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off-shore - Page 111

  • Rhapsodie de la méchanceté

     

    «On a gagné une masse d'argent, le prestige... Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs, moi pour deux cent trois mille, nous avons encore une fois été les vainqueurs, que l'on aime et que pour cette raison on déteste».

    Commentaire :

    De telles considérations marchandes sous la plume d'un écrivain portent un coup au mythe de l'artiste que d'aucuns continuent d'entretenir (si l'on veut bien se rappeler, par exemple, certaines réactions que provoqua en 1992 l'analyse du champ littéraire que fit Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art). Il ne faut jamais négliger les considérations matérielles et ces quelques lignes sont sans détour quant à la relation de l'écrivain à l'argent (les artistes en général). Celles-ci ne mériteraient pas plus d'intérêt si elles étaient signées de quelque auteur bourgeois, avide de reconnaissance. Mais ce n'est évidemment pas le cas puisqu'elles sont extraites de la correspondance d'Elsa Triolet à sa sœur Lili Brik, en date du 27 novembre 1950. Le Aragocha dont il est question n'est autre que Louis Aragon. L'enthousiasme devant le gain, la précision des sommes rapportées (on s'attend presque à y trouver les centimes) font sourire. L'égérie du communiste modèle et intransigeant, de l'écrivain qui vilipendait (et elle aussi) les horreurs du capitalisme et célébrait les grandeurs de l'épopée stalinienne (il suffit de voir comment Aragon s'adossa avec zèle aux thèses de Maurice Thorez), cette égérie a parfois des pulsions d'expert-comptable, ou pour le moins de petit commerçant après la fermeture du magasin. Comme on ne peut guère imaginer qu'il s'agit de faire envie à la sœur (ne poussons pas la perversité jusque-là, quoique les rapports de sororité ou de fraternité...), il faut admettre que c'est le plaisir même du détail qui fait jouissance. Poussons plus loin et amusons-nous. «Une masse d'argent» : l'expression est savoureuse, quand on combat, dans l'après-guerre la culture de masse et que l'on poursuit de sa vindicte anti-atlantiste cette invention prétendument américaine. Toutes les masses ne sont donc pas équivalentes. Il faut croire que certaine plume anoblisse le propos. Rappelons néanmoins que ce ne sont pas les gants qui font les mains propres. Continuons. «Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs» : qu'a-t-il vendu ? On comprendrait que la si digne Elsa fasse le compte des volumes vendus par son chéri, car cela supposerait des lecteurs, une éventuelle ouverture intellectuelle vers le renouveau de la Révolution (fût-elle stalinienne : le Géorgien ne mourra que dans trois ans). Mais il y a ici un raccourci qui passe comme fait négligeable l'élément de la transaction. Elsa Triolet va droit au but et le but, c'est le fric, pas le livre : le résultat, pas la substance. Certes, elle essaie de rattraper le coup en ramenant l'affaire au niveau d'un combat symbolique où les «vainqueurs», eux en l'occurrence, sont les pestiférés, que l'«on déteste». Fichtre, diantre, malpeste, comme dirait Molière, voilà qui est un peu fort, quand on sait quelle position Aragon et sa compagne occupaient en ces temps d'après-guerre (pensons au Comité National des Écrivains).

    Faudrait-il comprendre qu'il y avait, dans les rangs même du Parti du peuple et des ennemis du capitalisme, des relents d'embourgeoisement mal assumés, des aspirations à l'établissement par le bonheur matériel. Pourquoi pas, dans le fond ? Le plaisir (ou le danger) des correspondances est que parfois on y trouve un relâchement dangereux au regard de la doctrine en vigueur ; le discours de façade et la grandiloquence de certaines postures idéologiques sont aisément écornés par une phrase de trop, une expression maladroite que des orthodoxes, des gardiens du mythe, ne manqueront pas d'expliquer par maints effets d'une casuistique qui n'a rien à envier aux Jésuites. Elsa Triolet est prise en faute et nul doute qu'en certain pays que la ligne du Parti soutenait alors avec constance, cela lui aurait valu les pires ennuis. Elle est prise en faute, mais nous n'avons pas à lui en vouloir car la faiblesse nous est commune à tous.

    Commentaire du commentaire :

    Le caractère ironique de ce qui précède est volontaire et l'on en regrettera les traits les plus faciles. On ne peut juger quelqu'un sur trois ou quatre lignes ; on ne peut réduire sa pensée sur un propos de circonstance, ignorants que nous sommes des conditions d'écriture (conditions matérielles, techniques, psychologiques...). Il y a des effets de perspective, des anamorphoses historiques à prendre en compte, sans quoi on peut faire dire ce qu'on veut à celui dont on a décidé qu'il sera le bouc émissaire de telle ou telle cause. J'en conviens fort bien. Encore n'est-il pas inintéressant d'en faire la démonstration pratique. Et pour cela, il n'est pas indifférent (troisième degré de lecture) de le faire en prenant exemple dans le camp des staliniens qui avaient une expérience si assassine en la matière. Car ce billet sans importance se moque d'un étrange propos d'Elsa Triolet, rien de plus. Il ne bafoue pas, lui, la mémoire entière d'un Paul Nizan...

     

  • Notule 08

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ecrire sur le sexe, c'est d'abord écrire, ce qui n'est pas une mince affaire. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il est d'ailleurs remarquable que ceux qui savent le faire ont eu bien des problèmes avec la morale et la loi


    1-Guillaume Apollinaire, Les onze mille verges (1907, publié sous les initiales G. A.)


    2-Georges Bataille, Histoire de l'œil (1928, publié d'abord sous le pseudonyme de Lord Hauch)


    3-Nicolas Genka, L'Epi monstre (1962, fin de l'interdiction de publication 1999)


    4-Louis Calaferte, Septentrion (1963, d'abord publié "hors commerce", avant une réédition en 1993)


    5-André Hardellet, Lourdes, lentes... (1969, publié d'abord anonynement)

     

  • Voir, savoir

    Jan van Huysum (1682-1747), Nature morte aux fruits

    La peinture est un modus operandi qui a longtemps mis en jeu trois éléments distinctifs : le référent, c'est-à-dire l'objet (ou le sujet) à imiter, ce qu'on appellera abusivement la réalité ; l'œuvre comme telle en tant que rendu de cette réalité ; les signes symboliques structurant le sens de ce travail pictural (1). Cette relation aussi évidente (mais c'est une illusion) a longtemps fait croire que ce que nous voyions, puisqu'il y avait moyen de s'y repérer, épargnait de s'interroger sur la lecture même que nous pouvions faire du procès de la signification. Ou, pour plus d'exactitude, elle a formé, avec le temps, une sorte d'écran.

    Le basculement vers l'abstraction a jeté un trouble et l'un des reproches les plus courants à son encontre a été justement de faire glisser la peinture du côté des mots, d'un appareillage discursif sans lequel il n'était plus possible de comprendre où voulait en venir l'esprit de l'artiste. C'est sur ce point que revient Jacques Rancière lorsqu'il fait ce constat que les débats sur la peinture ont touché avec le tournant du XXe siècle la question du modèle explicatif. Les opposants à l'abstrait invoqueront aisément que la lisibilité de l'œuvre, et ce serait là sa limite, ne se cristallise qu'à partir du moment où un commentaire le précède. D'une certaine manière, cette évolution de la peinture nous précipite vers un «trop de mots», et des mots qui ne sont nulle part sur la toile, alors même que l'œuvre mimétique nous garantit une lecture quasi instantanée. Il n'y aurait avec ni disjonction, ni extrapolation. C'est là, cela se voit, on sait ce qui est représenté. La peinture peut alors se fondre dans l'exercice du protocole descriptif et cette adéquation a quelque chose de rassurant (peu importe, d'ailleurs, que l'œuvre plaise ou non).

    Mais décrire n'est pas signifier, lorsque la description croit que le visible n'a pas d'autre destination que la représentation. Ce leurre est à la fois ce qui rassure la culture de l'observateur (qui se dit que voir, c'est savoir) et restreint l'œuvre. Si, par exemple, je m'arrête sur le tableau de Jan van Huysum, je peux toujours le réduire à un travail convenu de nature morte, avec une multitude d'objets que mon sens de l'observation pourra détailler et dont je pourrais apprécier le rendu, ne serait-ce que sur le plan de la composition et des équilibres chromatiques. Il est fréquent alors de n'y voir qu'un protocole technique doublé d'un petit exercice de botaniste et de jardinier. Pourquoi pas... Ce réductionnisme est d'autant plus facile que nous avons perdu, lentement mais sûrement, les repères qui ont fondé en partie l'exécution de cette toile. Combien aujourd'hui sont-ils à même de considérer cette Nature morte aux fruits dans sa dimension spirituelle, de raccorder les éléments peints à une symbolique précise ? On peut regarder cette profusion comme le signe d'une richesse sociale, la traduction d'un essor économique dans une Hollande vouée au commerce. Certes, mais quid de la spiritualité ? Ces œillets sont une allégorie de la Résurrection ; ces raisins un écho du sacrifice christique ; cette grenade, outre sa symbolique mariale, définit aussi la relation du chrétien à sa communauté, à la fois particularisé, comme chaque grain du fruit, mais indissociable de cet ensemble auquel il se rattache ; cette noix est une allégorie de la nourriture spirituelle du message religieux : il faut faire preuve de persévérance car, derrière l'âpreté de l'apprentissage, la dureté du travail de connaissance, viendra le fruit récompensant cette volonté...

    Ce qui est offert à l'œil du spectateur nécessite donc, outre une attention, un savoir, construit, maîtrisé ; ce que peint van Huysum est aussi un discours qui n'est pas moins abstrait dans les détours qu'il prend que les commentaires élaborés à partir d'une installation de Beuys. Mais le processus de laïcisation de la culture occidentale en a rendu le décryptage difficile, voire souvent impossible. Et nous nous rassurons en raccrochant la contemplation de la toile au seul paramètre de la représentation, comme si la mimesis avait été une fin en soi.


    (1)Ces signes symboliques sont complexes, touchant à la fois la modélisation de l'espace (comme le démontre Panofsky quand il analyse le procès de la perspective), les choix esthétiques liées à un cadre idéologique déterminé (la place donnée aux corps, aux architectures, à la nature,...), les éléments métaphorisés (que nous allons évoquer plus loin).

     

  • L'Embâcle

     

    La digue est entaillée. À la prochaine grande marée, si les cieux, le vent et la mer se conjuguent au même temps, brutal, sec, à l'impératif de la Nature, elle cèdera.

    Le parapet est tombé. De la hauteur du chemin cimenté, à nu, on peut regarder la mer en face, de tout son corps, à soi, à elle. Nul appui, désormais, que sa propre constance ; le petit écart des jambes pour ne pas être un piquet rompu par une rafale.

    La dune a reculé, s'est affaissée. Elle n'est plus ce sein duquel glisser vers les cris amicaux et le tambour des vagues. Reste une baïne presque terreuse, fruit des heures hersées de l'hiver contre quoi elle n'avait aucun recours.

    Et les marais salants, à l'arrière, attendent le jour des retrouvailles avec l'Océan.

    Il faut replier son escadre de rêves jusqu'à la maison et fermer le volet de la grève dorée.

     

  • Arvo Pärt, sans cesse

    Arvo Pärt compose cet hommage un an après la mort de Benjamin Britten, survenue en 1976,  compositeur qu'il ne connaissait pas mais dont il venait de découvrir la musique. C'est peut-être cette distance personnelle qui rend sa musique si poignante. Rien ne nécessite une déprise de l'existence disparue. Pas de chagrin, surtout pas. Reste (mais ce n'est pas un reste, une sublimation plutôt) la prise à soi d'un héritage, d'une oreille, d'une mélodie (parce qu'on pense alors au War Requiem de Britten justement). Ce n'est pas copier, ou plagier, mais prolonger. L'hommage est là : dans la poursuite d'une phrase qui viendrait de loin et n'aurait pas de fin. Il n'est pas un reliquat concédé par la mort mais la pleine possession du vivant.

    (la vidéo qui accompagne ce Cantus in memoriam of Benjamin Britten est consternante mais on y trouve la version gravée sur l'album Tabula Rasa. Il suffit de fermer les yeux)




  • D'un usage terrorisant du voisinage

    Une rue de Prague

     

    Peut-être cela a-t-il changé, maintenant que Prague est tendance, mais en 2002, on trouvait encore dans des cafés de cette ville de grandes tables dont les clients sans forcément se connaître devaient partager l'occupation. L'amie tchèque expliquait que c'était là une survivance des temps communistes, lorsque le contrôle des individus devaient s'exercer dans tous les endroits et tous les moments de l'existence, ce qu'Hannah Arendt a défini sous le terme d'Etat totalitaire. Ainsi chacun était-il contraint à partager un espace semi-privé avec des étrangers dont il ne savait pas ce qu'ils pensaient. Potentiels séides du pouvoir. La puissance de neutralisation des personnes passait donc par l'imposition d'une auto-censure et d'une paranoïa de chaque instant, meilleur garant pour étouffer dans l'œuf les idées subversives (et la subversion commençait tôt en ces territoires).

    Regarder quelques épisodes de Desperate Housewives ne manque pas d'intérêt, une fois que l'on a fait abstraction de toutes les considérations esthétiques. Quoique d'une grande médiocrité, cette série américaine offre le panorama d'une autre société de contrôle. Ces femmes, caricaturales de sottise, campent dans le fond, et du mieux qu'il puisse être fait, puisque l'idiotie file aisément vers l'infini et n'est jamais si innocente qu'on le prétend (1), elles campent, disons-le, la forme totalitaire en espace libéral. La rue de ce petit lotissement propret est un microcosme. Les fenêtres derrière lesquelles chacun observe ses voisins sont les miradors civils d'un droit inaliénable d'autrui à l'intrusion. Plus qu'un droit même, un devoir. Nous sommes bien loin de la vieille madame Michu qui veille : la jeunesse de ces femmes est en soi la marque d'une éducation. Ce n'est pas l'aigreur d'une fin de vie ennuyeuse qui les met en mouvement mais un fond de structuration sociale. Que cela soit présenté sous la forme d'une comédie ne change rien. On pense plutôt à l'univers des gated communities, des common-interest developments (CID) dont Jeremy Rifkin, dans L'Âge de l'accès, a décrypté les logiques terrifiantes. Être entre soi n'est qu'une liberté en trompe l'œil et les quelques lignes qui suivent, tirées de son ouvrage, ne sont pas des caricatures, mais la maximalisation du système.

    À Ashland, dans le Massachussetts, un vétéran de la guerre du Vietnam s'est vu interdire de déployer la bannière étoilée le jour de la fête nationale du drapeau. À Monroe, dans le New Jersey, un homme a été poursuivi en justice par l'administration du CID parce que sa femme, âgée de quarante-trois cinq ans à l'époque des faits, avait trois ans de moins que le minimum exigé par les statuts de l'association des résidents. Les tribunaux ont donné raison aux plaignants et ont ordonné à la personne en question de choisir entre vendre ou louer sa propriété et cesser de cohabiter avec son épouse. À Fort Lauderdale, en Floride, l'administrateur d'une co-propriété a ordonné à un couple de cesser d'utiliser leur porte de derrière pour entrer et sortir de leur domicile, car leur va-et-vient laissaient des traces sur la pelouse. (2)

    Pourquoi rapprocher ainsi la Tchécoslovaquie des temps post-staliniens et les États-Unis, libéral. Parce qu'ils ne sont que deux modalités d'une même logique politique. Le degré de cœrcition, l'une semblant plus douce, plus invisible que l'autre, n'est pas, me semble-t-il, un critère suffisant pour remettre en cause, sur le fond, les impératifs qui sous-tendent l'objectif qu'on leur assigne. Il s'agit bien de conformer au maximum des individus, de leur rendre le plus difficile possible tout acte d'insoumission et de poser comme rationnel l'effacement de la limite privé/public, alors même que, aux États-Unis, le respect de la liberté individuelle est prétendument une vertu cardinale de cette nation. Mais il faut comprendre que l'essentiel est de pousser les citoyens à faire eux-mêmes le chemin vers le silence et l'ordre. Le développement des CID (près de 48 millions de personnes, selon Rifkin) va ainsi de pair avec la pression aliénante d'une société de plus en plus moralisante, car il est évident que les participants à ce système proprement fascisant sont socialement et politiquement ceux qui profitent (ou croient profiter) des bienfaits de ce nouvel ordre. Croient profiter : parce qu'il n'est pas sûr qu'un jour ils n'en paient pas, pour les moins forts d'entre eux, la facture et que le prix n'en soit pas exorbitant. Comme nul état ne peut engager des moyens infinis pour que chacun reste à sa place, il faut déléguer à la base un semblant de pouvoir dont, avec innocence le plus souvent, celle-ci se délecte. Le modèle communiste s'en tenait à une version dure, trop visible, trop coûteuse pour ne pas aller, sur le long terme, à la faillite. Le modèle libéral a, lui, compris qu'en introduisant dans le jeu une part de jouissance (3) et la perspective d'un profit symbolique immédiat, on pouvait obtenir des résultats beaucoup plus durables et efficaces.

    Ce choix commence à prendre dans l'espace européen, plus ouvert, historiquement, à la formalisation social-démocrate. Il ne faut pas se méprendre : l'inquiétude autour de la surveillance vidéo est une sorte un leurre. Derrière toute technique, il y a l'homme et pour se charger des basses besognes, il demeure le meilleur agent qui soit.


    (1)Quoiqu'en la matière il faille là aussi être dans la nuance, car Dostoïevski dévoile avec le Prince Mychkine il y a des personnes dont l'idiotie est une forme supérieure d'humanité. Mais la comparaison a-t-elle un sens ? L'une de ces malheureuses femmes au foyer face à l'aristocrate russe... Que les amoureux de l'écrivain russe me pardonnent.

    (2) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès, Pocket, 2002 (2000), pp.198-199.

    (3)Cette jouissance se trouve dans le potentiel de paroles offert à chacun, potentiel qui gagne sa légitimité dans une structure éthico-linguistique ne relevant pas de la seule humeur du sujet. Soit : la médisance se transforme en une évaluation objectivée. On passe du reproche au procès, comme le montre très bien Rifkin.











     

  • Passages

    Cela commençait par la trouée des phares dans la nuit, puis la presque nuit du début juillet. Toujours le même trajet annuel qui sembla peu à peu moins long, moins aventureux, mais l'important n'était pas là. Il en reste la fraîcheur passant par la glace à peine baissée, fissure du monde entrant dans l'habitacle contre laquelle il posait à intervalles réguliers sa main d'enfant. Cela commençait par le silence de chacun, comme une concentration matinale où l'on aurait posé les étais du bonheur à venir. Chacun dans ses songes. Peut-être même le conducteur rêvait-il.

    Puis arrivait l'attente au port, ritournelle interminable du voyage. Le soleil de huit heures baignait leur visage. Il était le messager de la fin d'après-midi, lorsqu'une fois installés, ils traverseraient la route, graviraient la dune pour admirer la plage, et la mer, vers laquelle, serviette et vêtements jetés comme des débris d'avant, ils courraient, sans même se demander si elle était chaude. Ils courraient et percutés par les vagues ils s'écrouleraient, ne verraient plus rien, pendant quelques secondes, du rivage et du ciel, avant de ressortir plus vivants que jamais, les lèvres ensalées.

    Alors l'attente pouvait durer des heures, trois ou quatre, avant que d'entrer dans la gueule du bateau, véhicules à touche-touche, sous les ordres d'un homme qui avait le teint bruni par la côte. Il y avait le ronflement des moteurs, l'escalier raide, métallique et sa rampe froide, une odeur mêlée de gasoil et de poissons (du moins s'en souvient-il ainsi et c'est très improbable car jamais ces navires n'avaient été conçus pour la pêche. L'idée qu'il se faisait d'un port, sans doute). Lorsqu'il arrivait qu'ils fussent dans les premiers, se greffait à la tension du départ l'impatience de devoir concéder à d'autres le droit de faire partie du voyage (et il est vrai que le plus grand bonheur était sans doute de monter les derniers, d'être les ultimes hôtes de cette odyssée, et de voir la structure qui servait de porte s'abaisser derrière soi, comme s'ils avaient été les derniers accueillis sur un radeau de fortune -jeu des premières années par excellence : être le dernier sauvé et feindre la frayeur).

    Mais l'étrange était aussi que ce ne fût pas un bateau de l'enfance, n'ayant rien en commun avec les goélettes de Jules Verne, les trois-mats des récits d'aventure. Il n'avait rien à voir non plus avec les vedettes qu'il avait empruntées, plus jeune encore, pour Bréhat ou Belle-Île. Jetant un œil au-dessous de lui, il voyait un parking, comme un morceau de route que l'on couperait bientôt de ses attaches (il ne connut la motilité larvée des ferries britanniques que plus tard et cela lui déplut).

    Sur le pont, aussi puissant fût le soleil, c'était le vent d'abord, un peu lourd, une extraction volatile de la mer sur laquelle les mouettes, criantes et folles, pouvaient se laisser porter. Il restait silencieux, près à entendre l'écho des hommes qui disaient que tout était bon et à sentir la petite secousse du navire qui abandonne la terre.

    Le trajet était bref. Le port écartait ses bras, deux jetées terminées par de petits phares, et il guettait le sillon ondulant et mousseux de sa propre échappée. En tournant la tête il pouvait déjà apercevoir le point d'amarrage, la butée du périple. Il n'en avait cure. Il y avait le temps de suspension de cette avancée qui le séparait du monde, cet entre-deux dans les humeurs de l'Océan, et, lui s'approchant d'elle, l'île était dans ses yeux une image mouvante, une imprécision délicieuse de roulis ou de tangage. La mer tapait amicalement contre la coque.

    L'île continuait de bouger, comme une incertitude posée sur l'eau quand la terre ferme, le continent, filait de chaque côté de l'autre horizon. Le bateau, le bac comme il fallait dire, ralentissait et c'était la même petite secousse, mais cette fois, pour toucher à autre chose, être touché par un autre monde. Il arrivait ailleurs.

    Très longtemps après cette époque il revint, seul. L'aventure tomba en lambeaux à la guérite du péage et c'était comme s'il se retrouvait à un poste-frontière, à devoir justifier de sa venue, en ce lieu qui fut sien. On y gagnait sans doute, mais quoi ? Il ne se souvenait pas que l'on payât pour prendre le bateau ; rien de cette soumission à l'ordre matériel du monde n'avait survécu et il en était heureux. Oui, maintenant, on y gagnait du temps, quitte à perdre la frissonnante parole de l'aventure. Nul ne parlerait plus de cette lenteur qui s'agrégeait au lancinant des flots, de l'odeur traversante et salée de ce paysage transitoire. À la place, ils diraient que le pont était une réussite technique, une tour de force magistral.

    Roulant sur le bitume de l'ouvrage d'art qui en avait fait, désormais, une presqu'île, il comprit que face à la mélancolie du temps révolu, dont il avait pris son parti, s'alliaient la dérisoire victoire de la vitesse, que l'époque lui imposait, contre laquelle il était impuissant, et la nécessaire, parce qu'utile, continuité territoriale dont il n'avait que faire. Que rien ne fut séparé, ne fut inaccessible : tel était leur credo. Au moment de franchir aussi aisément l'espace ancien, précieux et lent, il sentit la bascule : le présent faisait s'échouer l'île dans le seul univers du souvenir, radicalement. Il n'eut même pas le goût de se baigner. Il lui restait les mots, qu'il glissa dans sa poche, face à la mer, pour plus tard.


  • Valery Larbaud, de toutes les littératures

     

    À la Pentecôte, l'Esprit saint descendit sur les Apôtres qui reçurent le don des langues afin de diffuser le message christique. Profitons-en pour rendre hommage, de notre côté, à un écrivain polyglotte auquel la littérature française doit beaucoup, quoiqu'il soit plutôt relégué dans les minores de nos jours. Outre qu'il fut un grand écrivain, Valery Larbaud devint un passeur inlassable, introducteur-traducteur des auteurs étrangers, à commencer par Joyce. Un exemple de cosmopolitisme brillant.

    La Neige

    Un año mas und iam eccoti mit uns again
    Pauvre et petit on the graves dos nossos amados édredon
    E pure piously tapandolos in their sleep
    Dal pallio glorios das virgens und infants.
    With the mind's eye ti seguo sobre levropa estesa,
    On the vast Northern pianure dormida, nitida nix,
    Oder on lone Karpathian slopes donde, zapada,
    Nigrorum brazilor albo di sposa velo bist du.
    Doch in loco nullo more te colunt els meus pensaments
    Quam un Esquilino Monte, ave della nostra Roma
    Corona de plata eres,
    Dum alta iaces on the fields so dass kein Weg se ve,
    Y el alma, d'ici détachée, su camin finds no cêo.

    Bergen-op-Zoom, 29.XII.1934

     

    De ce poème, il existe aussi une "réduction en français", pour reprendre les termes de l'auteur,  mais nous nous en passerons, Pentecôte oblige...

     

  • Jarry, écrivain cycliste

    http://perso.univ-lemans.fr/~hainry/probleme/jarry.jpg

    En ce jour de repos dominical, où il nous faut concilier le devoir sacré et matinal de la messe et l'excitation d'une étape du Giro s'achevant au Monte Zoncolan (aux pourcentages affolants), Jarry s'impose. Il est la parfaite illustration d'un esprit littéraire divinement sportif. Il nous reste d'ailleurs de lui la célèbre photographie que nous reproduisons (où on voit qu'élégance et activité sportive ne sont nullement incompatibles : le chapeau melon, s'il vous plaît, nous change des casques contemporains, ridicules, il faut le dire). Outre qu'il écrivit romans, poèmes et pièces de théâtre, Jarry eut une activité de journaliste dont on a gardé souvenir dans le volumineux recueil intitulé La Chandelle verte. Le texte qui suit fut écrit pour Le Canard sauvage, n° 4, du 11-17 avril 1903, soit trois mois avant que Maurice Garin ne gagnât, à la moyenne de 25,679 km/h, le premier Tour de France.



    LA PASSION CONSIDÉRÉE COMME UNE COURSE DE CÔTE


    Barabbas, engagé, déclara forfait.

    Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu'il n'eût simplement craché dedans - donna le départ.

    Jésus démarra à toute allure.

    En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.

    On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.

    Les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance.

    Il est faux qu'il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit une minute.

    Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en quelques mots la machine.

    Le cadre est d'invention relativement récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce qu'on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l'accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.

    Des gravures du temps reproduisent cette scène, d'après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l'accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d'actualité, presque à son anniversaire, l'accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l'air.

    Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.

    D'aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent suppedaneum. Il n'est point nécessaire d'être grand clerc pour traduire : pédale.

    Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.

    Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd'hui les Chinois de la bicyclette : "Petit mulet que l'on conduit par les oreilles et que l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied."

    Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments ad hoc :

    Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma.

    Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l'accident des épines, de le tirer et lui couper le vent, porta sa machine.

    Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.

    La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.

    Les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.

    Le déplorable accident que l'on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu'il continua la course en aviateur... mais ceci sort de notre sujet.





     

  • 22 mai 1968, trois heures de l'après-midi

    En 1978, Le Monde revient à sa manière sur cette belle aventure que fut mai 68, cette épopée politique qu'on a vendu comme une révolution qui aurait pu réussir. C'est l'occasion d'aller s'enquérir du devenir des trois fers de lance de la contestation étudiante.

    Michel Sidhom s'en va ainsi interroger Jacques Sauvageot qui enseigne à l'École des Beaux-Arts de Nantes (où il restera jusqu'en 2009). On sent chez lui une forme de désillusion. «Le problème est de savoir comment, en dehors des réformistes ou des tentatives pour " changer la vie " chacun dans son coin, créer une alternative politique révolutionnaire qui réalise la conjonction des différentes forces de contestation, mouvement des femmes, écologique, anti-nucléaire, etc, avec la radicalisation apparue dans de larges couches du mouvement ouvrier populaire. Ce n'est pas facile, mais il ne faut pas oublier qu'en 1968 le mouvement révolutionnaire était inexistant.» Il n'y a pas de reniement, mais la prise en compte d'une situation bloquée que les événements auxquels il a participé n'ont pas résolue. Plutôt mis en lumière. Sa position, qu'on soit pour ou contre, mérite le respect et s'éclaire sans doute sur le commentaire qu'il fait de ses relations avec les deux autres figures majeures : il ne les a pas revus. «La photo où on nous voit tous les trois lever le poing était de circonstance, nous n'avions pas d'affinités particulières et nous n'avons pas de réunions d'anciens combattants.» il n'est pas d'ailleurs, des trois, celui dont le nom est passé à la postérité (ceci dit avec un peu d'ironie).

    Bertrand Le Gendre est lui allé rendre visite à Alain Geismar qui reconnaît l'échec du mouvement, avec un aveu qui fait un peu sourire : «C'est vrai que, dix ans après, le mouvement de Mai n'a pas eu de débouchés politiques Mais avec ce qu'on avait dans la tête à l'époque, cela vaut peut-être mieux. On voit ce que donne la pureté révolutionnaire des Khmers rouges. La richesse de Mai, c'est qu'il n'y a pas eu de solutions immédiates, mais que le mouvement s'est diffusé dans la société.» Y aurait-il eu de l'apprenti dictateur chez le garçon ? La comparaison avec les Khmers rouges de Pol Pot est assez sublime. Et de continuer pour expliquer l'échec du mouvement : «Il nous manquait l'idée de ce que pouvait être une autre société. On chantait l'Internationale, on défilait, drapeaux rouges et noirs en tête. Mais, même les "anar" continuaient à tenir le vieux discours léniniste ; ce ne sont pas les étudiants qui feront la révolution, mais la classe ouvrière et paysanne. Malgré notre pratique, notre discours était vieux.» On sent qu'il ne veut pas décrocher (la fidélité à la jeunesse sans doute) mais le procès fait aux anars sent le retournement à cent mètres. Il va encore mettre quelques années pour aller au bout de cette logique. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne fait pas alors les choses à moitié. En 1986, le voici inspecteur général de l'Éducation nationale (oui, oui...) et en 1991 il entre au cabinet d'un ministre de cette même Éducation nationale, et qui a nom Lionel Jospin (nous n'irons pas jusqu'à y voir des retrouvailles de trotskystes recyclés, nous n'avons pas cette méchanceté). Pour le moins, c'est ce qui s'appelle rentrer dans le droit chemin, une sorte de retour du fils prodigue.

    Quant à Daniel Cohn-Bendit, il histrionne suffisamment chez les Verts et à l'assemblée européenne pour que nous nous abstenions d'interpréter son parcours.

    À ce niveau, on peut créer toutes les mythologies qu'on veut, bâtir tous les enchantements autour d'un moment de libération (sexuelle peut-être, mais pour le reste ?). Il n'en reste pas moins que Mai 68 prend des allures de grande récréation pour adolescent en mal d'action et de reconnaissance. Et comme la honte devant le ridicule est souvent le moteur d'une correction de soi sans nuance, on ne s'étonnera pas que si Sauvageot a suivi sa voie sans se déjuger (et c'est tout à son honneur), les deux autres auront su tirer profit de leurs années de scoutisme sorbonnard.

    En 1978, la même année donc, Hubert-Félix Thiéfaine sort Tout corps branché sur le secteur... (qui fera je le confesse mes délices adolescentes). Il y commet une chanson au clin d'œil assassin sur ce qui s'était déroulé dix ans plus tôt. Il y en avait qui n'avaient pas attendu pour se moquer de ce jeu de dupes. Autant achever ce billet avec lui, puisque depuis Beaumarchais on sait que tout finit par des chansons.