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off-shore - Page 119

  • Hemingway's : allégorie pour un début de siècle

    En décembre. Elle faisait sa couverture sur une jeune femme blonde. Belle certes (ce qui revient à reconnaître la régularité des traits et le respect de normes dans les mensurations. En somme : une évaluation technique.) mais sans pour autant être quelqu'un d'autre que ses semblables glacées, emmagazinées de la société du spectacle ; rien d'autre qu'un visage oublié après dix mètres de marche, quand j'avais dépassé le panneau du buraliste où elle s'affichait. Cependant, un détail m'avait retenu. Elle s'appelait Dree Hemingway. C'est l'arrière-petite-fille de l'écrivain, et la fille de Mariel, l'actrice. Ernest Hemingway, Mariel Hemingway, Dree Hemingway.

    On pense alors à cette filiation posant, fictivement, pour un tableau (comme on faisait parfois pour les âges de la vie). Ernest et sa barbe grise, son œil ombrageux, un homme dans sa maturité, au physique massif. Mariel et sa blondeur de quarante ans, son air parfaitement américaine. Dree et la plastique conforme, sans origine claire, lisse. Trois moments, trois mondes, trois symboles. L'écriture, le cinéma, la mode. On comprend bien que nous remontons le temps et passons du muet (présent) au parlant (passé). Plus encore : de la taxidermie à la vitalité. Dree ne nous parle pas, n'ayant rien à nous dire parce que les yeux maquillés, la chevelure étudiée, la pose charmante sont les irréalités choisies pour une époque de fantômes qui se noie dans le culte des formes vides. De Mariel, à la filmographie insignifiante, il ne faut retenir que son rôle de Tracy dans Manhattan. Elle est belle, parle peu, a dix-sept ans et tombe amoureuse de Woody Allen. Film noir et blanc assez magique et touchant, où le réalisateur arrive à marier la tendresse et la satire, l'émotion et le sarcasme jouissif. Mariel, comme toutes les actrices (et acteurs), parle mais elle porte les mots d'un autre, comme dans un exercice de ventriloquie. Ernest, lui, ne cesse de livre en livre de nous emplir le cœur et la tête de son monde difficile et rageur. Il se bat contre/avec la langue et les personnages nés de son besoin de vivre (car il ne fut pas un  contemplatif) s'imposent à nous, accroissent notre propre univers, comme il en est pour tout auteur engagé sur le front de la littérature. Bien que nous n'ayons jamais entendu sa voix réelle (moi, du moins), il nous parle. Éternellement. Il écrit.

     

  • priva(tisa)tion monumentale

    Prenant modestement le relais de François Bon, de Bertrand Redonnet ou de Solko (blog : Solko), j'informe les lecteurs de mon blog que le centre des monuments nationaux vient de commander une étude pour permettre l'implantation d'une activité d'hôtellerie gérée par des entreprises privées dans une vingtaine de monuments, parmi lesquels l'abbaye de Montmajour, le château de Bussy-Rabutin, l'hôtel de Sade, l'abbaye de la Sauve-Majeure, la forteresse de Salses, le monastère de Saorge... Cette étude a été commandée dans le cadre d'une convention visant à rendre le patrimoine français «rentable». Elle est initiée conjointement par le ministre de la Culture,  Frédéric Mitterrand, et le ministre du Tourisme, Hervé Novelli.

    En clair, il s'agit de brader les bijoux de famille (ici la nation) pour des intérêts particuliers. On avait déjà connu l'échec de l'idéal révolutionnaire, quand la bourgeoisie installée des années 1870 avait foulé les aspirations de l'Abbé Grégoire ou d'Alexandre Lenoir (Lire à ce sujet : Bruno-Nassim Aboudrar, Nous n'irons plus au musée, Aubier, 2000, et le très instructif Bourdieu, L'Amour de l'art, de 1969). Mais ce qui restait encore une confiscation symbolique (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne fût pas une violence réelle) passe à la dénaturation du lieu. Une pierre de plus dans une logique néo-libérale dont Foucault, dans Naissance de la biopolitique, dès 1978, a su mettre en lumière les aspirations.

    Plus de patrimoine, plus de lieux en partage. La paradoxale naturalisation de l'espace privatif appliquée à l'Histoire, non par une simple logique d'héritage (transmission des possessions aux descendants), mais dans le cadre d'une philosophie politique d'État. Même les staliniens n'y avaient pas songé. Monumental...

     

  • l'impossible

    Dans L'Herbe des talus, le promeneur impénitent qu'est Jacques Réda est dans un train arrêté inopinément. Par une fenêtre éclairée, il voit une femme. Elle parle. Il ne peut comprendre ce qu'elle dit mais devine, écrit-il, une phrase comme on n'a pas voulu de lui. Elle s'adresse à quelqu'un que l'écrivain ne peut pas voir. L'arrêt se prolonge. Le texte touche pourtant à sa fin. En voici l'ultime paragraphe.

    Celui qui se tenait invisible à l'autre bout de la cuisine a dû maintenant partir. Qui était-ce ? Un homme sans doute. Quelqu'un de familier mais d'un peu trop distant pour qu'elle insiste, et relance inutilement la discussion. Elle s'est donc assise comme s'il n'y avait plus rien à faire, à espérer et, les yeux dans le vague, elle grignote des noix qu'elle prend une à une sur la table dans une corbeille qu'on ne peut pas voir. Leur coque craque comme les ressorts du train qui a repris insensiblement sa marche, glisse de plus en plus vite, va bientôt rompre le fil. Mais soudain, l'espace d'une seconde, la jeune femme lève son regard. Alors, et pour toujours, on devient un épisode de cette histoire perdue dans la lumière, et dont on ne saura jamais rien.

     

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.

     

  • Turner, la trace

    Turner, vue du Mont Gennaro, 1819

     

    Turner, c'est évidemment le peintre improbable, quand on considère l'époque où il vécut, d'une réalité vaporisée, diluée dans une couleur qui avale les formes, les repères spatiaux, au point que, parfois, on penserait à une œuvre non figurative. L'approche d'une peinture livrée à sa propre matière. Ce n'était pourtant pas tout que cet homme, avide de reconnaissance académique, a peint. Il a aussi un univers classique, constitué d'une application assez stricte de l'art du dessin. comme s'il y avait eu en lui, exacerbée, la lutte du trait et de la couleur, une face Rubens, une face Poussin (il s'agit bien sûr d'une présentation schématique qui n'implique la reprise des techniques de l'un ou l'autre). On y trouve, parfois, une sorte de préciosité (notamment dans ses vedute vénitiennes) qui finit par lasser. Il y a aussi d'innombrables tableaux devant lesquels on éprouverait l'aspiration vertigineuse de la vitesse ou celle plus paralysante de la contemplation d'un paysage que l'atmosphère liquifiée décompose.

    La Vue du Mont Gennaro n'a pas l'ambition des œuvres les plus célèbres. C'est une aquarelle qui rappelle certes le goût de Turner pour les espaces infinis, pour une nature sublimée selon la tradition romantique. L'œuvre est anecdotique, d'une certaine manière. Mais elle porte une énigme, une sorte de punctum pictural (quoique la référence barthésienne soit approximative parce que ce punctum-là est au delà d'une simple résolution individuelle) : le rectangle très allongé, dans le premier tiers gauche du tableau. Ce petit pan de peinture jaune qui flotte dans l'espace sans qu'on puisse lui attribuer la moindre raison d'être, le moindre sens figuratif (comme serait la tour d'un ancien édifice). Rien que l'on puisse identifier, mais qui est , verticalité radicale dans une horizontalité qui estompe même la puissance du mont Gennaro. Petit pan trop visible, trop bien dessiné, dans une œuvre par ailleurs assez pauvre en accroches, pour qu'on puisse croire à une erreur, à une lubie, à une inconséquence. S'agit-il d'un message crypté ? d'un jeu ? d'une perversité de Turner pensant à l'agacement du spectateur face à cette trace insoluble (dans tous les sens de l'adjectif) ? Ce n'est pas un simple détail. C'est autre chose. Et chaque fois que le regard vient se fixer lui, comme sur une cicatrice qui n'en finirait d'agacer, la résistance se fait plus forte, le plaisir plus tendu de devoir reconnaître son impuissance.

    Souvent, nous nous disons : There is more to the picture than meets the eye, et en vertu de cette infériorité reconnue du regard, nous nous échinons à l'étude et nous sentons le triomphe poindre lorsque quelque chose passe de l'invisible au visible, tout en admettant que nous sommes encore loin du but. Mais il y a donc des œuvres sur lesquelles l'esprit n'a pas à se forcer pour voir, puisque tout est mis à plat, devant nous, comme une évidence. Et cette évidence est justement l'écueil suprême qui hante notre insatisfaction (1).


    (1) L'exemple le plus remarquable en la matière est sans conteste La Tempête de Giorgione dont près de cinq siècles d'érudition n'ont toujours pas percé avec certitude le sujet.

     

  • Un amour de Proust

     

    La découverte de Proust à l'adolescence fut une expérience définitive. Rencontre avec un être si éloigné de ce que j'étais sur tant de points (autre temps, autre milieu, autre culture, autre vie...) qu'il y eut une sidération, une infinie séduction (dans le sens où, comme le rappelle Pascal Quignard, dans Vie secrète, il s'agit de se-ducere, soit : mener à l'écart, et donc conduire ailleurs), séduction incessante, promise à ne jamais s'éteindre. En somme : jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les raisons de cette belle rencontre (différée, comme toute littérature, puisque celle-ci est un carrefour d'absences, celle de l'auteur -dont la vie réelle n'est que péripétie- et celle du lecteur -qui reste sans visage-, mais une absence nourrie pour le second des incessantes rencontres que nous permet le livre, rencontres irréductibles aux bavardages parfois pathétiques de notre vie sociale.) sont évidemment multiples. Il y en a une, malgré tout, qui m'est propre, par le plus grand des hasards.

    Ouvrant Du côté de chez Swann, avant même d'en avoir lu la moindre ligne, je me retrouvai en étrange pays. La première partie est intitulée Combray. Et Combray, je connaissais. Parce que dans un certain village, minuscule et perdu, que mes attaches familiales me rendaient très familier, un lieu-dit (et n'est-ce pas là une belle appellation) portait ce nom. Village à l'habitat dispersé où vivaient ceux des Bourdaines, de la Brisserie, de la Roche, et ceux de Combray, que les gens du coin prononçaient « combraille ». J'y étais passé quelquefois, sans plus d'attention : un regroupement de quelques maisons sans éclats, une banalité paysanne parmi d'autres. Et, lisant Proust, je pensai qu'au delà de la petitesse de l'endroit, sa médiocrité n'aurait pu convenir, parce qu'il ne s'y pouvait rien passer. De même que dans ce qu'on appelait le bourg où vivaient cent cinquante âmes. Bien conscient que le Combray de Proust n'avait pas une étendue phénoménale, je ne m'en faisais pas moins une représentation assez ésotérique, éloigné qu'il devait être de la médiocrité provinciale de Balzac, ou même du Yonville-l'Abbaye de Flaubert.

    Ayant commencé à lire ce roman en édition Folio, sans la moindre annotation, j'appris plus tard que les scènes d'enfance du narrateur (dont on sait que, peut-être, il s'appellerait Marcel...) trouvaient leur origine dans le village d'Illiers, non loin de Chartres, et que celui-ci avait même changé de nom, devenant Illiers-Combray (le 8 avril 1971, exactement, soit cent ans après la naissance de Proust). Plus tard encore, je me décidai d'aller visiter les lieux, puisqu'on y conservait la fameuse maison de la tante Léonie.

    Village banal, sans attrait. Et tout ce que j'y trouvais ne s'y trouvait pas vraiment. Il ne me reste qu'un souvenir imprécis, imprécis parce que rien ne se détache de sa réalité que les brûlants lambeaux du texte et l'abîme qu'ils révélaient, mélange d'un temps révolu, que consacrait le caractère très contemporain d'Illiers, et d'une naïveté que j'avais conservée en y venant (naïveté qui est moins faiblesse adolescente que cicatrice entretenue sur la chair de ma propre existence). Il ne me semble pas que l'on eût conservé «le double tintement timide, ovale et doré de la clochette». Le jardin était, je crois, sans visage. En revanche, il y a encore en moi cette «cage d'escalier» que j'imaginais magistrale, quand le narrateur, si malheureux d'avoir en vain attendu sa part de réconfort, voyait «la lumière projetée par la bougie» de sa mère. Mais ce n'était qu'une architecture de bois craquant un peu, comme j'en connaissais une, moi aussi, dans la demeure des voisins, dans ce petit village perdu, architecture que je n'ai jamais revue d'ailleurs, dont je n'ai là aussi que le souvenir, et que je n'avais jamais considérée que comme un escalier parmi d'autres. Il y a aussi la fameuse chambre de Léonie, minuscule, froide, impersonnelle malgré la désuétude de l'agencement, chambre déceptive parce que ne pouvaient s'y perpétuer ni le babil croisé de la tante, de Mademoiselle Sazerat et de Framçoise, ni ce mélange de religion et de pharmacie qui m'avait tellement intrigué.

    Il est inutile que je parle de l'église, moins encore des madeleines, qu'une pâtisserie du lieu vendait comme des reliques littéraires, alors même que, j'en fais le pari, les commerçants n'avaient jamais affronté le monument de Proust. Inutile que j'en parle, car en parler reviendrait à recopier purement et simplement le roman, ce qui ne serait pas, d'ailleurs, une mince délectation.

    L'émerveillement que j'espérais, de me retrouver dans son monde, d'en deviner sinon l'ampleur du moins les coulisses, tombait donc à l'eau. Et le panneau Illiers-Combray me parut l'un des mensonges les plus grotesques que j'avais jamais lus. La colère contenue d'avoir été trompé (non par Proust mais par ceux s'en faisaient les gardiens territoriaux) laissa assez vite la place à l'ironie devant la mascarade. Car, dans le fond, que les institutions municipales et nationales (puisque le changement de nom nécessita une parution au Journal Officiel) aient fait allégeance à la littérature (fussent pour des raisons touristiques), voilà ce qu'il fallait peut-être retenir. Néanmoins, ce n'était qu'une illusion de plus. Les écrivains sont des gens de peu, des dilettantes dans une société qui prônent les valeurs utiles et immédiatement pratiques. Pourtant, l'irréel de l'écriture prenait, ici, le dessus. Et peu importe au fond qu'il ne restât rien que la futile et énième conservation des choses, comme si ces choses pouvaient nous dire quoi que ce soit sur les mots, comme si le style pouvait être là, dans les lieux, quand le roman de Proust était justement la quintessence du lieu dit. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre, et ce trop évident hommage à l'homme qui avait sorti le village de son imparable anonymat était, en creux, la reconnaissance suprême de la littérature comme monde, et, par un mouvement inverse de ce que Illiers avait désiré, l'effacement d'Illiers lui-même de la carte géographique et affective du lecteur que j'étais. Ils avaient accolé le nom de Combray, parce qu'ils ne savaient pas lire, sinon ils auraient été au bout de la seule logique tenable, c'est-à-dire de substituer au réel le fictif, et que nous soyons, nous adultes, contraints de nous plier à une loi qui n'aurait eu valeur nulle part ailleurs ; mais ils croyaient que lire et voir sont même expérience, même ancrage, alors que les images ne sont, pour avoir la moindre valeur, que mots en attente : c'était cela qu'il fallait emporter de cette visite, qu'ils étaient ignorants et dupes de leurs propres illusions. Ils en étaient restés au milieu du gué. Illiers-Combray, ou pour l'écrire autrement : Combray parce qu'Illiers. Et tous les hommages, alors, prenaient des allures de mise au tombeau, du nom à la préservation de la maison.

    Repensant au Combray de mon enfance, je compris que le génie de Proust en aurait fait une aventure, sans même qu'il y ait d'autres péripéties que sa transmutation (et d'ailleurs, à ce titre, il l'aurait débaptisé, et pour le plaisir absurde de la rêverie, je décrèterais qu'il l'aurait appelé Illiers). Je compris que l'écriture n'a qu'un lointain rapport avec son inspiration matérielle, qu'elle n'est, comme les géométries non euclidiennes, qu'une déformation définitive du regard, des choses regardées, et du souvenir des choses regardées. Que rien n'est négligeable, absolument rien, et que nous ne sommes pour toujours que le monde de nos mots.


     

  • Notule 02

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Un roman d'humour noir autour de trois personnages, Laface, Un-Tantinet et Echalote qui veulent faire de l'argent dans le commerce de la mort : les masques mortuaires, les cérémonies.

    Akiyuki Nosada, Les Embaumeurs (1967, en français 2001)

    2-La Corrèze. Le village de Siom. La lente disparition d'un univers millénaire, loin du misérabilisme et des clichés de la littérature régionaliste, dans une langue excessive débordante comme on en a perdu l'habitude en ces temps minimalistes.

    Richard Millet, La Gloire des Pythre, 1995

    3-Comment naît l'indifférence au monde, comment se creuse l'impensable oubli de soi et des autres. Livre proprement terrifiant dans sa maîtrise stylistique et dans le regard que l'écrivain porte sur l'univers qui l'entoure.

    Georges Perec, L'Homme qui dort, 1967

    4-En leur absence, des enfants prennent possession de la propriété des parents. Ecriture métaphorique et baroque de la réalité chilienne sous Pinochet. Ou comment s'instaure la barbarie...

    José Donoso, Casa de campo (1978, en français 1980)

    5-Fresque sur la décomposition de l'empire austro-hongrois, par le biais d'une famille, les von Trotta, comme un prélude à ce que Roth, qui finira par se suicider, voit dans l'Allemagne où se déploie le nazisme.

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, (1932, en français 1982)

     

  • K.O. debout (deuxième partie)

    J'ai essayé d'avoir des nouvelles, tu sais, encore mais rien ne fonctionnait pour joindre l'hôpital, et même avoir le manager de Finsbury, impossible, Cruz m'a dit qu'il allait redescendre, voir à la réception, je ne sais pas quoi, et de ne pas décrocher le téléphone, de ne répondre à personne, au cas où on aurait voulu savoir ce que je pensais de cette affaire de malaise, de coma, moi, je ne savais pas encore comment l'appeler, et je me suis affalé dans le fauteuil du coin et j'ai essayé de faire ce qu'on m'a demandé plusieurs fois depuis, mais j'ai cessé de répondre, donc, de voir, de revoir, le moment de ses yeux, mais je n'y arrivais pas, même pas comme je te l'ai dit tout à l'heure, tu sais, cette étincelle qui m'a fait penser à Hearns, quand Hagler le fracasse, parce que ça urge pour lui, pour Hagler, il a l'arcade ouverte, il a mis un genou à terre, enfin bref, accrocher ce regard de Finsbury allongé, dans le décor, et moi qui avance, les deux poings près à bondir, comme un fauve, alors que les carottes sont déjà cuites, et de me souvenir qu'il n'avait pas l'air plus atteint que moi, qui me suis vu après, dans les vestiaires, la tête plutôt pas mal, ce qui voulait dire que mes coups n'avaient pas pu le toucher à ce point, qu'il avait quelque chose avant, de pas décelé, si c'était grave, et comme j'avais encore les cassettes dans la chambre, je me suis repassé en accéléré plusieurs de ses combats, quand il prend des coups, quand les autres le malmènent, pas très souvent, la défense de son titre, contre Waldrey, contre Swinburne, contre Sandoval, contre Fielding aussi, et tu vois qu'il a pris des coups par le passé, un peu, mais qu'il n'a jamais plié, pas bougé d'un mètre, une capacité à encaisser pas possible, un truc à te décourager de remettre le couvert, et je me dis, abruti devant mon poste, que je n'ai pas tapé le plus fort, que je n'ai pas été son pire adversaire, c'est terrible de se dire des choses pareilles, parce que si rien ne s'était passé de cette manière, aussi tragique, j'aurais expliqué que de tous, oui de tous, j'avais été celui qui avait cogné le plus fort, plus que Fielding et Waldrey, alors que c'est mentir que de dire une chose pareille, tu comprends, il faut être honnête, et moi, j'ai besoin de te dire la vérité, et j'étais en train de me repasser un extrait du combat contre Waldrey justement, quand Cruz a réapparu pour me dire que visiblement c'était très sérieux et il m'a demandé ce que je voulais faire, parce qu'il y aurait sans doute des journalistes pour me contacter, et d'attendre avant de prendre un vol pour l'Europe, et je lui ai répondu, j'étais à la fenêtre, je cherchais un point où m'accrocher, j'ai répondu que je ne savais pas, oui, attendre, et j'ai téléphoné à la réception pour qu'on ne passe aucune communication, aucune, tu comprends, aucune, et l'après-midi a commencé de cette manière, dans le silence, parce que pour mon portable, je pouvais voir les numéros s'afficher et je ne répondais pas, je me suis calé dans le fauteuil, en picolant juste ce qu'il faut pour ne pas faire de conneries, avoir la lucidité au cas où il faudrait que je parle, et les deux trois heures qui se sont écoulées m'ont paru interminables, mais ce n'était pas qu'une impression, j'ouvrais les fenêtres, j'entendais l'agitation de la ville et moi j'attendais, tout seul, sauf quand Jones et Pedersen sont venus, pas longtemps pour me demander si j'en savais plus, évidemment non, pas ici, à attendre, j'étais énervé, surtout que Jones a déblatéré sur la santé de Finsbury en disant que c'était du chiqué, ou que c'était pour masquer une merde plus grande, un truc, quel truc ?, il ne savait pas, un truc et je l'ai envoyé bouler, je me suis remis à boire et vers cinq heures Cruz a surgi pour me dire que l'état était stationnaire, sans doute pas si grave qu'on le murmurait, mais déjà dans les rédactions on s'activait, une annonce sur CNN ou ABC, je ne sais plus, alors j'ai pris la décision de ne rien changer, j'ai fait mes bagages, pas d'interview, pas de plateau télé, de toute manière, on s'était entendus avant, avec Mitchell, Villa-Rey et Cruz, donc je ne me dérobais pas, tu vois, je n'ai même pas cherché à sortir par une porte latérale, non, comme quelqu'un qui fuit, non, la porte principale de l'hôtel, avec des journalistes en faction qui voulaient connaître mes sentiments, c'est leur truc, ça, connaître les sentiments, ils n'ont que cela à la bouche, ils veulent du sentiment, je ne connais pas mes sentiments, moi, et surtout pas sur une affaire comme celle-là, j'ai plutôt l'impression que cela me traverse, enfin bref, je n'ai rien dit, j'en ai juste poussé un qui faisait un pas de trop, et le taxi est parti, et tu sais, pas un mot jusqu'à l'aéroport, d'ailleurs même dans l'avion, plus un mot entre nous, je ne voulais plus qu'on me parle, qu'on m'en parle, de Finsbury, Finsbury et sa grande gueule, Finsbury et son art de l'esquive, Finsbury et sa beauté de fauve qui se ramasse, au tapis, Finsbury intubé à cause d'un simple enchaînement crochet-uppercut, comme un bleu, et je sais ce que je dis, pas envie d'en parler parce que de toute manière, on aurait dit quoi de plus sinon des conneries ou des banalités. Moi aussi, tu peux me resservir, et si tu veux, dans le frigo, tu fouilles et tu ramènes de quoi grignoter.


    Tu comprends, tu ne peux pas te dire, quand tu repenses au geste, tu vois, le geste, l'enchaînement, crochet-uppercut, c'est pendant un combat, un combat, un championnat du monde, tu ne peux pas le voir comme un coup dans une bagarre, un coup de couteau dans une baston de merde, et il faudrait le faire au ralenti, avec d'un côté le coupable, et c'est toi, et de l'autre la victime, ce gars qui n'a pas profité de la situation, des trois premiers rounds où tu t'es senti cotonneux, vaguement, moins fort que lui, et sans deux ou trois mouvements de hanche, j'y aurais laissé ma tempe, parce que s'il avait eu un peu de chance, ou de la vista, je ne sais pas, ou un tout petit peu plus de vitesse, je n'aurais pas dépassé la quatrième reprise, crois-moi, tu ne peux pas te dire, voilà, ce coup-là, c'est la mort, parce que si c'était la mort, et toi un coupable, parce qu'alors il faisait quoi les cons qui hurlaient, qui applaudissaient dans la salle, qui avaient raqué un maximum pour pouvoir dire j'en étais, sans parler des pay-per-view, avec leurs chips et leur boîte de Budweiser, oui, ce geste, même si je sais qu'il en est mort, d'une certaine manière, et tu ne peux pas t'en laver les mains, hop, hop, et maintenant, revenons au cours normal des choses, impossible, mais ce n'est qu'un geste, et à ce moment-là, après coup, tu n'y repenses pas de la même manière, tu ne peux plus te dire, voilà, il mord la poussière et je deviens le meilleur, le meilleur, le meilleur, tu comprends, mais je pouvais difficilement oublier que c'était un championnat du monde et qu'il avait dit et répété que Gurvan Michals, il en ferait un pantin, parce qu'il aurait fallu que tu vois sa tête, au moment de la pesée, le regard petite chiotte, je vais te refaire la façade, tu vas voir, ta petite gueule en bouillie, tout en intox évidemment, je n'ai pas envie de l'oublier non plus, parce que s'il avait eu les moyens de le faire, il ne se serait pas gêné, mais c'était avant, d'une certaine manière, et quand, dans le hall de l'aéroport, à l'arrivée, quelqu'un a bondi sur Cruz qui le traversait, moi, j'étais à une terrasse à boire un café, j'avais besoin de décompresser, quelqu'un a bondi sur Cruz pour lui dire que Finsbury était mort, et c'est bizarre que ce n'est pas à moi qu'on est venu le dire, pas à moi, alors tu voudrais trouver le souffle, la respiration qu'il faut pour ne pas avoir l'impression qu'on vient de te cogner à mort, j'ai tout compris de loin, en voyant Cruz passer sa main large sur son visage et revenir lentement auprès de moi, j'ai compris, et Pedersen et Jones, aussi, ils ont compris, mais ils n'étaient pas concernés comme moi, d'ailleurs, ils m'ont regardé tout de suite pour voir le choc, et j'ai dit, on s'en va, on prend la route pour Swansea, comme prévu, et on s'est dépêchés, c'était le silence, crois-moi, le silence, encore pire que dans l'avion, dans la bagnole, pareil, sauf qu'à un moment, mon portable a sonné et j'ai reconnu le numéro de mes parents, j'ai décroché, je l'entendais mal, mon père, et on s'est garés sur le bord de la route, il venait d'apprendre la nouvelle, il voulait savoir comment j'allais, bien, ne t'en fais pas, avec ta mère, nous sommes allés prier, dès qu'on a su, c'est bien, ai-je dit, je sais ce que tu as envie de me dire, que ce qui devait arriver était arrivé, et que cela aurait pu m'arriver, à moi, et que maman, et toi aussi, vous en auriez souffert à jamais, je sais, et que la boxe, vous n'avez jamais cautionné, qu'il n'aurait tenu qu'à toi, sûr que j'étais en colère, et qu'il me donnait un prétexte, comme un putching-ball, pour la déverser, cette colère contre les événements, contre moi-même, et que je devais en vouloir à Finsbury d'être mort, d'avoir gâché mon rêve de gosse, d'être champion du monde des moyens, WBA-WBC-IBF, toutes fédérations confondues, champion du monde, sans être Américain, sud-Américain, noir, pauvre, mais européen, blanc, d'un milieu qui ne demandait pas à se battre, fils de pasteur, fils choyé, merde, alors il fallait que je passe ma colère, mais lui, mon père, tu comprends, il a laissé passer l'orage, il a esquivé, voilà comment je pourrais le dire, et puisque visiblement, je ne voulais pas qu'on m'apaise par la compassion, il m'a remis à ma place, tu sais, comme un contre, et tu perds pied, mais, Gurvan, ce n'est pas moi qui aie dit un jour dans une interview que la boxe, ça t'avait canalisé, parce que tu étais en rébellion, et qu'entre les cordes d'un ring, au moins, tu étais cadré, parce que dans la rue, tu aurais pu faire de grosses bêtises, comme ces hooligans qui frappent à mort parfois, ou la petite délinquance, qui ne sait pas s'arrêter, voilà, c'est tout, ce n'est pas moi, mais maintenant, cela ne change rien, puisque Finsbury est mort et tu vas devoir vivre avec cette chose, coupable ou non, responsable ou non, la question n'est pas là, Gurvan, voilà, il n'a pas fait dans la dentelle, mais lui, au moins, n'avait rien à gagner à parler de cette manière, il n'avait pas à ménager mes sentiments, ma carrière, il n'avait pas à marchander sur son affection, parce que tu sais combien, malgré tout, il ne faudrait pas toucher à un cheveu de son fils, mais merde, il n'a pas pris des pincettes, et c'est pour cela que j'étais pressé que tu reviennes pour te parler. Sers-moi un dernier verre, s'il te plaît, et après on rentrera à l'intérieur pour bouffer plus consistant.


    Hier, Cruz a téléphoné pour me dire que déjà, certains voulaient engager des discussions pour la remise du titre, soit contre Umberto Tolosian, que Finsbury avait battu aux points, soit contre Wilfredo Sanchez qui change de catégorie pour faire à son tour ce que j'ai fait, moi. Alors, voilà. Voilà, demain, à toi d'abord, je voulais le dire, enfin tout te dire, depuis le début, mettre tout cela à plat, demain, je vais annoncer ma retraite, j'abandonne la boxe, le titre, tout, la carrière, tout, et je sais que tu ne vas pas me sortir toutes les banalités du tu as bien réfléchi, prends ton temps, c'est le coup de l'émotion, dans quelques mois, l'autopsie te dédouane, toutes ces niaiseries, il y en aura bien assez pour me les passer en boucle, et ceux qui y ont intérêt en premier, j'abandonne, voilà, et ce n'est même pas la peur ou le dégoût qui me motivent, même pas, pourtant je fais des cauchemars, je rêve de Finsbury, je ne vois jamais vraiment son visage, mais je sais que c'est lui, et je n'ai pas envie de remonter sur un ring, de croiser un autre regard qui sera automatiquement celui de Finsbury, même si le gars est mexicain ou colombien, fini, tout cela, j'ai bien réfléchi, et tu sais, ce n'est pas très joli, la vraie raison, ce qui m'a traversé le crâne, la vraie raison, celle qui ne se dit pas, la raison profonde, parce qu'au fond, je pars sur un succès, invaincu, vingt-six combats, dix championnats du monde, vingt victoires avant la limite, vingt-sept ans, l'homme qui a mis fin à l'invincibilité de Brooke Finsbury, l'homme toujours vivant mais terrassé par le destin, à l'aube d'une carrière qui en aurait fait, peut-être, et comme cela ne mange pas de pain, certains diront, sans aucun doute, c'était écrit, une des plus grandes figures de la boxe, avec Joe Louis, Mohammed Ali, Marvin Hagler, parce que ne compte pas sur moi pour remettre le couvert, je ne reviendrai pas, j'ai de toute manière les moyens de vivre très bien, de faire autre chose, donc, les come-back à la con, pas pour moi, non, tu vois, la mise en scène continue, sans moi, le cirque continue, sans moi, parti au sommet de la gloire, Finsbury-Michals, le combat pas comme les autres, tu comprends, et je ne donne pas trois ans avant qu'un scénariste de merde à Hollywood nous serve une daube sur le nouveau combat du siècle, avec tous les ingrédients du tragique, un truc grec enrobé de violons et de ralentis, ils trouveront une belle gueule pour l'occasion, bien plus cinéma que la mienne, et je sais que c'est assez terrible de dire des énormités pareilles, de se servir d'un mort, parce qu'au fond, on va finir par me plaindre plus que lui, et tu sais, pour être honnête, c'est pourtant facile pour moi, parce que j'ai eu ce que je voulais, parce que j'ai largement les moyens de me retirer, tout ce pognon qui m'attend, avec tout ce pognon, passer à autre chose, ce sera facile, et tu sais, si Finsbury ou un autre, il était mort pendant une demi-finale mondiale, j'aurais remis les gants, bien sûr que j'aurais remis les gants, mort ou pas, j'aurais d'abord pensé à ma gueule, à mon ambition, à ma réussite, j'aurais marché sur tous les cadavres à ce moment-là, sans hésiter, et Finsbury me fait souffrir, et quelque part, il me fait souffrir, d'accord, alors il faut bien que je m'y retrouve, que je solde ma douleur et ma culpabilité, celle que j'ai un peu au fond de moi, et celle qu'on voudrait me coller, même si dans cette histoire, on ne peut rien contre moi, juridiquement parlant, puisque tout s'est déroulé en stricte légalité au regard de la loi et des règlements de la boxe, mais évidemment, si j'en étais resté à une demi-finale, j'aurais marché dessus, remisé ma conscience au vestiaire, mais là, au moment de peser le pour et le contre, de reprendre la direction de la salle d'entraînement, au moment de penser aux coups qui arriveront, au moment de penser qu'un jour quelqu'un pourrait te battre, que tout Michals que tu es, un jour, peut-être, sûrement, inévitablement, c'est la règle, tu seras à la place de Finsbury, pas mort, je veux dire, mais dans les cordes et le corps qui tombe, l'œil au niveau des photographes qui prennent bien ton nez qui saigne et tes yeux dans la brume, et non, ce n'est pas possible, pas cela, pas toi, alors, je me suis dit que ce putain de hasard de Finsbury qui clamse, c'était la chance, ma chance d'entrer dans la légende, voilà, je suis celui qui se retire, le tragique, c'est moi, tout à coup, et cette pensée de merde, je ne peux la dire à personne, ni à mon père, ni à ma mère, ni à Samantha, à personne, sauf à toi. Voilà, j'arrête.

     

  • K.O. debout (première partie)

    Je ne vais pas recommencer à dire ce que j'ai déjà dit, et tu le sais, si ? non ?, qu'à la question : tu t'es rendu compte de ce qui se passait ? évidemment non, et d'ailleurs personne, j'ai seulement vu que sur mon enchaînement, crochet-uppercut, il a vacillé, un pas en arrière, sans avoir le moyen de se récupérer, le dos dans les cordes, et il tombe, et tu sais, à ce moment-là, tu ne penses pas, enfin, moi, je n'ai pas pensé, pas pensé à autre chose qu'à ma victoire, au fait que j'avais réussi mon coup, enfin, même pas, parce que je n'ai pas cru que j'avais gagné, parce que je n'imaginais pas qu'il ne se relèverait pas, puisqu'on n'était qu'à la cinquième reprise et qu'il n'avait pas reculé, c'était pas le genre de toute façon, jamais un genou à terre, pas une fois compté même, debout, toujours debout, je veux dire, tu sais, trente neuf combats, trente-sept victoires dont trente-quatre avant la limite, un nul. Tous ces championnats du monde gagnés, à la chaîne, avec une régularité de métronome. Alors, tu es surpris de le voir tomber, pas croire que l'euphorie prend le dessus, pas du tout, en même temps, tu restes sur tes gardes, il était si sûr de sa propre victoire, tu te souviens, ce qu'il disait dans les journaux d'avant-match, que Gurvan Michals, il était bien gentil, mais qu'il ne comprenait pas pourquoi il montait d'une catégorie pour se prendre une branlée, mais il ne serait pas le premier à avoir eu les yeux plus grands que le ventre, parce que super-welters et moyens, ce n'est pas une affaire de deux kilos de plus, et lui, il disait cela aussi, il avait tout : l'allonge, la rapidité, la force, l'expérience, tu ajoutes l'envie, important l'envie, parce qu'à plus de trente piges, il avait su s'économiser, peu de coups reçus, des matchs courts, seize championnats du monde, seize, alors, tu sais, quand il tombe, tu n'y crois pas, je le répète, je ne me suis rendu compte de rien, enfin, sinon qu'il avait le regard perdu, parce que je l'ai accompagné dans sa chute, dans le mouvement des coups, j'étais assez près quand il est tombé, prêt à mordre, moi aussi, et l'arbitre m'a repoussé pour pouvoir faire le décompte, mais j'ai vu son œil, vitreux, suspendu, pour prendre une comparaison, et je ne me place pas au même niveau que ces deux-là, mais pour dire, le regard de Hearns, quand Hagler l'abat au troisième round, tu vois un peu, alors peut-être que je savais que j'avais gagné, mais non, il y avait toute la foule et j'avais beau avoir une petite habitude des soirées de folie, là, c'était vraiment surchauffé, et quand il est tombé, je crois que les gens ont crié très fort, oui sans doute, je ne me le rappelle plus, et maintenant, c'est clair : je ne veux pas revoir une image de toute cette soirée, j'en connais qui voulaient me montrer le k.o., je m'en fous de le voir, le voir, comme si cela rimait à quelque chose, puisque à ce moment-là, j'ai croisé son regard un dixième de seconde peut-être, l'arbitre m'a poussé et après j'ai reculé dans mon coin, j'ai aperçu Berenson qui levait les deux pouces et l'arbitre avait déjà atteint la moitié du décompte, les cinq doigts de la main gauche bien écartés, et la même chose pour l'autre main, avant qu'il ne fasse le signe pour me signifier que les carottes étaient cuites pour lui, et moi, tu sais, je n'ai pas eu un geste pour lui, dans l'instant, j'ai levé les bras au ciel et j'étais habité par autre chose que de la joie, non, pas de la joie, mais un sentiment de puissance, plutôt, un truc vertigineux qui n'avait rien à voir avec ce que j'avais connu, quand j'avais pris le titre W.B.A. à Somoza, chez les super-welters, et même pas avec Henderson, pour l'unification de la catégorie, parce que je savais au fond de moi, depuis le début, que les super-welters, ce n'était rien, du moins pas assez, pas mon rêve, alors que les moyens, oui, bien sûr, évidemment, comme si au foot, tu devenais pro, mais qu'un jour on venait te chercher pour jouer au Real ou au Manchester, et là, tu te dis que c'est bon, donc, quand l'arbitre a fait le geste, le rituel du ciseau, comme je l'appelais, pour dire à tout le monde qu'on en resterait là, j'étais seul au monde, et je l'ai laissé sur le carreau, et c'était d'autant plus facile qu'il n'avait rien fait avant pour que je puisse me dire, merci vieux, un beau combat à deux, il avait trop bouclé l'affaire comme il l'entendait, et sur un terrain parfois pas très convenable, du genre : qu'est-ce que c'est que ce Gallois élevé dans du coton ? moi, je viens de la rue, mes deux poings, c'est ma vie, lui, le petit Gallois, champion d'une sous-catégorie, à un moment où le dernier des tocards peut avoir une ceinture mondiale, tu sais, sur le mode basique, lui le blanc de je ne sais où, dans son pays qui n'en est pas un, parce qu'il a même remarqué que je refusais l'hymne anglais, et que je venais drapé dans l'emblème gallois, et moi le noir, l'homme de la banlieue de Cincinatti, Ohio, tu saisis, je m'en fichais qu'il était noir, c'était sa couronne qui m'intéressait, mais je ne pouvais pas me rendre compte de ce qui se passait, parce que le combat n'avait pas été si dur, je pense, du moins dans mon souvenir, on n'était pas encore à la moitié et je me trouvais encore très frais, d'une grande lucidité pour ce que je faisais et ce que je recevais, j'avais conscience que ses jabs du gauche, je devais les neutraliser parce qu'ils me faisaient terriblement mal, mais j'avais conscience qu'il me faisait mal, voilà : Somoza, Cartridge, ou même Manera m'avaient davantage mis en difficulté, et pour être honnête, je n'avais pas l'impression non plus d'avoir eu l'explosivité nécessaire pour l'éprouver, j'avais juste remarqué qu'à la fin de la quatrième reprise il avait temporisé, moins avancé comme à son habitude, mais je pouvais me dire qu'il menait déjà, et aux points, il menait, c'est vrai, qu'il voulait gérer, jouer le contre, et tu vois, quand les choses se présentent de cette manière, tu ne vas pas chercher midi à quatorze heures, en fait, tu analyses un minimum et tu ne penses pas à l'exception. Je vais me boire un whisky. Pareil pour toi ?


    Pas un seul instant, je n'ai imaginé la suite, j'avais vu toutes les vidéos sur lui, sa manière de faire, d'avancer, les enchaînements, la facilité du pas de côté, un truc assez formidable et mon enchaînement, mon affaire crochet-uppercut, rien de magistral, mais il a dû faire son pas de côté après, avant de partir en arrière, l'arbitre a compté, j'ai levé les bras, dans mon coin et c'était fini, des gens qui montaient sur le ring, un bordel monstre, comme d'habitude et Cruz qui s'est mis à me porter en criant, et d'autres criaient, alors je ne saurais pas te dire à quel moment j'ai reposé les pieds au sol et je me suis avancé vers Finsbury, il l'avait assis dans son coin, il ne semblait pas bien, mais rien de surprenant, Warner ou Cartridge étaient beaucoup plus marqués, je m'en souviens, Warner surtout, avec des entailles, comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences, je sais qu'à ce moment-là, je n'avais plus d'animosité contre lui, rien, étonnant peut-être, mais rien, ni condescendance non plus, c'était fini, tu comprends, j'avais gagné au Madison Square Garden, Brooke Finsbury n'était plus invaincu, plus un champion du monde invaincu, je régnais sur les poids moyens, c'était fait, et de toute manière, les gars de l'organisation m'ont attrapé pour que je me retourne et qu'on me donne la ceinture, il y avait une caméra très près, je ne m'étais même pas rendu compte qu'on m'avait retiré les gants et j'ai brandi la ceinture, avec Cruz et Jones qui parlaient dans tous les sens, tout était très fort, et des micros se sont tendus, j'ai dû dire des banalités, j'étais heureux, c'était difficile, mais j'y avais toujours cru, bien sûr, on peut envisager une revanche, mais en Europe cette fois, pourquoi pas chez moi ?, rien de très original, et de toute manière, je n'avais pas vraiment envie de parler, il fallait que les choses continuent, je n'ai pas vu comment il était descendu, mais je me suis retrouvé seul sur le ring, presque pas de monde autour, pour montrer à nouveau ma ceinture, la foule applaudissait mais commençait à se calmer parce qu'il restait le combat entre Waynhorn et Krensky, et là-bas, aux Etats-Unis, ils adorent les poids lourds, alors je suis descendu, et tout le chemin jusqu'au vestiaire, je ne pourrais pas te dire combien de temps à durer toute cette histoire de remise du titre, la couronne mondiale, la ceinture du vainqueur, Cruz m'a reparlé de mon enchaînement, comment il avait vu Finsbury chanceler et il avait compris tout de suite que le décompte irait à dix, sans problème, parce que les coups, c'est une chose, mais la découverte du tapis, quand jamais tu ne l'as connu, tu sais, là, le tapis, quand tu le découvres, m'a dit Cruz, tu perds tes repères, comme la fin d'un monde, et avec Cruz, on est arrivés au vestiaire, j'ai demandé à ce qu'on ferme la porte, pour se retrouver un peu au calme, Cruz m'a refait le combat, à ce moment-là, je n'écoutais pas vraiment, d'ailleurs, il ne parlait pas pour moi, mais parce qu'il fallait qu'il évacue, il n'était pas sur le ring, tu comprends, lui, aussi, dans son genre, il avait atteint ce qui le faisait rêver depuis tant d'années, à ce moment-là, je me suis vu dans la glace et j'ai trouvé que je n'étais pas marqué, que Finsbury ne m'avait pas marqué, je crois qu'il y a eu un temps d'arrêt, à voir que je n'étais pas marqué, alors qu'on m'avait promis la chirurgie esthétique après, quand je me serais fait laminer par ses enchaînements et son jab du gauche, et je ne sais pas qui m'a dit, allez, va prendre une douche, on va aller fêter ça, moi, j'ai pensé à Samantha et j'ai demandé un portable, même si déjà, on avait dû lui dire de ne plus s'inquiéter parce que là-bas, je l'avais bouffé, Finsbury, j'ai fait court, elle m'a dit je sais, je suis heureuse, et ce n'était pas plus mal que ce soit court, qu'elle et moi, on ne sache pas quoi dire de plus, parce que c'était à peine croyable, et à Samantha je me souviens juste que je lui ai promis de repartir dès le lendemain, de toute manière, j'avais dit à Cruz que quinze jours avant le combat à New York, d'accord, pour digérer le décalage, s'imprégner de l'atmosphère, d'accord, mais ensuite, on plie les gaules, et il était d'accord, puisqu'il avait déjà acheté les billets, même en cas de victoire, on bouclerait les interviews et tout le tremblement en deux temps trois mouvements, donc j'avais fait la promesse à Samantha, j'ai pris ma douche et on est sortis, avec Cruz, Jones, Pedersen, Evangelista et Clive, dans une boîte de jazz parce que je ne voulais me retrouver dans une soirée à la con, avec du bruit et des nanas à la demande, je voulais boire tranquille, et j'ai bu tranquille, les autres beaucoup plus volubiles que moi, je me souviens qu'en montant dans le taxi, quelqu'un m'a glissé que Krensky avait fait mieux que moi, quatre rounds et l'affaire était pliée, mais il était le favori, et de toute manière, cela ne me concernait pas, puisqu'on partait se promener, voir New York la nuit, enfin, tu connais, tu vois ce que je veux dire, tout cela pour que tu comprennes que personne ne m'avait dit qu'il avait eu du mal à regagner les vestiaires, et qu'il avait fallu appeler un médecin d'urgence et qu'on l'avait emmené à l'hôpital, toute cette merde, je ne l'ai appris que le lendemain midi, quand j'ai téléphoné à Cruz pour voir s'il était réveillé, j'avais bu un peu trop de rhum, mais, lui, il n'est pas Cubain pour rien le salaud, il les enfile comme personne, cul sec, et vas-y, remets la dose, alors j'avais envie de voir si malgré tout il avait le casque, mais il était réveillé, parce qu'on l'avait réveillé pour lui dire que Finsbury allait mal, tu vois, j'ai demandé un café et un groom me l'a apporté avec les journaux qui titraient sur la chute d'un géant, Michals le chef, deux ou trois choses, et je n'ai pas compris tout de suite, tu sais, parce que la voix de Cruz était un peu imbibé quand même et c'est en voyant sa tête que j'ai senti que l'histoire prenait le roussi, parce qu'il n'avait pas envie de me reparler de mon enchaînement, absolument pas, et entre temps, il avait eu des nouvelles fraîches et Finsbury venait d'être admis en réa, situation d'urgence, et j'ai repensé à mes coups, à lui qui recule et tombe dans les cordes, pour la première fois, tu comprends, pour la première fois, il faisait grand soleil, le soleil entrait abondamment dans la chambre, et j'aurais dû être heureux, d'ailleurs, Cruz a jeté un œil sur les titres, mais il a évité les commentaires, dans un sens comme dans l'autre, il a inspecté le petit frigo d'intérieur et s'est tassé un double scotch. Tiens autant s'en remettre un autre. Toi aussi ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Véronèse : le triomphe de la peinture

     

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    Véronèse, Le Repas chez Lévi, Académie de Venise, 1573

    Contempler la reproduction d'un tableau est, je le reconnais aisément, une aberration. Quand il a la démesure de l'œuvre de Véronèse (550x1280 !), cela relève de l'imbécillité. Je plaide coupable. Mais par un paradoxe que l'on pourra prendre pour exemple de sophisme, le flou, ici, me convient. Le désordre des hommes, contrastant avec la rigueur des arcades et l'envolée de la perspective, n'en ressort que mieux. Il n'est pas possible de s'attacher à tel ou tel (comme quand nous sommes à l'Académie de Venise et que nous avons tout le temps), de remarquer la finesse du trait, l'élégance des couleurs. Nous ne voyons que le mouvement, avec une rare ampleur : les hommes, les fous, les chiens. Et c'est merveille dans cet art de l'immobilité qu'est la peinture. Notre œil va à gauche, à droite. Le centre s'impose d'abord comme une trouée bleue qui nous absorbe. Nous allons donc aussi d'avant en arrière : des cieux agités au carrelage. Lorsqu'enfin nous disciplinons notre œil, nous lui faisons une place, à celui qui est le Fils. Nous nous y arrêtons, sans plus, d'ailleurs, car, aussitôt, le reste nous distrait.

    Il fallait avoir du génie pour penser une telle scénographie, du génie et de l'audace parce que Le Repas chez Lévi n'est pas le titre initial de l'œuvre. Comme on s'en doute, c'était une commande et l'artiste était censé représenter la Cène. Cela lui valut les foudres de l'Inquisition, tribunal de sinistre mémoire. Mais les autorités furent clémentes et le changement de titre leur suffit.

    On dira, avec à propos, que dans cette histoire, se contenter d'une modification aussi légère cache une hypocrisie regrettable, si l'on s'en tient au dogme. Car, en l'espèce, Paolo Cagliari, ayant peint ce tableau en pensant à la Cène, a péché, et il méritait au moins que l'œuvre fût détruite, et lui châtié. Alors ? Éblouissement devant le chef d'œuvre (mais le saint Office l'avait-il vu ?), éclat oratoire du peintre, faiblesse de l'institution ? Peu importe. En ces temps de régression moraliste, contemplons, allons contempler Véronèse, avant que n'arrivent de prochains procès en sorcellerie.