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off-shore - Page 106

  • Hors de tout sentimentalisme


    Cela date de 1926. Le souffle (technique) dans l'enregistrement est fort mais l'on s'en moque parce que justement l'autre souffle, celui que Mengelberg fait circuler dans cet adagietto de Mahler est sublime. Il dirige sur un tempo qui nous épargne tous les excès d'un lamento grotesque et dont nombre d'enregistrements depuis trente ans nous gratifient (si l'on peut dire). Là où Mengelberg dirige en 7'03, certains dépasseront les dix minutes (souvenir d'un Haitink interminable...). Comme si la rigueur viennoise de Mahler avait été dévorée par l'artificiel de La Mort à Venise de Visconti, tourné en 1972 (qui ne peut guère survivre désormais que par l'interprétation fascinante de Dirk Bogarde. Quant au maniérisme de mise en scène...) et sur lequel beaucoup de chefs se seraient, consciemment ou non, alignés. Il ne faut pas que la musique devienne un accompagnement de cinéma ou d'images. Elle existe en soi. Et c'est bien de cette essence que Mengelberg nous "parle" dans cette version. Le bonheur de trouver cette interprétation va bien au-delà du document qu'il représente, au-delà d'une possible discussion sur la nature historique des choix que fit tel ou tel chef. Mengelberg réconcilie la rapidité et la profondeur, la vitesse et l'intériorité. Un miracle de mélancolie énergique...

  • 4-À feu et à sang

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Le désir, c'est l'ombre. Non pas l'ombre seule, car en sa continuité, elle n'aurait pas plus de prix que la pleine lumière. Mais l'ombre fureteuse, nappe de grâce intérieure (notre vie, nos pulsions) taillant sa route pour aller du nœud dans les cheveux aux yeux, des yeux à la dentelle. En plus, me dis-je, gitane, andalouse, qui sait... Babil méditerranéen, ardant notre compassion d'un Canto de Lorca. Et nous imaginons toujours, dans cette voix plus nue que l'épaule tremblante, une histoire déchirée, un mélodrame dont, en d'autres endroits, notre esprit se détournerait. Mais nous l'écoutons, religieux, quasi. Elle chante le désir, l'ombre du désir, mélange de chevelure en mouvement, floue, de guipure odorante et de pupille-feu.

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II

     

  • L'art de la glace


       

    Cette institution romaine est périphérique. Les touristes, les étrangers en général, n'y viennent pas en grand nombre. Ce serait un peu comme si nous évoquions la porte des Lilas pour ceux qui délimitent Paris à un périmètre Concorde-Beaubourg. Le dernier monument classique qu'on laisse derrière soi avant de se diriger vers la via Principe Eugenio est déjà à un bon quart d'heure (c'est Santa Maria Maggiore, elle-même fort éloignée du triangle Colisée-Navona-Trevi), et les environs de la piazza Vittorio Emmanuelle n'emballe guère le voyageur (à tort...)

    Cette institution est née en 1880 et son fondateur a choisi en 1928 ce coin de l'Esquilin, peu impressionné par l'éclat du centre historique (il est vrai que le tourisme n'avait pas encore fait son œuvre). On arrive sur les lieux avec étonnement : ni enseigne, ni devanture clinquante. Le Palazzo del Freddo du sieur Giovanni Fassi est une ancienne laiterie dont l'étendue (500 mètres carrés pour la clientèle, 200 mètres carrés de laboratoire) et la hauteur sous plafond font rêver. Nous sommes loin du cadre feutré, voire guindé des Tre Scalini. On n'est pas là pour se montrer comme chez Giolitti. Une vingtaine de tables au placement mouvant, quelques bancs, mais, surtout, un bruit de tous les diables, une furie de bavardages, d'éclat de voix, de rires qui font immanquablement penser à un hall de gare aux heures d'affluence. Rien à voir avec la pépiement sournois des salons de thé dont se moquait si bien Nathalie Sarraute. Personne n'est venu pour autre chose que l'excellence de l'art que Giovanni Fassi et ses successeurs maîtrisent sur toute la ligne : crème glacée ou sorbet, c'est tout un.

    Cette institution est romaine : on n'y entend peu les langues étrangères. Les familles, les mères, les gamins, les jeunes gens, tout le monde se mélange. Ce n'est pas un endroit branché mais un bonheur d'un autre temps. Et l'occasion de comprendre que la glace, en Italie, n'a rien à voir, dans sa consommation et dans sa représentation sociale, avec ce que l'on trouvera en France. Chez nous, le glacier est un avatar du salon de thé : un univers essentiellement féminisé et/ou adolescent. Il n'en est pas de même au-delà des Alpes. Vers dix-sept ou dix-huit heures arrivent, en costumes élégants, belles chemises et cravates bien choisies, des hommes, par deux, trois ou quatre. Là où une pratique française les verrait s'attabler autour d'une bière ou d'un alcool plus viril, l'usage italien les incline à discuter des parfums qu'ils vont choisir. Ils ne font pas semblant. Il n'est pas question d'une petite coupe. Ce sera un cornet trois parfums con panna. Les voici avec, dans la main, une construction indécise, improbable, dont on craindrait qu'elle ne s'écroule d'un bord ou de l'autre. Mais ils ont la maestria et l'art de la manger sans se ridiculiser d'une moustache de chantilly, sans appréhender que le chocolat ou la stracciatella ne leur jouent un vilain tour. Ils ne s'en vont pas. Ils dégustent. Ils discutent. Ils doivent parler affaires, sans doute, et participent du chaos magnifique de l'endroit. Nous les regardons faire, attendant une catastrophe mais l'habit reste immaculé, et nous en concluons qu'il y a bien, en la matière, une adresse italienne quasi magique de la dégustation.

     

  • En silence


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    Dans ses Sentences, Isidore de Séville, qui vécut entre les VIe et VIIe siècles, écrit : «La lecture silencieuse est plus facile à supporter pour les sens que celle à voix déployée ; l’intellect en effet s’instruit davantage, tandis que la voix de celui qui lit demeure en repos, et que sa langue bouge silencieusement. En effet, en lisant à haute voix, d’une part le corps se fatigue, et d’autre part la voix s’émousse». Il place donc la question de cette activité sur un double plan de confort physique et de fruition intellectuelle. On sait qu'elle se pratiquait dès l'Antiquité mais qu'elle se répandit surtout à partir de la Renaissance quand il y eut en quelque sorte un accès privé au livre, qu'il ne fut plus nécessaire, devant le nombre limité d'ouvrages, qu'un seul lût pour tout un parterre ou un groupe.

    En ce sens, le silence est symbolique d'un possible retrait du monde certes, mais aussi d'une intériorisation de nos pensées, de leurs divagations plus ou moins lointaines par rapport à ce que nous lisons. Ainsi pouvons-nous comprendre que dans le jeu avec le livre se dessinent des entrelacs inattendus, des écarts, des abandons, des retrouvailles dont nous aurons, tout de suite ou plus tard, à nous féliciter. Le silence dans la lecture n'est donc pas seulement l'appropriation personnelle d'un objet qui n'est pas nôtre, d'une altérité à laquelle nous ne saurions être réductibles (dans l'acceptation, par exemple, de l'auditeur passif), que nous ne saurions réduire nous-mêmes ; il est le moyen d'une jouissance immédiate, mais qui se prolonge à la fois comme pensée sur le texte et souvenir de lecture comme déviation. C'est bien à ce double titre que la lecture silencieuse fut combattue, en ce qu'elle émancipe l'individu, parce qu'elle le retranche du présent et l'accroît dans ce même présent.

    Dans un monde qui désormais vante le bruit en continu, le flux perpétuel d'images, il faut s'inquiéter pour la lecture et le silence. Leur éclipse progressive est le signe d'un temps où la pensée s'effondre ; car, bien au-delà des questions de culture (encore que...) ou de savoir, l'enjeu est la relation avec ce qui n'est pas moi. Or, le refus notoire de la lecture par une grande partie de la jeunesse (et qu'on ne vienne pas me dire qu'ils ont d'autres manières de faire... Je sais, hélas, de quoi je parle...) laisse présager une incapacité à résister au monde, faute de s'être construit intérieurement, de s'être retrouvé face à soi.

    Mais, rétorquera-t-on, n'en fut-il pas ainsi pour une partie de l'humanité, qui ne sut jamais ni lire, ni écrire (pourquoi d'ailleurs utiliser un passé simple ?) ? Celle-ci s'en trouva-t-elle plus malheureuse pour autant ? À cela, répondons que les sociétés anciennes n'avaient pas mis au point une armada aussi sophistiquée de moyens technologiques couplée à une structuration politique de contrôle(s) (tant sur l'axe vertical qu'horizontal des réseaux sociaux) aussi développée de telle sorte que nous sommes en mesure de prévoir un effondrement intérieur des individus soumis à un tel système oppressif et répressif. Jamais une société n'avait promis un tel bonheur matérialiste (et immédiatement matérialisé en bibelots eux-mêmes immédiatement obsolètes) ; jamais nous n'avions connu, depuis vingt-cinq ans un tel processus de régression (sociale, politique, culturelle) qui se traduit par l'explosion des phénomènes dépressifs, et ce, dès le plus jeune âge.

    Il ne s'agit pas de dire que tout se résout dans la lecture silencieuse (je prends mes précautions : tous les raccourcis sont possibles...). Je voulais brièvement en rappeler le plaisir et la nécessité.

     

  • 3-Simple

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Il faut peu pour son visage illuminer. Que le terrain vague soit son aire de danse ; que son habit informe soit tenture de scène et voile improvisé(e) ; qu'en quelques mots elle se laisse convaincre de chanter la douce matine que lui a apprise sa mère. Son visage, si doux, si fin, à mille lieues de tous ces enfants-singes...

  • L'entre-deux

    "On peut refuser que les choses s'emparent de nous, apposent, quand il est désastreux, leur sceau à nos inclinations, à nos jours. Bien sûr, elles ont beau jeu de nous en imposer, elles, les obscures, les pérennes, à nous qui n'avons qu'un instant, qu'un fragment où mille moments s'enchevêtrent, pour être un peu fixés, tâcher, tant qu'il est temps, à nous y reconnaître. Mais ça n'empêche pas d'essayer"

                   Pierre Bergounioux, La Mort de Brune (1996)

  • L'Humanité de Miró

     

     

    "L'espoir d'un condamné à mort"

    Ce tableau, Miró le peint un jour bien particulier, celui où l'Espagne franquiste exécute (mais elle ne le sait pas encore) son dernier condamné à mort, par la voie du garrot, le 2 mars 1974. Il s'appelle Salvador Puig i Antich. Sa peine a été décidée par un tribunal militaire, après l'assassinat d'un garde civil.

    Les motivations politiques de l'artiste, non plus que le bien fondé de la condamnation, ou la répugnance à la peine capitale ne m'intéressent pas ici. Je ne veux pas dire qu'ils n'ont aucun intérêt, qu'ils sont secondaires. Ils participent de tout ce qui a engagé Miró. Mais ce serait, d'une certaine manière, vouloir se mettre du mauvais côté : cerner les raisons reviendrait sans doute à s'interroger sur l'état dans lequel il peignit, à dramatiser le geste sur le plan de la pure émotion et tout cela verserait dans les hypothèses psychologisantes qui présentent une portée fort relative.

    Je préfère me pencher sur la confrontation avec la toile, lorsque, spectateur, on se retrouve devant elle. Ce tryptique imposant (267x351), exposé à la fundacion Pilar i Joan Miró de Barcelone, est d'abord foudroyant par l'écart entre, justement, cette dimension qui vous oblige à un retrait (pour tout considérer) et le dépouillement même de la peinture. Car il y a bien peu sur la toile. Une économie. Essentiellement : trois taches, trois traits, et des fonds plus ou moins obscurcis de noir. La pauvreté des moyens mis en œuvre, le minimalisme formel de Miró jouent comme le signe d'une élimination. La vie ne tient qu'à un fil. C'est aussi l'irrégularité de ces traits (à la fois en épaisseur et dans l'incohérence directionnelle de leur structure, leur aléatoire.) qui forme l'indice de sa vitesse. Cette irrégularité qui s'en va decrescendo doit être interprétée comme le signe de la vie qui s'en va, imparablement. La circularité repérable des deux premiers n'est pas sans évoquer le garrot, ce cercle de fer qui viendra progressivement broyer la gorge du supplicié. Encore pensons-nous moins à la machine effective qu'à la forme plus prosaïque de la strangulation : le lacet. Le dernier trait est bref : l'histoire est finie. Il est mort. C'est donc bien devant l'exécution que nous sommes.

    Ce qui était fait derrière des murs est là, à la vue et au su de tous. Ce devant quoi nous aurions voulu faire un détour, peut-être, s'impose à nous. La triplication est à la fois l'agonie, la durée vécue de celui qui disparaît, et, dans sa fragmentation même, l'impossible, l'indicible. Il faut que la main de l'artiste se détache de la toile, à l'inverse de celle du bourreau qui a vocation à maintenir la sienne, comme on maintient, d'une poigne de fer, l'ordre. Cet indicible, ce sont aussi ces taches de couleur : le rouge, le bleu, le jaune. Pigments primaires qui ne se mélangent pas, frappant de leur isolement une malédiction de la peinture en tant que travail. La brutalité de la narration surgit de cette simplicité/simplification par laquelle Miró, certes coutumier de ce protocole, se refuse à toute construction esthétisante. C'est un peu comme s'il nous disait, par son geste, son impuissance. Celle-ci concentre l'hiatus entre l'intention du témoignage par l'art et la réalité vécue par Antich. Une sorte de parole brisée. La peinture est visible mais elle reste sur le seuil. Si elle nous a amenés au dedans de l'espace fermé de la prison, elle n'est pas pour autant capable de se faire, de mettre en action toute son alchimie pour élaborer une histoire complexe. Miró la contient dans sa simple exposition de matière (mais, ainsi, n'est-ce pas qui sait la figuration de la peinture qui se bat, qui tourne autour du bourreau, en ne le représentant que dans la métonymie de son arme).

    À ce niveau, il faut comprendre que trois temporalités entrent en conflit. La durée de l'exécution ; celle de l'exécution du tableau ; celle de la contemplation du spectateur. La première est la plus brève, la plus définitive, portée vers son extinction sacrificielle et politique. La seconde est plus longue, mais circonscrite par la brieveté du jour qu'elle doit symboliser. Il faut essayer de faire vite, le plus vite possible, tout en sachant que l'œuvre aura un temps de retard, et que ce temps de retard est aussi celui du jour d'après, quand l'homme dont elle évoque le destin ne sera plus. Elle s'éloigne déjà de la vie pour entrer dans la logique de la perpétuation. Sa fin n'est pas une fin, mais un reliquat de la datation, une tension de l'effroi qui dure, l'inversion de cette peur qui a habité Antich, avant. La dernière, la nôtre, peut s'étendre infiniment, pour autant que nous ayons envie de réfléchir à ce que fut la disparition d'un homme. Mais aussi longue soit notre volonté de regarder, c'est-à-dire de comprendre, de partager le choix de Miró, il y a comme un écran, une fragilité initiée par le parti pris même de la non-figuration. Regarde, nous dit Miró, regarde, toute ton attention peut se concentrer sur cet impensable qu'est la mort d'un homme. Nous sommes loin des pendus de Calot, du Tres de mayo de Goya ou de la chaise électrique de Wahrol. Nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Rester face à ce tableau suppose que nous laissions de côté tout échappatoire que permettent les détails du style. Si nous demeurons, c'est pour faire, au-delà même de l'exécution de Salvador Puig i Antich, une expérience du dénuement après la mort. On pense alors aux mots de John Donne dans sa méditation XVII : «any man's death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee.» Toute mort d'un homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain ; dès lors n'envoie jamais quelqu'un savoir pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. Le tableau de Miró trace ce chemin où le pathétique et le circonstancié sont relégués au second plan pour des abysses bien plus effrayantes et lorsque nous abandonnons le tableau, ce n'est qu'une maladroite façon de nous exprimer, parce que lui n'est pas près de nous abandonner.

     

     

     

  • 2-Mirek

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Dirais-tu, Mirek, que c'est un petit matin ? Il n'y a pas de petit matin, tu le sais, toi, si par "petit", on voudrait croire qu'ici il y aura de la douceur, soleil juste comme il faut, commençant à rouler sa bosse, encore tiède de nuages hauts qui lui font voilette. C'est rare, très rare. Possible mais rare. Donc, pas de "petit matin".

    À moins que tu veuilles signifier le rétréci du ciel, du chemin, de la respiration à contre-temps du pas, lui-même en retard, toujours en retard sur le tic-tac de la roue arrière qui tourne.

    Cela, ainsi : après l'impératif réveil que j'ai placé à l'autre bout de la pièce pour m'obliger à fuir le lit, l'eau du broc qui ploque dans la cuvette en émail, les volutes du café bouillant, le tic-tac du vélo que je traîne (engin et ritournelle) depuis le pied de la côte, celle à la sortie du hameau. Je traîne cette feraille comme un chien près de crever. Elle me sera pourtant très utile, ensuite, pour les dix kilomètres jusqu'à la fabrique. Mais il y a un temps où il faut que je récupère de la pente. Ce n'est plus comme avant. Haleine en buée, brume au ras du sol.

    Tic-tac de la roue, toujours, et plus un mot à dire sur le chemin depuis que tu es mort, Mirek, à l'automne.

  • Phil Glass, ritournelle

    J'ai déjà sur ce blog évoqué l'albumKoyaanisqatsi. Les compositions de Phil Glass servaient à accompagner ce film muet centré sur l'évolution morbide de notre modernité. En voici le premier morceau, lancinant et grave.