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Voyages italiens - Page 7

  • L'art de la glace


       

    Cette institution romaine est périphérique. Les touristes, les étrangers en général, n'y viennent pas en grand nombre. Ce serait un peu comme si nous évoquions la porte des Lilas pour ceux qui délimitent Paris à un périmètre Concorde-Beaubourg. Le dernier monument classique qu'on laisse derrière soi avant de se diriger vers la via Principe Eugenio est déjà à un bon quart d'heure (c'est Santa Maria Maggiore, elle-même fort éloignée du triangle Colisée-Navona-Trevi), et les environs de la piazza Vittorio Emmanuelle n'emballe guère le voyageur (à tort...)

    Cette institution est née en 1880 et son fondateur a choisi en 1928 ce coin de l'Esquilin, peu impressionné par l'éclat du centre historique (il est vrai que le tourisme n'avait pas encore fait son œuvre). On arrive sur les lieux avec étonnement : ni enseigne, ni devanture clinquante. Le Palazzo del Freddo du sieur Giovanni Fassi est une ancienne laiterie dont l'étendue (500 mètres carrés pour la clientèle, 200 mètres carrés de laboratoire) et la hauteur sous plafond font rêver. Nous sommes loin du cadre feutré, voire guindé des Tre Scalini. On n'est pas là pour se montrer comme chez Giolitti. Une vingtaine de tables au placement mouvant, quelques bancs, mais, surtout, un bruit de tous les diables, une furie de bavardages, d'éclat de voix, de rires qui font immanquablement penser à un hall de gare aux heures d'affluence. Rien à voir avec la pépiement sournois des salons de thé dont se moquait si bien Nathalie Sarraute. Personne n'est venu pour autre chose que l'excellence de l'art que Giovanni Fassi et ses successeurs maîtrisent sur toute la ligne : crème glacée ou sorbet, c'est tout un.

    Cette institution est romaine : on n'y entend peu les langues étrangères. Les familles, les mères, les gamins, les jeunes gens, tout le monde se mélange. Ce n'est pas un endroit branché mais un bonheur d'un autre temps. Et l'occasion de comprendre que la glace, en Italie, n'a rien à voir, dans sa consommation et dans sa représentation sociale, avec ce que l'on trouvera en France. Chez nous, le glacier est un avatar du salon de thé : un univers essentiellement féminisé et/ou adolescent. Il n'en est pas de même au-delà des Alpes. Vers dix-sept ou dix-huit heures arrivent, en costumes élégants, belles chemises et cravates bien choisies, des hommes, par deux, trois ou quatre. Là où une pratique française les verrait s'attabler autour d'une bière ou d'un alcool plus viril, l'usage italien les incline à discuter des parfums qu'ils vont choisir. Ils ne font pas semblant. Il n'est pas question d'une petite coupe. Ce sera un cornet trois parfums con panna. Les voici avec, dans la main, une construction indécise, improbable, dont on craindrait qu'elle ne s'écroule d'un bord ou de l'autre. Mais ils ont la maestria et l'art de la manger sans se ridiculiser d'une moustache de chantilly, sans appréhender que le chocolat ou la stracciatella ne leur jouent un vilain tour. Ils ne s'en vont pas. Ils dégustent. Ils discutent. Ils doivent parler affaires, sans doute, et participent du chaos magnifique de l'endroit. Nous les regardons faire, attendant une catastrophe mais l'habit reste immaculé, et nous en concluons qu'il y a bien, en la matière, une adresse italienne quasi magique de la dégustation.

     

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.

     

     

  • Qui tue ?

    Judith et Holopherne (1598), Palais Barberini

    J'ai déjà évoqué sur ce blog des œuvres du Caravage, et d'abord, à mes yeux, le plus beau tableau du monde. Pour l'une d'entre elles il était question d'une décapitation ; pour celle qui m'occupe aujourd'hui, le peintre met en scène le meurtre en cours. Judith est une jeune femme, veuve de Manassé, qui, pour libérer son peuple de la tyrannie d'Holopherne, tue ce dernier. Le sujet sera traité à de nombreuses reprises par les peintres. Ce n'est pas, là encore, le tableau le plus réussi de l'artiste. Le jet de sang est maladroit, le corps tout en torsion de la victime est un peu lourd, les avant-bras de Judith, certes guerriers, ont quelque chose de masculin. On a l'impression que le tableau, dans un découpage vertical et médian, oppose le côté gauche et le côté droit et que plus nous nous déplaçons vers la droite justement plus il est accompli. Que cache ce visage presque de candeur horrifiée de Judith ? Que peuvent signifier ces tétons pointant sous l'habit ? Il y a comme un trouble autour de la meurtrière qui représente déjà une énigme. Mais la puissance de Caravage est ailleurs, dans un troisième personnage qui n'est pourtant, en apparence, que secondaire. Qui est-elle, cette vieille, sur laquelle notre attention se fixe progressivement jusqu'à devenir le centre d'une question tournant autour du sujet peint ?

    Pour éclaircir notre propos, il faut revenir à l'écrit qui sert de point d'appui à cette représentation. Le texte biblique, dans la traduction des éditions du Cerf, dit ceci :

    « Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. (Jdt, 13, 1-3)

    [...] Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rendez-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël ! » Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détâcha la tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivre, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. » (Jdt, 13, 6-10)

    Le fait marquant est que cette vieille est la servante de Judith. Soit. Mais il est entendu que lors de l'accomplissement du meurtre, elle est absente. C'est donc une entorse au respect textuel que de la faire figurer. Cette liberté caravagesque n'est pas anodine parce que ce visage ne nous est pas inconnu. Il a de toute évidence une certaine parenté avec celui d'une autre vieille, bien plus prestigieuse, peinte à côté de la Madone des Palefreniers, œuvre exposée à la Villa Borghese. Il s'agit alors de voir Jésus enfant écrasant, avec l'aide de sa mère, une serpent malin. Dans les deux cas, ces personnages assistent donc à un acte de violence à la fois réel et symbolique. Dans les deux cas, s'ils n'y participent pas directement, ils en sont les spectateurs particuliers, des témoins jugés nécessaires. Pour revenir à Judith, ce qui saisit procède de deux éléments marquant la tension qui habite la vieille. Les traits sont crispés, la mâchoire ferme, l'œil avide. Si elle ne tient pas le cimeterre assassin, c'est tout comme. À l'effarement de la jeune femme répond, dans un processus de susbtitution, la volonté affichée de la servante. À la jeunesse douce de Judith répond le grand âge buriné de la suivante. Il y a en elle une volonté farouche, une détermination stupéfiante qui inquiète. Il faut alors regarder ses mains serrant fort le tissu de son vêtement. Les poings ne sont, semble-t-il, que le premier moment de la jouissance en elle. Ce qu'elle tient, et qui n'est qu'un substitut de l'objet réellement désiré, est encore dans la retenue de la victoire qui va advenir ; mais l'on devine qu'à l'heure de la tête totalement tranchée, les poings s'écarteront et le tissu sera tendu, tendu et raide comme une lame de cimeterre (quoique ce ne soit pas exact puisque celle-ci est courbe). La vieille aura, autant que Judith, obtenu gain de cause.

    C'est à ce titre que ce tableau intrigue (ou, pour être juste, qu'il m'intrigue). L'écart avec le texte biblique explore la question du discours de la vengeance et celui de la responsabilité. Ce désir de peindre un second couteau avec une telle précision, avec le souci de la styliser plus que les deux acteurs annoncés et connus de l'histoire, donne à penser qu'elle est une nécessité du tableau, et pourquoi pas sa finalité. L'histoire n'est donc plus un règlement à deux, un affrontement, qui peut servir dans une perspective d'analyse psychologique ainsi qu'elle est (en partie) réinvestie par un Michel Leiris dans L'âge d'homme, mais un jeu à trois. Une triangulation qui n'est pas exactement de même nature que celles qui ont servi à Freud ou à René Girard mais qui s'en rapproche. Plus je contemple ce tableau et plus je m'interroge : qui sert qui ? Qui est au service de qui ? La vieille récupéra la tête d'Holopherne, soit. Elle n'a rien fait. Simple complice. Mais est-ce vraiment le sens du dess(e)in de Caravage ? Ne suggère-t-il pas que Judith n'est rien moins que l'instrument d'une volonté qui excède sa seule personne (et pas simplement parce que dans le texte biblique, elle est aux ordres de son dieu), et que celle qui veut vraiment, dont l'âme est ardente, est l'inconnue à ses côtés. Dès lors, cette œuvre explore discrètement la question de la responsabilité, le jeu entre suggestion et sujétion. Caravage ne peint pas ce sujet dans la perspective d'une simple illustration biblique. Il introduit une dramatisation en relation avec l'émergence d'une société où la question de la part dévolue au choix de chacun est grandissante. Ce qui est acte -ici, le meurtre- n'est peut-être pas compréhensible sans le regard que l'on porte sur ce qui entoure son effectuation. Il ne s'agit pas de s'en tenir à la seule démarcation stylistique d'un réalisme mis sur le devant de la scène (et la vieille est, en effet, très en avant) mais d'évoquer ce qui se trame aussi avant la scène, hors de la scène. Et la plus forte des deux femmes, du moins la plus importante dans la projection que l'on peut faire de ce tableau sur la détermination des individus à agir ou non, n'est pas celle que l'on croit.

     

  • Regard au sol

    Disons-le sans ambages : la Basilique Saint-Pierre de Rome n'est pas le lieu le plus spirituel qui soit. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne puisse pas y faire la rencontre de Dieu ou que le recueillement y soit impossible. Mais l'ampleur architecturale engloutit celui qui vient, impressionné qu'il a déjà été d'avoir remonter la via della Conciliazione, saignée grotesque et fasciste, prouvant une fois de plus combien l'organisation de l'espace est une question essentiellement politique.

    Le gigantisme n'est pas le meilleur moyen d'atteindre à l'intimité de la foi et l'intérieur, dans la démesure d'une volonté mêlant la théologie et les impératifs d'un pouvoir auto-désigné, est une grosse boîte dans laquelle le murmure accumulé des croyants, des visiteurs, des touristes et des esthètes (ceux-là n'ont pas grand chose à contempler qui puissent vraiment les bouleverser, sinon la Pietà de Michel-Ange que protège désormais une vitre blindée depuis qu'un fou furieux est allé à sa rencontre à coups de marteau (1)) donne l'impression d'être dans un hall de gare. L'émerveillement n'existe pas, le souffle est absent. Il est presque symptomatique que le Bernin, si brillant, si touchant (2), se perde dans un Baldaquin prétentieux et massif. Tel est, d'ailleurs, le sentiment qui fait son chemin, quand on circule entre les piliers de l'édifice : de se retrouver dans une sorte de cabinet de curiosités, devant lequel l'esprit s'étonne, sans plus. Le pied de saint Pierre usé par les mains des pèlerins, la colombe du saint Esprit perchée dans les hauteurs et dont vous apprenez qu'elle un mètre soixante-dix d'envergure, l'enchaînement des tombeaux pompeux : Innocent VIII, Paul III, Urbain VII, Alexandre VII, au choix, et dans le désordre. On peut ainsi faire une visite du lieu, comme d'une composition en puzzle d'éléments qui, déjà pris à un par un, manquent de grâce, mais, assemblés, font fourre-tout d'une puissance actant sa présence. Et, actant sa présence, en souligne l'absence. On voudrait que nous nous élévions et rien ne nous y incite.

    Mais le grotesque atteint son summum lorsque dans la nef centrale l'œil contemple le pavement. On découvre alors à intervalles irréguliers des marques, avec des inscriptions en latin. Vous êtes alors non loin du chœur et progressivement vous allez vous reculer pour aller vers la sortie. Ces marques sont les repères qui indiquent à quel endroit s'arrête telle ou telle grande église de la chrétienté. Ainsi, et nous l'avons tous fait, moi le premier, nous nous lançons dans une sorte de jeu du qui a fait mieux que l'autre et, un peu comme un classement de hit-parade, nous engageons nos pas sur le chemin à rebours du top ten des plus grands édifices, dont nous connaissons le vainqueur, puisque nous y sommes (3). Cet amusant concours au ras du sol surprend et moi qui ne crois pas je me demande ce que le croyant, lui, peut y lire : la grandeur du lieu fait-elle la profondeur de la foi ? La masse est-elle le signe de la vérité théologique ? Que la maison papale s'amuse à ces évaluations quasi potachiques étonne. On est dans un lieu qui devrait se suffire et tout à coup il faut penser à un ailleurs, à des ailleurs, minorés, ramenés au rang de faire-valoir. La rêverie, mélange d'abandon et de sérieux, s'envole. Et rêver, justement, avec l'attendrissement du souffle, c'est dans d'autres écrins romains que cela sera possible : à Santa Maria in Cosmedin, à San Giorgio in Velabro, à San Clemente, par exemple...

    (1)Ce qui fait un point commun entre Michel-Ange et Marcel Duchamp dont l'urinoir a subi le même sort. Mais c'est un rapprochement purement factuel parce qu'il ne nous aurait pas déplu que l'escroquerie du second finisse en morceaux.

    (2)Pour être touché par la grâce de son art, il faut aller à la Villa Borghese admirer son David au visage tendu, sa Proserpine tout en chair. Surtout : se rendre à Santa Maria della Vittoria où Sainte Thérèse d'Avila vous bouleverse de sa beauté extatique à un point qu'on se demande comment l'Église ne lui a pas fait un sort plus que funeste.

    (3)Quoique ce ne soit plus exact puisque la Basilique de Yamoussokro, en Côte d'Ivoire, a désormais pris le dessus. Copie de Saint-Pierre, sa construction a été décidée par Houphouët-Boigny, le premier président du pays.


     

  • cocomero et anguria

    Pour l'arpenteur estival des rues romaines, la pastèque aura deux noms, correspondant à des temporalités différents.

    Il y a d'abord le cocomero, que des marchands ambulants vous invitent à manger. La pastèque est tranchée, croissant de lune rouge et fraîche, à même la main. Vous y croquez avec jouissance le trop-plein, si bien que la première bouchée, cœur du cœur, revient en quelque sorte à retirer le barrage d'un petit ruisseau s'en allant couler le long de votre menton. Vous venez d'entailler l'oasis de la marche qui vous a mené de venelles en places, de ruelles en esplanades, sous le soleil impénitent, dans les heures où, disent les gens d'ici, seuls se promènent les Français et les chiens. Ce fruit, c'est comme le puits de l'incandescence apaisée par des bons samaritains armés de puissants couteaux. Vous apercevez la petite voiture et vous voilà sauvé. Cocomero ? murmure le jeune homme ; vous acquiescez.

    Ils ont ainsi essaimé dans la ville, ces étals où l'on vous glissera le mot magique. Au début, aléatoire dispositif, vous semble-t-il, contre lequel vous pestez car, l'heure de la soif venue, vous êtes démuni. Puis viennent la connaissance géographique, le repérage intériorisé, le souvenir aigu du corps soulagé, et la certitude qu'il en est du cocomero comme des fontaines : rien qui ne puisse être retenu ; nul coin de rue qui désormais ne prépare aux retrouvailles avec le fruit sacré. Il est même probable que certaines promenades aient été orientées, dans le silence du besoin, par ces haltes salvatrices ; que certains défis (la montée au Gianicolo, ou celle de la via Veneto vers le jardin Borghese, en plein midi) aient été relevés parce qu'au bout il y avait ce havre d'abondance.

    C'est parfois l'occasion de dégustation muette, à l'ombre d'un arbre, face à un inconnu qui, comme vous, s'est épuisé entre les collines. Il est dix-sept heures. Il n'en peut plus. Vous n'êtes guère mieux.

    *

    Vous rentrez mais sur le chemin, dans le petit magasin, à l'angle, vous allez chercher l'anguria, ainsi qu'on l'appelle alors, l'anguria pleine, massive, d'un vert tendre et acharné, pour laquelle vous avez appris que sa promesse tenait à un son clair, creux, à peine compréhensible, obtenu en la frappant doucement. Son de sucre et d'eau. Ces huit ou neuf kilos seront les derniers efforts de la journée.

    Elle est disposée sur la table de la cuisine et c'est à vous, cette fois, de prendre le couteau, de faire l'entaille, avant d'écarter les deux hémisphères, dans un bruit de bois craquant. Pour le prix, si dérisoire, vous n'en mangerez que le cœur, en morceaux dans le saladier, d'une prise délicate entre le pouce et l'index, alors que sur le balcon, à la nuit posée comme un voile à peine frais, vous contemplez la lune, pleine. La soif a disparu ; votre lenteur rassasiée est un suprême régal. Demain les intervalles du cocomero reviendront. Cela ne vous effraie plus. Vous connaissez désormais trop bien la ville. Pour l'heure votre langue presse l'anguria contre votre palais : le sucre compte plus que l'eau. Vous appuyez votre tête contre le mur et fermez les yeux sans même avoir l'envie de dormir.

     

  • Top models

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    Le voyageur d'août, à Rome, manquera le spectacle de la via dei Cestari. Les boutiques sont fermées, les rideaux de fer baissés. Il ne peut donc jouir des vitrines où sont exposés les derniers modèles de l'élégance ecclésiastique. Car, en cette rue, on admire chasubles, étoles, soutanes, habits d'apparat. Peut-être Fellini s'en est-il inspiré pour son défilé dans Roma. L'observateur neutre et bienveillant voit la prêtrise et les religieuses s'extasier sur les nouveautés du moment, fashion victims d'une religiosité qui ne se réduit plus à la sobriété des couleurs sombres. Certes, il serait ridicule d'y voir la version pieuse des boutiques chic de la via dei Condotti. De Ritis n'est pas Armani. Malgré tout, on sent chez certains et certaines un frisson. Et nous, mécréant que nous sommes, en regardant discrètement quelque sœur à la sihouette fine, au visage angélique, loin des clichés de la laideur réfugiée dans la dévotion, rêvons aussi, un moment, à d'autres tissus mais nous nous tairons sur le sujet...

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.


     

  • Un Anglais à Rome

    John Keats (d'après un dessin de John Severn)

    Il fallait sonner pour que le gardien vînt ouvrir et le visiteur laissait une obole pour l'entretien du lieu. Celui-ci se retrouvait dans un étrange lieu où se mélangeaient les exubérances d'un baroque inquiétant aux rigueurs classiques. C'était un univers de statues prisant l'aérien et d'anges en larmes. L'hôte avait l'impression d'arriver en une terre reléguée où l'Histoire avait accumulé le marbre d'un cimetière éclos ailleurs, plus grand, puis déplacé en un espace plus étroit.

    Les uns viennent pour la simple curiosité, ou le repos qu'on y gagne après les longues promenades dans une Rome bruyante et surchauffée. Les autres ont une pèlerinage précis à faire : Pier Paolo Pasolini, Gramsci, John Keats.

    Ce dernier est mort dans une demeure jouxtant la  fameuse Piazza di Spagna. Demeure devenue musée. Une de plus. Mais il dort pour l'éternité à l'autre bout de la ville, dans uncarré du cimetière protestant. À côté de lui, son ami John Severn.

    La sépulture du poète romantique ne donne droit à aucun débordement marmoréen. Il n'y a qu'une plaque de dimensions fort modestes, sur laquelle est gravée une phrase émouvante : Here lies one whose name was writ in water (Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau). Elle n'étonne pas le visiteur qui a lu, au-delà des clichés qu'on leur accole, les Anglais : Coleridge, Wordsworth, et Keats. On se rappelle le poème Cette main vivante :

    Cette main vivante, à présent chaude et capable/ D'ardentes étreintes, si elle était froide/ Et plongée dans le silence glacée de la tombe,/ Elle hanterait tes journées et refroidirait tes nuits rêveuses/ Tant et tant que tu souhaiterais voir ton propre cœur s'assécher de son sang/ Pour que dans mes veines coulent à nouveau le flot rouge de la vie,/ Et que le calme revienne dans ta conscience -regarde, la voici, /- Je te la tends -/ (1)

    Il est là, poète réduit à rien désormais mais irréductible jusque dans sa dernière phrase, comme si les mots avaient été sa seule chance.

    Levant enfin les yeux, le visiteur aperçoit alors la pyramide de Caius Cestius, qui trône au carrefour, dans la Rome quotidienne. Horreur blanche qu'un fonctionnaire romain se fit bâtir, dans un délire de pharaon absurde, et le contraste saisit. Si le nom de Keats est écrit sur l'eau, incertain de son devenir, et pourtant toujours revivifié, celui de Caius Cestius, aussi dure soit la pierre de son tombeau politique, n'est que poussière. A handful of dust.

    (1) Traduction de Paul Gallimard.








     

  • Devoir de mémoire ?

    Été 2007. Le Lac de Garde, dans un bain de soleil éclatant, offre les attraits d'une végétation quasi méditerranéenne. Bientôt apparaît Salò. La petite ville a désormais les atours balnéaires qui font se promener des vacanciers tranquilles. Maisons propres, nettes ; rues avenantes. Puis, au milieu (ou presque) d'une rue piétonne, un chevalet où est peint en larges lettres Caffè Nero. Et, sous l'inscription, la face rogue du crapaud mussolinien (1). Inutile d'épiloguer, mais simplement l'écrire : que l'Italie contemporaine, c'est aussi cela.

    Je pense alors à Giorgio Bassani, aux cinq volumes des Romans de Ferrare, à la Micol du Jardin des Finzi-Contini, à Clélia Trotti, à Athos Fadigati, à Edgardo qui, lassé de voir que la justice n'a pas fait son œuvre, se suicide dans Le Héron.

    Il ne s'agit nullement de se réfugier dans la littérature par frilosité ou naïveté mais de la convoquer pour rappeler que si l'Histoire doit être considérée (intellectuellement) dans sa totalité, il est des impératifs catégoriques pour une ambition démocratique réelle et pratique, à commencer par celui de ne pas légitimer ceux qui se préval(ai)ent d'en dénier les aspirations.

     

    (1) j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'un café-musée ouvert en 2004 pour commémorer la République de Salò

     

  • Véronèse : le triomphe de la peinture

     

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    Véronèse, Le Repas chez Lévi, Académie de Venise, 1573

    Contempler la reproduction d'un tableau est, je le reconnais aisément, une aberration. Quand il a la démesure de l'œuvre de Véronèse (550x1280 !), cela relève de l'imbécillité. Je plaide coupable. Mais par un paradoxe que l'on pourra prendre pour exemple de sophisme, le flou, ici, me convient. Le désordre des hommes, contrastant avec la rigueur des arcades et l'envolée de la perspective, n'en ressort que mieux. Il n'est pas possible de s'attacher à tel ou tel (comme quand nous sommes à l'Académie de Venise et que nous avons tout le temps), de remarquer la finesse du trait, l'élégance des couleurs. Nous ne voyons que le mouvement, avec une rare ampleur : les hommes, les fous, les chiens. Et c'est merveille dans cet art de l'immobilité qu'est la peinture. Notre œil va à gauche, à droite. Le centre s'impose d'abord comme une trouée bleue qui nous absorbe. Nous allons donc aussi d'avant en arrière : des cieux agités au carrelage. Lorsqu'enfin nous disciplinons notre œil, nous lui faisons une place, à celui qui est le Fils. Nous nous y arrêtons, sans plus, d'ailleurs, car, aussitôt, le reste nous distrait.

    Il fallait avoir du génie pour penser une telle scénographie, du génie et de l'audace parce que Le Repas chez Lévi n'est pas le titre initial de l'œuvre. Comme on s'en doute, c'était une commande et l'artiste était censé représenter la Cène. Cela lui valut les foudres de l'Inquisition, tribunal de sinistre mémoire. Mais les autorités furent clémentes et le changement de titre leur suffit.

    On dira, avec à propos, que dans cette histoire, se contenter d'une modification aussi légère cache une hypocrisie regrettable, si l'on s'en tient au dogme. Car, en l'espèce, Paolo Cagliari, ayant peint ce tableau en pensant à la Cène, a péché, et il méritait au moins que l'œuvre fût détruite, et lui châtié. Alors ? Éblouissement devant le chef d'œuvre (mais le saint Office l'avait-il vu ?), éclat oratoire du peintre, faiblesse de l'institution ? Peu importe. En ces temps de régression moraliste, contemplons, allons contempler Véronèse, avant que n'arrivent de prochains procès en sorcellerie.