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off-shore - Page 113

  • notule 07

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    L'enfance. Sujet rebattu. Mais pourquoi y renoncer ?


    1-Une petite fille regarde le jeu que mènent autour d'elle ses parents. À la fois spectatrice et enjeu.

    Henry James, Ce que savait Maisie (1897, en français 1947))


    2-Le héros essaie de s'émanciper de l'archaïsme du monde qui l'entoure.

    Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954)


    3-Des enfants rendus à la liberté. Quand la barbarie n'est pas loin...

    William Golding, Sa Majesté des mouches. (1954, en français 1978)


    4-Bérénice et sa névrose, dans un partage familial ahurissant.

    Réjean Ducharme, L'Avalée des avalés (1961)


    5-L'enfant est envoyé dans la campagne polonaise. D'une extrême cruauté.

    Jerzy Kozinski, L'Oiseau bariolé (1965, en français 1967)

     

  • L'amour de l'art...

     

     

    "Un tableau de Picasso, Nu au plateau de sculpteur (1932), a battu un record mondial aux enchères mardi soir et a été adjugé pour 106,4 millions de dollars chez Christie's à New York, a annoncé le marchand d'art. Ce record est à la fois le prix le plus élevé atteint pour une œuvre du maître espagnol, dont le précédent record avait été atteint en 2004 pour Garçon à la pipe (104,1 millions), et un record mondial pour une vente aux enchères.

    Le sculpteur Alberto Giacometti détenait depuis février dernier le record mondial pour L'homme qui marche, une sculpture adjugée à Londres 104,3 millions de dollars."


    Je reproduis là, sans en changer un mot, une dépêche AFP en date du 5 mai. Elle a été donnée telle quelle sur le site du Monde et du Figaro. Pourquoi récrire ce qui l'est si bien... Ces quelques lignes méritent un petit commentaire, cependant.

    Le premier point renvoie au présent d'une situation de crise (bien au delà des malheurs grecs et du désarroi de l'Union Européenne). Les sommes conséquentes qui sont révélées ne peuvent qu'impressionner et écœurer le quidam et l'on imagine aisément que ceux à qui on demande encore et toujours des efforts n'y trouveront pas leur compte. Moins encore cette partie importante de l'humanité qui vit avec un dollar par jour (on rétorquera cyniquement qu'elle n'en est pas informée, elle). Si la crise des subprimes et les différentes avanies boursières ont touché quelques fortunes, il y en a qui s'en sortent plutôt bien. L'extase journalistique (puisque les journaux sus-nommés s'empressent de nous donner l'info, reproduction de l'œuvre à l'appui, pour qu'on sache bien de quoi on nous parle, je suppose) a proprement un caractère obscène. Nul commentaire critique, nulle mise en perspective. Nos scribouillards ont habituellement la détente beaucoup plus prompte lorsqu'il s'agit de s'indigner des privilèges consentis à de petites gens payés entre 1000 et 1500 euros par mois. On notera donc qu'à l'instar du sport, et de la nébuleuse qui gravite autour de lui, le monde de l'art bénéficie d'une grande indulgence, d'une compréhension admirable, du même passe-droit éditorial.

    Il est vrai que ce sont des amateurs, des êtres pris par une délectation purement kantienne de l'Œuvre. Raymonde Moulin a pourtant écrit un passionnant livre sur le glissement progressif de l'univers pictural dans l'espace des affaires. Le dix-neuvième siècle voit l'apparition institutionnel du galeriste, du marchand de tableaux. Intermédiaire ambigu entre l'artiste et le public. Avant elle, Baxandall avait tracé l'historique de cette évolution. On se souviendra que le sublime Flaubert, dans L'Éducation sentimentale, nous avait offert la figure médiocre du sieur Arnoux. Cette information ne peut donc pas surprendre. Elle n'est que le énième épisode illustrant la mesure donnée à la «valeur d'échange» au détriment de la «valeur d'usage», pour reprendre une distinction marxiste. La mise aux enchères est bien une manière d'intégrer la peinture et les sommes engagées touchent à l'impensable. Comme dans le sport. Car il n'échappe pas au lecteur de l'AFP que la phraséologie employée conviendrait fort bien à cette nouvelle religion de la postmodernité. Le mot record qui apparaît quatre fois, devenant le fil conducteur de l'information. Dans la salle de vente, comme au stade, c'est Citius, Altius, Fortius («plus vite, plus haut, plus fort»).

    La peinture est engagée dans une voie par laquelle le sens même de l'expression artistique se dissout. En effet, si l'on considère le tableau désormais le plus coté de Picasso, il n'offre pas la singularité attendue (il est vrai que les plus grandes toiles sont dans les musées). Là encore, il y a comme une in-signifiance de l'évènement. Ce qui fascine apparemment est moins la main de l'artiste que l'audace (ou le courage ?) de l'acheteur. La peinture est choséifiée au maximum, réifiée dans sa profondeur esthétique.

    Le meilleur est là, d'ailleurs, dans une expression masquée qui omet les tenants et les aboutissants de la transaction. Vendeur inconnu, acheteur inconnu. On se doute bien que la confidentialité est de rigueur dans ce milieu et que la logique même de la dépêche anéantit l'investigation nous privent de ces précisions. Pour l'AFP, soit. Pour Le Monde ou Le Figaro ? Pourquoi alors publier cela ?

    Néanmoins, l'anonyme journaliste a des formules qui recentrent étrangement l'action présente sur un acteur pourtant absent : pas Picasso, mais Giacometti. «Le sculpteur Giacometti (qui) détenait le record». Voilà, en tout cas, qui est fort comique, car le verbe détenir ne convient guère et le sujet est mal choisi. Une attribution inexacte justement quand il est question de propriété, et Giacometti est médaillé de la spéculation artistique ! Digne d'être dans le Guiness, à côté du plus grand mangeur de choucroute. Mais le pauvre Italien est détrôné ! Information capitale. Le sait-il ? le lui a-t-on appris ? Et comme pour un combat de boxe, Picasso lui accordera-t-il une revanche ? Ce serait fair-play.

    Que les artistes contemporains le sachent : leur devenir posthume (voire anthume si l'on suit la veine warholienne) est là : leur potentiel athlétique mesuré dans une salle de marché. Mais confondre, par une faute de rédaction très révélatrice, Giacometti avec un requin d'affaires laisse un goût amer, parce que l'on pense à Van Gogh sur lequel ces mêmes détestables amateurs de la fin du XXe siècle ont misé. Et l'on imagine aisément le même anonyme de l'AFP écrire «Vang Gogh détient le record etc.», ne sachant pas sans doute (on l'espère presque) que Vincent vécut pauvre et quasiment ignoré. Mais le plus misérable des deux n'est pas celui qu'on croit.

     

  • Keith Jarrett, Köln

    Le 24 janvier 1975, Keith Jarrett enregistre le fameux Köln Concert. Certains crient au génie, d'autres lui reprochent un classicisme facile et donc un peu factice. Peu importe, en l'espèce, puisque le jazz n'a jamais prétendu, que je sache, prendre la place de ce qu'on appelle le classique, justement... Il y a dans l'entreprise de Jarrett, entreprise de pure improvisation, un délié poignant, une lenteur à laquelle l'auditeur se plie doucement. Est-ce si facile d'arriver à ce résultat avec ce parti pris ? Pas sûr. Pour se faire une idée (ou pour y revenir) en voici les dix premières minutes.


  • Charles et Philippe

    Grâce à l'INSEE (1), nous apprenons que Charles fut le 45ème prénom du XXème siècle, Philippe le 5ème. La fréquence de leur attribution respective n'est donc pas comparable. Celle du premier oscille entre 800 et 5300 l'an. Il eut son heure de gloire au début du siècle et dans les années 20 avant de subir un lent déclin, une quasi disparition conjurée par un léger sursaut dans les années 80. Celle du second est beaucoup plus curieuse puisque la fourchette se situe entre 2000 et 27000 l'an, pas moins. Surtout, elle obéit à une courbe en cloche qui souligne que le succès de ce prénom est trompeur puisqu'il se situe essentiellement dans l'intervalle 1945-1975. Mon propos n'est pas de discuter les fondements sociologiques de cette différence et je n'ai nulle explication sérieuse sur le fait que ces deux prénoms royaux n'aient pas bénéficié du même destin (sinon que, peut-être, Charles ait été perçu comme plus aristocratique, plus huppé par contamination des composés qu'on lui associe : Charles-Henry, Charles-Albert, Charles-Hubert...). Je m'en tiendrai seulement à une observation définie dans un temps précis : 1940-1970.

    Durant cette période, Charles reste sur une ligne constante de déclin. Il subit une variation tendancielle décroissante, avec, néanmoins, deux éclaircies : une petite remontée vers 1945 et une autre vers 1959. Dans le premier cas, on pense à la fin de la guerre, à la Libération, à de Gaulle et son accession (fort courte) au pouvoir, dans l'aura de son appel ancien à la résistance. Mais cela ne dure pas et de même que de Gaulle disparaît un temps du paysage politique, le prénom Charles continue sa lente descente. Le sursaut de 59-60 peut être associé au retour du même personnage historique à la tête du pays, avec une constitution taillée à sa mesure, lui, venu pour sauver une République engluée dans ses jeux politiques stériles et une situation extérieure difficile. Mais le constat reste identique. L'embellie n'enraye pas la chute. Il n'y a donc pas d'effet gaullien en la matière. Ce ne serait pas en soi un fait qui mériterait qu'on s'y arrête. Les individus, dans l'affaire privée qu'est le choix du prénom de leur enfant, ont une liberté qui ne les oblige pas à l'identification historique. Cependant, on sait aussi, et les études sociologiques le rappellent souvent, que tout choix de cette nature n'est pas indifférent à un cadre de représentation dans lequel interviennent la tradition, les antécédents familiaux, le goût de l'originalité ou du classique (les critères bourdieusiens de distinction), etc. C'est sur ce plan que la mise en comparaison avec Philippe est une curiosité.

    Le graphique de ce prénom présente, nous l'avons dit, une singularité. Si l'on considère, en effet, l'ensemble du siècle, on dira qu'il fut parmi les grands succès du XXe. Malgré tout, cette place (5ème) reflète une situation en trompe-l'œil puisque Philippe est peu fréquent jusque dans les années 30 et depuis le milieu des années 80 (pour être aujourd'hui quasiment désuet). Dans la période de la guerre, on observe une petite poussée en 1940 qui correspond, de toute évidence, à la prise de pouvoir de Pétain, petite poussée qui ne dure que le temps pendant lequel le Maréchal assure à ses compatriotes un semblant de sécurité. Arrive la Libération. Chute du régime de collaboration. Commence alors la vertigineuse ascension du prénom de celui qui serra la main de Hitler, promulga un statut particulier des Juifs avant même que les Allemands aient demandé quoi que ce soit. Vertigineuse, en effet, puisque l'on passe d'environ 2700 l'an en 1945 à près de 27000 en 1963. En clair, cela signifie que la génération qui avait vingt ans au sortir de la guerre fut pris d'un engouement pour le prénom de celui qui fusillait des récalcitrants en 14-18, livrait des Juifs et vilipendait les résistants entre 40 et 45 ; qu'il en fut de même, et plus encore, pour ceux qui, entre 1950 et 1965, furent en âge d'avoir des enfants et avaient baigné dans l'idéologie nataliste du pétainisme social. L'accession au pouvoir de de Gaulle n'y changea, au contraire. Le mouvement s'accéléra. Il atteint son apogée en 1963, soit un an après les accords d'Évian qui consacraient l'indépendance de l'Algérie. Il n'y eut d'écrêtement qu'après 1965, et la chute fut alors tout aussi spectaculaire que le fut la progression. 1965 : c'est-à-dire lorsqu'à l'élection présidentielle, Charles de Gaulle fut, contre toute attente, mis en ballotage par un François Mitterrand qui fleurait bon la IVème République, lui qui avait, en tant que ministre de l'Intérieur, œuvré pour les opérations de police de l'autre côté de la Méditerrannée. 1965 ou le déclin annoncé de la figure emblématique de la Résistance.

    Certes, la France, et de Gaulle lui-même, s'arrangea des années noires, avec un recyclage assez conséquent de ceux qui avaient eu une fidélité exemplaire à l'État français, et l'on peut comprendre que le besoin d'occulter cette époque ait été forte. Il ne s'agit pas de tirer des conclusions hâtives sur ce qu'aurait été alors l'inconscient collectif d'un pays qui avait à se reconstruire et dire que de facto la France des Trente Glorieuses exprimait là ses regrets d'un temps étrangement béni. Il ne s'agit pas de traiter ceux qui ont choisi ce prénom pour leur enfant de crypto-pétainistes (2). Néanmoins, cette bizarrerie onomastique laisse rêveur. Elle nous révèle que le prénom de Pétain ne fut pas un repoussoir, bien au contraire. Il ne représenta pas un interdit, ou bien ne fut pas associé avec l'identité du Maréchal. Celui-ci (prénom et donc figure historique) a ainsi cristallisé un impensé problématique. Cette étrangeté (inquiétante étrangeté. Unheimliche) est, il me semble, un signe que quelque chose (mais quoi ?) n'avait pas été réglé, avait été tu. Elle est un indice de ce qui fut longtemps un mensonge concernant la France résistance et hostile, même dans sa passivité, à la politique menée entre 1940 et 1945. Or, loin de procéder par occultation, par un radical balayage des heures sombres de son Histoire, ce pays exprime, de cette manière, qu'il n'en est rien. C'est une sourdine, une basse continue qui veut la peau de celui qui ne se résolut pas à se vendre à l'ennemi. Faut-il en déduire que de Gaulle est la mauvaise conscience à laquelle il est nécessaire de résister ? Cela sera d'autant plus facile que son autoritarisme et une certaine arrogance sont à mettre à son débit. Il n'est pas, lui, comme le Bon Berger sur lequel Jean Guidoni fit une remarquable chanson, pleine d'ironie mordante. Et lorsqu'à l'Olympia, en 1980, le chanteur ironisait sur les artistes chantant l'homme politique de leur choix, il constatait qu'il en restait un, et que personne n'en voulait, ajoutant, avant que la musique ne commence, qu'il était pourtant,«lui, le plus galonné, lui, le plus présent». On aimerait lui rétorquer que sur ce point il se trompait totalement.


    (1)J'aurais aimé donner les tableaux statistiques mais je n'ai pu les importer. Problème technique qui n'empêchera pas chacun d'aller les consulter sur les sites qui donnent la fréquence des prénoms durant le vingtième siècle.

    (2)Il n'y a de ma part nulle interférence avec le fait même que je me prénomme Philippe. Ceux qui auraient envie de lire ce billet sous l'angle d'un règlement de compte œdipien ou politique font fausse route. En radical bourdieusien que je suis, je mesure depuis longtemps la précarité des choix individuels. Et l'on pourrait interpréter, par exemple, le fait que je décris comme une angoisse inconsciente devant un monde en pleine mutation. L'affaire autour de la figure du Maréchal est fort complexe et, de même qu'on nous a menti en nous faisant croire que la France avait alors été héroïque, il faut aussi considérer avec circonspection le bonheur des Trente Glorieuses. Une voiture, un réfrégérateur, une télévison, le confort : tout cela ne fait pas une vie. (je renvoie sur ce point à l'interview de Perec publié sur ce blog le 17 avril 2010).

    J'ajoute par ailleurs que, contrairement ce que l'on croit, Philippe Pétain n'est pas le parrain de Philippe de Gaulle, fils de..., et que le 3 mai, c'est la saint Philippe.

     

  • Koyaanisqatsi, Nicolas Hulot et Yann-Artus Bertrand

    L'étonnement sur les désordres exponentiels nés de nos choix de développement étonne lui-même car sans remonter à la nuit des temps et ressortir un discours sur la perpétuelle décadence de l'odyssée humaine et jouer les Cassandre platoniciennes il suffit de considérer les textes de certains (de Jacques Ellul à Paul Virilio par exemple) pour se dire que l'aventure, pour peu qu'on y mette la lucidité nécessaire, avait des perspectives bien sombres. Au niveau politique, dans les années 70, les alertes du Club de Rome ou de René Dumont ont été balayées d'un revers de main.

    Désormais, l'écologie est tendance, et en voie de récupération (du moins beaucoup s'attèlent-ils à la récupérer). Dans cet ordre d'idée, Nicolas Hulot et Yann-Arthus Bertrand sont deux figures emblématiques. Ils ont en commun d'avoir choisi pendant longtemps (et le second persiste) une modalité chic de la mise en garde. Quand, sur TF1, avec Ushuaïa, le premier nous abreuvait des beautés du monde, des émerveillements que lui permettait le sponsoring de Rhône-Poulenc, le photographe faisait lui aussi son chemin papier glacé, avec la même thématique, si bien que désormais on les attend comme les oracles du millénaire à venir. N'est-ce pas magnifique ?

    Pendant que ce beau monde s'extasiait encore tout en profitant des avantage même de ce développement douteux (car il faut le dire : la spectacularisation du monde est un des éléments de cette évolution catastrophique tant la communication est aujourd'hui un secteur porteur), d'autres s'interrogeaient et même s'ils ne donnaient pas de réponse ils étaient à l'écoute.

    Koyaanisqatsi est un documentaire de 1983, un projet mené par Godfrey Reggio, avec le soutien de Francis Ford Coppola et Georges Lucas. C'est un film de près d'une heure et demie, une suite d'images qui mettent en regard la nature et le développement humain dans son aspiration à un toujours plus technologisé et son absence de cohérence. Des images, pas un mot, et l'ensemble finit par assourdir et user le spectateur. Koyaanisqatsi est un mot de la langue hopi que l'on peut traduire (sans doute imparfaitement) par monde fou. Le sous-titre du film est d'ailleurs explicite : a world out of balance. Un monde en déséquilibre. Le caractère effrayant de la thématique est renforcé par la musique de Philip Glass. Nous ne sommes pas dans l'aventure, dans la mise en scène de soi, comme le pratiquent Hulot et Bertrand, mais, le réalisateur étant en quelque sorte absent, ne restent que l'œil-relais de la caméra, et nous placés face à nos propres incohérences. C'est évident moins beau, moins sujet à des livres qu'on offre pour Noël. Reggio n'avait pas, lui, ces intentions. Le film est d'ailleurs resté fort confidentiel. Il a bientôt trente ans. En voici un extrait, Pruitt-Igoe.(1)

    (1)Pruitt-Igoe était un quartier de Saint-Louis (MIssouri) construit dans les années 50, habitat social conçu par Minoru Yamasaki, l'architecte du World Trade Center. Il fut détruit en 1972 alors même qu'on l'avait présenté comme un modèle de renouveau dans le logement...Ce qu'on appellera le contraire du politique, si celui-ci est aussi envisagé comme la capacité à regarder devant soi, à prévoir

     

     


     

     

  • Cézanne, le toucher et le goût

    nature morte avec des pommes et un pot de primevères (détail), Metropolitan Museum

    Il ne faut, je crois, en ce qui touche l'art, quelle qu'en soit la modalité, jamais se réduire à des questions de simple goût, à se complaire dans ce qui serait une affaire personnelle. C'est ainsi que l'histoire même des représentations peut se construire et nous laisser approcher ce qui, en apparence, nous était lointain (dans le temps et dans le regard que cet art impose sur le monde). Néanmoins, il n'est  pas absurde non plus de dire que certaines œuvres font un détour particulier dans notre vie et qu'elles y prennent un sens, ou plutôt : une saveur inhérente à la trajectoire qui est (et fut) la nôtre.

    Cézanne. Depuis longtemps, l'éblouissement existe. Celui des formes simplifiées, bien sûr. Celui des couleurs aussi : le bleu, le vert, le bistre, pour les décors de la montagne Sainte-Victoire ou de l'Estaque. Il y a chez lui en la matière une puissance que je ne trouve chez aucun des impressionnistes, Monet compris. On a envie d'y être, tout en sachant que ce que nous verrons, qui plus est aujourd'hui, sera moins riche que les profondeurs offertes par son œil à lui. Mais ce n'est pas de paysage que je m'occupe dans ce billet.

    Des pommes. Sujet banal, et biblique, d'une certaine manière quand les artistes des siècles antérieurs en faisaient un des éléments signifiants de compositions végétales dont il fallait déchiffrer la symbolique (1). Cézanne en a beaucoup peint et je les avais aimés, ces tableaux de nature morte. Aimés, sans le moindre choc, dans un certain détâchement, comme si j'étais resté dans la contemplation esthétique et, de fait, avec moins de vigueur que les fameux paysages. Il s'est produit il y a deux semaines comme un renversement et je les ai vues autrement, dans une sorte d'empathie stupéfiante venant s'ajouter à l'appréciation précédente. C'est une histoire, un concours de circonstances. Il ne faut pas négliger les circonstances, donc.

    J'étais dans une grande surface à Manhattan et je me retrouve au rayon fruits et légumes, devant ce dont on m'avait prévenu : un étal parfait, de fruits brillants, lisses, calibrés, américains. Des objets quasi plastifiés qu'on n'a pas envie de toucher tant ils semblent étrangers à la nature. Des pommes, peut-être : une idée de la pomme, en tout cas, abstraite à vous en dégoûter. Le lendemain, je me retrouve au Metropolitan Museum et bientôt (!) dans la salle des Cézanne. Des pommes, là encore. Plusieurs toiles, dont je peux apprécier soudain la matérialité, sans doute parce que, la veille, celles du magasin m'ont à ce point consterné qu'elles me reviennent immédiatement en mémoire. Les pommes de Cézanne ne sont pas lisses, bien peintes, à la manière des Hollandais du XVIIe siècle, sans la trace du vers pour nous rappeler le péché originel, la Faute et tout son cortège. Je le savais (Zola, déjà, écrivait : «Les pommes de Cézanne, elles viennent de loin») mais sans jamais en avoir encore estimé la puissance. Je m'approche puis me recule. Elles sont là, posées. Le pinceau de Cézanne leur a épargné la rondeur, la géométrie du produit fini. Il a laissé de côté la patine, le reflet, l'éclat. L'imposition des couleurs n'obéit pas à une progression nette. Il semble que le rouge, le vert, le jaune se disputent de façon presque aléatoire la place. Les fruits sont d'ailleurs disposés dans la simplicité d'une répartition sur la toile qui suggère le caractère imprévu de leur saisie.  Elles n'ont pas pris place. La main de l'homme qui aurait pensé un quelconque agencement est absente, invisible. C'est un hasard de les voir ainsi, en quelque sorte. Un hasard heureux. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de composition, d'équilibre, mais celui-ci semble intérieur aux objets de sorte que j'ai devant moi une table, un compotier, une assiette, un torchon etc. (selon le tableau que je regarde) dans un certain désordre me ramenant à la vie, à du connu. Je creuse. Je me rapproche. L'épaisseur de la peinture et son irrégularité donnent aux pommes une texture qui me séduit parce que je sens que Cézanne ne souhaite qu'on y croque à pleines dents. Disons-le autrement : il ne veut pas que l'on croie qu'en y croquant nous entendrons le bruit sec de la fermeté. Elles ne sont pas rabougries, loin s'en faut. Elles suggèrent simplement, par la technique qu'il a employée, qu'elles ont, avant d'en venir au cœur plus dur, plus tenace, une couche un peu molle et douce. D'ailleurs, avant de s'y attaquer, on aura passer la main dessus, pour les essuyer rapidement et parfois en retirer une partie talée. Et l'on aura senti qu'elles ont une peau épaisse qu'il faudra mâcher plus longuement et cette peau est du genre à se glisser entre les dents. Ces pommes ont une petite acidité fraîche qui agace d'abord puis éveille. Je les connais. Ce sont les mêmes que celles de mon enfance, du jardin ou de la voisine qui les amenait dans un sac ou dans une bassine et les posait sur la table en disant : «c'est pour vous». Nous en mangions à n'importe quelle heure, sans avoir faim. Quand il y en avait trop, on faisait de la compote. Ce sont les mêmes. Non pas exactement et peu importe à quelle espèce elles appartiennent. Elles sont les mêmes parce que Cézanne a choisi, aussi paradoxal que cela soit, de s'effacer, de refuser le bien peint à la recherche qu'il est de la sensation, du visible anecdotique par lequel l'anodin permet la relation avec la mémoire de chacun. D'une certaine manière, elles sont plus réelles (le mot est employé ici par défaut) que celles du grand magasin, sans que la moindre entreprise d'artifice et de séduction ne vienne entraver ma délectation. L'envie d'en prendre une ? Même pas. Ce n'est pas l'objet qui désormais m'accapare, plus seulement le fruit, mais la résonance d'une matière que je connais (de la peinture) et d'un sens qui lui est associé : la vue, avec deux autres, imprévus : le toucher et le goût.

    Il y a plusieurs tableaux de ce genre au Met et je passe avec eux un temps de vrai bonheur. Je découvre au milieu de cette modernité extra-ordinaire un joyau d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais, justement, peut-être est-ce la confrontation des deux qui a rendu possible cette découverte. La percussion des temporalités fracasse le cadre dans lequel j'évoluais et d'avoir regardé avec désolation l'objet avili d'une consommation aseptisée m'a placé dans une disposition inédite. Il fallait le rapprochement de deux univers incongrus pour que s'opère cet éveil. Je suis en éveil, à l'écoute du visible. Je reviens sur moi et il me semble, non que le peintre les aient faites pour moi (quel orgueil !) mais qu'il a compris ce qu'était leur réalité. Alors, cette chose, vue et revue, consommée mais négligée prend une autre dimension et je ne sais pas comment dire la joie, le plaisir que m'offre Cézanne de cette rencontre, parce que l'on croit souvent (du moins cela a-t-il été mon cas) que seuls les grands sujets nous ouvrent les portes les plus précieuses. Il y a longtemps que je suis revenu de mon erreur mais peut-être pas autant que je le croyais. Et cela, d'être une fois de plus détrompé de ses a priori tenaces, n'a pas de prix. Gustave Geoffroy a rapporté que Cézanne répétait : «avec une pomme, je veux étonner Paris». Vrai ou faux, qu'importe, puisqu'un siècle plus tard, c'est le monde qu'il fascine.

    (1)J'y reviendrai un prochain billet, pour parler de l'invisible dans le visible figuratif.

     

     

     

     

     

     

  • Times Square, disneyfication

    Pulsion scopique maximale. Pulvérisation de couleurs et de signes qui courent sur toutes les surfaces. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le voir, oui. Y être allé, oui. Mais n'en être jamais. Jamais.

     

  • Desproges, commentateur sportif

    Il y a quelques jours, France-Soir titrait pleine page, photo à l'appui : "Domenech devra-t-il se passer de Ribéry ?". La question est essentielle, en effet. Elle montre en tout cas que nous sommes entrés dans une phase où l'univers va devoir remiser au placard ses misères et ses inquiétudes. Il faut  donc bien se préparer à la Coupe du Monde, à un mois de juin de folie, dans l'incertitude hexagonale née d'une équipe qui part à vau l'eau. En clair : élimination piteuse au premier tour ou finale avec coup de tête en prime ? Devant la médiocrité du jeu national, les  démêlées judiciaires de certains de nos héros, la philosophie à trois francs six sous du sélectionneur, prenons un bol d'oxygène. Lecteurs, lectrices, enfilez votre maillot, votre short, vos chaussettes, vissez vos crampons. La chronique qui suit est pour vous. Pierre Desproges la prononça au printemps 1986, sur France-Inter, pendant la campagne mexicaine.

     

    « A mort le foot »

    Voici bientôt quatre longues semaines que les gens normaux, j'entends les gens issus de la norme, avec deux bras et deux jambes pour signifier qu'ils existent, subissent à longueur d'antenne les dégradantes contorsions manchotes des hordes encaleçonnées sudoripares qui se disputent sur gazon l'honneur minuscule d'être champions de la balle au pied.

    Voilà bien la différence entre le singe et le footballeur. Le premier a trop de mains ou pas assez de pieds pour s'abaisser à jouer au football.

    Le football. Quel sport est plus laid, plus balourd et moins gracieux que le football ? Quelle harmonie, quelle élégance l'esthète de base pourrait-il bien découvrir dans les trottinements patauds de vingt-deux handicapés velus qui poussent des balles comme on pousse un étron en ahanant des râles vulgaires de bœufs éteints.

    Quel bâtard en rut de quel corniaud branlé oserait manifester publiquement sa libido en s'enlaçant frénétiquement comme ils le font par paquets de huit, à grands coups de pattes grasses et mouillées, en ululant des gutturalités simiesques à choquer un rocker d'usine ? Quelle brute glacée, quel monstre décérébré de quel ordre noir oserait rire sur des cadavres comme nous le vîmes en vérité, certain soir au Heysel où vos idoles, calamiteux goalistes extatiques, ont exulté de joie folle au milieu de quarante morts piétinés, tout ça parce que la baballe était dans les bois ?

    Je vous hais, footballeurs. Vous ne m'avez fait vibrer qu'une fois : le jour où j'ai appris que vous aviez attrapé la chiasse mexicaine en suçant des frites aztèques.


    P. Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Seuil, 1987

     

  • My body. My biography (II)

     

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    Leur corps. Leur biographie. Sur eux, elle est ce visage usé par la fatigue, la longue nuit dans laquelle ils luttent contre la roche fossile. En eux, elle est ce poumon qui s'amenuise doucement et se transforme en un souffle rauque.

     

  • Le Guépard, éternel

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    Lui, Delon, est Tancrède, neveu du Prince Salinas ; elle, la Cardinale, est Angelica, la fille du maire. Concession paradoxale, croit-on, de l'aristocratie à la roture dans l'époque de la poussée garibaldienne. Que Visconti en ait fait l'un des couples magiques du cinéma, peut-être même le plus beau, est essentiel. Ce n'est pas qu'un effet esthétique, un trompe l'œil gratuit mais un  révélateur du caractère souvent factice des "révolutions". Il nous enchante, et la scène du bal est un moment ultime par lequel le spectateur plonge dans l'illusion même de la passion amoureuse. Celui-ci est emporté dans le tourbillon de la danse. Ainsi le cinéaste nous aveugle-t-il magistralement sur ce qui est le fond même des transformations sociales dont les masses sont d'abord les victimes. C'est la phrase emblématique  du discours aristocratique dans le roman de Lampedusa, que le film reprend textuellement : «Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change». Terrible leçon de l'Histoire.