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ville - Page 2

  • Matin

     

                                                            "L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !" (Lautréamont)

     

    Un certain temps dans le bus. Pas le soir, au milieu des hagards, dans le bouquet des heures suées de l'été ou les miasmes de l'hiver. Plutôt à l'intermédiaire : mi-mars ou fin octobre -période resserrée dans le cycle de l'année, comme ces courts moments d'un champ au repos. C'est le petit matin, dans la fraîcheur sèche, et les voyageurs clairsemés. À peine une dizaine. Silencieux. Communion des restes d'insomnie ou des soubresauts oniriques. Le jour commence à fureter. Les enseignes ont encore une certaine portée. Fanals bientôt affadis pour le passager de la nuit. Tu ne retournes pas au sommeil, à peine la somnolence, et tu connais enfin la patience engourdie des choses qui filent derrière la vitre. Jachère de l'âme transportée. Le grondement du moteur, seul bavardage du moment, rend plus muettes encore les façades qui, pour les plus hautes, zyeutent le fleuve. Une péniche remonte le courant. Vous doublez un cycliste portant des chaussures vertes.  Les rideaux de fer sont encore de mise. Ton corps est habité d'un abandon qui, tu le sais, ne durera pas. Il suffirait que deux intempestifs (fêtards ou travailleurs énervés) surgissent et le charme refluerait.

    La vitesse, modeste, est berceuse (souvent le bus passe un arrêt. Personne). Le bar-tabac vient d'ouvrir. Tu en connais les discussions minimales, paupières fixées sur l'expresso serré. Tu voudrais que le trajet filât infiniment. Ni terminus, ni boucle : à la place, une évadée sans autre objet que de te protéger de ton retour au monde. Pourtant ta main doit appuyer sur un bouton (puisque nul autre voyageur n'a étiré son corps), parce qu'après le prochain virage, c'est pour toi (oui, de ce pour toi qui justement te retranche de la liberté passagère, ce pour toi qui te fait autre.). Redescendre sur terre. De toute manière, trop tard. Les voitures sortent de tous les coins. Les gens. La ville. Fini le temps du bus. Tu descends. Quelqu'un de connaissance se retourne, sourit en t'attendant. Le soleil vient de passer du rouge à l'orange.

     

  • 9-La Rambarde


    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Certaines photographies n'en sont pas, ou pour le moins, elles excèdent les limites généralement admises, d'être un instant saisi, une suspension sublimée. Dès réception, je n'ai pas considéré autrement ce cliché que comme un plan, le plan initial d'un film qui ainsi allait me conduire je ne savais où. Mais, d'un autre côté, je connaissais l'origine de ce déplacement vers le cinéma. C'était cette brusque immersion dans un souvenir cinématographique lointain, quand je passai une année à écouter Claude-Jean Philippe présenter le film de la nuit, pour le Ciné-Club, et cette année-là il y eut un cycle Wenders, les vieux Wenders, ceux d'avant la catastrophe de Paris-Texas.

    Alors, scrutant la proposition que m'avait faite Georges a. Bertrand, je décidai de prolonger la réminiscence wendersienne jusqu'à son point ultime de rapprochement et je considérai d'abord que cette photo aurait pu être un instant magique d'Alice dans les villes. Le mélange de verre et de structures métalliques, l'impression (est-elle justifiée ?) que nous sommes dans une gare, le grain un peu passé du noir et blanc me rappelaient la puissance de ce film (que je n'ai jamais voulu revoir, parce qu'il faut savoir vivre aussi sans ce qui nous importe, ou avec ce qui nous importe, mais d'une autre manière...), et cette puissance se nourrit dans ma mémoire d'une temporalité qui se délite doucement comme un songe dont on ne voudrait pas se départir, d'une errance urbaine, délicieuse et fébrile.

    Et, détour du temps consacré à regarder toujours la même chose, cette photographie d'où venait une résistance incernable, est remontée une musique, sur une scène d'escalator (mais peut-être fais-je fausse route ?), avec le visage de Rudiger Vögler et celui d'Alice : le blues lancinant de Canned Heat matiné d'un écho oriental, la voix nasillarde et prenante de Bob Hite. On the road again.


     
     

    Il y avait cette contre-plongée qui dans sa tension verticale invitait le regard vers la toiture, horizon armaturé. Pourtant, la rambarde à mi-hauteur portait (si je puis le dire ainsi) un démenti, une quasi contradiction. Aurait-elle suffi, cette rambarde, dans un plan-séquence durant les deux premières minutes de la chanson (et pourquoi ne pas envisager une telle longueur ?) ? Aurait-elle suffi ? Je ne crois pas. Certes, elle est là, comme un point dramatique, mais seulement en support. Élément du décor, disons. Pas exactement. On penserait que c'est le personnage qui fait tout, qui hérite de la seule force capable de rompre l'inertie d'un film ainsi engagé dans le temps, puisqu'il ne peut y avoir scénario sans personnage (de quelque façon que ce soit. La voix off est un subterfuge...).

    Oui, le personnage, mais quoi en lui ? Sa silhouette est lointaine, un presque anonymat dans un espace où l'on imagine l'air circuler, les odeurs courir et les bruits se répercuter (bien sûr on n'entend rien puisqu'il y a la bande-son...). Le personnage, de dos, en attente, en attente, car, tout, ou peu s'en faut, est dans les bras, ces bras séparés du corps, de chaque côté du tronc, tronc lui-même légèrement incliné vers l'arrière pour prendre appui sur la rambarde. Corps en croix, démuni, devant le temps qui passe et peut-être les pensées autour d'une rencontre perdue, d'un hasard mal négocié (comme on le dit d'un virage et c'est une sortie de route...), mais dans ce cas il faut admettre que lorsque le personnage bougera, laissant tomber ses bras le long du corps, ce sera pour quitter le plan et l'histoire commencera sur un homme qui traverse un hall de gare, sort de la gare, monte dans une voiture (ou prend un taxi).

    Filons sur un autre chemin : corps en croix, démuni, devant le temps qui passe à attendre quelqu'un dont évidemment nous ne savons rien, mais cela signifierait que ces bras étendus ne tomberont plus le long du corps, mais partiront vers l'avant pour prendre l'attendu(e), le corps de l'autre, le désir enfin touché et l'histoire s'enfuira sur un autre plan (cinématographique) : celui fascinant de ce visage attendu, visage magnifique, et l'on se dira que la gare est un début, qu'il y a un voyage qui a été fait, que le héros va devoir faire avec le voyage de l'autre, leurs histoires se croisent. Il a une voiture, elle est au parking. il est anglais ; elle est japonaise mais a toujours vécu à Londres (La gare ici n'est pas londonienne. Nous sommes dans une ville plus  modeste.). Lui va bientôt repartir.

    Pour l'heure, il est immobile, la musique de Canned Heat dure, puis se retire progressivement et une voix off la couvre, la sienne, mais il ne dit rien, il fredonne, il balbutie les paroles de cette même chanson, il en imite la rythmique, il alterne, il cafouille, en boucle et tout ce qu'on devine, c'est qu'il est heureux, discrètement heureux. Son corps ainsi éployé, dans l'anonymat de la distance prise par l'objectif, est l'indice de son âme ravie à l'impersonnalité du lieu. De ses bras, en quelque sorte, il contient la rambarde, en amadoue la rigueur.

    Tout cela n'est en soi que très banal (pour l'une ou l'autre des solutions, parmi les multiples que l'on pourrait bâtir à partir de ce corps en arrière, légèrement, et ces bras tendus). Pourtant, ce premier plan, avec sa contre-plongée et l'intuition qu'elle donne d'une durée longue (peut-être aussi parce que le plan est large, comme si l'espace dépliait la temporalité), serait puissant d'être infiniment étiré, que le spectateur puisse en son for intérieur se dire, un peu agacé : mais qu'est-ce qu'il fait ? ( s'interrogeant alors et sur le réalisateur, et sur le personnage...).

     C'est ce que je me demande encore, dans une autre mesure, en regardant cette photographie. Oui, qu'est-ce qui se fait, se passe (ou ne se passe pas) que je ne puisse pas imaginer à partir de ce cliché la sanglante ouverture d'un film de gangs taIwanais, sur une musique forte, violente, et qu'en quelques secondes le gars à la rambarde s'effondre et que moi, spectateur, je comprenne que voilà c'est parti, déjà un mort, que je le comprenne alors qu'il ne se passe plus rien, pendant quelques instants, le corps n'étant plus visible que grâce au crâne. Mais je sais que ce n'est pas possible.

    Qu'est-ce ?, sinon une lenteur induite (non pas une immobilité) qui ne cadre pas, menant ailleurs. Qu'est-ce ?, sinon ce qui te laisse libre, dans le choix de l'autre, de l'œil qui a choisi pour toi, de te soumettre à un rythme, à une certaine orientation du regard et de la vie. Quelque chose d'indicible, autour duquel s'épuiser avec bonheur, parce que cette photographie anonymée croise (comme on dit d'un bateau qu'il croise en une mer quelconque) en des eaux territoriales d'une mémoire filante. Wendersien...

     

     

     

     



     

     

  • Times Square, disneyfication

    Pulsion scopique maximale. Pulvérisation de couleurs et de signes qui courent sur toutes les surfaces. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le voir, oui. Y être allé, oui. Mais n'en être jamais. Jamais.

     

  • Federico Garcia Lorca, outre-Atlantique

     

    http://2.bp.blogspot.com/_harpqh_9IwQ/SozVGrmtB9I/AAAAAAAAA_s/8FOP0KpK5NE/s400/lorca.jpg

    Federico Garcia Lorca a célébré l'aridité andalouse, sa sécheresse belliqueuse. Sa musicalité aussi. Outre sa grandeur d'écrivain, il avait des dons de musicien, ce qui le rapprocha notamment de Manuel de Falla.

    Moins classique est le fruit d'un séjour aux États-Unis, en 1929-1930 : ce sont les textes du Poète à New York, qui seront l'objet d'une publication posthume en 1940. La confrontation du terrien enchanté de soleil et d'espace avec la Ville emblématique du XXeme siècle est saisissante. À bien des égards, tant dans les thèmes que dans la brutalité des images, il préfigure le Senghor des Éthiopiques. Les titres sont éloquents : Cité sans sommeil (nocturne de Brooklynn Bridge), Paysage de la multitude qui vomit (crépuscule de Coney Island), Paysage de la multitude qui urine (nocturne de Battery Place), Le Roi de Harlem... Voici le dernière poème de la section «Rues et songes»


    L'AURORE


    L'aurore de New-York a

    quatre colonnes de boue

    et un ouragan de colombes noires

    qui barbotent dans les eaux croupies.


    L'aurore de New-York gémit

    dans les immenses escaliers

    cherchant entre les arêtes

    des nards d'angoisse ébauchée.


    L'aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche

    car là-bas il n'est de matin ni d'espérance possible.

    Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux

    percent et dévorent les enfants abandonnés.


    Les premiers qui sortent éprouvent dans leurs os

    qu'il n'y aura pas de paradis ni d'amours effeuillées ;

    ils savent qu'ils vont à la fange des nombres et des lois,

    aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit.


    La lumière est ensevelie par des chaînes et des bruits

    dans l'impudique défi d'une science sans racines.

    Dans les faubourgs des hommes sans sommeil vacillent

    comme s'ils échappaient à un naufrage de sang.


    (éditions Fata Morgana, 2008, trad. Guy Lévis Mano)


    LA AURORA

    La aurora de Nueva York tiene
    cuatro columnas de cieno
    y un huracán de negras palomas
    que chapotean en las aguas podridas.


    La aurora de Nueva York gime
    por las inmensas escaleras
    buscando entre las aristas
    nardos de angustia dibujada.

    La aurora llega y nadie la recibe en su boca
    porque allí no hay mañana ni esperanza posible.
    A veces las monedas en enjambres furiosos
    taladran y devoran abandonados niños.

    Los primeros que salen comprenden con sus huesos
    que no habrá paraísos ni amores deshojados;
    saben que van al cieno de números y leyes,
    a los juegos sin arte, a sudores sin fruto.

    La luz es sepultada por cadenas y ruidos
    en impúdico reto de ciencia sin raíces.
    Por los barrios hay gentes que vacilan insomnes
    como recién salidas de un naufragio de sangre.


     

  • Mobilier urbain

    C'est le matin. C'est le métro. Ils ont leurs écouteurs greffés aux oreilles. Ils sont mélomanes. Ils feuillettent les gratuits, actualisent la météo et l'horoscope. Ils ont dans le regard les restes d'un écran télé. Ils pensent.

    Sortie de métro. Surface. Centre ville. Allées commerciales à ciel ouvert. Vitrines hallogènes et néons.

    Et ça commence. Modernité.