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mémoire - Page 3

  • double lame

     

    Hokusai-vague.jpg

    Hokusai, La grande vague de Kanagawa, 1830

    Elle a, dans cette peinture japonaise, cette vague, et toutes celles qui lui sont jumelles, quoique plus modestes, la forme aiguë et courbe d'une griffe, la semblance d'une peau de dragon, bleue ; et l'écume est un feu liquide. Sache qu'elle existe, sans chercher à l'anticiper, car tu ne sais reconnaître ni la lame qui te blesse, ni le creux qui te berce. Sont-elles à bien y regarder si différentes ?

  • Le code barre c'est...

    code barre codes barres

     

    comme qui dirait le caryotype de...


     

    de l'objet, du truc, du machin, de la chose, les choses, tout ce qui est disponible, tout ce qui se vend, je vais voir en réserve, le bruit de la lecture magnétique à la caisse, électrocardiogramme du consommateur, parcours Ikéa, pardon, mademoiselle, vous pouvez ouvrir votre sac ?, parce que le code barre induit aussi que vous vous soumettiez au droit de la chose, du détenteur de la chose, ce modèle n'existe plus qu'en bleu, là-bas, choses à vendre et nous dans la file d'attente, en face de la caisse 61, il y a une borne pour vérifier le prix, parce que l'identité de la chose est son prix, toujours TTC, gain de productivité, rayon surgelés, le film plastique enveloppant la viande, les packs de lait et d'eau, pas la peine de les sortir de votre caddy, et elle se penche avec son instrument laser, vlan, Star Wars en grande surface,  la carte maison, avantageuse une fois par mois, en temps de crise ce n'est pas rien, suivre le parcours du colis, sur ce nuancier vous avez le choix entre trente-neuf rouges différents, vous me dites j'introduis le code et je vous sors le pot, la petite lumière et la sonnerie à la porte du magasin, le règne des choses, rien ne doit se perdre parce que tout est cassable, putrescible, comestible, consommable, et doit être consommé, mais il faut qu'on le sache pour nos statistiques, réapprovisionner, fitter/happier/more productive/confortable/, savoir où on en est du stock, éviter le stock et privilégier le flux tendu, alors il faut qu'on sache où on en est des choses, ça n'a pas de prix,  traçabilité, tra abilité, ra abil té, a   il té, a    i té, a      té, a      t...

    L'homo œconomicus de la présente postmodernité  a ainsi posé une symbolique égalité entre les êtres et les objets...

    alors que nous ne sommes pas des objets, des choses, parce que nous ne vivons pas des choses mais des moments, avoir des souvenirs, le répertoire toujours indécis de l'existence, l'aléatoire, faire des listes, oublier sa liste, rayer de la liste, partir, revenir, revenir sur ce à quoi on tient,  même quand on n'y tient plus, aimer, que tout se joue, infiniment, dans l'espace non linéaire du cœur, du sexe, des yeux, du cerveau, des mains, des odeurs, n'être pas toujours sous contrôle, ne pas être sa carte d'identité, son numéro de passeport, fût-il biométrique, avoir un certain  goût pour la mer à 16°, la brume de chaleur, Franck Sinatra (et s'entendre dire : mais comment tu peux aimer Sinatra ?), etc, refuser de s'abonner et de collectionner les cartes à code barre qui te feront gagner du temps, de l'argent, de la considération (you are a VIP, man, with all these cards : Printemps, Nocibé, Auchan, Leroy-Merlin, Marrionnaud, Fnac, UGC, Ikéa., Galeries Lafayette,...), je ne veux pas être soluble dans le brouet libéral (chant du présomptif...), mais insoluble, y compris à soi-même, surtout à soi-même peut-être, tout ce que nous gardons dans notre mémoire (c'est-à-dire, tout ce qui ne se met pas en mémoire), mémoire vraiment vive, ce que je ne saurais jamais de l'autre, qui n'est pas un code barre, n'est pas une chose,  parce qu'il y a le petit pan de mur jaune, le petit pan de mur jaune, éternellement, le petit pan de mur jaune, tout ce que nous n'oublions pas, ne voulons pas oublier, ni toi, ni moi...

                                     

     

     

  • L'Histoire en plaques

     

     

    Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

    Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

    L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

    Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...

  • Anthologie

    Il y avait la façade grêlée de roses, rouges, aux pétales comme une pluie recueillie à l'heure attendue du printemps et de l'été, dont nous faisions des confitures, gelées plutôt, douces et légèrement translucides, sémaphores des petits-déjeuners de l'automne, venu désormais.

    C'était ainsi manger un peu de la maison de campagne, et la perpétuer, urbains repliés que nous étions, en incorporer les pierres parfois disjointes, à peine visibles sous le trémail végétal et grimpant, qui, alors nu, attendait de renaître, comme nous, enfoncés dans la goule de l'hiver.

    Un an s'était écoulé.

     

  • Calendrier

    http://www.zwirnerandwirth.com/exhibitions/2001/012001Kawara/images/MAR52000.jpg

     

    On pense parfois que là où il n'y a que procédé factice (et l'art contemporain pullule de ces trucs, de ces gimmicks) on ne retirera rien d'important. On passe devant, distrait ou agacé, en se disant que les artistes d'aujourd'hui sont de ceux ayant le mieux compris les enjeux de la  loi du marché (même si ce phénomène, Baxandall, dans L'Oeil du Quattrocento, en identifie la très ancienne détermination). Il n'empêche que parfois, un de ces coups faciles porte.

    On Kawara a commencé ses date paintings en 1966. Le principe en est simple. L'artiste inscrit sur un fond monochrome, le plus souvent noir, la date à laquelle il a peint sa toile. Chacune est accompagnée, si vous en achetez une, d'une coupure de presse attestant de la véracité (?) de l'entreprise.

    Il n'y a ni beauté ni effet spectaculaire dans ces œuvres mais elles viennent pourtant à la rencontre  de notre propre histoire, percutant la chronologie que notre vie s'est constituée, entre les jours qui ont passé sans qu'il en reste rien, et les points nodaux sur lesquels se précipite (à la fois mouvement et processus quasi chimique) notre esprit. Dès lors, face au jeu d'On Kawara, nous sommes entre la recherche, souvent vaine, d'un souvenir que ressusciterait la toile, et la crainte que les hasards d'une exposition rencontrent l'advenu en nous dont nous ne nous sommes jamais dépris. Car, alors, nous ne manquerions pas d'osciller, balancier et défaillance, devant ce partage incongru, exposé, visible, de ce que nous avions cru faire nôtre, vaniteux et fragile.

    Ce serait un peu comme d'entrer dans le cimetière d'un village espagnol perdu et d'y trouver, près de l'entrée, gravée sur un marbre noir, en lettres dorées cette fois, la date d'un décès qui n'en est pas moins celle de notre naissance.




     

  • L'Irréductible

    «Il n'y a pire douleur que celle dont il ne reste rien» écrit Malcolm Lowry. A voir... Ne serait-ce pas plutôt celle que l'on a connue, que l'on connaît encore, comme en suspension, dans les intermittences de la mémoire (in)volontaire, et devant laquelle, si elle revenait vers nous, chair et sang, souffle et paroles, notre esprit, aussi savant soit-il de sa défaite annoncée, ne détournerait peut-être pas la face...

    Bien plus que contre l'Autre, fût-il Dieu, comme Jacob à Penuel, c'est contre soi qu'est le combat le plus dur et le plus incertain.

     

  • Devoir de mémoire ?

    Été 2007. Le Lac de Garde, dans un bain de soleil éclatant, offre les attraits d'une végétation quasi méditerranéenne. Bientôt apparaît Salò. La petite ville a désormais les atours balnéaires qui font se promener des vacanciers tranquilles. Maisons propres, nettes ; rues avenantes. Puis, au milieu (ou presque) d'une rue piétonne, un chevalet où est peint en larges lettres Caffè Nero. Et, sous l'inscription, la face rogue du crapaud mussolinien (1). Inutile d'épiloguer, mais simplement l'écrire : que l'Italie contemporaine, c'est aussi cela.

    Je pense alors à Giorgio Bassani, aux cinq volumes des Romans de Ferrare, à la Micol du Jardin des Finzi-Contini, à Clélia Trotti, à Athos Fadigati, à Edgardo qui, lassé de voir que la justice n'a pas fait son œuvre, se suicide dans Le Héron.

    Il ne s'agit nullement de se réfugier dans la littérature par frilosité ou naïveté mais de la convoquer pour rappeler que si l'Histoire doit être considérée (intellectuellement) dans sa totalité, il est des impératifs catégoriques pour une ambition démocratique réelle et pratique, à commencer par celui de ne pas légitimer ceux qui se préval(ai)ent d'en dénier les aspirations.

     

    (1) j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'un café-musée ouvert en 2004 pour commémorer la République de Salò