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off-shore - Page 121

  • Ce que peut la beauté

    File:Camille Claudel.jpg

     

     

    Cette femme, si belle, tout le monde en connaît l'identité désormais, depuis qu'elle est en couverture de l'édition de poche de la biographie écrite par Anne Delbée. Il s'agit de Camille Claudel. Elle est d'une beauté extraordinaire : la douceur du visage et la rigueur du regard, avec cette profondeur soutenue de l'œil sombre, comme une exacte inversion de cet autre regard fracassant, mais clair et comme lointain, devenu lui aussi célèbre, celui d'Arthur Rimbaud. Beauté de Camille Claudel qui trouble tant on peut habituellement faire l'expérience que celle-là ne passe pas le temps, nous tenant à distance esthétique, parce que temporelle, de ce qui fut la promesse rêveuse d'un visage.

    Encore la peinture a-t-elle bien moins failli en la matière, établissant à ce titre son infinie supériorité en comparaison de la photograhie. L'histoire de la peinture est longue de ces êtres chez lesquels notre bonheur tient aussi à ce qu'on y trouve une sorte d'éclat universel, une infinie délicatesse qui va bien au delà des variables canons de la beauté. De l'Annonciation de Simone Martini (XIIIe siècle), où la douceur de l'ange fait face à l'étonnement sublime de la Vierge, à l'Adèle de Klimt (XXe) en passant par la Madone de Bellini exposée à l'Académia (XVIe), celles du Caravage (fin XVIe), ou le portrait de Madame Rimsky-Korsakov de Winterhalter (XIXe). Choix subjectif, étroit et donc un peu ridicule, j'en conviens. Devant chacune de ces apparitions (fictives puisque ce n'est pas l'identité au modèle qui nous importe mais la confrontation à une altérité dont nous pressentons que l'artiste a su la transfigurer en une sorte d'éternité sensuelle et proprement magique), nous passons outre le temps pour ne conserver que l'expérience de la reconnaissance des profondeurs dont le quotidien nous éloigne. Ces femmes (mais il en est de même pour les hommes...), nous oublions le paysage dans lequel ellee évoluent, nous oublions même leurs atours : nous n'en gardons que l'envie désespérante de ne pas avoir pu les rencontrer un jour, de n'avoir pas été l'Ange, le dédicataire, le serviteur, mais plus encore le peintre contemplatif (quoique les termes soient, je crois, antinomiques).

    La photographie, quant à elle, ne peut jamais (ou quasiment : le cliché plus haut en est le démenti) atteindre à la profondeur dont je parlais. Si je m'arrête devant un portrait de Louise Brooks, de Jean Harlow, de Jane Russel, et même Rita Hayworth ou Marylin Monroe (laissant de côté la beauté glacée et désincarnée des top-models, maintes fois retouchées, aussi fictives que les portraits peints mais dans un autre ordre où il ne s'agit pas de retrouver l'essence de l'être : plutôt de gonfler, de boursoufler l'apparence et le vide.), je n'arrive jamais à faire abstraction du temps. Je vois dans la coupe de cheveux, le maquillage, la moue ou l'impavidité, l'ancrage du visage dans son époque. Je me dis : c'était une beauté à ce moment-là, et plus rien ne peut se produire. Je les contemple et même s'il n'y a que ce visage, dans un cadrage resserré, il traîne avec lui son cortège daté d'apparat. A-t-il perdu de son attrait ? Pas totalement, bien sûr, et même, souvent, il est désirable, mais infiniment moins que celui de la jeune femme que je viens de croiser, belle sans le savoir parfois, et que je ne reverrai jamais (où l'on se remémore alors Baudelaire, À une passante)

    Mais Camille Claudel... Justement, elle, dans cette frontalité un peu abrupte, ce sourcil marqué et cette chevelure négligée (loin du sauvage étudié des gravures de mode), cette tension d'éternité, cette suspension de la féminité telle qu'on a décidé de nous la vendre depuis la mode est devenue un appareillage commercial, féminité de pacotilles, elle a ce qui en fait un être des plus magnétique. Elle nous regarde et nous oublie, projette son œil au delà de cette attente ; elle est encore dans la juvénilité du non-consentement à l'ordre de la représentation (soumission qui fut pourtant acquise bien vite par celui qui posait, dans sa conscience magistrale de vouloir être à l'éternité : qu'on se reporte au cliché le plus connu de Baudelaire qui joue son air de vampire urbain cynique jusqu'à la caricature.). Elle nous tient en respect, non à la manière d'une star vivant dans l'instant de sa gloire, mais par la puissance  de ce regard qui nous ignore, de ces traits démentant la sagesse du vêtement. Son identité s'impose ; elle est de chair. Nous ne la voyons pas d'ailleurs ; nous la rencontrons. Rencontre parlante, encore une fois parlante, toujours parlante, malgré la désormais célébrité du cliché, et qui me détourne de ce pourquoi je voulais d'abord écrire ce papier. Il faut savoir parfois ne pas se déprendre de ses fascinations.



     

  • Plus dur sera l'exil

    Un député de la République a, il y a quelque temps, demandé à un écrivain nouvellement goncourtisé (le mot-valise m'amuse...) de s'en tenir à un devoir de réserve quant à ce qu'elle pensait du président français. Ne revenons pas sur ce qu'il y a d'incongru et grotesque dans un tel rappel à l'ordre, sinon pour dire que la «classe littéraire» ne s'est guère manifestée, je trouve. Elle devait être occupée à ses petites affaires, celles des prix restant à recevoir, celles des rancœurs narcissiques de n'avoir pas été primée. Le monde est injuste et les blessures de lèse-majesté (car, ne nous y trompons pas, en cet univers-là aussi, l'aspiration à l'aristocratique condition sévit) sont bien longues à guérir. Mais il suffit que le vent tourne pour que l'aigreur dédaigneuse d'hier (les prix, qu'importe...) se transforme en un sourire béat de béni de la crèche (un prix, deux mois avant Noël, c'est le plus beau des emballages sous le sapin). Laissons donc la députation à ses misères et à sa confusion. Occupons-nous de l'écrivain, le seul dans l'histoire pour lequel nous devrions avoir compassion, considération et respect. Il est logiquement du bon côté. Encore ne faut-il pas trop y regarder...

    Marie NDiaye a quitté la France, la France de Sarkozy, insupportable qu'il lui était de rester une minute de plus dans ce pays de ploucs, de fachos et d'indifférents à la misère du monde, ce qu'elle aura la légèreté d'appeler la France monstrueuse, englobant ainsi, dans la même formule, ceux qui chantaient victoire et ceux qui s'inquiétaient. Sais-tu, alors, toi qui votas Sarkozy (plutôt que pour la Immaculée décomposition socialiste... Je te l'accorde : le choix était cornélien. Au moins le peuple aura-t-il touché du doigt une fois l'expérience tragique et compris ce que dans les classes on lui vendait pour un malheur sans fond, cette douloureuse impossibilité qui lui semblait la plupart du temps une vaste blague de lettré...), que tu fis d'elle une exilée qui nous expliqua, à nous, réduits à devoir rester en ces terres maudites, faute de n'avoir nul point de chute où trouver refuge, faute de pouvoir mettre tous nos biens dans le coffre de la Kangoo, qu'elle avait dû partir. Futée, la belle : elle endossait l'armure de la résistance (une sorte de de Gaulle postmoderne, en ce que le postmodernisme, pour reprendre Frederic Jameson, aime le jeu, l'ironie, le second degré) et nous dépouillait du droit de lutter, là où elle nous avait laissés. J'aurais, pour ma part, aimé qu'elle criât au rappel des idéaux, qu'elle battît l'estrade bruyamment pour nous inciter à l'insurrection mais je n'ai pas souvenir qu'il en fût ainsi (à moins qu'Alzheimer m'ait déjà enveloppé de ses bras assassins), tout cela dès le lendemain de la catastrophe, et même avant, puisque le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne fallait pas savoir lire dans les astres pour annoncer le vainqueur. Mais elle nous laissa, vous dis-je, et nous, médiocres imbéciles territorialisés par les basses contraintes matérielles, n'eûmes qu'à baisser la tête, de honte et de regrets. Certes, je fais preuve de mauvaise foi et d'un peu de mesquinerie, car nul ne peut se prévaloir de ses incapacités pour justifier ses lâchetés : c'est même, il me semble, le credo le plus libéral qui soit. Il faut savoir s'incliner devant le courage et je ne peux pas faire illusion très longtemps.

    Notre écrivain partit donc. Loin, très loin ? Dans la pampa argentine, comme Florent Pagny, à qui on ne retirera pas, dixit, sa liberté de penser ? En Suisse, comme tout le (beau) monde ? Aux States, parce que c'est contre-tendance, quand souffle chez nous un anti-américanisme qui tourne parfois à vide ? Rien de tout cela. Et l'on se dit, in petto : elle a osé l'exotisme pur et dur et fui au Nicaragua, en Kirghizie, au Laos, ce qui n'est pas rien, vu le décalage horaire, les ruptures climatiques, le dérangement intestinal que supposent ces contrées inconnues. Mais nous faisons fausse route. Elle est à Berlin. Peut-être un souvenir de la seule phrase potable que l'on peut garder de JFK, maintenant que la légende politique est tombée, et ainsi n'être pas trop loin pour que sa voix puisse porter, derrière la ligne Maginot de notre bêtise hexagonale. À Berlin. En Allemagne. Bien au chaud dans les bras rassurants d'Angela Merkel. Quoique nous puissions toujours l'imaginer, errant dans cette ville immense, pleine d'espaces verts et de contestataires gauchistes, baignant dans la pénible raucité d'une langue dont je ne sais pas trois mots (et je ne m'en plains pas. Mais, pour faire bonne mesure, c'est pourtant le même idiome qui me transporte quand j'écoute la partie chantée de la deuxième de Malher, ou les lieder du même compositeur. Pourquoi ? Je n'en sais rien.). Ne nous dispersons pas cependant, ne faisons pas passer notre petite personne devant le désarroi profond de celle qui a perdu sa patrie. Compatissons, d'abord, compatissons.

    Perdu(e), perdu(e). Vite dit. Car, comprenez ma surprise lorsque je vois que toutes affaires cessantes (ou plutôt, pour affaires, parce qu'elle se félicita que son œuvre se fût déjà vendue à 140 000 exemplaires et avait compris qu'il fallait un peu payer de sa personne pour être payée en retour d'un lectorat toujours plus important.) elle est redescendue parmi nous, les médiocres, se pavaner à l'ombre de la Tour Eiffel pour se féliciter de la récompense que des chantres de la Grande Littérature viennent de lui décerner. L'émotion, le trouble (pas le goût des honneurs, disons-le : ce serait manqué de courtoisie.) ont pris le dessus. Un avion, un taxi, et la voilà. Notre écrivain vient d'inventer l'exil volontaire par intermittences. Rien que pour cette nouveauté, il est hors de question de lui demander le moindre devoir de réserve. Et je lui suggère d'en déposer le brevet auprès de la société qui s'occupe de la propriété intellectuelle, tant le concept, comme moteur du monde, est aujourd'hui l'alpha et l'omega de la richesse. Notre époque a besoin de telles figures, de telles voix emblématiques, pour ne pas nous résoudre à penser qu'en terres littéraires aussi flotte un vent d'abdication et de conformisme. Certes, certains que je connais et apprécie, diront que Hugo, lui, n'avait pas la même souplesse. Je leur dirai qu'ils me fatiguent à toujours invoquer les grandes âmes, dès que quelqu'un essaie de faire quelque chose. Ils me fatiguent, mais c'est eux que je préfère, même s'ils m'empêchent de finir comme je l'avais prévu, en vous disant que dans le combat politique, avec Marie Ndiaye, c'est du sérieux.


    P.S. : le 17 septembre 2009, le Centre National des Lettres décernait à notre résistante lointaine la bourse Gattégno d'un montant de 50 000 euros pour se consacrer à son œuvre. À ma connaissance, elle n'a pas refusé ce don de la France honnie... Misère (financière, morale, etc.), quand tu nous tiens !


     

  • Silence...

     

    File:Giordano Bruno BW 2.JPG

     

    Il ne peut être question de lui, Giordano Bruno, qu'au présent.

    Ses bourreaux l'amènent au Campo de' Fiori le 17 février 1600. Il vient de passer huit années dans les geôles, d'abord vénitiennes puis romaines. Il a la bouche entravée par un mors en bois, pour qu'il ne puisse s'affranchir par la parole et que ses hérésies ne triomphent pas une dernière fois. Il sera brûlé vif.

    Sa statue nous fait face, dans la sévérité de la matière et de la pose, le visage penché, le visage comme ouvert sur les multiples ramifications de la pensée qu'il masque. Difficile de savoir si l'œuvre qui lui rend hommage n'a pas, dans sa raideur muette, l'ambiguïté de la repentance qu'il aurait dû avoir le jour où on l'a tué. La foule qui passe jette le plus souvent un œil distrait et ne cherche pas à savoir quel il est, ou bien se dit qu'une telle rigueur ne peut appartenir qu'à un homme d'église.

    Il nous fait face, qui sommes dans la rue des Baulari et lorsque nous effectuons un quart de tour sur notre droite, se dressent le drapeau tricolore de l'ambassade de France et le palais Farnèse. On y trouve aussi des bouches entravées, mais c'est là manière de dire car les silences, les amabilités, les circonlocutions, la rhétorique jubilent. Pour tout et pour rien : une réception somptueuse, une inauguration imposante, le ménagement d'un puissant, la négociation autour d'une tête, dont on évalue l'intérêt. Il s'agit là de diplomatie, disons d'une diplomatie avec laquelle nous devons composer, sans avoir, d'ailleurs, vraiment voix au chapitre.

    Je regarde une dernière fois la bâtisse dont tant voudraient faire leur demeure puis mes yeux reviennent sur lui, si peu diplomate, si ardent, jusque dans sa mort, alors que le soir tombe, que les étoiles paraissent et que son bronze immémorial se dresse ainsi, comme une ombre, vers l'infinité des mondes.