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off-shore - Page 117

  • Résistance

    Fruits des notes prises dans le maquis entre 1943 et 1944, Feuillets d'Hypnos de René Char bouleverse de n'être pas un simple chant de combat. Le recueil, dans sa fragmentation même, porte une incertitude, l'incertitude du vivant pour qui chaque pas, chaque souffle sont comptés. Le poète n'édifie pas le lecteur à venir. Il ne nous renvoie ni à une ligne de partage entre le bien et le mal, entre l'héroïsme et la couardise, ni à la simple brutalité des événements. Il cherche à se frayer un chemin entre l'immédiat apeuré et la confiance du jour qui suit.


    La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé, c'est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c'est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c'est un buste aux couleurs vives qui s'est plié en souriant, c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder... Qu'importent alors l'heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous !

     

     

  • La Langue de l'ennemi

    Il est difficile, en ces temps où les effets d'annonce et la logique marketing tournent à plein régime, de ne pas céder à la tentation du raccourci, du clinquant ou de la formule. Et même quand on veut se prévaloir de certaines valeurs et incarner une certaine idée de la justice et du respect dus à chacun d'entre nous, il ne faut pas croire que les mots perdent leur sens, qu'on en neutralise aisément la portée inconsciente. Ainsi Ni putes ni soumises.

    Cette association née en 2003 à la suite d'un fait divers justifie son action «pour dire non à la dégradation constante et inadmissible que subissent les filles dans (les) quartiers. (C'est) un cri au visage de (la) société pour que plus personne ne puisse dire : on ne savait pas !» Les intentions sont louables et il ne s'agit pas de remettre en cause le bien-fondé d'une telle démarche. Néanmoins, puisque les expressions que nous choisissons sont aussi le reflet du monde tel que nous le structurons, faisons quelques remarques.

    Dans Ni putes ni soumises, deux termes sont mis en miroir. Un substantif et un adjectif. Peuvent-ils être considérés de la même façon. D'un côté, il y a ce qui sonne comme une insulte, de l'autre la détermination d'un état psychologique reflétant un rapport déséquilibré et aliénant. Il n'est pas illégitime, loin s'en faut, de refuser la soumission tant elle révèle une souffrance potentielle et qu'elle porte atteinte à la dignité de l'être. En ce sens la logique politique induite par le second terme est assez claire. Il s'agit en l'espèce de lutter contre des mouvements réactionnaires (qui prennent leurs formes les plus visibles dans des courants religieux fondamentalistes mais imprègnent aussi la sociologie de toute une population masculine dont les apparences modernes ne doivent pas tromper quant aux références culturelles rétrogrades dont ils se réclament.). Ce refus de la soumission revient peu ou prou à lutter contre le retour d'un refoulé qui institue comme structurante et naturelle une infériorité physique et morale de la femme. On ne peut qu'y souscrire.

    Mais il y a aussi le terme premier. Ni putes... L'insulte, certes, dont l'usage si fréquent a entraîné, pour partie, un effet de neutralisation. Employée à tort et à travers, comme une ponctuation, ou comme un terme quasi affectif. Il suffit d'entendre parler la jeunesse. Il est clair que dans le nom de l'association, il ne faut nullement s'en tenir à cet amoindrissement sémantique. C'est l'insulte qui prime. Nous sommes là dans l'infamant, dans ce qui blesse la dignité et porte atteinte à la valeur de l'être. Le choix de ce terme est cependant ambigu parce que le substantif renvoie aussi à une réalité sociale, à des situations concrètes sur lesquelles il est nécessaire de s'arrêter un instant. Car Putes, ainsi repris, devient dans la bouche de celles qui luttent une ligne de séparation dont la connotation morale (et je ne dis pas éthique) pose problème. Ne pas vouloir être traité de pute, ne pas vouloir être assimilé à une pute, si on peut comprendre la légitimité de ces requêtes, revient de facto à stigmatiser une catégorie dont on méprise inévitablement la situation. Ce n'est plus un simple motif construit sur une dialectique liberté/oppression mais établir une distinction implicite du type bien/mal, moral/immoral. Pour le dire plus clairement : putes devient, du côté de la pensée féminine, un signe d'ostracisme. Dès lors, dans ce nom, j'entends un mépris au féminin qui occulte une réalité violente et injuste. Je pense aux prostituées, à ces putes du quotidien qui n'ont pas choisi d'être sur le trottoir, à ces jeunes filles parfois mineures venues de l'Est et qui attendent le client, abruties de peur et de cocaïne (parce qu'il faut pouvoir supporter le froid, quand on est peu vêtu...). Je pense à ces silhouettes qui surgissent à la tombée de la nuit dans les quartiers prévus à cet effet, dans l'attente du client, dans la peur du souteneur. Des putes, d'accord. Mais encore ? Que nulle jeune fille des quartiers (lesquels d'ailleurs ?) n'ait envie d'en être réduite à ce sinistre destin est une chose ; que cette réalité devienne inconsciemment un repoussoir dans lequel on affirme son droit à la morale en est une autre. Ce n'est alors que le énième exemple de cette construction des individus qui vont chercher dans le plus pauvre qu'eux, le plus déshérité qu'eux les ressources et la légitimité de leur affirmation. Sans doute aurons-nous droit à un discours compassionnel sur ces misérables créatures (pour user d'une expression très XIXe siècle...) mais l'insconscient est là, qui parle.

    Il est évident que ce genre de procès sémantique n'aurait pas lieu d'être si, à la formule choc, on avait préféré un intitulé plus clairement politique. Surtout : il est regrettable que ce vocabulaire dégradant dont l'origine est évidemment masculine soit ainsi repris par celles qui veulent se placer en position de contestation. Une lutte, pour qu'elle soit une force identifiable et valorisée, se doit d'élever le débat. Et l'on ne peut se définir par la négative : ni/ni. Ce n'est pas qu'une question de mots. Ou plutôt, si : il faut choisir ses mots. Ainsi, ne jamais les emprunter à l'ennemi, parce qu'alors on vient sur son terrain, qu'on le veuille ou non, et quoi que l'on fasse, quelque précaution que l'on puisse prendre, il en restera toujours une trace.

     

  • J'y étais, j'en reviens...

    C'est le début septembre. Il fait encore doux. Ce passant était à Sidney, cet autre à Montréal, cette inconnue à Hong-Kong. Leur tee-shirt Hard-Rock Cafe les magnifie, croient-ils, et signe un lointain que nous devons envier, où nous aurions être. Nous sourions de pitié à ces êtres-sandwich, publicitaires de leur propre néant.

     

  • Chromosomes

    Un jour je ne vis plus mes parents. Ils demeuraient sur le seuil de ma vie nouvelle et si, pour eux, je n'étais pas porté disparu, je n'étais plus qu'un enchevêtrement de souvenirs. Peut-être. Des photos, aussi, me dis-je un jour devant le déballage enfantin de deux amis qui croyaient qu'ainsi nous les connaîtrions mieux. Ils avaient le sourire béat des vies sans accrocs. Devant ces puzzles, j'éprouvai une gêne insidieuse. Je ne pensai pas un seul instant qu'ils aient eu le courage de tout jeter, mes parents.

    Je retournai mon petit appartement dans l'espoir d'avoir sauvé d'un naufrage antérieur des clichés, parce qu'un jour je m'étais acharné à faire le vide, et la colère, comme on dit, est mauvaise conseillère. Et cet espoir, c'était déjà comme le désagrément d'un membre ankylosé, dont on craint toujours un instant qu'il soit plus durement touché.

    Dans le fouillis de lettres maintenant inutiles, je retrouvai cinq photos : deux de ma mère, trois de mon père. Jamais les deux ensemble. Je ne sais si elles devaient au hasard d'avoir survécu, ou si j'avais fermé les yeux sur elles, par pudeur. Un oubli de sécurité, en quelque sorte. Deux d'entre elles remontaient à des temps incernables, sur des fonds si éteints qu'on avait du mal à préciser l'occasion qui les avait vu naître.

    Une concernait ma mère ; une concernait mon père. Je les posai sur mon bureau presque aussitôt. Ils avaient encore les traits d'une trentaine posée. On sent que sur ces clichés, ils découvrent les joies d'être pris, par delà une occasion sérieuse. Les trois autres avaient pour moi une histoire plus conforme à mes désirs. Elles collent à mes propres souvenirs, à ce que je peux accrocher à mes pas, quand, dans la rue ou les jardins publics, leurs êtres bruissent auprès de moi.

    Ma mère, assise dans un fauteuil de camping, regardait l'objectif par-dessus ses lunettes, avec le désir inaccessible pour elle d'être naturelle. Ses cheveux décolorés par la teinture, le soleil et la mer faisaient ressortir son bronzage et le prune de la robe à bretelles (je me souviens qu'elle est prune) noie le bas du tronc. Elle a le pincement aux lèvres que je lui ai toujours connu quand elle vient d'entendre quelque chose qui lui a déplu. Et cela peut tenir à des détails. Son monde est comme une chambre meublée de célibataire où tout doit être en ordre. Cela ne l'a pas empêché de faire des enfants. Mes deux sœurs lui ressemblent beaucoup. Nous nous en tenons à des coups de téléphone lointains.

    Les lunettes de ma mère sont les dernières avec lesquelles je l'ai vue et qu'elle a eu tant de mal à accepter parce qu'elles étaient à double foyer. Ils habitaient encore le troisième étage et mon père l'entendit pendant des semaines qu'elle ne sortirait plus jamais, à cause des escaliers où elle tomberait sûrement. Elle a un verre à la main. Un vin blanc. Pineau des Charentes, Porto, Pacherenc peut-être. Je ne puis me déterminer. Je ne sais pas qui l'a prise ainsi, cette photo. Ce n'est pas moi. La mise au point n'est pas parfaite.

    Mon père, lui, est dans l'entrée de l'auvent. Elle est de moi. Je n'ai pas de doute. J'ai choisi une diagonale en contre-plongée parce que sans doute je suis assis sur une chaise de camping. Dans le bas droit de la photo, son coude est en avant ; et à l'opposé, pointe la légère avancée de l'auvent. Cela le rend plus impressionnant. Il a encore la musculature de quelqu'un qui a eu un travail physique et son tee-shirt le serre au niveau du biceps. Sa peau raisonnablement ridée dégage la matité que je lui ai toujours enviée. Les cheveux que lui a laissés la calvitie de ses trente ans sont très courts, si courts qu'on distingue à peine qu'il a grisonné petit à petit. Je le sais. On ne peut pas lire autre chose qu'une certaine fierté dans ce regard qui me guette, dans cette pupille qui cherche le fond de l'objectif.

    Sur le second cliché, il est de trois-quarts face, absorbé par son journal. C'est donc le matin, quand il revenait de sa promenade, vers la digue et qu'il nous disait à quelle heure, approximativement, la mer serait haute. Il doit réfléchir à ses mots croisés.


    Durant les deux semaines qui suivirent, il n'y eut pas un soir sans ouvrir le livre où je les tenais serrées, comme on vérifie la dent de lait sous l'oreiller, encore et encore. On ne voudrait pas être oublié. Je ne rêvais pas de ce temps perdu avec lequel je ne renouerais jamais. Je suis imperméable à la nostalgie. Je n'aime que les histoires. Non, je les contemplais et toujours, au fond, je regagnais les mêmes zones, les mêmes chemins. La parentèle de leurs rides avec mon visage qui vieillit. Et il n'y a bien que dans les photographies où l'on rejoint ceux qui nous ont précédés, qu'on finit par leur ressembler, quels que soient les efforts mis à leur échapper.

    Je montrai ces clichés (les trois qui me touchaient. Le reste était en pièces, trop révolu) à Marianne qui fit le tour de mon héritage, entre pommettes saillantes et maxillaire inférieur à coup de serpe.

    Puis, un soir, je compris pourquoi je souffrais en regardant mon père. Surtout mon père. Il est dans l'entrée de l'auvent et son œil, dans lequel j'avais cru s'ouvrir le fruit de la complicité, est une coque vide et frileuse. Un naevus noir et un cercle plus clair. Quelle était la couleur des yeux de mon père ? Je voudrais me souvenir. Je vais y répondre. Je pense à Marianne qui pourrait me le demander si je lui remontrais les photos. Bien sûr, je peux mentir. Et d'abord à moi-même. Face à l'œil de mon père. Comme une ponctuation. Au centre, la bille rétractile avec laquelle joue la lumière et qu'on ne voit jamais tant elle s'accorde au reste du corps qui vous observe ou vous accueille. Ce n'était que maintenant, dans la posture rendue à l'éternité, que je la saisissais. Cette bille, me dis-je en riant d'amertume, est la chose la mieux partagée, la moins solitaire de nos possessions. J'allai chercher des photos de mes amis et aucun d'eux n'avait à cet endroit une identité. Restait l'iris. Cet anneau qui, chez moi, oscillant entre le bleu, le vert et le gris, selon les humeurs du temps, me sauve du dégoût de moi-même. On me dit que j'ai de beaux yeux. Je les devais à ma grand-mère, quoique les siens fussent, dans mes souvenirs (et il ne me reste rien d'autre d'elle), moins indécis. Bleus, pour tout dire. Je dirai que mon père avait les yeux clairs. Mais la clarté n'est pas une couleur. Juste un contraste, une simple marque sur une échelle de valeurs qui, dans une photo noir et blanc, surtout amateur, envisage un spectre étroit.


    Nous étions-nous si peu contemplés pour que ma mémoire se soit à ce point soustraite d'un passé dont je croyais jusqu'alors qu'il partait en voyage avec nous et finissait dans la tombe, comme les armes des anciens guerriers ? J'étais sensible à ses mains, très larges, des doigts démesurés, et cet ongle du pouce qui manquait, arraché dans un accident du travail, sur une Heidelberg (ville allemande que j'ai traversée, un soir, en me rappelant de sa prononciation à lui -édelberg-, très française.). Et sur le dessus de ses mains ressortaient de grosses veines bleutées, que j'ai, moi aussi, et qui faisait dire à ma mère : qui voit ses veines, voit ses peines. Pour qu'il puisse répondre qu'il n'était absolument pas malheureux, en lui souriant.

    Il y eut des soirs bleus ; il y eut des soirs verts. Mais personne ne pourrait croire que cela changeât quelque chose à mon paysage. Les souvenirs circulaient. Le plus souvent, ils portaient sur des faits, sur des anecdotes qui avaient le don de le sortir du courant central de l'histoire. On raconte et les personnages sont fictifs. Ils sont en mouvement, présents et invisibles. Mes souvenirs, le regard perdu à la fenêtre ou fixé au plafond, avaient moins de netteté que mes rêves (mais il n'y apparaissait pas. Plus le désir était fort, plus sa présence était improbable. A la place, les êtres les plus secondaires envahissaient ma tête.). Je voulais rêver de mon père. Mes nuits ouvraient leurs portes au facteur, au buraliste, à l'inconnu aigri de l'autobus...

    Par un après-midi morose, cédant à l'esprit romanesque, j'envisageai devant un café en terrasse, de revenir sur les lieux de mon enfance, et de le guetter, avec un gros objectif. J'en ris et n'en parlai à personne. Je ne savais si je voulais oublier cette question, sinon je ne me serais pas servi de cette photo comme marque-page. Mais c'est aussi cet usage fétichiste qui m'amena à me battre contre cet œil insistant. J'écornai un peu de la marge blanche. Alors je pris conscience que le cliché s'usait peut-être autant que moi. Je choisis des photographes (trois) à l'autre bout de la ville pour essayer de savoir si l'on pouvait deviner la couleur de l'iris. Il fut difficile d'entrer chez eux pour une requête aussi absurde. Je me sentais rougir à chaque fois. J'avais peur qu'ils fassent comme s'il était mort, aussi. Leur réponse ne m'apportèrent aucun repos.

    C'était une déambulation sans fin dans mon enfance et quand, en fixant son œil, ma mémoire se mettait à fonctionner, j'avais l'envie de tout déchirer. Mais c'était impossible. Je retournai chez le dernier photographe pour lui demander un agrandissement centré sur le visage de mon père. Il me dit qu'aux dimensions que je lui imposais, l'image perdrait en netteté. Je lui répondis que ce problème m'était indifférent.

    L'auvent avait maintenant disparu. Le grain du cliché original devenu plus sensible, c'était comme si un voile s'était posé entre lui et moi, comme si on avait glissé le papier dans un bas et que ce temps mort s'était recueilli inégalement. Son regard gris clair semblait faire son miel de mon obsession. Oui, son regard gris avait une odeur de métal et la posture chic que l'on trouvait dans les magazines de mode, pour des parfums moins exotiques qu'étrangement urbains. Mes souvenirs se prirent dans la glace de cet œil improbable. Mes relations pâtirent un peu de ce duel à distance. J'y pensais jusqu'à plus soif.

    Je demandai un nouvel agrandissement, sur le haut du visage. Sa bouche disparut. Il devint un être mutilé dont on aurait pu s'amuser, comme dans la page loisir des hebdomadaires de plage, quand il s'agit de retrouver une figure qui fait l'actualité. Ses yeux oscillaient maintenant entre de grands soleils éteints et de tragiques nébuleuses, avec ce trou noir au milieu. L'imagination devait suppléer à la vision. Ce fond gris de plus en plus dilué se regardait de loin, parce que de près, je me perdais dans les points. Il travaillait dans l'imprimerie et cela me rappela l'imperfection des photographies dans les journaux. C'était un peu comme d'examiner les clichés d'une autre planète.


    Marianne me demanda où je l'avais acheté, ce plan gigantesque sous verre, et pourquoi je ne lui en avais jamais parlé avant. J'étais retourné une dernière fois chez le photographe et j'avais demandé à ne garder que l'œil droit. Ainsi agrandi, l'œil de mon père n'était plus qu'une pulvérisation de gris semblable à une queue de comète et, sur un bord, l'esquisse d'une lune noire.

    -C'est le principe des Perpetual photographies d'Allan Mc Collum. Tu prends une photo quelconque et tu en agrandis autant que tu peux un détail. Au bout d'un moment, le réel n'est plus rien d'autre qu'une trace indicible.

    -Et c'est quoi, à l'origine ?

    -Je ne sais pas. Mais il faut croire que cela me plaisait. J'ai trouvé cela dans une galerie.

    -Un peu sombre, non ?

    J'acquiesçai. Il était inutile que je m'étende sur le sujet. Je pensai tout à coup à une gerbe de cendres s'apaisant dans la neige. A moins que ce ne fût l'inverse. Nous vivions maintenant dans un monde où l'on colorisait les films, et moi, je ne reconnaissais toujours pas l'iris de mon père. Alors, faute de mieux, comme d'autres se tatouent leurs passions ou leur dérisoire philosophie, j'avais décidé de vivre avec ma question.



    Je me dis que ces yeux-là, je ne les reverrais jamais, peut-être, que par le fil du temps qui court, leurs paupières, un jour closes, leur garderaient tout leur mystère, à moins que les hasards de nos vies ne nous ramènent l'un face à l'autre et que je puisse enfin retrouver la couleur de son amour.




     

  • Fernhout, la perdition

    Stilleven («nature morte»), 1932

    Edgar Fernhout n'est pas un peintre très connu. Il a pourtant eu le droit à une rétrospective à Amsterdam au début des années 90. Il a baigné dans le monde artistique depuis l'enfance. Petit-fils de peintre, fils de la peintre Charley Toorop, amie de Mondrian.

    Les deux tableaux sont assez symboliques des deux manières grâce auxquelles il a construit les modalités de son art. Certes, ils sont peints à quarante ans de distance, mais le contraste est si fort qu'on ne penserait pas à les rattacher à la même source.

    Présenter le premier, d'un réalisme figuratif sans nuances, est au passage le meilleur moyen de tordre le cou à cette idée reçue comme quoi les artistes modernes ou contemporains seraient incapables de la moindre maîtrise technique. Le syndrome : Picasso, moi, j'en fais autant. Si l'on doit considérer l'évolution radicale de Fernhout comme peut la signifier la seconde œuvre, il est éclairant de savoir que ce dépouillement ne relève pas d'une pulsion brute, d'un barbouillage inconséquent. Loin s'en faut.

    Cette Nature morte a la rigidité de bien des toiles figuratives du Néerlandais. Le tranchant des lignes et l'étalage des plans, la bichromie, la nudité de l'espace mural, tout cela confère à l'ensemble une sévérité quasi carcérale. On se retrouve face à un angle. Angle mort, d'une certaine manière, comme un signe de relégation, auquel correspond aussi la pointe saillante du lit. Le drap défait suggère un corps absent, un être parti. Mais rien à voir avec ce qu'on imaginerait être une puissance charnelle débridée. Le spectateur ne pense pas à un lit d'amour. Les draps ont les plis empesés que l'on retrouve chez les anciens Flamands. Quoiqu'un peu plus clairs, ils sont dans la continuité du mur, presque la résultante d'une couche superficielle qui en serait tombée. L'ensemble a une froideur d'hôpital. Rien ne semble pouvoir aérer notre regard : nous butons sur le mur. Il règne dans cette œuvre un silence insondable. La matité chromatique absorbe le bruit. Couche en forme de linceul et horizon contre lequel on se cogne. Nul ne voudrait faire de ce lieu son antre, sinon, peut-être, un ascète de stricte obédience.

    Dans nombre de tableaux figuratifs, on retrouvera cette pesanteur muette, à l'arrière-plan mortifère. Le peintre y dépose une ambiance glacée et glaçante.

    Cet univers constitue la première partie de l'œuvre de Fernhout. Puis, à partir de 1957, celui-ci rompt avec le classicisme thématique pour s'orienter vers des toiles faites de taches qui, au fur et à mesure que son travail se développe, s'espaceront, comme si le fond gagnait du terrain, revenait à la surface pour suspendre ou détruire son geste. Il y avait l'œuvre faite, le réel visible, et une onde sismique est venue décomposer le réel, en faire un puzzle.

     

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    Winter, 1973

    Car ce n'est pas le temps de la peinture-matière. Fernhout ne s'engage pas vers un espace autre, dans la seule bi-dimensionnalité du support. Il y a une énergie volatile qui subsiste. Il intitule son tableau Winter (Hiver), non pas Composition X ou motifs bleus et noirs sur fond bleuté. Les mots sont encore là mais c'est la peinture qui est comme dans l'impossibilité de rassembler les morceaux. Le langage reste mais la peinture en soustrait le référent. Nous ne sommes pas dans l'abstraction proprement dite mais dans la dissémination du sens, dans un temps où ce qui est advenu signifie à la fois souvenir d'un monde perdu et impossible suturation de ses fractures. Nous essayons, autant que possible, de remplir le tableau du titre, en identifiant les tons à des couleurs froides mais ce n'est guère satisfaisant. Quelque chose manque.

    Cette transformation ne peut pas être traitée, je crois, comme une simple expérimentation formaliste. Elle n'est pas, parce que le temps n'est plus au grand saut vers la déconstruction ou le non-figuratif, comparable à celles de Picasso, Kandinsky ou Mondrian, confrontés qu'ils ont été aux limites d'une histoire picturale fondée sur la mimesis, en quête qu'ils ont été d'autres voies. Il y a, d'ailleurs, chez ces trois-là un feu qu'on aurait du mal à trouver chez Fernhout.

    Son appauvrissement technique et formel pourrait être un exemple de cette faille ouverte au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Chez lui, le retrait figuratif, jamais poussé jusqu'à son terme malgré tout, est un aveu. «Tout est si intérieur, si introverti qu'il m'est presque impossible de l'extérioriser, de le figurer» dit-il à G.J.P. Commelbeeck. C'est le signe d'une dissolution du pouvoir qu'il s'était donné par la peinture. Ce n'est pas qu'il n'ait plus rien à dire. Le problème est que l'appareillage ancien n'y suffit plus. Sur ce point, même si les modalités en sont fort différentes, on pense à la lente agonie des œuvres de Mark Rothko, jusqu'au noir.

    Fernhout, Rothko. Il faudrait essayer de comprendre, à travers ces trajectoires singulières, ce qui a amené notre époque vers l'irreprésentable, l'impossible parole. Les camps, la bombe, la mort de Dieu, la terreur de la conscience réduite à elle-même. D'autres éléments sans doute. Tout cela pour une déconfiture du langage, des langages.

    Winter est une belle œuvre, plus belle, je trouve, que la Nature morte. Mais elle marque une fin, avec ses motifs qui se répètent comme la mise en abyme de cette entreprise autour de tableaux qui techniquement se ressemblent. A la rassurante complexité linéaire et figurative d'avant répond le bégaiement des formes simples, l'aphasie presque. Et ce sont des bouts de papier sur lesquels rien ne serait écrit (ou qu'on ne saurait lire), et qui volent. C'est là aussi finir dans le silence, mais absolu. À trop la regarder on finit par s'y perdre, et en s'y perdant, on voudrait regagner le sol, un endroit, fût-ce la couche la plus dure, le drap le plus rêche, pour trouver du repos.

     

  • Rohmer, autre monde...

    Melvil Poupaud et Amanda Langlet dans Conte d'été

    Samedi soir, 27 février, le cinéma français se congratulait, dans ses illusions d'exception culturelle. Je n'ai pas suivi l'affaire, pour être franc. On connaît la chanson. En revanche, j'ai eu le temps, le lendemain, de voir sur Internet, avant que Canal Plus ne fasse jouer son droit à la propriété intellectuelle (c'est ce qu'on appellera un comique de mots...), l'hommage rendu par Fabrice Luchini à Éric Rohmer, hommage qui ne pouvait être feint tant ce comédien est rohmérien en diable. En fait, il lit un texte d'un critique, le commente à peine, se tient sur une certaine réserve. La caméra scrute régulièrement les visages de l'assemblée et même si les plans sont furtifs, on repère chez beaucoup une impression d'ennui. L'un d'eux mâche un chewing-gum avec une vulgarité spectaculaire. Craignent-ils que Luchini ne devienne grandiloquent ? Son intervention ne dure que trois minutes dix-neuf. Aiment-ils tous Rohmer ? Ont-ils tous vu l'œuvre de Rohmer, au moins quelques films ? Auquel cas, c'est effectivement pénible d'entendre parler de quelqu'un qu'on ne connaît pas, surtout quand l'éloge met en avant sa singularité esthétique et morale. On comprend qu'il est urgent d'en finir et que se referme l'incident. Parce qu'il y a incident quand quelqu'un vient célébrer le cinéma d'auteur, et de cet auteur en particulier, pendant la grand'messe du tout commercial.

    Sans doute y a-t-il eu des images avant (ou après) ces quelques minutes où Rohmer a pris toute la place. Des extraits, des photos. En général, les hommages prennent cette allure de clip ou d'album. Mais il est impossible que, dans une soirée où le temps est divertissement et émotion fabriquée, on puisse s'arrêter plus longuement. Cela aurait été gênant.

    Gênant que fussent, par exemple, projetées les sept premières minutes de Conte d'été, sept premières minutes silencieuses, pendant lesquelles Gaspard (Melvil Poupaud) arrive à Dinard par la vedette, s'installe dans la maison qu'on lui a prêtée, se promène le long de la plage, dans un désœuvrement retenu, joue quelques accords de guitare, mange dans une crêperie où il ne dit pas trois mots à la serveuse, va se baigner et croise la dite serveuse qui l'arrête pour échanger des banalités. Sept minutes d'un silence avec lequel Rohmer joue, sans jamais tomber dans le travers de la sur-signification des plans, filmant son personnage à même un réalisme qui n'a pas d'équivalent. Sept minutes qui auraient appris à beaucoup ce qu'était le cinéma. Et si l'on y avait ajouté les cinq minutes suivantes, quand s'engage la discussion entre Margot (Amanda Langlet) et Gaspard, certaines comédiennes et certains comédiens auraient découvert l'abîme de leur (in)suffisance.

    Mais douze minutes de Rohmer, c'eût été insupportable pour la salle, et pour le téléspectateur.



     

  • Une Leçon de lucidité

     

    Au moment où l'on nous donne le palmarès des plus gros revenus du cinéma français (tous des acteurs et actrices de première grandeur...), comme si le prestige n'était plus que bancaire, il n'est pas mauvais de se replonger dans des écrits anciens, quand le cinéma n'était pas encore la forme la plus accomplie d'une culture de masse, fédératrice et conviviale. Certains donc ne nous avaient pas attendus pour s'alarmer. La machinerie n'avait pas encore atteint sa vitesse de croisière, mais le jugement était sans appel. Ainsi, Georges Duhamel écrivait-il, dans Scènes de la vie future, en 1930 :


    «C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir.

    Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour «star» à Los Angeles.

    Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait s'arrêter. Les plaisirs sont offerts au public sans qu'il ait besoin d'y participer autrement que par une molle et vague adhésion. Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n'a presque jamais le temps de comprendre ce qu'on lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que l'homme n'ait pas lieu de s'ennuyer, surtout ! Pas lieu de faire acte d'intelligence, pas lieu de discuter, de réagir, de participer d'une manière quelconque. Et cette machine terrible, compliquée d'éblouissements, de luxe, de musique, de voix humaines, cette machine d'abêtissement et de dissolution compte aujourd'hui parmi les plus étonnantes forces du monde.

    J'affirme qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence. J'affirme qu'un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j'affirme qu'un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s'élever, si peu que ce soit, par l'énergie de la pensée.»

     

  • Un Anglais à Rome

    John Keats (d'après un dessin de John Severn)

    Il fallait sonner pour que le gardien vînt ouvrir et le visiteur laissait une obole pour l'entretien du lieu. Celui-ci se retrouvait dans un étrange lieu où se mélangeaient les exubérances d'un baroque inquiétant aux rigueurs classiques. C'était un univers de statues prisant l'aérien et d'anges en larmes. L'hôte avait l'impression d'arriver en une terre reléguée où l'Histoire avait accumulé le marbre d'un cimetière éclos ailleurs, plus grand, puis déplacé en un espace plus étroit.

    Les uns viennent pour la simple curiosité, ou le repos qu'on y gagne après les longues promenades dans une Rome bruyante et surchauffée. Les autres ont une pèlerinage précis à faire : Pier Paolo Pasolini, Gramsci, John Keats.

    Ce dernier est mort dans une demeure jouxtant la  fameuse Piazza di Spagna. Demeure devenue musée. Une de plus. Mais il dort pour l'éternité à l'autre bout de la ville, dans uncarré du cimetière protestant. À côté de lui, son ami John Severn.

    La sépulture du poète romantique ne donne droit à aucun débordement marmoréen. Il n'y a qu'une plaque de dimensions fort modestes, sur laquelle est gravée une phrase émouvante : Here lies one whose name was writ in water (Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau). Elle n'étonne pas le visiteur qui a lu, au-delà des clichés qu'on leur accole, les Anglais : Coleridge, Wordsworth, et Keats. On se rappelle le poème Cette main vivante :

    Cette main vivante, à présent chaude et capable/ D'ardentes étreintes, si elle était froide/ Et plongée dans le silence glacée de la tombe,/ Elle hanterait tes journées et refroidirait tes nuits rêveuses/ Tant et tant que tu souhaiterais voir ton propre cœur s'assécher de son sang/ Pour que dans mes veines coulent à nouveau le flot rouge de la vie,/ Et que le calme revienne dans ta conscience -regarde, la voici, /- Je te la tends -/ (1)

    Il est là, poète réduit à rien désormais mais irréductible jusque dans sa dernière phrase, comme si les mots avaient été sa seule chance.

    Levant enfin les yeux, le visiteur aperçoit alors la pyramide de Caius Cestius, qui trône au carrefour, dans la Rome quotidienne. Horreur blanche qu'un fonctionnaire romain se fit bâtir, dans un délire de pharaon absurde, et le contraste saisit. Si le nom de Keats est écrit sur l'eau, incertain de son devenir, et pourtant toujours revivifié, celui de Caius Cestius, aussi dure soit la pierre de son tombeau politique, n'est que poussière. A handful of dust.

    (1) Traduction de Paul Gallimard.








     

  • Jorge Luis Borges, définitivement indisponible...

    Une mienne connaissance a attendu ces trois dernières années que l'on rééditât Borges dans la collection de la Pléiade. Il en rêvait et ne se résolvait pas à devoir faire les bouquinistes pour trouver les deux exemplaires qui constituent les œuvres complètes du grandiose Argentin. Mais il faudra bien qu'il se résigne puisqu'une récente recherche sur des sites de libraires indique que ces deux livres sont définitivement indisponibles. La formule est jolie quoique contradictoire : il me semblait pourtant que l'indisponibilité était par principe une situation transitoire. Passons. L'ami devra fureter dans les rayons poussiéreux ou devant les étals qui longent le fleuve.

    Borges n'est donc plus accessible en Pléiade. Les publications ne datent pourtant pas de temps immémoriaux : 1993 pour le tome 1, 1999 pour le tome 2. Ces volumes ont dû bien se vendre et peut-être estime-t-on en Gallimardie qu'un nouveau tirage serait hasardeux, commercialement. Faute d'un lectorat suffisamment conséquent pour s'aventurer dans les contrées du plus grand nouvelliste du siècle ? Ce serait donc tabler sur le déclin inexorable des lecteurs exigeants. Comme quoi toutes les enquêtes et toutes les statistiques du monde sur les progrès de la lecture dans notre société post-moderne sont foutaises.

    Mais cela ne doit pas étonner ceux qui voient se dépeupler les rayonnages des librairies (amusez-vous à trouver sans devoir les commander des romans de Giraudoux ou de Valery Larbaud...) et s'entendent dire, avec la régularité d'une horloge mortelle, que tel ou tel livre est épuisé (et nous donc, de chercher vainement) et que nul ne sait s'il y aura réédition. Ainsi s'effondrent, doucement mais sûrement, des pans entiers de la littérature et il ne nous reste plus qu'à fréquenter les bibliothèques, en espérant alors y trouver notre bonheur, et que ce bonheur soit en accès libre et non à consulter sur place.

    Chacun aura fait l'expérience de ces disparitions scandaleuses, chacun a son cimetière d'auteurs plus ou moins célèbres, plus ou moins anciens. Mais quand on en arrive à faire de Borges un auteur relégué (certes il reste les éditions de poche...), on se dit que l'avenir est sombre et que la République des Lettres dont la France s'est longtemps arrogé le titre finira bientôt en une Principauté ridicule.



     

  • notule 04

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Cinq bizarreries, inénarrables, à divers titres :


    1-Alfred Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll, docteur en Pataphysique. (posthume, 1911)

    2-Julio Cortázar, Marelles. (1960, en français 1980)

    3-Raymond Roussel, Locus solus. (1914)

    4-Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles. (1999, en français, 2002)

    5-Thomas Pynchon, L'Arc-en-ciel de la gravité. (1973, en français 1975, repris en 1988)