, pourquoi ne pas le dire, un simple mot sur l'aléatoire des panneaux indicateurs italiens. Volterra vaut moins, en effet, que le décor fabuleux qui la précède, quand les routes sinueuses qui nous y mènent offrent au regard émerveillé, le gris bleuté et le vert d'une terre retournée, laquelle forme comme un treillage à peine visible sous le jaune ravi et vif de la paille courte après la coupe. Le labour sec laisse à nu un paysage lunaire. C'est une succession de surgissements et d'effondrements sans comparaison en Toscane, où les oliviers forment comme des boutons presque noirs sur le manteau des collines.

    Cette matité qui s'enflamme, donnant au sol toute son épaisseur et son poids, il est possible, qui sait ?, qu'un jour, à l'instar des villes devenues l'ombre d'elles-mêmes (ainsi Volterra), elle disparaisse, que le travail des champs périclite et qu'il ne reste plus qu'un désastre. Nous n'aurons plus alors qu'à nous retourner vers Courbet. Oui, Courbet... L'homme d'Ornans, du réalisme virulent et provocateur, l'homme des couleurs austères, fit plusieurs séjours en Italie, et particulièrement en Toscane.

     

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    Courbet, La citadelle de Volterra, 1838, Le Louvre

     

    Il vint à Volterra et plusieurs œuvres témoignent de cet attrait toscan. Car il s'agit bien de cela. L'art du peintre semble se soumettre (soumission qui n'en est pas une, c'est une écoute, d'abord) à l'intensité du lieu. Les plans sont marqués, la couleur dense, épaisse. Le pinceau n'imprègne pas la toile, dans le délicat souci qu'il y aurait de peindre une nature fraîche et frêle ; il se répand, comme une matière quasi primitive. La terre est une boue sèche, une marquetterie de bistre, d'ocre et de verts légers, qui prend toutes les pentes et oblige les arbres à se réfugier sur les endroits les plus inacessibles. Il n'y a rien d'hostile, absolument pas, mais c'est une fertilité massive, grasse qui prélasse des couleurs qu'on abandonnera à regrets en allant sur Sienne.

    Courbet, dans ce tableau (mais il y en a d'autres de la même puissance), saisit toute la clarté que le sol absorbe du soleil, jusqu'à suggérer un territoire carapaçonné comme une bête terrible. Le sentiment lunaire qui vous parcourt l'échine, l'artiste lui donne toute sa force en choisissant non le plan restreint et la recherche du détail, mais la vision ample, comme s'il voulait donner, de ces incroyables collines, l'illusion d'un champ de bataille. La forteresse de Volterra se fond dans le décor. Elle apparaît moins comme une œuvre des hommes que comme le prolongement structuré du lieu qui l'a vue naître. Seule sa géométrie verticale la distingue et elle ne serait rien sans ses environs, sinon une couronne sans tête.

    Il est peu nécessaire de revenir à Volterra, d'en arprenter les ruelles commerçantes. il suffit de penser à Courbet, de garder ses distances et de prendre l'ensemble comme une histoire magique de l'homme confondu par la terre, d'admettre, à la suite de Courbet, que cette région de la Toscane, assurément la plus belle, la plus unie, la plus sauvage, se contemple dans le lointain, s'estime de n'être qu'un imprécis assemblage de couleurs à flanc de collines et Volterra une déjà-ruine dont le plus beau souvenir est fixé, depuis près de deux siècles, par un homme qui ne savait pourtant pas ce qui nous attendait...

    Le tableau de Courbet est donc à la fois un souvenir et une prémonition. Il est, sans souci de réalisme classique, la marque du lieu, son identification souveraine. Il capte la luminosité sans les chichis d'un quelconque travail vaporeux et nous informe de ce que sera le voyage (ou le retour) vers Volterra, en plein été, aride, et vaguement orageux : l'exaltation d'un autre monde, bien réel pourtant, dont nous emportons avec nous, par un fétichisme puéril, une poignée de terre.

  • Verso Sera...

    italie,rome,philosophie

    Caravage, Bacchus, ca 1594, Galleria dei Uffizi, Firenze

    Solo beve acqua la bugiarda.... (Le menteur ne boit que de l'eau...)


     



  • Silenzio...

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    À l'angle de la via San Pantaleo et de la via del Pasquino, tout près de la piazza Navona, on peut encore contempler les restes fort mutilés d'une statue, sur laquelle, depuis le XVIe il était de tradition qu'on vînt coller des textes, anonymement : libelles, pamphlets ou simples plaintes. Elle servait donc d'exutoire et de vox populi. Toutes ces années où j'ai arpenté Rome, je me suis toujours délecté de cette liberté de rue qui, certes, ne révolutionnait pas le monde, n'était sans doute qu'un bougonnement sans lendemain dans le cours des existences. Il ne faut pas être dupe. Mais c'était le geste, la beauté du geste, et le chevauchement incongru des diverses proses. Peut-être est-ce une manière de ne plus faire attention à la réalité que de s'habituer à la présence, devenue presque neutre, des choses. Ces billets étaient là et d'une certaine manière ils étaient comme invisibles.

    Or, cet été, j'ai découvert avec stupéfaction qu'on avait restauré la statue. Propre, nette. Comme un sou neuf disait ma grand-mère. Et conséquence fâcheuse, mais que je crus passagère : le silence symbolique de la statue parlante. Dès lors, et tout le temps de mon séjour, je passai quotidiennement devant le Pasquino, espérant entendre à nouveau sa voix. Désespoir chaque jour grandissant d'un mutisme aussi insolent que la javellisation de la pierre. La propreté de l'objet se couplait avec l'abandon de sa territorialité populaire et par essence romaine. La voix du populus romanus avait, semblait-il, abdiqué, comme une énième concession à cette neutralité internationale qui pourrit, d'une manière bien plus insidieuse que la crasse, le monde contemporain. Je vins et revins. Peine perdue. Faut-il penser qu'on a fini par assimiler cette tradition à une dégradation, la parole séculaire à un vulgaire graffiti ? Je ne sais.

    Couardise ou timidité : je ne me hasardais pas à coller un billet. Je n'en ai de toute manière pas le droit : je ne suis pas romain. Reste que cette singulière, et désagréable, sensation d'une perte. L'anecdotique prend parfois l'importance d'un devenir pressenti sous son jour le plus sombre. Une sorte d'obscurantisme qui traîne là, ici un hygiénique ravalement... Derrière ces apparences diverses, des desseins semblables. Une morbide neutralité... 


    Photo : X


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  • Un écart de Lippi

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    Lippi, Annonciation avec deux donateurs, ca 1440, Palais Barberini, Rome

     

    Le sujet du tableau est banal, et clair, apparemment. L'archange Gabriel vient annoncer la bonne nouvelle à Marie, qui accueille avec sérénité son nouvel état. Elle accepte le lys qu'il lui tend. Nous ne sommes plus dans les contorsions du corps, quand il s'étonne, comme chez Martini ou Boticelli. Lippi s'en tient, sur ce plan, à une théâtralisation minimale, comme si l'événement s'inscrivait dans l'ordre du monde (ce qui est le cas, dans la logique religieuse : Dieu est bien ce qu'il est et ses actes vont de soi...). L'ange est modeste, dans sa taille et dans sa tenue ; Marie d'une délicatesse sans ostentation. Lippi, qui est encore Fra Lippi, est dans son élément.

    Comme s'en est instaurée la tradition, cette scène historique (au sens où un texte canonique l'inscrit dans un espace et un temps supposés. Je n'entends pas ici qu'elle fut.) est réactualisée. L'Annonciation est d'une certaine manière de toute éternité. Elle est le moment originel d'une nouvelle ère, laquelle se prolonge et ne sera close qu'à l'heure de la parousie. Pour l'heure, elle se répète symboliquement puisque la présence/absence du Christ fait partie de la vie chrétienne. Dans ce sens, il ne faut pas s'étonner de l'incohérence réaliste qui donne à Marie les traits d'une femme renaissante (1) et au décor les apparences d'une demeure du Xve siècle. Ce n'est pas la misère, diront certains. Il y a une forme ostentatoire de grandeur : la taille des pièces, les arcades, les colonnes, des statues, les chapiteaux sculptés. Demeure seigneuriale, sans aucun doute. Tout le mouvement qui œuvre à l'exaltation du beau est là : la puissance de l'esprit est encore à venir, car Lippi apparaît bien avant que les plus grands noms n'aient peint quoi que ce soit (il sera le maître de Boticelli).

    Admiration pour la Vierge, certes... Pourtant, lorsqu'on est face au tableau, l'œil est saisi d'un trouble singulier. Le souci d'équilibre revendiqué par le peintre est comme battu en brèche et l'on cherche longtemps pourquoi. Sans doute parce que ce n'est pas un détail, un lapsus iconologique, mais un point beaucoup plus important, plus visible, d'une certaine manière, touchant à la composition. C'est une question de perspective.

    La perspective a beaucoup passionné la Renaissance et Brunelleschi, en 1415, en travaillant autour du baptistère de Florence, a mis au point le mode de représentation centrale (2). Au delà de l'effet de réalité qu'elle instaure, elle est un instrument permettant aux artistes par la succession des plans (d'où l'importance alors de l'architecture comme signe de l'époque certes mais aussi comme matériau de la construction proprement picturale quand il s'agit d'établir la profondeur). Si l'on observe le tableau de Lippi, on distingue bien que les principes mathématiques ne sont pas totalement maîtrisés. Le bas de l'œuvre (c'est-à-dire le proche) tombe un peu. La Vierge se prépare à la glissade. Peu importe. En revanche, sa position verticale intrigue. Marie n'est pas exactement au centre mais légèrement décalée vers la droite, pour le spectateur, et, au centre, justement, une ouverture de l'espace fermé du lieu vers la nature, pleine, touffue.

    Cet écart laisse la porte ouverte au point de fuite, à ce qui nous échappe, à l'insondable de l'œil, à ce défi (provisoire) de la peinture : non pas l'au-delà spirituel qui attendrait le pèlerin, le repenti ou le croyant qui n'a jamais douté, mais cette autre au-delà, bien ancré dans le monde, cet ailleurs que l'on sait être sans jamais avoir pu le vérifier (3). La Vierge partagerait donc le sens, dans sa spiritualité divine (ou quasi), avec la question même de la peinture, de ce que celle-ci explore, en plans successifs, la constitution du monde et, d'une certaine façon, son infinité. Dès se pose la question même du sujet ? Lippi s'en tient-il au seul aspect traditionnel de l'Annonce, la mise en scène d'un fait ? Ou bien, explore-t-il, par le détour de l'écart, d'un monde nouveau, dans l'appropriation artistique qu'on peut en faire ? Et dans ce cas, à côté du discours religieux le plus visible, n'y aurait-il pas une approche déguisée autour de la peinture elle-même ? On sait la jouissance qu'éprouvait Ucello à construire de belles perspectives. N'est-ce pas le cas ici aussi ?

    Dès lors la peinture devient, outre le sujet virginal, l'autre sujet du tableau : ce qu'elle peut faire, dans notre rapport au monde, ce qu'elle peut rendre du monde, en lui empruntant ses apparences. Étrange expérience de contemplateur qui, une fois saisi de cet appel vers la nature, vers les arbres, ne peut s'en détacher, au détriment du premier plan. La perspective devient un sujet en soi : la forme, comme discours, lutte avec/contre le fond, comme surface, et la question se pose autour cette tentation ouverte par cette nouvelle approche du monde, ce nouveau modus operandi de la mimesis. N'aurait-il pas été, parfois, un objet de fascination (4) ? C'est à ce titre que le spectateur reste longtemps devant cette si belle Madone, démuni face à une telle audace dont il suppose qu'elle n'a pas été pensée mais vécue. Et plutôt qu'au travail de l'artiste, on pense à l'artiste travaillé, ce qui ne retire rien à sa grandeur, travaillé comme un désir lointain, aimanté par une intuition qui fera son chemin, l'un des plus féconds de l'art occidental...



     

    (1)Ce qui, ainsi écrit, ne manque pas de sel, puisqu'elle est la nouvelle Ève, le rachat du péché, le retour à la pureté, l'Immaculée Conception.

    (2)Ce n'est qu'un mode de représentation, pas la restitution réelle du monde. Panofsky, dans La Perspective comme forme symbolique, ou Damisch, dans La Perspective, ont très bien montré, dans des registres différents, qu'elle était le reflet d'une certaine manière de voir le monde. Une question d'optique, à tout le moins.

    (3)Comment sais-je que Batugada existe, moi qui n'y suis jamais allé, moi qui n'en ai jamais vu la moindre photo... Un nom sur une carte. Mais je sais...

    (4)Ce qu'elle ne manque évidemment pas d'être avec la fameuse L'Annonciation de Vinci. 

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    Vinci, Annonciation, 1473-475, Les Offices, Florence

     

     




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  • Liquéfaction

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    Montecatini Terme fut dans le passé cité glorieuse. Séjour thermal du Grand-Duc de Toscane, Shelley et Byron y furent des hôtes de choix. Montaigne, déjà, au XVIe, regrette de passer à un mille, sans le savoir, sur la route de Pistoïa, c'est dire, et d'avoir manqué le Tettuccio.

    Le Tettuccio est toujours là, dans une architecture monumentale, pompeuse, qui se voudrait, dans un style boursouflé de XIXe siècle faussement intelligent (déjà...), un souvenir appuyé, sans doute, de la toute la philosophie antique de l'eau. On y jette un œil, l'âme narquoise.

    Pour le reste, Montecatini Terme sent le passé improvisé, le temps perdu, un prestige galvaudé. On pense à un Vichy sous le soleil. Les rues sont mortes. Quelques belles bâtisses côtoient un temps plus avancé de demeures fonctionnelles et sans attrait.

    Les hôtels ont des dénominations helvétiques. On image assez bien l'esprit du Nord descendre jusqu'ici. Une joaillerie qui veut être dans le vent est en même temps un bar, et sur une grande place encastrée dans des immeubles à terrasses, un café offre ses cocktails et de grandes banquettes blanches. Tu y bois par ironie un Old Fashioned.

    En marchant vers le centre (tu étais garé non loin du funiculaire qui mène à Montecatini Alto, hameau escarpé dont l'épine dorsale n'est plus que succession de restaurants), tu n'as pour dire ainsi croisé que des vieux, lents et sérieux. Comme tu t'en retournes, à l'heure où ils mangent, assez tôt pour une aire du Sud, ils sont à leur assiette. Dans la grande salle, vitrée et climatisée, d'un hôtel qui joue chic, ils sont une vingtaine, sous la surveillance des serveurs droits comme des i. Ils sont tout apprêtés de leur gravité permanentée, pour les femmes, cravatée, les hommes. Il faut être digne en toute circonstance. Tu marches très lentement, pour contempler ces carcasses en aquarium qui mangent sans rien dire. Pas une lèvre ne bouge, pas un regard profond. Ils sont une caricature, et l'ensemble vaut bien plus la somme des parties. Ils ont une faim de vie satisfaisante et sont venus se rassurer sur leur éternité. Il n'est pas difficile de les imaginer la journée aux soins, discourant sur la catastrophe du monde comme il va ou de l'absence d'une habituée. Tout est à eux, ici, c'est clair. Leurs rhumatismes ne sont rien à côté de cette réification d'entre soi qu'ils poussent à l'extrême. Tu prends le temps d'allumer une cigarette, en espérant que la mécanique s'animera d'un besoin d'eau ou de vin, d'une grimace devant un plat trop salé. Mais rien ne se passe. De la fourchette à la bouche, une gorgée d'eau gazeuse, la serviette délicatement aux commissures des lèvres. Et le silence que tu n'entends pas mais qui entres en toi comme une certitude.

    La dernière fois que tu as contemplé un tel tableau, c'était exactement quatorze ans auparavant, à Nice, face au Négresco, où sous les pergolas faites pour contempler la mer, des vieux épuisés mais riches évaluaient le cul et les seins des baigneuses, à haute voix parfois (voilà pourquoi tu le sais) et déjà tu avais repensé à cette vieille chanson de Lavilliers intitulé Promenade des Anglais et  à ces quelques lignes : "Bientôt la mort et tu décroches/Tout doucement tes ongles faux/De la cupidité féroce/Des habits noirs et des tangos".

    Il n'est pas à faire le procès de ceux qui veulent la vie à tout prix. Telle est leur volonté. Tu ne la partages pas. La question est-elle là ? N'est-elle pas plutôt dans ce désagréable sentiment, soudain, que la vieillesse a pris le pli d'une jeunesse avide de prolonger l'illusion d'elle-même ? Les vieux de Montecatini Terme sont bien à leur place dans le théâtre vitrifié d'une bonne conscience qui ne voudrait en aucune façon manquer la saison des thermes agrémentée de quelques concerts (parce qu'ils sont forcément mélomanes) et de la lecture matinale du journal de chez eux, car il est certain que s'il doit y avoir un autre monde hors de cet aquarium dans lequel ils sont si bien, si rassurés, c'est là d'où ils viennent, et rien d'autre.

    Cette déréalité, un peu miteuse ici, malgré les efforts, ailleurs plus reluisante (comme en Bavière, par exemple), laisse songeur. On y sent un repli imparable. Nul paravent mélancolique. Au contraire : la volonté jusque dans la mise de sauver un monde tel qu'on voudrait qu'il soit, la componction d'un bon ordre que démentent pourtant la parade négligée (dont toi) de ceux qui ne sont pas curistes et la banalité du lieu offert à des commerces de pacotilles et à une fête foraine de jeux gonflables pour d'éventuels enfants...


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  • L'inaltérable, Guido Reni.

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     (attribué à) Gudio Reni, Beatrice Cenci, ca 1600, Galleria Nationale d'Arte Antica, Palazzo Barberini, Rome

    Beatrice Cenci est une héroïne idéale. Elle sera d'ailleurs une figure majeure de la littérature romantique, de Shelley à Stendhal. Il y a dans sa vie tout ce qui peut activer le drame de l'offense, la grandeur de la révoltée, la tragédie de la Loi.

    Fille d'un aristocrate romain, Francesco Cenci, violent et immoral, elle subit les outrages paternels et décide de se venger. C'est un parricide pour lequel elle est condamnée à mort, malgré l'offense. Son procès est expéditif et elle est décapitée au château Saint Ange en 1599.

    Même si son attribution est aujourd'hui sujette à caution, puisque des spécialistes y voient la main d'une de ses élèves, ce portrait peint par Guido Reni (c'est en tout ca cet artiste qui figure comme auteur au musée du palais Barberini) a été l'objet de maintes reprises et une fable romantique affirmait que l'artiste avait œuvré alors même que la pauvre Beatrice se préparait au châtiment. Le début du XIXe siècle aime ces légendes, d'un art comme saisissement du dernier instant. C'est un moyen de sentir l'exacerbation des sentiments et des enjeux. Il lui faut ses mises en scène. Or, il n'en est rien avec Guido Reni. Le tableau est de petit format, centré sur le seul visage de Beatrice. Rien ne vient indiquer dans quel mouvement la jeune femme est engagée. Sa solitude accroît évidemment la beauté que le peintre a voulu faire ressortir. L'angélisme des traits, la douceur du regard, la décence de la mise, la blancheur du vêtement, tout concourt à l'hommage, un hommage sans le pathos qu'aurait suscité une situation explicite : la victime dans sa prison, entourée de ses geôliers, par exemple. Cette confrontation non seulement aurait déterminé les rapports de force ; elle aurait aussi inscrit Beatrice dans un temps précis de l'histoire, dans la souffrance, la détermination ou l'iniquité.

    En choisissant de privilégier l'intemporalité dans la représentation de Beatrice Cenci, tout en justifiant le sujet par l'horreur de la destinée qui la frappe, le peintre place le spectateur devant une étrange situation. Le tableau est postérieur à la mort du modèle, postérieur à toute la tragédie, entièrement développée, personnelle et institutionnelle. Ainsi, qui suis-je en train de regarder ? Quelle Beatrice Cenci ?, parce que malgré l'unicité de l'œuvre et du moment, il m'est toujours possible de déployer dasn ma contemplation des temps différents.

    S'agit-il de la Beatrice initiale, celle qui précéda l'injure paternelle, irradiante et fragile douceur dont on regarde alors l'angélisme en danger, dont on voit l'avenir funeste comme un témoin impuissant ?

    S'agit-il de la Beatrice bafouée, qui révèle à peine dans ses yeux touchés de mélancolie la douleur pudique, devant laquelle elle se retourne, dans un temps où la tétanie suit l'outrage ? Mais la beauté demeure, comme si rien ne pouvait l'atteindre, comme si la tache était immanquablement restée sur le corps du coupable et n'avait pas brisé la victime.

    S'agit-il de la Beatrice mystérieuse qui, sous des attraits inoffensifs, prépare avec son complice la vengeance ? Rien ne transparaît de sa détermination. La candeur dissimule l'énergie. Ce n'est pas l'hystérie tragique mais une intériorité violente et sereine dans un corps paré de grâce et de pureté.

    S'agit-il de la Beatrice criminelle que l'on vient d'arrêter ? Elle se retourne devant ses accusateurs. Elle comprend bien ce qu'on lui reproche mais sa vie est ailleurs. Le visage a la sérénité d'une justice transcendante. Elle est d'une beauté lointaine et inaltérable.

    S'agit-il de la Beatrice à l'heure du bourreau ? Elle jette un dernier regard vers la bassesse du monde, sans amertume. Le crime est invisible en elle. D'ailleurs, ce n'en était pas un. Reni efface de ce destin le moindre prosaïsme. Beatrice a l'éclat des martyrs, la pâleur fascinante d'une icône. La justice des hommes est une allégeance à la médiocrité dont auront à rendre compte, plus tard, ceux qui s'en prévalent. Pour l'heure, elle est devenue inacessible.

    De tous ces possibles, qui ne se contredisent nullement, Guido Reni a offert une image fixant l'instant où ils s'accumulent, formant, au fond, une vie propre aux héroïnes. Et comme elles, Beatrice Cenci est infiniment belle. Reni, dont la peinture ennuie, comme l'école de Bologne en général, désarme l'œil et des tableaux alentour, dans la salle, rien ne peut survivre...


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  • The final cut

    Les 30 juillet sont décidément bien cruels pour le cinéma. En 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman disparaissaient et c'était comme une étrangeté de les rassembler ainsi, vieux qu'ils étaient déjà, peut-être, et presque plus cinéastes, mais indissociables dans leurs différences mêmes, quant à la manière de traiter du silence, de cette extension improbable des embarras à être avec autrui dont on chercherait à la fois la présence et l'absence. Ils avaient l'un et l'autre fait chemin dans l'incroyable légèreté qu'il y a à se faire du mal, même sans le vouloir. Pour l'Italien, on sentait bien que tout, ou presque, tournait autour de le délitement progressif qui fait sentir à l'individu l'éloignement, la disparition ou le manquement de celui ou celle en qui il escomptait. De comptabilité humaine, il était aussi question chez Bergman mais il s'agissait alors non de s'en remettre à un dénouement quasi inespéré du lien, plutôt de le réactiver afin de désintégration. Le catholique fouinait du côté de la Providence, d'une certaine façon, pendant que le rigoriste suédois, à la suite d'un Dreyer dont il était la version un peu criarde (tant dans les voix que dans les effets scéniques), œuvrait dans le procès hic et nunc de nos turpitudes et de nos absences à l'ordre. Bergman refourguait la énième version tragique de l'existence, et c'était parfois un peu fastidieux et démonstratif, n'évitant pas le pire comme dans Cris et chuchotements, pendant que le ferrarais (de la même ville donc que Giorgio Bassani) s'échappait lui dans ce qui pouvait former des tableaux tremblants de nos fragilités affectives et sociales. La Notte et L'Éclipse sont de pures explorations de temps impensables : au delà de la crise, ce qui reste quand il n'y a plus rien. C'est bien que de l'errance, ou un désarroi affectif : le soliloque du corps perdu à lui-même dont la vie n'est pas/plus capable de retrouver l'origine, et donc le sens. Sur ce point le générique de La Notte est un modèle d'expressionnisme quasi abstrait.



    Sur quels reflets existons-nous ? vers quoi glissons-nous infiniment alors même qu'en contrepoint le monde est là ? La structure est visible et suggère que l'ensemble puisse être habitable mais ce ne sont que jeux de renvois et les noms qui s'affichent et changent à chaque étage passé expliquent déjà que la structure se suffit à elle-même : son immuabilité efface tout. L'ouverture vers le lointain n'est pas un appel de l'horizon mais la concentration corrosive d'un ailleurs qui ne peut être que la réduplication d'un ici sans tain, sans profondeur, sans vie. Le spectateur doit se dire qu'il va falloir s'accrocher pour pouvoir tenir, et la lenteur du film n'est pas tant un choix esthétique que l'essence même de ce que devient le cinéma quand il nous parle vraiment : le récit d'une fin (ce que Godard dira autrement mais avec un génie sans égal dans Le Mépris deux ans plus tard) dont le générique (mais les discussions autour de L'Odyssée entre Fritz Lang et Michel Piccoli sont tout aussi "parlantes"), et sa citation truquée, nous ouvre aussi à l'inquiétude déceptive d'une Bardot qui glose, à défaut de glousser...



    Entre le Suisse et l'Italien, en 1962, Chris Marker réalise La Jetée. 26 minutes d'images où le réel est pulvérisé dans sa matérialité fixe par la voix off qui n'est pas là pour combler ce que le film n'arrive pas à montrer (comme le font les mauvais réalisateurs et les mauvais scénaristes), mais dont l'objet est justement de tout déconnecter. Récit à la fois d'un présent et d'une science-fiction, La Jetée est elle aussi une œuvre de la fin. Une œuvre de la fin sans fin, même, toujours dans l'attente de son propre achèvement. Certains diront que ce n'est pas du cinéma, qu'il y a tromperie sur la marchandise (mais justement parce qu'ils veulent que le cinéma soit une marchandise, un estampillage technique. Et ceux-là ont gagné puisque l'intelligence cinématographique tient essentiellement dans ses effets spéciaux. C'est donc peu dire combien ce mode d'expression est devenu bête...). Tromperie, non. Erreur, soit, tant Marker demande au spectateur d'être là, bien en face de l'écran et de suivre la marche, c'est-à-dire de combler le vide qui se crée. Œuvre mal jointée, en quelque sorte, La Jetée reste en mémoire de cette alliance apparemment contre-nature sur le plan esthétique du récitatif et du décor fixe.



    Chris Marker est mort un 30 juillet, comme Antonioni et Bergman. Il était vieux et l'on dira que sa trace était déjà faite. Ce n'est donc pas le regret d'un espoir inassouvi qui attriste, mais de penser tout à coup que ces grands réalisateurs (Bergman étant le moindre, me semble-t-il) avaient entamé, avec Godard, nos certitudes et clos le cinéma il y a fort longtemps, dès le début des années soixante. Après, plus grand chose. Des redites. 



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  • Lapidaires

    Avant que de voir Rome pour la énième fois, penser à ses propres souvenirs et les heures passées, au tournant des années 80, à lire la Renaissance, sans comprendre vraiment ce que Du Bellay trafiquait de ses gémissements d'exilé. Tu découvrais Les Antiquités de Rome et sa misère devant le passé glorieux devenu poussière, tu la trouvais un peu facile, un peu sotte, même. Elle ne trouva sa place dans ton esprit qu'au jour où tu compris qu'il essayait de conjurer et l'inanité du monde, et l'angoisse de son propre anéantissement.

    Et ce poème est magnifique, parce qu'au panorama abîmé du Palatin, au désastre du Circo Massimo, au ridicule encastré de Torre Argentina, tels que tu les connais, toi, désormais, il répond sèchement, comme une prémonition, de seize vers élégamment lapidaires, qui, pas plus que la pierre, sans doute, ne survivront à l'indifférence d'un monde happé par la technologie et la préoccupation de sa seule finitude...


    XVIII

    Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois
    Furent premièrement le clos d'un lieu champêtre :
    Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maître,
    Cassines de pasteurs ont été quelquefois.

    Lors prirent les bergers les ornements des rois,
    Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :
    Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vit être,
    Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :

    Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance,
    Que l'aigle impérial de lui prit sa naissance :
    Mais le Ciel, s'opposant à tel accroissement,

    Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
    Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre,
    Montre que tout retourne à son commencement.



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  • Trois femmes (III) : la compassion

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    Tu as quitté Sant'Agostino, frôlé la bruyante Navona. La via dei Coronari est déserte, étrangement, et les boutiques d'antiquaires sont, pour beaucoup, fermées. Puis vient le pont Sant' Angelo et l'entaille immonde de la Conciliazione. Pour celle que tu viens voir, au contraire des deux premières, tu n'auras pas le privilège de l'intimité. Il est sans doute peu glorieux de pester contre la foule quand on est soi-même un membre de la foule. Parfois tu as renoncé ; tu lui as été infidèle et tu t'en es toujours voulu. Mais penser à elle en récompense des fouilles, des portiques, de la lenteur de la file, du brouhaha de gare ferroviaire qu'est Saint-Pierre, de la vulgarité des cyclopes portabilisés, c'est un peu l'amoindrir, la blesser de toutes nos vanités voyageuses et d'une illusoire démocratie culturelle.

    Mais tu ne peux à chaque fois laisser ta colère prendre le pas. Il faut donc passer outre pour s'approcher d'elle, loin pourtant qu'elle est, derrière la vitre blindée qui la protège maintenant. On pourrait regretter cette distance mais tu veux y voir comme un signe, et tu ne penses pas à ces années anciennes où elle te fut plus accessible. Tu dois être plus attentif à elle. Ici le corps ne s'élève plus ; il n'a même plus la légèreté d'un pas de danse possible. Elle est assise ; le corps est affligé ; le marbre est puissant ; l'expression est d'une noblesse étonnante. Michel Ange pouvait explorer la grandiloquence de la douleur, reprendre les poses convenues de ce topos artistique. Il choisit l'humanité. C'est une mère à l'enfant. Pas une Vierge à l'Enfant. Elle lui a donné la vie ; il a grandi ; il a pris sur lui de refonder le monde ; il s'est battu et a fini par être vaincu. Certes, l'Histoire lui donnera raison contre Ponce Pilate, mais pour l'heure, il est l'homme crucifié, l'enfant martyrisé surtout, à qui elle ouvre grand ses bras tendres. Elle recueille sa souffrance désarticulée. Elle essaie, elle, de rassembler, sans cri, sans larmes, leur histoire. Il y a entre les deux l'aventure physique de chacun : le corps élevé du fils à la hauteur de la croix, avant de retomber parmi tous. Il n'a pas chu. On l'a décroché et son corps est pesant de sa masse et de sa Passion. Il y a sa modestie, à elle, la fragilité de sa constitution. Le corps du fils semble démesuré mais elle n'a pas peur. Rien ne l'effraie. Son visage, à lui, est serein. Elle semble avoir pris sur elle toute la douleur. Ils ne font qu'un et le bloc de marbre, dans sa densité totalisante -un seul morceau- donne toute sa mesure à cette idée du lien que ne pourrait pas prendre (c'est ineffable) la peinture.

    Son regard ne s'incline pas de résignation. Michel Ange suggère par la finesse de son art que ce moment est aussi nécessaire que tout ce qui a précédé, qu'elle sait, cette femme à la jeunesse improbable, que le recueillement dû aux morts, ces morts savent l'entendre. Et c'est ainsi que l'artiste évacue de sa sculpture toute théâtralité, l'excès ennuyeux du sublime pour ne garder que l'essentiel : le dépouillement d'un moment qui laisse de côté l'Histoire, le récit collectif, l'édification pour une tragédie plus intime dont tu retrouves les signes chaque jour, ou presque, dans les images, les photos de la violence planétaire.

    Désormais, à l'abri du vandalisme, Marie est comme une métaphore de notre impuissance à juguler la douleur. Tu la vois mais elle est inatteignable (1) ; tu voudrais lui parler, lui dire que tu vas prendre sur toi une part de sa détresse (et c'est fort ridicule) ; que son déchirement n'est pas absolu. Mais ce ne serait que faussetés et mièvrerie. Sa majesté maternelle est à la fois si ample et si humble que tu es saisi comme rarement de ce sentiment difficile de ta propre fin possible (certaine, en fait), d'une peur plus forte encore que celle de mourir. N'être plus rien, plus rien pour personne et qu'il n'y ait nul visage aussi doux, nulle étreinte aussi sensible, nul silence aussi profond que la sienne pour t'arracher de l'oubli.

     

    (1)Ce qui n'est pas l'inaccessible. Motif spirituel à écarter ici.








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