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off-shore - Page 109

  • Splendeur théâtrale

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    La disparition d'un comédien est chose particulière. L'écrivain, le peintre, le musicien nous laissent leurs œuvres. Ils sont, souci de biographisme mis à part, hors de ce qu'ils ont donné à lire ou à contempler. Pas le comédien de théâtre (1) et la mort de Laurent Terzieff vient le rappeler. Les techniques de reproduction et de conservation n'y feront rien. Ce seront des traces, des souvenirs qui ne nous donneront de l'expérience scénique qu'une version/vision amputée de l'enchantement.

    La disparition d'un comédien, c'est donc, dans toute la puissance de la formule, celle d'un corps. Corps magnifié et magnifique : il ne s'agit pas sur ce point d'une considération plastique mais de l'épreuve, doublement sensible, d'une présence. À moins d'être soi-même comédien (ce qui n'est pas mon cas), quiconque a vécu l'expérience heureuse du théâtre aura compris ce qui sépare, au-delà de la démarcation symbolique de la scène, ce corps unique de la neutralité de notre commune condition. La captation que provoque cette épiphanie est l'élément crucial d'une rupture dont procède la représentation. Le corps, là, qui n'oblige même pas à plier notre attention, puiqu'il s'en saisit : nous sommes au saisissement.

    Je me souviens de Denis Lavant planté, les muscles tendus, le visage brillant, l'œil inquisiteur, face au noir de la salle. Pas un mot n'avait encore été prononcé que nous savions déjà tous qu'il avait imposé ses règles, son rythme, et que, désormais, pour le temps que durerait la pièce nul ne dérogerait à sa loi. Paroles bues, gestes saisis dans le détail. Lui. Il y en a eu d'autres : Loïc Coudré, Luce Mouchel, Sophie Rodriguez, Omar Porras, Éric Lacascade,... Des noms qui, pour beaucoup, n'atteindront jamais la notoriété facile. Mais, en commun, le corps habité, la puissance à la fois centripète et centrifuge devant l'espace, le continuum du vivant dans cet artificiel qu'est le théâtre. Pour le sentir ainsi, il faut y être, s'en remettre au corps (carcasse, souffle et voix), au plus près de cette machinerie transfigurée.

    Cette expérience est tellement singulière qu'elle éclaire aussi combien peut être un supplice une pièce mal jouée (2), par un comédien face auquel nous nous sentirions à certains moments l'égal. : agitation de marionnette ou diction approximative. Le théâtre, soit le pire possible parce que le meilleur possible.

    Je n'ai jamais vu Laurent Terzieff en scène. Je ne le verrai jamais et cette soudaine impossibilité, définitive, comme une sorte de rappel essentiel dans un monde d'ersatz et de virtualité, loin de consterner (la mise en commun du deuil est une vanité moderne), peut s'entendre aussi comme une histoire magique du théâtre pour lequel toute construction, aussi daté soit le texte, est un éternel renouvellement. Une incarnation, et une incarnation magistrale s'est tue dimanche. L'origine religieuse de cet art perdure donc. Il faut simplement espérer que l'émerveillement dont Laurent Terzieff fut prodigue (puisqu'ainsi en témoignent ceux à l'heur de l'avoir vu et entendu), d'autres en soient tout aussi capables et généreux...

     

    (1)Faisons ici une distinction essentielle avec l'acteur (de cinéma). Le passage de l'un à l'autre n'est pas réductible à une variation dans les modalités d'expression. Il s'agit, pour reprendre la terminologie de Walter Beujamin, d'une dépréciation de l'aura et, pour les exemples que nous avons connus, la plupart du temps, les rois et reines de la pellicule se sont avérés des baudruches dégonflées sur scène.

    (2)Je ne me soucie sur ce point ni de la qualité du texte ni de la mise en scène. Autres questions...

     

  • Dénouer

     

     

    Dénouer. Verbe de l'impossible. Tout est dans la complémentation, qui, radicalement, porte la valeur, as-tu pensé. État de siège perpétré par le passé. Dénouer ; en admettre l'emploi absolu. Ravine le jour comme tu fais ton sommeil : et tu apprendras à énumérer les nuages du ciel, en toute connaissance de leur passage lointain.

     

  • Notule 09

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Lire des nouvelles, genre trop peu mis en valeur

     

    1-Steven Millhauser, La Galerie de jeux

     

    2-Annie Saumont, Noir comme d'habitude

     

    3-Bruno Schulz, La Boutique aux cannelles

     

    4-Leonardo Sciascia, Les Oncles de Sicile

     

    5-Anton Tchekov, Le Violon de Rotschild et autres nouvelles

  • Un(e) grand(e) professionnel(le) (groupe nominal)

    Voilà bien une expression propre au monde médiatique. Nous, qui vivons dans le commun, connaissons des gens qui travaillent bien, qui font bien leur boulot, des pros, mais jamais il ne nous viendrait à l'idée d'appeler notre boucher (fût-il M.O.F.), notre boulanger, notre plombier ou notre médecin ainsi.

    Cette dénomination, on l'entend particulièrement pour encenser les journalistes, et cela depuis une vingtaine d'années. C'est-à-dire à partir du moment où, au-delà des figures inféodées au pouvoir (sous de Gaulle ou Giscard) est apparu ce curieux mariage des médias avec le politique. Et quand je parle de mariage, il faut prendre ce mot stricto sensu. Je me souviens d'une interview stupéfiante de François Mitterrand répondant aux questions d'Anne Sinclair (compagne de Dominique Strauss-Khan) et de Christine Ockrent (compagne de Bernard Kouchner). Certains s'en étaient offusqués et l'on avait alors entendu la justification suprême : ce sont de grandes professionnelles. Depuis, nous en avons eu d'autres : Béatrice Schoenberg (avec Borloo), Marie Drucker (avec Baroin), Audrey Pulvar (avec Montebourg). Il ne s'agit pas de mettre en doute les capacités de ce beau monde mais de sourire devant la faille de l'expression même.

    Proust (encore et toujours) nous a appris que pour mentir juste il ne faut jamais chercher à parer toutes les éventualités (C'est dans Un Amour de Swann : Odette fait cette erreur et son amant s'en rend compte). Dans le cas qui nous occupe, on retiendra la bizarrerie de l'adjectif. Pourquoi grand(e) ? Le professionnalisme a-t-il des degrés ? Si l'on veut valoriser, sans arrière-pensée, la sobriété, paradoxalement, s'impose. L'adjectivation est un surplus, une volonté de preuve, un aveu : la présence acharnée de celui qui parle, comme l'adverbe dont parle U. Eco, et qui veut se convaincre lui-même de son affirmation. Elle est le «je te jure» des enfants pris en faute : je te jure, c'est vrai de vrai. L'adjectif est, sinon l'inconscient de la collusion, du moins la reconnaissance d'une légitime suspicion.

    Or, en la matière, les journalistes, plus que les politiques, bénéficient d'une mansuétude dont ils sont les premiers pourvoyeurs lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes. Mutadis mutandis, peu d'élus auraient joui d'une telle impunité qu'en ont été gratifiés Poivre d'Arvor bidonnant une interview de Castro, ou David Pujadas anticipant à tort la décision d'Alain Juppé alors sur la chaîne concurrente. Ces petits écarts ne les empêchent d'être dans le métier reconnus comme de grands professionnels.

    En fait, nous touchons là, dans le domaine de l'information, à l'hypocrisie de ce qu'il est commun d'appeler la déontologie. Se retrancher derrière le grand professionnalisme de tel(le) ou tel(le) est une manière d'éluder le trouble né de la confusion des sphères de pouvoir. Plus encore, c'est déporter sur le plan de l'éthique individuelle ce qui relève d'abord de la morale collective. Sainclair ou Ockrent sont anecdotiques. En revanche, le problème que leur situation met en lumière est l'écart grandissant qui existe entre les élites, auxquelles on prête une justesse d'appréciation, une rigueur dans le travail, une honnêteté intellectuelle sans failles, et le quidam qui a tout à prouver. Cette manière de faire est une forme assez remarquable d'outrecuidance, le signe d'un mépris pour le peuple qui, par essence, est bête et devant lequel on ne prend même plus le soin de cacher ses éventuelles turpitudes. S'en remettre à la seule intelligence d'un grand professionnel n'est pas le gage d'une indépendance structurelle des médias.

    Cette catastrophique évolution est remarquable dans notre pays parce que les gens ont à ce point personnifié l'information que l'intercesseur du monde qu'est devenu le présentateur du journal a fini par gagner une sorte d'immunité diplomatique. Dès lors, on lui pardonne tout, et cette reconnaissance du grand professionnalisme de Sainclair, Pujadas, ou Poivre d'Arvor, elle est aussi défendue par ceux que l'on piège. Sans quoi il ne serait guère concevable qu'un pays se régalât d'avoir au 20 heures chaque soir le même homme pendant vingt-cinq ans.

  • L'Isle joyeuse

    Entre le fluide et l'aérien, le précipité (parfois) et le languide, un bonheur matinal, alors qu'un voile nuageux prend doucement possession du soleil. Debussy. Certains préféreront la version de Richter que l'on peut aussi écouter sur le net. Le choix (le mien s'entend) de Pollini est affectif.



  • L'Appel du quotidien

    L'univers des blogs est si divers, si hétéroclite qu'il ne s'agit pas ici d'en rendre compte, ni même de proposer une quelconque analyse pour en dresser, par exemple, une typologie cohérente. L'approche qui explique ce billet relève de la conjugaison d'un empirisme forcément étroit et d'une lecture sociologique prenant appui sur un texte de Georges Perec, dont je donnerai plus bas un extrait.

    Les objectifs que poursuivent les blogueurs, les motivations qui les animent renvoient à des explications sociales, culturelles, politiques. Néanmoins, il est un point dont il faut minorer l'importance : la dimension narcissique du projet. Certes, on ne négligera pas le souci d'existence que traduit la décision de s'afficher peu ou prou sur la Toile. On ne niera pas que certains ont pu y gagner une notoriété (relative) ; mais le phénomène est marginal. Le caractère arborescent du système, les aléas de la recherche, le hasard des découvertes en ce domaine restreignent l'explication nombriliste du phénomène.

    Les choix des blogueurs peuvent consterner (ceux pour qui ce n'est qu'un avatar de Facebook, par exemple), agacer (les pourvoyeurs de bons sentiments), faire réagir (les polémistes). Peu importe. En revanche, pour avoir, en quelques occasions, décidé de naviguer de blogs en blogs, j'ai découvert un élément troublant en mesure d'éclairer l'un aspect des plus intéressants. Il n'est pas si vrai que les individus choisissent leur blog pour venir y déverser, selon un protocole qui transférerait à ce support les vertus adolescentes du bon vieux cahier intime. On trouvera, certes, des procéduriers de l'infiniment creux, amoureux du «moi je». Soit. Pour autant, certains blogueurs, tout en parlant d'eux, se saisissent du quotidien pour en faire une sorte de radiographie intuitive qui, au fur et à mesure, laisse apparaître l'«infra-ordinaire» dont parlera Perec. Cette traque du banal, cet arrêt sur l'insignifiant, cette prise à revers de la hiérarchie des faits imposée par la pyramide de l'information me paraissent une manière de reprise en main du réel (version optimiste), une mise à jour d'un défaut politique, sur une base mélancolique, consacrant l'abandon, dans un cadre pseudo-démocratique, du petit peuple par les élites (gouvernementale, journalistique, économique, intellectuelle, artistique). Ce choix qui est ainsi fait de regarder le monde du balcon, de la rue, du bus que l'on prend pour aller travailler, cet étonnement (c'est-à-dire un état de veille) devant un mur que l'on abat, devant une discussion de jeunes femmes en turquoise, cette recherche d'un simplicité quotidienne qui déprendrait ces blogueurs d'un horizon où la crise économique et existentielle est la seule ligne posée par le discours politique (au nom d'un réalisme bien senti) ; toutes ces options me semblent témoigner à la fois d'un désarroi devant le silence hiérarchique d'un mal être contemporain et d'une volonté de résistance.

    Certains peuvent donc se moquer de ces billets donnés à la lecture sans prétention stylistique, sans souci de composition parfois ; mais ce serait rater l'écheveau d'une parole qui essaie de se frayer un chemin dans l'administration actuelle du spectaculaire et du clinquant. Dès lors, quand on fait l'expérience de cette navigation un peu sauvage, aléatoire, on mesure à quel point l'attention du quidam déploie les brèches phénoménales d'une vie niée, vie du commun (ce que les politiques, lorsqu'ils s'engagent dans la démagogie la plus criante, appellent les vrais gens sans qu'on puisse croire un instant qu'ils sachent ce qu'ils sont) à mille lieues de la mise en scène médiatique. Ces blogs se promènent sur les lieux qu'on croirait sans histoire, dans les temps non rentables (jusqu'à l'aspiration contemplative parfois). Trois fois rien, pourrait-on dire, mais des riens qui, mis bout à bout, forment une chaîne qui n'a pas vocation à changer le monde (c'est bien là qu'est la mélancolie) mais qui cherche, je crois, à faire écho auprès de celui qu'on connaît déjà mais aussi dans le monde de celui qu'on ne connaît pas (et qu'on ne verra sans doute jamais). Voilà pourquoi nous ne sommes pas loin de ce texte de Georges Perec publié en février 1973, dans Cause commune, numéro 5 :

    «Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou je voudrais poser.

    Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

    Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

    Comment parler de ces «choses communes», comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donne un sens, une langue ; qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

    Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

    Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.

    Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?»

    N'est-il pas magique et touchant de voir ainsi le dernier grand écrivain français (du moins, si l'on s'en tient à la prose et au roman, pour simplifier) s'attacher à des points aussi prosaïques ? Certains en riront. Moi pas. Je crois plutôt que Perec met simplement en lumière cet écart entre le monde tel qu'il est rendu dans un espace aujourd'hui médiatisé (et ce qu'il écrit est indissociable de la pensée d'un Guy Debord, par exemple) et tel qu'il est vécu. Non qu'il faille s'en remettre à la seule appréciation de l'anonyme (telle qu'on nous la sert le soir des grèves ou des événements spectaculaires par des micros-trottoirs aussi creux que manipulés) ; cependant, voir apparaître, au-delà de l'exaspération diffuse devant un monde insondable, la recherche et le désir d'une forme poétique et créatrice du quotidien, cela n'est pas anodin. Peut-être faut-il y voir une sorte de liberté sans lendemain, une énième forme contrôlée de l'asservissement moderne (ou postmoderne). Il n'en reste pas moins que tous ces billets sont les traces d'un vivant qui essaie de remonter à la surface, qui veut exister, avec comme conséquences l'appel à ce que, nous aussi, nous (ré)apprenions à prendre soin de notre ordinaire.

  • Écran total

     

     

     

    C'est un bar dans Greenwich, vers six heures du soir. Bar-pub sans prétention (rien des lounges élégants où, comme dans les films, des cadres sérieux sirotent un whisky). Vous vous installez et commandez une pinte de Brooklyn Lager. Le roulement inégal des discussions (quelques éclats de rire tracent leur sillon) recouvre votre fatigue d'arpenteurs urbains et vous restez silencieux. Ainsi avez-vous le temps de regarder alentour : les gens, le décor, le comptoir... Tout cela s'efface, se dissout devant un autre spectacle. Face à vous, à votre gauche, à votre droite, trois beaux écrans plats bousculent, suspendent comme une ronde de couleurs saisissantes, l'attendue souveraineté de votre repos. Vous avez fui la basse continue de la ville, l'intermezzo régulier des sirènes et vous saviez ce que serait la cascade des voix du pub ; mais vous aviez aussi envie de laisser dehors le clinquant des publicités et l'appel outré des devantures.

    Désormais trois grands panneaux d'images éclatantes et continues. Fruits liquides d'un ailleur immiscé dans la lumière amoindrie de votre présent. Face à vous : la NHL, des hockeyeurs, des blancs, des rouges, dont vous vous rappellerez que les uns sont Américains, les autres Canadiens (Ottawa ? Toronto ? Montréal ?). À droite : la NBA, des basketteurs. C'est déjà l'époque des play-off, et là, vous êtes certains d'avoir identifié le jaune des Lakers. À gauche, un match de base-ball, dont la lenteur, paradoxalement, vous étonne (et auquel vous ne comprendrez jamais rien). Facilement vous êtes saisis. Gestes vifs des passeurs, dribbles, balles lancées, percussions contre la balustrade, ralentis sur un contact, visages en plan serré, regards rageurs, bras qui montent au ciel, buts, temps morts, pubs, rebonds, altercations, entraineurs en furie, parquet qu'on essuie après une glissade, seconde ligne avant qui prend la place de la première, gerbe de glace (au ralenti), plans sur les spectateurs, balle frappée, un gars qui court vers un point que vous ne définissez pas (décidément vous ne comprenez rien), interviews de joueurs, d'entraîneurs, lèvres qui bougent comme des mécaniques vides.

    Car toutes ces images défilent sans le son (le son vient d'une autre source. C'est l'accompagnement musical rock, un peu passéiste : Bruce Springsteen, Bob Seger, Jon Spencer Blues Explosion,...) : elles composent soudain les films muets de notre époque. Vous regardez autour de vous, épiez les attitudes. Personne (si : un ou deux) ne suit un match mais, sans qu'il y paraisse, entre deux gorgées pour apaiser un débat animé ou feutré, l'œil se projette, sort d'ici pour le monde étouffé des écrans plats (parfois un client fait un signe de tête et son compagnon pivote pour suivre une action en replay). Trois écrans, comme les nécessités impérieuses d'un branchement silencieux et vain sur le temps réel (en admettant que ces retransmissions soient en direct, ce que vous n'aurez pas vérifié), dont vous ne savez pas à quel besoin ils répondent : occupation dilettante, peur du vide, habitude, conditionnement. Étrange sensation devant ces gens auxquels on offre le spectacle simultané (choix concurrentiel qui, d'une certaine manière, annule chaque univers, en vérifie l'inanité) d'autres gens gesticulent jusqu'au ridicule, s'expliquant sans qu'on sache ce qu'ils disent (à moins de lire sur les lèvres). Étrange moment que la contemplation de ce monde de sourds, de ce monde aveugle, emporté qu'il est, emportés qu'ils sont, par la peur du silence et de l'écran éteint. Que ce soit du sport n'a ici aucune importance (du moins n'est-ce pas l'essentiel du moment)

    Vous buvez votre bière et ces trois fenêtres, progressivement, rétrécissent votre espace. Lancer-franc, petite friction dans la patinoire, arbitres rayés blanc et noir qui interviennent, balle qui s'élève et course vaine de l'adversaire. Vous fermez juste les yeux en franchissant le seuil et les rouvrez dans la nuit maintenant installée ; vous retrouvez avec plaisir le fracas new yorkais, la simultanéité du son et de l'image, la concordance indispensable de votre corps avec le monde environnant.

     

     

     

     

  • Aloysius Bertrand, le précurseur

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    En 1842, un an après la mort de son auteur, Aloysius Bertrand, est publié un recueil de poèmes en prose, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot. Créateur discret d'un genre auquel Baudelaire donnera une envergure plus grande avec Le Spleen de Paris. Poésie de Bertrand où mélangent la rêverie romantique, la réhabilitation d'une littérature galante du XVIIIe, les échos du gothique (tel qu'il faut l'entendre à travers les romans anglais d'Ann Radcliffe ou d'Horace Walpole), le goût du clair obscur, la rapidité d'une esquisse faite sur le vif. Mélange autour d'une langue tournée vers le passé, dans ses références, dans sa préciosité, et d'une forme promise aux éclats les plus subtils de la poésie française. (a)

    UN RÊVE


    J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note. Pantagruel, livre III.

    Il était nuit. Ce furent d'abord, — ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, — une abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sentiers tortueux, — et le Morimont (1) grouillant de capes et de chapeaux.


    Ce furent ensuite, — ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, — le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, — des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, — et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.


    Ce furent enfin, — ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, — un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, — une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, — et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.


    Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.


    Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, — et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.

    (1)C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

    (a)Signalons que Ravel composera, en 1908, de magnifiques pièces pour piano à partir de quelques poèmes de ce recueil : Ondine, Gibet et Scarbo

  • Parlons banlieue

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    La France est un beau pays, avec une variété incroyable de niveaux de langue. À ceux qui croiraient à l'uniformité linguistique, montrons que, selon les endroits, le vocabulaire peut être riche, fleuri :

    «Va te faire enculer, sale fils de pute» (version Le Chesnay, banlieue sud-est)

    «Casse-toi, pauvre con !» (version Neuilly, banlieue ouest)

    P.S. : Il est clair qu'ainsi posé, on ne peut guère espérer que les grandes figures de notre société de spectacle nous aident à la sauvegarde du subjonctif imparfait. Encore eût-il fallu qu'ils le connussent...





  • L'État privatisé

    Pour comprendre la catastrophe dans laquelle nous ont mis les institutions bancaires et la faiblesse politique des gouvernants, les vingt premières minutes de l'interview de Jacques Généreux dans Parlons Net suffisent. Il définit avec beaucoup de clarté comment les dirigeants des états ont permis aux financiers et aux spéculateurs de jouer sans risques et de gagner toujours.