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off-shore - Page 118

  • Un jour, la confusion...

     

    Il m'est arrivé l'an dernier d'avoir à passer dans l'enceinte d'une université alors que la gente estudiantine pratiquait la Contestation (oui, pratiquait, comme on le dit d'un sport). Et d'enceinte, il était bien question puisque les Rebelles avaient pris possession des lieux et barricadé toutes les entrées. Me retrouvant un temps dépourvu, je rencontrai un jeune homme qui avait fait près de quatre-vingts kilomètres pour régler, lui aussi, un problème administratif. Aussi avait-il, plus que moi, l'envie d'arriver à ses fins. C'est ainsi que nous nous encourageâmes à escalader un empilement de chaises et de poubelles et pour un instant au sommet de la barricade nous fûmes des Gavroches ridicules dans un petit matin en lutte. Heureusement, il n'y avait derrière nul fusil, nul service d'ordre musclé pour repousser les deux assaillants. On regrette toujours après coup de n'avoir pas à raconter un morceau de bravoure mais il faut être objectif. Néanmoins, le spectacle que j'allais pendant quelques secondes contempler valait le déplacement. Je tombais au bon moment du happening gauchiste tel que je n'en avais plus revu depuis mes années universitaires. Avec trois points que je n'oublierai pas.

    Dans la grande cour intérieure, c'était branle-bas de combat. Une assemblée générale. Les si fameuses AG de l'affirmation d'adultes en devenir (encore que les dernières transformations socio-culturelles du siècle achevé et de celui qui suit inciteraient à penser que nous glissons lentement vers une post-adolescence sans fin assez contradictoire avec l'instauration d'une violence sociale généralisée. Grand écart aux coûts humains exorbitants à long terme, dont nous-mêmes, plus âgés, connaissons déjà le prix, tant nous habite une mélancolie diffuse, mais qui vaudra à nos cadets des effets bien plus lourds, je le crains.). Ne faisant que frôler la fourmilière pensante d'un avenir combatif et militant, j'entendis celui qui devait être un leader, vraisemblable petit trotskyste testant son aura en vase clos (pour vérifier si déjà dans l'œuf il y avait de quoi faire de lui une figure politique capable de faire carrière, plus tard, quand il serait, dirait-il, revenu aux principes de réalité, de faire carrière dans l'annexe institutionnalisée grand format qu'est le Parti socialiste (belle usine à recyclage des lendemains de la Révolution)). Et ce leader, croyez-le lecteur/lectrice, répondant à une sollicitation que je n'avais pas entendue, disait : «ouais, mais non, on peut très bien mettre bourgeois, ouais, bourgeois». Diantre, le mot vulgaire dans sa bouche, pas loin du crachat. Moi qui suis un petit-bourgeois tremblais qu'ils se retournassent devant l'intrus et qu'ils finissent par me lyncher, histoire de se faire la main. Mais, bientôt l'idée me parut saugrenue, quand je contemplai le parterre présent : le code vestimentaire mode, sans trop le faire, la posture étudiée de certaines étudiantes fumant leur cigarette, les rebelles à la mèche surveillée, les skate-boarders de l'arrière-banc. Quelque chose qui me faisait moins penser à une manifestation contestaire qu'à un grand rendez-vous post-bac, pour fêter la réussite à un examen qu'on donne à tout le monde. Sauf que nous n'étions pas en juin. Il faisait plus froid. Donc : bourgeois. Je ne suis pas resté pour savoir ce qu'il allait en faire, de ce vocable honni, de cette entité effroyable derrière laquelle ils devaient, comme un énoncé performatif, signifier l'acte qu'ils étaient, eux, pas bourgeois mais marginaux, en lutte, justes et convaincus. Il n'aurait pas été sans intérêt de leur dire que le bourgeois n'est pourtant plus ce qu'il était, que les temps changent et que les règles du néo-libéralisme se durcissent envers cette partie commune de la population qui inclut les bénéficiaires des époques d'expansion. Ceux-ci commencent aussi à payer le prix des lois du marché. Les écarts de revenus s'accroissent à une vitesse assez impressionnante et la prolétarisation des couches intermédiaires est une réalité qui devrait les faire réfléchir sur le monde dans lequel ils évoluent. Mais il n'est pas sûr que le conformisme moral vers lequel revient la jeunesse ne soit pas le signe masquant une aspiration plus grande encore que fut la nôtre à croire qu'ils finiront bien par se faire un chemin dans la jungle. En attendant, ils en restaient à des classifications soixante-huitardes. Il faut dire que le trotskysme universitaire n'a jamais brillé par sa réactualisation.

    Deuxième étage de la fusée dialectique et révolutionnaire : un grand drap tendu sur lequel était inscrite une citation de Bertold Brecht, sur la liberté. Je n'ai plus souvenir de l'intitulé exact mais la référence suffit, comme une mise en abyme du petit cirque auquel j'assistais. Fallait-il voir dans cet appel à l'homme de la distanciation un clin d'œil au jeu dont ils se faisaient les acteurs ? Brecht. Dramaturge ennuyeux au possible, aux procédés si démonstratifs que l'on se demande comment on peut encore le jouer. Sorte d'éléphant dans un magasin de porcelaine, à l'esthétique militante contre laquelle on échangera trois lignes de Sophocle. Je suppose que ce sont ses faits d'arme politiques, entre autres son Arturo Ui poussif mais tellement efficace (dans le sens où il donne paradoxalement le droit au lecteur -et aux spectateurs- de s'absenter tant l'inquiétude en a été congédiée), qui lui valaient ces honneurs. Il fallait donc que j'en déduise l'urgence du combat, l'imminence insurrectionnelle. Ce grand drap blanc était en quelque sorte l'étendard de leur conscience, la manière effectivement très distanciée de signifier la profondeur de champ de la photographie qu'ils tiraient de la situation présente. Brecht. Exploités du monde, dans la transcendance temporelle, nous nous retrouvons. Nous avons nos hérauts. Brecht. Parce que Marx n'est pas assez littéraire (car l'enceinte était lettrée, j'avais oublié de le préciser) ? Ils auraient pu choisir, s'il leur fallait à tout prix un dramaturge, une citation de Michel Vinaver, d'Edward Bond ou de Lars Norén. Restons-en à Brecht.

    Cela, c'était en quelque sorte la caution historique et culturelle. Mais ils sont aussi de leur temps, conscientisés par les misères du monde, fussent-elles passées au tamis du politiquement correct. Il y avait donc, à côté de la prose brechtienne, deux drapeaux palestiniens. À quoi servaient-ils, que signifiaient-ils ? Bien sûr, lecteur/lectrice, je ne vous cacherai pas mon étonnement (un peu feint, malgré tout. Ils sont tellement prévisibles) devant cette irruption moyen-orientale au milieu d'un débat de réforme universitaire très franco-français. Je m'expliquai alors mieux les barricades. Le pouvoir était dehors et eux, enfermés ici par la volonté d'être libres (je le reconnais, l'effet stylistique est un peu facile), demeuraient dans cet îlot, coupés du monde. Une sorte de bande de Gaza, peut-être. Les gauchistes ont toujours aimé les keffiés.

    Je plaisante mais cela ne me fait pas rire. Les bourgeois et Brecht, c'est du risible. Le drapeau palestinien, c'est consternant (et je reste très en deçà...). C'est pratiquer l'amalgame, le réductionnisme politique jusqu'au point de non-retour. Oui, disons-le : de la connerie brute. C'est, dans un élan de pur (!) sentimentalisme, assimiler sa lutte de petit(e) étudiant(e) nanti(e) à celle d'une population au territoire incertain (évidemment, je peux le dire puisque en se plaçant à l'échelle du monde, ces penseurs magnifiques m'autorisent à toutes les comparaisons, à tous les rapprochements honteux. Je joue le jeu.). Et si je prends alors à la lettre le signifié de leur rapprochement, je dois alors les considérer en fonction de la situation à laquelle ils se réfèrent, et ce n'est plus consternant mais proprement abject. La solidarité, quand elle est déplacée dans son affirmation, est moins un acte de compassion qu'un retournement sans dialectique, nombriliste et pour le coup le fruit d'un esprit petit-bourgeois tel que Flaubert en a recueilli les perles dans son Dictionnaire des idées reçues. Je plains le Palestinien qui souffre des conditions qui lui sont faites là-bas, d'avoir ainsi le soutien de gens qui le mettent à toutes les sauces. Mes conditions d'inscription à la fac, c'est comme les tracas administratifs du Palestinien qui travaille en Israël : il faut une certaine dose de cynisme pour oser poser une telle équation. Je suppose que dans la masse qui était là, beaucoup ne pensaient pas cela mais personne n'avait eu la décence de demander qu'on les décrochât, ces drapeaux, et qu'on les gardât pour des moments plus appropriés.

    D'ailleurs, ceux qui les avaient accrochés (entendons : les quelques-uns qui en avaient vraiment pris l'initiative), quel était leur dessein, sinon celui, rance, et mille fois réactivé, d'un antisémitisme, sous couvert d'un antisionisme de circonstances, et dont il faut dire qu'il n'est pas, loin s'en faut, l'apanage des fascistes de service ? Qu'on ne s'étonne pas que nombre de recrues d'extrême-droite aient fait leurs classes à l'autre bord de l'échiquier politique. Je les ai vus faire jadis. Ils n'ont pas changé. Ils ressortent les mêmes antiennes, trempant parfois leur encre jusqu'au puits du Protocole des sages de Sion. La Palestine est leur leitmotiv. Peu importe les entités qu'on y associe. Non qu'ils se sentent si proches de ceux qui y vivent, non qu'ils en connaissent l'histoire (et pour l'avoir déjà expérimenté, on reste pour le coup abasourdi devant leur cécité quant à l'épisode du septembre noir de 1970, quant aux conditions faites dans certains pays arabes aux travailleurs palestiniens) mais la haine du Juif est telle qu'ils en font l'alpha et l'omega de leur prétendue pensée et qu'ils la mettent en scène dès que l'occasion se présente. Et c'en était une, visiblement.

    Devant ce mélange des genres, je pense à Jarry et à son décervelage ubuesque.


     

  • Jean Genet, poète

    On oublie souvent que Jean Genet, outre ses romans et ses pièces de théâtre, a écrit des poèmes, entre 1942 et 1947, dont les fameuses strophes du Condamné à mort, dédiées à Maurice Pilorge. Poésie classique (nous reviendrons sur le classicisme de Genet, essentiel) et fulgurante dont sont extraits les quatrains suivants :


    LES ASSASSINS du mur s'enveloppent d'aurore

    Dans ma cellule ouverte au chant des hauts sapins,

    Qui la berce, accrochée à des cordages fins

    Noués par des marins que le clair matin dore.


    Qui grave dans le plâtre une Rose des Vents ?

    Qui songe à ma maison, du fond de sa Hongrie ?

    Quel enfant s'est roulé sur ma paille pourrie

    À l'instant du réveil d'amis se souvenant ?


    Divague ma Folie, enfante pour ma joie

    Un consolant enfer peuplé de beaux soldats,

    Nus jusqu'à la ceinture, et des frocs résédas

    Tire ces lourdes fleurs dont l'odeur me foudroie.


     

  • Paroles de Mitterrand

    http://s.plurielles.fr/mmdia/i/28/8/tf1-lci-francois-mitterrand-lors-du-debat-de-1981-contre-valery-2300288_1341.jpg

    François Mitterrand en 1981

    Il ne fait pas de doute que le coup fut préparé, même si nous n'en étions pas encore au stade de la parole politique gérée à la seule aune des impératifs communicants. Pas de doute qu'un conseiller quelconque, lors d'une réunion, ait glissé que devant les résultats catastrophiques du moment en matière de chômage et d'économie (évidemment, avec le recul, on est tenté de sourire : le pire était à venir et ce qu'on nous vendait alors pour une situation conjoncturelle se révélerait bientôt être les symptômes d'une évolution structurelle par laquelle nous glisserions vers un capitalisme global de destruction massive), le pompeux Giscard d'Estaing devenait l'homme du passif. Car c'est de cela qu'il s'agit. Le débat Giscard d'Estaing-Mitterrand de 1981. Le candidat socialiste a soixante-quatre ans et cette élection est son dernier tour de piste, dernier tour de piste engagé sur une pente catastrophique durant l'automne 80. Michel Rocard a pourtant essayé de tirer la sonnette d'alarme pour enrayer, après l'échec des législatives de 1978 la spirale incessante de la défaite. Mais Mitterrand, outre qu'il a toujours cru en son destin, a un compte à régler avec le président en place.

    Il ne pouvait pas oublier, lui le lettré, l'homme des mots, que sept ans plus tôt, un polytechnicien dont l'auteur préféré est Maupassant (misère...) lui avait damé le pion par une formule assassine : «vous n'avez pas le monopole du cœur» (car on sait bien que le cœur est à gauche, et pas seulement dans le domaine de la physiologie. Les gens de droite sont des sans-cœur et ceux de gauche l'ont sur la main, le cœur, comme des parangons de vertu et d'esprit solidaire). Et lui, pourtant favori, avait perdu. On avait beaucoup glosé sur les effets de cette phrase dans le basculement électoral qui fit triompher, avec trois fois rien, l'étique auvergnat. L'enjeu n'était donc pas de seule politique ; elle touchait aussi à la rhétorique. Alors, à la métonymie qui avait gagné sept ans plus tôt succéda la paronomase. Giscard d'Estaing engagé dans le procès de l'homme du passé, à la fois quatrième République et glissant vers la vieillesse, se prit en retour de service (soyons métaphoriquement tennistique) qu'il était, lui, l'homme du passif. La formule frappe les esprits. Mitterrand ne sait pas encore qu'il vient de sauver bien plus que son destin politique.

    On connaît la suite, en effet, quand à l'automne qui suit son élection la maladie est diagnostiquée et qu'on ne lui en promet que pour quelques mois, comme une superbe ironie du destin, l'apostille tragique d'un traité du vain combat. Seulement, Mitterrand croit, ce sont ses dernières paroles de vœux présidentiels, aux forces de l'esprit. Il ne sera pas un homme du passé. Entendons ici : un homme qui ne fait que passer, à peine au sommet et déjà dans le cercueil, une figure pompidolienne, d'une certaine manière. Non, pas l'homme du passé. Et cette formule récusée par un jeu de mots grâce auquel il croit avoir vengé l'affront de 1974 et signé sa victoire définitive de mai 1981, est le sésame encore mystérieux de cette course stupéfiante contre la mort qui lui fait balancer par dessus bord le quotidien politique, les aspirations promises de la campagne, les rêves de toute une génération. La candidature de 1988 est, en apparences, celle où il se pose en rempart à la dérive chiraquienne, mais l'enjeu est ailleurs. Il gagne, en mentant et en mettant plus bas que terre celui qu'il a pris pour Matignon. L'adversaire était trop médiocre. Médiocrité qui n'est pas tant le fait de l'homme lui-même que le fruit d'un déséquilibre dans les énergies mises en jeu. L'homme du passé est dans une lutte d'un autre ordre. Il attend la mort depuis près de sept ans et elle ne vient pas. De quoi croire un temps, comme Tolstoï, à son immortalité.

    «Je sais que je vais mourir, mais je n'y crois pas» a-t-il dit un jour. Lorsqu'enfin il doit se démettre de la fonction, cette formule sur laquelle il a rebondi quatorze ans plus tôt se retire de lui. Ce qu'elle avait porté inconsciemment avec autant de constance peut enfin être désarmé. Il s'en va et lâche prise. Mai 1995-janvier 1996.

    Que la confiance en une parole ait pu forcer la vie plus que de raison, dans cet état présent, laisse songeur. Le désastre politique de Mitterrand, son fourvoiement idéologique, sans parler de son passé sulfureux n'ont ici pas de raison d'être invoqués comme contre-arguments. Qu'il ait relégué l'intérêt général au profit de ses desseins les plus personnels, et que cela soit peu flatteur, nul n'en disconviendra. Mais il ne fut pas le seul, et notre histoire contemporaine est pleine de cyniques. D'ailleurs, pouvions-nous ignorer l'esprit florentin de l'homme qu'il avait été depuis le sortir de la guerre ? N'invoquons jamais notre naïveté pour faire des leçons de morale. Soyons un temps mystique,  et faisons de ses seules préoccupations de miraculé un objet d'étonnement (au sens le plus ancien), une sorte d'élan romanesque. Étonnement, non devant ce qu'il fut, mais devant cet inconnu en nous qu'il met en lumière et que nous n'aurons, peut-être, jamais le courage, ou l'envie, d'aller chercher.


     

  • Fin de partie (à répétition)

    La pensée de l'amitié : je crois qu'on sait quand l'amitié prend fin (et même si elle dure encore), par un désaccord qu'un phénoménologue nommerait existentiel, un drame, un acte malheureux. Mais sait-on quand elle commence ? Il n'y a pas de coup de foudre de l'amitié, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps. On était amis et on ne le savait pas.

    (...)

    La philia grecque est réciprocité, échange du Même avec le Même, mais jamais ouverture à l'Autre, découverte d'Autrui en tant que responsable de lui, reconnaissance de sa préexcellence, éveil et dégrisement par cet Autrui qui ne me laisse jamais tranquille, jouissance (sans concupiscence, comme dit Pascal) de sa Hauteur, de ce qui le rend toujours plus près du Bien que "moi".

    Telles sont les premières et les dernières lignes du livre de Maurice Blanchot, Pour l'amitié (Farrago, 2000). L'ouvrage est bref, très bref, et simple. Comme si, pour aborder ces rives fortes et subtiles de notre humanité, de ce qui en fait le prix, il n'avait pas été possible ou utile à l'auteur d'en explorer tous les arcanes. Une retenue, un non-dit qui rappelle Montaigne évoquant La Boétie :

    "Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy ; par ce que c'estoit moy"

    On sent chez l'un et l'autre que l'on touche à la limite de la langue. Les mots leur manquent. Et, nous aussi, les mots nous manquent parfois (ou nous ont manqué), comme nous manquent intensément ceux et celles, aimés, qui sont partis. Et, souvent, pour se rassurer, pour que la vie ne soit pas un immense champ de ruines précieuses, on se dit que ce sont eux qui m'ont manqué.

     

  • Marelle

     

    Je suis descendue à la cave pour un vide-grenier. Chez nous, il n'y a pas de grenier. Pour nous faire de l'argent et préparer notre mois d'août en Irlande. Claire a des copains qui l'ont fait l'an dernier et le jeu en vaut la chandelle, semble-t-il. Ils ont pu s'offrir un voyage autour de Barcelone. J'avais commencé la veille à faire le tri dans mon armoire : virer toutes mes guenilles, les affaires que je n'ai même pas eu le temps d'user parce qu'elles m'ont lassée avant. Des tee-shirts avec des inscriptions dorées, des pantalons à la coupe dépassée.

    Je n'imaginais pas qu'une si petite armoire pouvait contenir autant d'horreurs et qu'une si petite vie que la mienne avait à déverser autant d'antiquités. Huit ans ici, depuis que mes parents ont acheté la maison. J'ai retrouvé des bandanas que je portais quand j'avais encore les cheveux longs. Je jette. Des horreurs. En fait, un tri a déjà été fait, il y a quatre ans, quand Mathilde est partie vivre avec son copain et que j'ai récupéré sa chambre.

    Mathilde. J'ai pris conscience que c'était comme si moi, dans un an, je mettais les voiles avec Loïz-Ronan. Imagine-toi, ma vieille, un an. Mais ce n'est pas possible. Nous avons le même âge sans situation. Antoine, lui, travaillait déjà. Ils étaient sérieux à faire des gosses. D'ailleurs cela a commencé. Mais j'ai refusé d'être marraine. Tante à seize ans, c'était déjà bien suffisant. De toute manière, je sais bien que Loïz-Ronan ne sera pas le dernier. Il est mignon, il est gentil. Je ne l'aime pas. Cela ne peut pas être cela, aimer. Il manque quelque chose. Je ne sais quoi. Sinon, on n'en ferait pas toute une histoire.

    Cette petite armoire, je l'ai vidée d'un bon tiers. Manteaux, pulls, sweats, tee-shirts, chemises. Je n'en connais pas la valeur. Peut-être rien. J'ai tout mis en vrac dans des plastiques Monsieur Bricolage. Claire s'était proposée pour faire le tri ; j'ai refusé. Je refuse beaucoup, en fait. Je n'ouvre jamais mon armoire à quiconque. Je ne supporte pas toutes ces filles qui s'échangent leurs affaires, partagent leurs couleurs, leurs odeurs, leurs formes.

    J'allais m'arrêter là, à mon armoire. L'après-midi du samedi s'achevait. Maman m'a dit qu'il y aurait à voir aussi à la cave, dans tous les cartons où elle a entassé un fourbi de jouets et de livres. Il y aura peut-être des bibliothèque rose ou un jeu de petits chevaux en bois qui intéresseront les passants. Je n'y avais pas pensé. Je n'aime pas les puces, ni les brocantes. Je n'aime pas marchander.

    -Tu ne vas pas voir à la cave ? a-t-elle répété.

    -Si, si, j'irai demain. Là, je suis fatiguée, et c'est l'heure d'Amicalement vôtre.

    C'est dimanche. Ils sont invités chez des amis à un barbecue. Ils rentreront tard. Avant de partir, maman m'a juste indiqué la zone à explorer, pour que je ne dérange pas trop. Mon père a son désordre ; il n'aime pas qu'on y touche. Il a tout son matériel de jardinage, les outils propres comme s'ils n'avaient jamais servi. J'aperçois le ciel bleu par le soupirail ouvert. L'ampoule ne dissout pas toute l'obscurité. Je ne descends jamais à la cave. Je n'ai rien à y faire. Une odeur de terre humide persiste, même s'ils ont coulé une dalle en béton. Je ferai deux tas : les vieilleries qui finiront en exposition sur le trottoir devant chez Claire ; les irrécupérables, pour la déchetterie. Faire, là encore, un peu de ménage. Au moins, ma mère ne dira pas que mes histoires n'ont servi à rien.

    Mes poupées, mon baigneur. Je n'ai pas de nièces ou de petites cousines à qui les donner. Mathilde n'a eu que deux garçons, coup sur coup, et j'espère qu'elle s'arrêtera là. Je ne parie pas sur l'avenir. De toute manière, ils sont passés entre mes mains et cela se voit. Il paraît que j'étais une enfant assez brusque. J'expédie ces horreurs dans un sac poubelle. D'autres jouets suivent le même chemin. La cage du serin, quand j'étais un mois, l'été, chez grand-mère. Je lui en ai toujours connu, des serins jaunes. Ils se sont tous appelés Kiki. J'ai gardé la cage parce que j'aimais beaucoup ma grand-mère et que pendant un temps, après sa mort, j'ai conservé son oiseau. Il est mort, lui aussi, très vite, peut-être parce que je n'en prenais pas soin. Je ne sais pas. A moins que ce soit la vieillesse. C'est bien difficile de mettre un âge sur une petite boule de plumes. Il n'a pas eu de successeur. Je retrouve aussi un bocal à poissons rouges. Je les plaignais de tourner en rond mais la prof de sciences naturelles nous a appris cette année que leur mémoire n'excédait pas trois secondes. Trois secondes. La maladie d'Alzheimer à l'échelle de l'espèce ! Et je déblaie.

    Dans un sac plastique bleu turquoise, au milieu du second carton, un peu n'importe quoi. Mon ancienne ardoise avec les bords de plastique rouge, où il fallait inscrire les résultats, pendant les exercices de calcul mental. Je n'aimais pas ; j'étais un peu lente. Il y a même l'éponge dans son étui, qui puait très vite, et cela laissait une odeur désagréable sur les mains. Des crayons de couleur et des bâtons de pâte à modeler, orange et verts. Et un truc, au fond. Un truc plus lourd.

    Une boîte de cirage. Djélil. La boîte est légèrement cabossée. L'arrière est éraflé et le couvercle aussi. Une traînée qui a abîmé la marque. Je la tiens dans la main. Je la regarde sans bouger. Comment ai-je pu oublier ?

    Le CE1. Nous nous sommes retrouvés dans la même classe. Il était arrivé pendant l'été, en provenance du sud, Béziers ou Perpignan. Un désordre de boucles noires. Une silhouette plus fine que la moyenne et la moue frondeuse. Une vivacité dans le regard. Nous habitions dans la même rue, lui au 12, moi au 19. Il était le plus jeune d'une famille de quatre ou cinq enfants. Je ne sais plus. Je le dépassais d'une tête mais j'étais plutôt grande pour mon âge. Depuis je suis dans la moyenne. Il revenait chez lui accompagné d'une sœur en CM2 (je crois qu'elle s'appelait Sabrina), qui prenait son rôle très au sérieux et lui n'aimait pas cela, c'était très clair. Dans la cour de récréation les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Les filles à la corde à sauter, les garçons au foot. Djélil était comme les autres, ni plus, ni moins.

    Alors, je suis restée un peu bêtasse la première fois qu'il m'a parlé pour quelque chose de personnel, c'était juste avant Noël, pour me dire que nous pourrions rentrer ensemble, que ma mère n'était pas obligée de se déplacer. Nous étions tout près du portail d'entrée. Elle m'attendait justement, ma mère, en train de discuter avec des femmes du quartier. Je ne sais plus s'il marchait devant moi et qu'il s'était arrêté ou s'il avait fait un effort pour me rejoindre, vu que j'étais du genre à ne pas lambiner. Je ne me souviens que de la question, comme un marché à prendre ou à laisser. C'est comme tu veux. Dit d'un air détaché. Sans jamais avoir dépassé le bonjour bonsoir de voisinage, auparavant. Il venait à moi. J'ai beau chercher : je n'arrive pas à retrouver une autre origine à notre relation, comme si le premier trimestre avait été une longue ignorance réciproque. Non, il m'a abordée de butte en blanc, avec son sens pratique, une manière de résoudre un problème. Il attendait ma réponse. Je cherche encore et je ne vois aucune copine autour de nous, ni Sandrine, ni une autre. Une mémoire de poisson rouge, sur ce coup-là. Et nous avons fait le chemin ensemble. Nous nous sommes chamaillés souvent. Nous pouvions nous accuser de tricheries, de mensonges, de coups bas pour les interros. Mais nous récitions aussi les tables de multiplications, les poésies et les dates historiques.

    Il était dans la rangée du milieu, moi dans celle près de la fenêtre. Je le voyais de dos. Il n'était pas du genre à se retourner, ni à faire l'intéressant. Ses parents ne rigolaient pas avec l'école. Il n'avait pas le droit de quitter les trois premières places. Et troisième, déjà, c'était la honte, parce que son frère aîné (Amar ? Medhi ?) avait placé la barre assez haut : une grande école. Une grande école ? Plus grande que notre école ? Il rit de moi. Il m'expliqua ce que c'était, une grande école. J'étais vexée, mais je lui fis promettre de ne jamais le dire à quiconque. Même sous la torture ? Même sous la torture.

    Un jour que je fouillais dans mon cartable pour retrouver un stylo, sortant tout mon désordre de livres, cahiers, trousse, il me demanda ce que c'était, cette boîte de cirage. Il ne s'intéressait pas aux jeux de filles. C'était pour la marelle. Il s'agissait de récupérer une boîte vide et de la lester avec des cailloux ou de la terre. Et cette boîte, nous la lancions sur des carrés numérotés. Tout au bout il fallait atteindre le ciel. Il se contenta de sourire, en approuvant d'un signe de tête. Une fois, peut-être deux, il prit le temps de venir me voir jouer.

    Djélil finit par m'avouer qu'il m'aimait bien, alors que nous étions chez moi à préparer un exposé sur les saisons. Il était assis face à moi, en train de finir la reprise d'un paragraphe au propre. Il avait levé la tête, l'air soucieux, mâchonnant son stylo bille. J'ai demandé ce qui n'allait pas. Il m'a dit : Valérie, je t'aime bien. Je donnerais cher pour voir mon visage à ce moment-là. Je l'aimais bien aussi. Il s'est levé, a contourné la table. Assise, ma supériorité de taille s'effaçait ; il devenait même un peu plus grand. Il m'a regardée, a attendu un instant avant de poser ses lèvres sur les miennes. Pas un baiser d'enfant, pas un baiser d'aujourd'hui avec Loïz-Ronan, mais une sorte de mixte maladroit et sérieux, un goût de chlorophylle qui vint rafraîchir mes dents de lait. Je n'avais pas bougé, pas esquissé le moindre refus, pas exprimé le moindre enthousiasme. J'avais la fixité des âmes pétrifiées. Et je l'ai vu reprendre sa place, avec le même sérieux, comme si de rien n'était.

    Notre histoire n'eut jamais de petits mots débiles, de petits cœurs au feutre sur une page grands carreaux, d'inscriptions sur les tables ou sur les trousses. Elle n'eut pas de témoins ; les baisers furent rares, toujours à l'abri des regards, chez moi, pendant que nous travaillions ensemble, les mercredis après-midi. Ma mère allait en ville ; ma sœur faisait du sport au collège. Il y avait de la gravité en lui. Depuis, j'ai connu la gaminerie des billets doux, des chuchotements entre copines pour savoir si machin ou chose serait prêt à sortir avec toi, les inquiétudes du corps réglé qui ne sait pas quoi se permettre avant la première fois. Il m'avait fait promettre de garder le secret. Il ne voulut pas m'en donner la raison. Il était si beau et si doux que je fis comme il l'entendait. La fin de l'année arriva.

    Je passai un été banal. Un mois chez ma grand-mère ; trois semaines en Normandie, avec les parents et Mathilde, dans un camping près de Carterets. Je n'en ai aucun souvenir autre que géographique. Je sais où j'étais. Rien de plus.

    Il réapparut dans notre rue une semaine avant la rentrée. Je l'aperçus de loin, avec ses parents. Il me fit un signe de la main, un signe discret, comme peuvent en faire des camarades qui vont bientôt entamer une nouvelle année.

    Djélil est venu frapper chez moi, sans savoir si j'étais là. Oui, je suis là. Je le revois de près pour la première fois depuis bientôt deux mois. Il n'a pas beaucoup grandi. Il est bronzé, presque noir. Ses yeux ont soudain l'air d'être plus clairs. Il revient d'Algérie. Maman lui demande s'il a fait bon voyage ; elle comprend son bonheur ; elle-même adorait, dans son enfance, retrouver ses grands-parents, près de Gênes. Nous devons parler de banalités, je suppose. Maman nous demande si nous voulons du jus d'orange. Elle sort faire une course. Elle en a pour dix minutes. Elle nous ramènera des pâtisseries. Il porte un blouson de jean. Nous nous mettons chacun à un bout de la table, comme lorsqu'il m'a fait sa déclaration. Nous ne savons pas quoi faire, je crois. J'aimerais qu'il m'embrasse. J'attends qu'il m'embrasse. C'est mon premier émoi de fille, une anticipation du désir.

    Au bout d'un moment, il se lève et s'approche de moi. Il sent que le temps est compté. Bientôt, nous ne serons plus seuls. Il sort de la poche intérieure une boîte de cirage et me la tend. Elle pèse. Il est descendu dans le sud, très au sud. Il a de la famille là-bas. Dedans, c'est du sable du désert. Je le sers fort dans mes bras. Je me mets à pleurer. Je n'ai pas réfléchi. C'est venu. Je suis à peine calmée quand maman ouvre la porte. Juste le temps de glisser la boîte sous mon pull. Maman voit tout de suite que j'ai pleuré. Elle veut une explication. C'est Djélil qui répond en disant que peut-être nous ne serons pas dans la même classe. Il a entendu dire que nous serions séparés. Il prend une mine triste, pour qu'elle n'ait pas de doute. Et moi, je file dans ma chambre, cacher mon talisman.

    Oui, je l'ai serré fort, très fort, sans y penser, avec un élan que je n'ai jamais retrouvé depuis. Jamais été aussi nue que ce jour-là. On dira que ce sont des enfantillages. Je n'ai pas encore assez vécu mais je me demande si un jour je serrerai quelqu'un aussi fort. Sans doute. Ce ne sera pas Loïz-Ronan. Ma mère retourne à ses occupations. Nous allons dans ma chambre.

    Sur l'atlas du monde, il me montre l'endroit, l'endroit du sable, jusqu'où il s'en est allé en pensant à moi. Evidemment, c'est imprécis. Le nom manque. Mais c'est juste pour se faire une idée. Une immensité ocre, avec des nuances plus foncées pour marquer les plus grandes altitudes. J'éprouve un sentiment de culpabilité de n'avoir rien à lui offrir. Je me contente de lui montrer Carterets. Il y a du sable aussi, là-bas, mais il n'a aucun intérêt.

    Je ne jouerai jamais avec cette boîte. J'aurais peur qu'un choc malheureux ne vienne l'ouvrir et que le désert se répande dans la cour. Il ne m'en voudra pas s'il ne me voit jamais la sortir de mon cartable. Il sourit. Je n'en ai parlé à personne, surtout pas à Mathilde. Elle ne comprend pas grand-chose. Et les années ne l'ont pas améliorée. Personne, de toute manière, ne comprendrait.

    La rentrée se fait. Nous sommes dans la même classe. Encore deux mois, avant que mon père n'obtienne une promotion et que nous abandonnions la région, pendant la Toussaint, pour le premier de nos déménagements. Je lui ai dit que nous partions. J'étais triste. Il devait l'être aussi. Je lui enverrai mon adresse. Je l'ai fait. Il n'a pas répondu.

    La boîte est dans le creux de ma main, comme une huître. Je la caresse sans savoir à quoi je m'attends. Je me décide. J'actionne avec délicatesse le mécanisme pour soulever le couvercle. Il cède difficilement. J'ai très peur. Djélil. Le sable du désert, sur lequel je passe le bout de mes doigts. Je le vois pour la première fois. Je n'avais jamais osé l'ouvrir. C'est du sable au grain inégal, d'un ton ocre, très foncé, comme une épice. Un objet, pas vraiment un objet d'ailleurs, quelque chose qui vous filerait entre les doigts, un signe lointain. Dont moi seule sait qu'il est lointain. Personne ne peut comprendre. Il n'est pas nécessaire d'y avoir inscrit la provenance, comme sur les bibelots ridicules que ma tante ramène à mes parents, parce qu'elle voyage tellement qu'il faut que cela se sache.

    Djélil. L'Algérie. L'Algérie, un jour y aller. Ici, le bleu du ciel est à l'étroit dans le soupirail. Le ciel de la marelle. Je referme la boîte et monte dans ma chambre. Je me suis saisie de l'atlas et j'ai cherché l'endroit, en vain, l'endroit du désert. A la place, mon souvenir soudain retrouve sa main, noire et petite, sur la carte, et son visage tout près. J'ai passé en revue les noms possibles de cette recherche. Je me les suis répétés tout bas, imaginant que peut-être les syllabes seraient magiques, qu'elles ressusciteraient sa voix. En vain. Sa voix, je l'entends mais les mots sont inintelligibles. J'ai placé la boîte dans mon coffret à bijoux.

    A la cave, j'ai tout balancé. Ou presque.

    Loïz-Ronan a téléphoné. Il était agaçant. J'avais des devoirs à finir, ai-je dit.

    -Des devoirs ? Tu te moques de moi ? Fin juin ? Tu t'es déjà mise au programme de prépa ? Quel sérieux ! Attends quand même les résultats.

    -Merde.

    Et j'ai raccroché. Ce n'est pas grave. De toute manière, il est habitué. Je suis pire que ma sœur, question caractère. C'est ma mère qui le dit. Je n'ai pas mangé ; la nuit est tombée. Je suis allée me coucher et dans le silence éteint de ma chambre, je me suis demandé comment j'avais pu l'oublier ; et comme la contrepartie à une réponse qui ne pouvait plus venir, j'ai retrouvé les pleurs enfouis de la Toussaint, il y a onze ans.




     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

  • Devoir de mémoire ?

    Été 2007. Le Lac de Garde, dans un bain de soleil éclatant, offre les attraits d'une végétation quasi méditerranéenne. Bientôt apparaît Salò. La petite ville a désormais les atours balnéaires qui font se promener des vacanciers tranquilles. Maisons propres, nettes ; rues avenantes. Puis, au milieu (ou presque) d'une rue piétonne, un chevalet où est peint en larges lettres Caffè Nero. Et, sous l'inscription, la face rogue du crapaud mussolinien (1). Inutile d'épiloguer, mais simplement l'écrire : que l'Italie contemporaine, c'est aussi cela.

    Je pense alors à Giorgio Bassani, aux cinq volumes des Romans de Ferrare, à la Micol du Jardin des Finzi-Contini, à Clélia Trotti, à Athos Fadigati, à Edgardo qui, lassé de voir que la justice n'a pas fait son œuvre, se suicide dans Le Héron.

    Il ne s'agit nullement de se réfugier dans la littérature par frilosité ou naïveté mais de la convoquer pour rappeler que si l'Histoire doit être considérée (intellectuellement) dans sa totalité, il est des impératifs catégoriques pour une ambition démocratique réelle et pratique, à commencer par celui de ne pas légitimer ceux qui se préval(ai)ent d'en dénier les aspirations.

     

    (1) j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'un café-musée ouvert en 2004 pour commémorer la République de Salò

     

  • Vermeer, l'illusion de toute mesure

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    Vermeer, Le Géographe, 1668

     

    Vermeer peint durant ce qu'on appelle l'âge d'or hollandais, quand le pays voit sa puissance économique en faire le maître du commerce. Ce n'est pas un artiste de paysage, si l'on excepte La Ruelle, avec son étrange décentrement, et la très fameuse Vue de Delft, ô combien chère à Proust. Il préfère les intérieurs. Ceux-ci ont souvent une même structure, avec un mur qui, au fond, barre le regard, et des fenêtres à gauche qui, avec leur quadrillage de plomb, laissent entrer une lumière douce. Le vitrage est assez épais, comme on en trouve encore si l'on va à Bruges, Anvers ou Amsterdam. Sur ce point, Le Géographe est un tableau classique du peintre.

    L'intérieur, un peu en désordre, est confortable mais sans excès. Tout est suggéré : l'étoffe au premier plan, outre qu'elle permet de souligner la maîtrise technique de l'artiste, fait le lien, par le bleu dont elle est parsemée, avec le personnage et, plus discrètement, le siège au fond. L'œil  du jour se dépose sur les choses. Tout est calme. Tout est stable.

    À l'arrière-plan, sur le haut de l'armoire, un globe trône comme un soleil. Les grands voyageurs ont bouclé le monde, jusqu'aux terres australes. Le monde est fini. La terre est ronde et l'on en a fait le tour. Il n'empêche que cette finitude est pleine de mystères et d'approximations. La cartographie demeure une aventure et nous, aujourd'hui, sourions parfois devant les brouillons de ceux qui voulaient rendre compte de cet espace de mer et de terres immenses diversement peuplées.

    Le personnage est absorbé. Une main en appui, l'autre tenant un compas, son regard et son esprit semblent suspendus. Sur quoi s'arrête-t-il soudain ? Un calcul ? Une pensée toute personnelle ? Parions pour la seconde solution. Il y a en lui une délicatesse et une jeunesse tombant comme un contrepoint au sérieux de ce qui est engagé, justement, par ce que l'on ne voit pas clairement : la carte étalée sur la table. Carte d'un pays lointain, d'une contrée... Pure hypothèse. Il est encore possible de divaguer, d'être à la fois saisi et inquiet des richesses du monde. Celui-ci résiste encore et ce moment où le travail intellectuel laisse, peut-être, la place à l'imaginaire, éblouit parce qu'il nous est désormais impossible de comprendre la puissance active de ce combat entre les êtres et l'espace à conquérir. Il n'y a plus guère que les enfants pour pouvoir s'émerveiller. Le Géographe témoigne incidemment d'une époque où les lieux (côtes et intérieur) demeurent encore insoumis. Il faut y revenir, et pour longtemps encore. Le travail est à hauteur d'homme. Il n'est pas encore dévolu aux puissances technologiques et satellitaires. Google Earth n'a pas encore rétréci l'horizon à un possible zoom sur l'écran de nos ordinateurs.

    Certes, on rétorquera qu'il est un des maillons de cette entreprise d'assujettissement qui nous aura amenés à contempler le monde à travers une petite lucarne pixellisée. Il est déjà un tueur de rêves en puissance. Admettons. Mais, pour l'heure, j'envie encore une fois la perdition de sa pupille, cette insuffisance momentanée du calcul qui le pousse à lever la tête vers la fenêtre, à regarder ce qui lui est familier (que peut-on imaginer du dehors ?), à n'être plus , véritablement, et à ne pas croire, pour un instant, que tout soit mesurable. Il est encore dans un âge d'or...


     

  • Une belle rencontre ( ou l'erreur sur la personne...)

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     Robert Rauschenberg, Choke, 1964,  Mildred Lane Kemper Art Museum

    Léo Castelli, le galleriste, qui n'était pas encore connu, s'entretenait avec Josef Albers, son maître au Black Mountain College. La discussion, comme toujours, était pleine de profondeur et soudain, Albers lui parle d'un texan qu'il a d'ailleurs eu comme élève, sorte de tête brûlée sur lequel nul ne voudrait parier un dollar. Castelli, saisi sans doute de cette ardeur intuitive qui ne le quittera jamais, décide quelques jours après de se rendre à l'atelier donnant sur Pearl Street, chez Rauschenberg, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Robert Rauschenberg. Pas un inconnu, mais effectivement un homme que l'on qualifiera de difficile. L'artiste le reçoit et l'on commence à parler. Il fait chaud ; Castelli demande à son hôte s'il n'aurait pas quelque chose à boire. Du scotch. Tout serait parfait s'il y avait des glaçons. Mais Rauschenberg n'en a pas et du coup, il se dit qu'il pourrait aller en demander à son voisin du dessous. Le gars du dessous est artiste aussi. Il remonte avec lui, et les attendus glaçons. Un peu de fraîcheur et d'alcool. Ce qui devait être un possible échange à deux se transforme en une discussion à trois, parce que l'inconnu n'est pas inintéressant, au point qu'au bout d'un moment, l'esprit de Castelli déplace son intérêt vers cette étonnante rencontre. Il aimerait bien voir ce que cela donne, à l'étage inférieur. Et l'autre, dans un mélange d'effervescence et d'inquiétude, ne dit pas non. La porte s'ouvre et le galleriste reçoit un choc. Commence alors une collaboration fructueuse. Ce voisin du dessous imprévu sera le premier artiste exposé par la Léo Castelli Gallery, ouverte en 57, dans la demeure de Léo et Ileana, sur la 77ème Avenue. Il s'appelle Jasper Johns.

    Cette histoire illustre évidemment, dans une énième version, ce que le commun appelle un coup du destin. À ce titre, elle n'aurait pas de valeur particulière. La rencontre de deux trajectoires qui n'avaient que peu de chance de se croiser (encore que... mais c'est une autre histoire). Il n'y a pas beaucoup à gloser sur les effets a posteriori d'un début improbable produisant les fruits les plus riches. Et laissons la main de Dieu à ceux qui croient.

    Dans la rencontre entre Castelli et Johns, la grandeur n'est pas dans le ridiculement petit de l'eau glacée qui fait tiers (plus que Rauschenberg) mais dans la reconnaissance acceptée et nourrie, dans la difficulté possible et les blessures probables, toutes prises d'un seul coup d'un seul.  La reconnaissance, dans les deux acceptions du mot. Les glaçons ont sans doute fondu vite dans le scotch mais leurs empreintes, dirais-je leur être, demeurent. Ils se sont métamorphosés en tableaux, en œuvres.

    C'est néanmoins l'objet de médiation qui m'arrête, cristallise mon attention. Des glaçons. Je pense alors à un jeu de dés, transparents et froids, et par ricochets à ce lancer «qui jamais n'abolira le hasard». Tout à coup, leur matérialité, leurs possibles dérives symboliques chargent l'anecdote d'un supplément de beauté et de douleur, car la magie qu'elle porte en elle est si rare. Ces glaçons deviennent alors une métaphore de ce que sont toutes les rencontres dont nous sentons qu'elles ne sont pas fortuites, et que nous ne savons pas faire advenir autrement que comme un moment suspendu, sans réussir à leur donner la dimension qu'elles pourraient (ou auraient pu) tenir dans le cours de notre existence. Par peur, par lâcheté, par renoncement. Ces petits cubes sont bien, dans leur netteté transparente, l'écueil inquiétant de nos vies. Nous voudrions les prendre sans hésiter mais leur fraîcheur est aussi indissociable de la brûlure qu'elle impose à notre peau (et notre peau n'est que le point de contact de notre cœur, sa surface, d'une certaine manière). Et souvent nous les regardons fondre lentement au creux de notre main ; cette transparence tend vers sa disparition (mais c'est une part de nous qui disparaît) et la brûlure s'accroît. Bientôt il ne reste plus rien, croyons-nous. C'est une illusion. Ils font flaque en nous, ce que l'on n'ose pas nommer souvent, mais qui n'est rien d'autre que le chagrin (qu'il nous restera à convertir en autre chose, un jour, de vivant parmi le vivant qui n'a jamais cessé d'être en nous).

     












     

  • notule 03

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    1-Un homme, un écrivain, se retrouve seul, femme et enfant partis, dans un petit village corse. Et ce qui n'aurait dû être qu'un intermède se métamorphose progressivement en une interrogation profonde sur soi.

    Henri Thomas, Le Promontoire (1961)

     

    2-La vie de Sheila et Paul, pris dans leurs histoires de famille et d'héritage. Une construction sous forme de dialogues décousus et virtuoses qui donnent le rendu du flot des voix.

    William Gaddis, Gothique Charpentier (1985, en français 2006)


    3-Depuis 35 ans Hanta s'occupe de compresser des livres qu'il faut détruire jusqu'au jour où il découvre qu'une machine bien plus puissante doit prendre sa place. Une parabole magnifique autour de la destruction des livres dans un monde qui a choisi d'en finir avec la culture.

    Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude (1977, en français 1983)


    4-La peinture du siècle, entre 1914 et 1991, avec une amitié franco-allemande (Hans, Max, Lilstein...), sur fond d'espionnage. Une construction très élaborée. Remarquable et profond.

    Hédi Kaddour, Waltenberg (2005)


    5-Au Caire, une association de voleurs décide de faire chuter un promoteur véreux... Mais écrire cela est ridicule, tant c'est la langue et l'univers ironiques de Cossery qui sont mis en scène. Il faut lire Cossery, comme Cohen ou Dostoïevski. Rien de moins.

    Albert Cossery, Les Couleurs de l'infamie (1999)

     

  • Loris Mantovani (1955-2001), derniers écrits connus

     

    Lors d'un séjour sur la côte normande, fin janvier 2001, Loris Mantovani oublia (?) un petit cahier bleu que je découvris quelques jours plus tard dans un tiroir de la maison que je louais. Je pensai à le lui rendre le plus tôt possible, dès son retour en Italie. Mais le lecteur se rappellera que le destin fut cruel alors : Loris Mantovani mourut dans un accident de voiture le 5 février sur une petite route des environs de Manosque. Six mois après le drame, j'écrivis à sa mère pour l'informer de ce que je détenais malgré moi. Elle me répondit de le conserver précieusement et m'autorisait le cas échéant à en publier tout ou partie. En l'état, je doute fort que ces pages fussent destinées à la publication, même sous la forme déliée d'un journal ou d'un carnet. Faut-il y voir des idées de nouvelles ? des embryons d'intrigues ? Ne sachant que faire, je me suis donc longtemps refusé à la publication, ce qui était, je le reconnais ridicule et égoïste. Devant leurs regrets argumentés, j'ai cédé à la conviction de certains de mes amis. Voici ces pages ultimes du petit cahier bleu.

    (N.B. : tous les textes sont traduits de l'italien par nos soins, sauf mention par un astérisque initial qui signale les passages directement écrits en français.)


    *


    *«Il n'est pire souffrance que celle dont il ne reste rien.» Retrouver l'auteur.


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    Ce cher Niccolà Blaundzun, traversant un jour avec moi la place Saint-Pierre, m'expliqua qu'au sommet de l'obélisque central on avait placé des restes de la Sainte Croix. Et sache, ajouta-t-il, toi qui n'es pas romain et qui a peu l'habitude de ces quartiers populaires qu'au-delà de Saint-Jean-de-Latran, tu trouveras à Sainte-Croix-de-Gérusalemme, un autre morceau de cette relique (et, conclut-il, en complément : le bras de la croix du bon larron, deux épines de la couronne, un doigt de saint Thomas, un clou de la Passion, des fragments de la colonne de la Flagellation, la cheville droite de saint Laurent, une flèche de saint Sébastien, la sandale droite de saint Acrobien et l'oekoreinos de saint Isidore Dendrogryphe).

    Je ne sais plus, en effet, qui disait que si l'on récupérait toutes les reliques de la Sainte Croix, il y aurait de quoi en faire une forêt. J'imagine bien une forêt de croix, de croix toutes alignées (comme j'essaie de me représenter une plaine arbustive faite des épines de la couronne d'expiation), un peu comme un cimetière américain.


    *


    (Lu dans le Porsmouth Evening Standard) A Polperro, en Cornouaille, une famille a obtenu le droit d'enterrer une casquette de marin. Tout cela parce qu'un dénommé Francis Mac Manus (pas très anglais comme nom d'ailleurs. Peut-être un émigré écossais...) avait disparu en mer, et que la mer ne l'avait pas rendu. Sa femme disait dans le journal qu'il lui était insupportable qu'il n'eût pas de sépulture chrétienne, ce que l'on peut comprendre ; mais plus insupportable encore à ses yeux était qu'il n'y eût rien dans le cercueil. Ainsi, un matin, une procession, à la suite d'un office dûment consacré à la mémoire du courageux (il est mort pendant une tempête à ne pas mettre un chien dehors), a traversé le village, dans la grisaille d'une matinée d'automne. Les commerçants, en signe de deuil, avaient tiré le rideau de fer, ou retourné la petite pencarte open et c'était closed. Je vois d'ici l'image d'un corbillard lent qui remonte la rue principale et des gens qui s'arrêtent et se découvrent. La pluie se met à tomber comme une poudre.


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    *La semaine dernière, au Clearwater Palace de Las Vegas, on a mis aux enchères, entre autres, la Porsche de James Dean, le révolver de Kurt Cobain, le maillot de bain de Nathalie Wood.


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    *Je perds mes cheveux depuis l'âge de quinze ans et cela n'a pas été facile tous les jours, parce que je n'avais pas le courage d'être jusqu'au boutiste (sic), et de me raser la tête. Il a fallu que j'aille jusqu'à dix-neuf ans pour me résoudre à tout perdre. Ma mère avait gardé une mèche blonde de mon enfance et elle voyait chaque jour mes cheveux tomber. Elle observait les choses se faire et se lamentait en ressortant régulièrement la mèche. Avec ses amies, elle disait : quel malheur comme il perd ses cheveux et elle allait chercher la preuve que dans le passé, j'avais été beau et blond. Mon père, aussi, trouvait que ce n'était pas normal, surtout que dans la famille ils avaient une tignasse éternelle, éternelle et noire. Je crois que mon père a même douté de sa paternité, mais on a découvert un cousin éloigné qui souffrait de la même tare que moi, un cousin de mon père, qu'on avait oublié depuis longtemps, à cause d'une mort prématurée et dont quelqu'un s'est souvenu tout à coup parce que ma calvitie galopante était un grand sujet de curiosité. Donc l'honneur était sauf. Maintenant que tout est fini et que je suis chauve, quand je repense à cette folie de la mèche blonde, je me dis que ma mère a dû souffrir de n'avoir pas eu de fille pour jouer à la poupée.


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    Mon oncle Enrico était désolé cet automne parce qu'il avait appris que le petit-fils d'un de ses vieux amis, Franz-Rainer Augenthaler (il s'agit du père), avait décidé de se séparer d'une pièce de l'héritage. Pas n'importe laquelle, évidemment. Il s'agit d'une première version de Eine Alpensinfonie de Richard Strauss (mon oncle Enrico m'a précisé que c'est une oeuvre de 1915, de l'époque où le compositeur ne frayait pas avec les Nazis. Il ne voulait pas que je me méprenne sur ses amitiés. Admettons.). La partition est rare et donc précieuse. Il semble qu'on ait glissé à l'oreille de ce descendant indélicat, et bien peu mélomane, qu'il en tirerait davantage s'il se lançait dans une vente à la feuille. Et mon oncle d'imaginer la dispersion de Richard Strauss, comme on jette des cendres du pont d'un bateau. Moi, je pense plutôt à la légende d'Isis et Osiris. Ce Augenthaler petit-fils y jouerait le rôle de Seth.

    -Imagine, Loris, m'a dit Enrico, ce que ce serait si un jour un de tes héritiers retrouvait l'un de tes manuscrits et les offrait, façon de parler, chapitre par chapitre...

    -Ne t'inquiète pas, mon oncle, je prends toutes les précautions qui soient. Je suis méthodique. D'abord, pas plus d'une oeuvre à la fois, dont je détruis le moindre brouillon au fur et à mesure que j'avance, et si l'on trouve quoi que ce soit, cela n'excédera pas cinq pages. Plus important encore : je me garde bien de faire un héritier...

    Et nous avons ri de mon ironie amère.


    *


    Tullio n'a pas tort quand il me dit qu'il faut être le dernier des cons pour s'extasier sur les restes du Forum. Il m'a montré un guide. Trois étoiles pour le temple de Vénus Genitrix, c'est-à-dire trois colonnes aux couleurs dépariées que surmonte un reste de chapiteau. Un texte plein de verve pour évoquer la splendeur passée, celle que l'on pourra retrouver chez des vendeurs de souvenirs, dans des petits livrets à spirales où l'on a superposé aux misères du temps une mauvaise reproduction plastifiée du monument initial. Et l'on dira, au choix : cela devait être joli ; vraiment, il ne reste plus rien mais on imagine ; évidemment, maintenant...


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    *Faire une fable à la Rohmer. Plutôt que Reinette et Mirabelle, Botox et Collagène (on dirait des noms sortis de la littérature antique).


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    Dans une interview à Sports Everywhere, Esa-Pekka Tolvanen raconte, dix ans après, les raisons de sa retraite. En 1976, alors qu'il vient d'avoir seize ans et que Tampere lui a déjà fait signer un contrat professionnel, il se blesse gravement au genou et à la cheville en tombant dans un escalier. Les dommages sont tels que les médecins lui expliquent que sa prometteuse carrière prend sans doute fin sur ce coup du sort. Il relève pourtant le défi : il réussira, jouera en NHL, sera élu hockeyeur de l'année. La rééducation est douloureuse et longue. Pour son retour sur la patinoire, il décide que désormais, pour toute sa carrière à venir, matchs de championnat ou rencontres internationales (187 sélections en équipe de Finlande), il portera le même slip. Le fétichisme (et la superstition) est indissociable du sportif. Son retour est un succès. C'est ensuite la carrière qu'on lui connaît, jusqu'en 1991. Le slip est lavé, relavé, s'use infiniment mais il en prend un soin religieux. C'est, dit-il, une seconde peau. Il est des jours de victoires, il est des jours de défaites. Malgré les années qui passent, il est assez surpris de sa tenue, «comme s'il avait su ce qu'on attendait de lui» (*en lisant une telle phrase, je me dis que nous sommes à l'initiale (sic) d'une curieuse philosophie : animiste et sportive.). Jusqu'au jour où sa nouvelle lingère, par ignorance, devant ce semblant de sous-vêtement (*«Mon paletot aussi devenait idéal») s'en débarrasse. Il avait oublié de l'avertir. Il colère jusqu'à plus soif (Il avoue avoir bu comme rarement dans sa vie) mais décide de passer outre le talisman perdu. A la rencontre suivante il est touché au genou. Nous sommes à l'orée de la saison, il en sera pour trois mois d'arrêt. Il y voit pourtant comme un signe, il renonce.

    J'imagine que depuis l'indélicate de Vancouver raconte, elle, qu'il y a quelques années, un de ses employeurs, pourtant fort riche, avait fait toute une histoire pour un slip en lambeaux, dont nul n'aurait voulu comme chiffon. Un fou, dit-elle, on se demande parfois...


    *


    Corrado Parecchini, quand, à quatre-vingt-trois ans, il eut à lire la première biographie qu'on lui consacrait, celle de Luis Carvalho (la seule d'ailleurs qu'il ait pu connaître avant de mourir huit mois plus tard. Depuis, deux autres détectives des lettres s'y sont mis : Luigi Donnati en 1994, Ermelino Sbringher en 1999), déclara dans un entretien à La Repubblica qu'il était étonné, désagréablement étonné, de (re)découvrir des détails de son existence, oubliés souvent par le fait même de leur insignifiance. Une chronologie serrée tournant parfois au journal (lui qui avait honni ce genre comme un «fruit sans saveur à la peau épaisse et à la chair cotonneuse») lui rappelait, par exemple, qu'en 1909 il avait séjourné à Zurich une semaine en avril (pour laquelle ironisait-il il manquait le point de vue météorologique) ; qu'en 1919 il avait eu un début février grippé ; qu'en 1926, durant un voyage en Angleterre il s'était passionné (?) pour les cathédrales de Peterborough, Salisbury, Winchester, Ely, Bury-Saint-Edmunds, Rochester, Durham, Exeter... ; que le bateau de ses amis Léa et Joakim Nylander sur lequel, en 1953, il remonta l'Adriatique, entre Ancône et Trieste, s'appelait Wynona Seaborg (information qui suppose d'avoir, disait encore Corrado Parecchini, ou passé en revue les registres maritimes, ou importuné les enfants de ses amis depuis longtemps disparus, Ann-Lise et Karl.). «Beaucoup d'énergie pour si peu», se désola-t-il.


    *


    Je tiens cette anecdote de Vanina Vanbrecht. C'est Luc Vercauteren qui la lui a racontée. La mésaventure est arrivée à Jean-Michel Vercauteren, son père (il s'agit donc d'une histoire de troisième main. Ainsi commencent les rumeurs.).

    Jean-Luc Vercauteren, en juin 1969, rencontre sur une digue au Portugal (l'Algarve ?) le peintre surréaliste Luis Moreno Saviano. Il l'admire (on se demande bien pourquoi.). Il voit dans cette rencontre au hasard un bonheur divin. Il aborde Moreno Saviano pour un autographe, ce qui n'est guère original. L'artiste non seulement ne renvoie pas l'importun mais lui propose mieux. Est-il riche ? Oui. Est-il prêt à payer ? Oui. La marée est basse ; ils descendent sur la plage. Morano Saviano a repéré l'appareil photo de Vercauteren. A-t-il un chéquier ? Oui. Contre un montant certain (que le fils lui-même ne connaîtra pas...) il dessine sur le sable son paraphe et se laisse prendre en photo auprès de son oeuvre éphémère, dont Vercauteren devient de facto unique propriétaire (encore que le terme convienne mal). Ils regardent ensuite, l'un ému, l'autre indifférent, la mer effacer toute trace de ce moment.

    Enthousiaste, Vercauteren file à Lisbonne pour qu'un professionnel tire le cliché. Il veut que tout soit fait pour le lendemain. Il insiste. Il dort mal ; il a un pressentiment ; il ne dort pas si loin, dans un hôtel huppé. Il dort mal et les cris affolés de la rue ne le surprennent pas. C'est un pâté de maisons qui brûle. Celui du photographe.