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off-shore - Page 108

  • Qui tue ?

    Judith et Holopherne (1598), Palais Barberini

    J'ai déjà évoqué sur ce blog des œuvres du Caravage, et d'abord, à mes yeux, le plus beau tableau du monde. Pour l'une d'entre elles il était question d'une décapitation ; pour celle qui m'occupe aujourd'hui, le peintre met en scène le meurtre en cours. Judith est une jeune femme, veuve de Manassé, qui, pour libérer son peuple de la tyrannie d'Holopherne, tue ce dernier. Le sujet sera traité à de nombreuses reprises par les peintres. Ce n'est pas, là encore, le tableau le plus réussi de l'artiste. Le jet de sang est maladroit, le corps tout en torsion de la victime est un peu lourd, les avant-bras de Judith, certes guerriers, ont quelque chose de masculin. On a l'impression que le tableau, dans un découpage vertical et médian, oppose le côté gauche et le côté droit et que plus nous nous déplaçons vers la droite justement plus il est accompli. Que cache ce visage presque de candeur horrifiée de Judith ? Que peuvent signifier ces tétons pointant sous l'habit ? Il y a comme un trouble autour de la meurtrière qui représente déjà une énigme. Mais la puissance de Caravage est ailleurs, dans un troisième personnage qui n'est pourtant, en apparence, que secondaire. Qui est-elle, cette vieille, sur laquelle notre attention se fixe progressivement jusqu'à devenir le centre d'une question tournant autour du sujet peint ?

    Pour éclaircir notre propos, il faut revenir à l'écrit qui sert de point d'appui à cette représentation. Le texte biblique, dans la traduction des éditions du Cerf, dit ceci :

    « Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. (Jdt, 13, 1-3)

    [...] Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rendez-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël ! » Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détâcha la tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivre, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. » (Jdt, 13, 6-10)

    Le fait marquant est que cette vieille est la servante de Judith. Soit. Mais il est entendu que lors de l'accomplissement du meurtre, elle est absente. C'est donc une entorse au respect textuel que de la faire figurer. Cette liberté caravagesque n'est pas anodine parce que ce visage ne nous est pas inconnu. Il a de toute évidence une certaine parenté avec celui d'une autre vieille, bien plus prestigieuse, peinte à côté de la Madone des Palefreniers, œuvre exposée à la Villa Borghese. Il s'agit alors de voir Jésus enfant écrasant, avec l'aide de sa mère, une serpent malin. Dans les deux cas, ces personnages assistent donc à un acte de violence à la fois réel et symbolique. Dans les deux cas, s'ils n'y participent pas directement, ils en sont les spectateurs particuliers, des témoins jugés nécessaires. Pour revenir à Judith, ce qui saisit procède de deux éléments marquant la tension qui habite la vieille. Les traits sont crispés, la mâchoire ferme, l'œil avide. Si elle ne tient pas le cimeterre assassin, c'est tout comme. À l'effarement de la jeune femme répond, dans un processus de susbtitution, la volonté affichée de la servante. À la jeunesse douce de Judith répond le grand âge buriné de la suivante. Il y a en elle une volonté farouche, une détermination stupéfiante qui inquiète. Il faut alors regarder ses mains serrant fort le tissu de son vêtement. Les poings ne sont, semble-t-il, que le premier moment de la jouissance en elle. Ce qu'elle tient, et qui n'est qu'un substitut de l'objet réellement désiré, est encore dans la retenue de la victoire qui va advenir ; mais l'on devine qu'à l'heure de la tête totalement tranchée, les poings s'écarteront et le tissu sera tendu, tendu et raide comme une lame de cimeterre (quoique ce ne soit pas exact puisque celle-ci est courbe). La vieille aura, autant que Judith, obtenu gain de cause.

    C'est à ce titre que ce tableau intrigue (ou, pour être juste, qu'il m'intrigue). L'écart avec le texte biblique explore la question du discours de la vengeance et celui de la responsabilité. Ce désir de peindre un second couteau avec une telle précision, avec le souci de la styliser plus que les deux acteurs annoncés et connus de l'histoire, donne à penser qu'elle est une nécessité du tableau, et pourquoi pas sa finalité. L'histoire n'est donc plus un règlement à deux, un affrontement, qui peut servir dans une perspective d'analyse psychologique ainsi qu'elle est (en partie) réinvestie par un Michel Leiris dans L'âge d'homme, mais un jeu à trois. Une triangulation qui n'est pas exactement de même nature que celles qui ont servi à Freud ou à René Girard mais qui s'en rapproche. Plus je contemple ce tableau et plus je m'interroge : qui sert qui ? Qui est au service de qui ? La vieille récupéra la tête d'Holopherne, soit. Elle n'a rien fait. Simple complice. Mais est-ce vraiment le sens du dess(e)in de Caravage ? Ne suggère-t-il pas que Judith n'est rien moins que l'instrument d'une volonté qui excède sa seule personne (et pas simplement parce que dans le texte biblique, elle est aux ordres de son dieu), et que celle qui veut vraiment, dont l'âme est ardente, est l'inconnue à ses côtés. Dès lors, cette œuvre explore discrètement la question de la responsabilité, le jeu entre suggestion et sujétion. Caravage ne peint pas ce sujet dans la perspective d'une simple illustration biblique. Il introduit une dramatisation en relation avec l'émergence d'une société où la question de la part dévolue au choix de chacun est grandissante. Ce qui est acte -ici, le meurtre- n'est peut-être pas compréhensible sans le regard que l'on porte sur ce qui entoure son effectuation. Il ne s'agit pas de s'en tenir à la seule démarcation stylistique d'un réalisme mis sur le devant de la scène (et la vieille est, en effet, très en avant) mais d'évoquer ce qui se trame aussi avant la scène, hors de la scène. Et la plus forte des deux femmes, du moins la plus importante dans la projection que l'on peut faire de ce tableau sur la détermination des individus à agir ou non, n'est pas celle que l'on croit.

     

  • Météorologiques

     

    La pluie en été. Parce que la fenêtre ouverte. La fraîcheur. Cette association momentanée des contraires en une hostilité bienfaisante. L'orage plus encore, quand se confondent la suspension de la chaleur et le souvenir vague des ondées hivernales, de celles qui nous faisaient frémir derrière la vitre, et d'un léger mouvement de tête nous apercevions les boucles fumantes du thé ou du café. La pluie nocturne et chaleureuse, tombant droit, restant au seuil de la demeure pour ne laisser que sa respiration de fond marin (et l'on pense, quand on s'est approché du rectangle de la fenêtre, à ces courants qui soudain saisissent le corps et le réveillent de sa langueur de baignade, si bien que la pluie d'été, en bord de mer, la nuit, est un véritable retournement à même le sol de ce qui fut vécu en plein soleil dans la brassée de l'océan).

    J'aime les pluies d'été, comme le souvenir durassien d'un monde irrésolu à notre seul bonheur du moment. Les gouttes serrées comme un treillage de bruit continu plaquent au sol les voix, les musiques, les poussières, les brutales humanités. C'est la matière (boue, macadam, gravier,...) qui fait rebond, le grain de chaque centimètre carré que j'écoute et qui me pousse à me taire.


     

     

  • « L'être-Français »

    Le 6 août dernier, un ministre de la République déclarait : « Français ou voyou, il faut choisir », pratiquant la surenchère après le discours sarkozyste du 30 juillet. La déclaration de ce dernier, aussi démagogique et radicale soit-elle, pouvait encore s'intégrer dans une démarche politique des causes et des effets, comme choix idéologique, en écho à certaines propositions frontistes. La phrase ministérielle est, elle, d'une autre nature. Elle ordonne un présupposé que l'on peut ainsi formuler : il y a une morale ontologique supérieure française, une grandeur intrinsèque de « l'être-Français » qui, si j'entends bien, est le signe distinctif de cet « être-Français ». Ce principe posé classifie donc l'humanité en deux groupes : « l'être-Français » auquel l'Histoire rend grâce, alignant les faits d'armes magistraux, et le reste du monde, tendanciellement voué à la malhonnêteté, la vilénie, le crime, l'infériorité morale. S'agit-il d'un effet génétique ? On peut supposer que non, puisqu'il y a un choix. Ce serait plutôt une sorte de révélation, presque une mystique. « L'être-Français » et son désir : voici la voie d'accès à une forme supérieure d'humanité, à la compréhension immédiate du bien et du mal, dont l'étranger (le « non-Français ») est dépourvu. Ce ministre a enfin trouvé ce qui peut sauver le monde de la violence, de l'incurie et de la bassesse.

    Une telle déclaration doit inciter tous les honnêtes gens de par le monde à demander leur naturalisation pour se garantir plus encore contre le Malin. Le monde converti à la toute puissance de « l'être-Français » et plus rien ne serait comme avant. L'Esprit saint de la vertu hexagonale comme synonyme de la bonne intelligence promise au commun. Mais est-ce vraiment ce que souhaite ce ministre, qu'affluent de tous les territoires planétaires les convertis à « l'être-Français » ? Je n'en suis pas sûr. Et ces personnes, d'ailleurs, en auraient-elles le désir ? Pourraient-elles croire à cette magie ? Car ils savent s'informer, ces supposés « voyous » ; ils peuvent connaître le présent et le passé, constater que les grandes affaires et magouilles de ces trente dernières années dans ce si extraordinaire pays ont rarement été le fait d'une populace exogène inconsciente de l'épique grandeur de « l'être-Français ». Ils étaient bien de chez nous, que je sache, et nul n'évoqua jamais la moindre destitution de leur nationalité, ceux qui trempèrent dans les barbouzeries, les financements en tous genres et l'affairisme politique. Bien de chez nous. Tout comme le procureur général Lespinasse qui, en 1943, déclara au procès du résistant Marcel Langer : « Juif, Polonais et communiste : trois raisons de demander la peine de mort ».

    Soyons clair : je ne cherche pas à remonter à la nuit des temps pour faire le procès à sens unique du pays qui est le mien. Il n'est pas question de pratiquer la repentance perpétuelle, comme certains, qui nous vaudrait toutes les ires du monde (tant l'histoire de France n'échappe pas aux guerres et aux infamies). Il n'en demeure pas moins que l'alternative ministérielle n'est pas un excès de langage, une outrance verbale de plus. Elle induit une hiérarchisation humaine intolérable sous couvert d'identité nationale. Le fumet de Pétain peut courir les rues...

    Si identité nationale il doit y avoir, celle-ci se promeut à travers la transmission de ce qui fonde sa culture. Or la politique menée par ce gouvernement, dans la droite ligne de celle de ses prédécesseurs depuis au moins un demi-siècle est pour le moins désastreuse. Tel est le sommet nauséabond de la bêtise (dangereuse) : crier haro sur le métèque et cracher sur La Princesse de Clèves.

     

  • No one in the corridor

    Tu réfléchissais à toutes ces pages écrites depuis quelques mois, à cette hygiène que tu voudrais télique, où se mélangent les formes, les pronoms, les lieux, les noms. Puzzles, rhizomes, mikados (et une fois les bâtons soustraits un à un, peut-être autre chose que la surface de la table une), Möbius, Klein, le vide sans cesse électrisé ? Et tu tombes (c'est le mot qui convient : certaines phrases sont des bornes invisibles sur lesquelles on vient se précipiter sans savoir (quoiqu'on les ait cherchées en arpentant tel territoire plutôt que tel autre) et le choc qu'elles entraînent est plus réel que la porte qui se ferme ou le fossé masqué par le taillis) sur l'épigraphe choisie par Claude Simon pour Histoire, un morceau de Rilke (oui, un morceau de Rilke tant l'écriture est tangible et on se dit : il est bien sensible, dans ces lignes, cet absent -vivant ou mort- qui me parle) : «Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux./Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux».

    Écriture danaïde, peut-être, avec l'espoir, cependant, que, comme dans la théorie épicurienne du clinamen, une légère inclinaison -ici une déviation, et même un dévoiement- des textes assemblés donnent naissance à des masses, fassent des nœuds, nœuds qui ne soient pas les contractures du quotidien, mais comme les points d'appui dont se sert l'homme attaquant une paroi à mains nues.

    Mais sache que le puzzle le plus précieux (et qui ne sort jamais de la mémoire) est celui dont il manque une pièce, dont il manquera toujours une pièce.

  • Marcelin Prot, l'invisible

    Étrange destin que celui de Marcelin Prot.

    En 1951, à peine âgé de trois ans, échappant à l'attention de ses parents, durant la visite de la ménagerie du grand cirque Kosny, il s'approche trop près d'une cage où sont enfermés des singes et l'un d'eux, d'un coup de main rageur (les avait-il excités ? Était-ce un geste gratuit ? Une peur de l'animal ?) le défigure profondément au côté droit et lui arrache à moitié l'œil, qu'il perd définitivement. Tous les soins médicaux à l'hôpital des Ulis ne peuvent vraiment atténuer l'horreur de ce visage.

    Il doit changer d'école à de nombreuses reprises tant les parents des autres enfants trouvent gênant qu'un visage si particulier côtoie les mines épanouies et angéliques de leur progéniture. Il s'ensuit que, par la grâce de la fortune familiale (famille qui renonce d'ailleurs à lui donner un frère ou une sœur, pour ne pas en faire un(e) angoissé(e)), il a droit à une scolarité particulière et recluse, qui s'achève après l'obtention de son baccalauréat, session 1966, passé en candidat libre. Il s'inscrit à la Sorbonne où, très vite, avec son bandeau sur l'œil, on le surnomme Moshe Dayan (ce qui lui vaut d'être passé à tabac par des inconnus qui le traitent de juif sioniste, au moment de la guerre des Six Jours, en 1967). 1967 justement : ses parents décèdent dans un accident d'avion au large de la terre de Baffin et lui laissent un héritage suffisamment conséquent pour qu'il se sente l'envie de voyager librement.

    Il s'installe à Bruxelles. Il y reste jusqu'en 1974. Il fréquente, entre autres, Leif Mauser et Agneska Tolic. Il boit beaucoup et se met à écrire intensément. De ces années sortiront les deux seuls romans qu'on lui connaît, publiés aux éditions Éternelle Absinthe. Héléna Meyer (1971) raconte les mésaventures d'une barmaid découvrant les écrits mystiques de Saint Jean de la Croix. Plus curieux encore : Soul Asylum (1973) met en scène un garçon d'une très grande beauté auquel on propose de devenir la vedette d'un remake de Freaks, le chef d'œuvre de Todd Browning. Ces tirages confidentiels n'empêchent pas qu'un petit cercle d'admirateurs se forme, alors même que depuis 1974, Marcelin Prot a coupé les ponts avec tout cet univers bruxellois. Selon son biographe, Benjamin Fersteen (1), commence alors une vie d'errance pendant laquelle ses moyens s'épuisant doucement il exerce diverses professions : jardinier, gardien de musée (à Mendoza, en Argentine), concierge (à Ténérife), serveur (à Lomé) etc. Sa vie est celle d'un solitaire. Il ne donne aucune nouvelle, sinon qu'il envoie, à intervalles réguliers, des cartes postales à Leif Mauser, cartes postales toujours ainsi libellées : J'espère que tu vas bien. Je vais bien.

    Cette situation perdure jusqu'en 1989 où l'éditeur Paul Schaffners d'Éternelle Absinthe reçoit un manuscrit : L'Imposteur (qui sera publié sous initiales M. P. l'année suivante). Dans ce texte, le narrateur, qui se fait appeler Gwymplaine (référence explicite à L'Homme qui rit) explique que Francis Bacon lui doit tout, que ses portraits déformés de lui-même ou d'autres, ont en fait sa personne comme modèle. Dès lors, il s'agit de se venger. Je laisse au lecteur le plaisir de la découverte.

    Cette longue nouvelle, qui obtient un succès d'estime, reste sans lendemain et trois mois après sa publication, Leif Mauser cesse de recevoir des cartes postales. C'est alors que Benjamin Fresteen part à la recherche de Marcelin Prot dont beaucoup de gens ont souvenir, ne serait-ce qu'en raison de son physique si particulier. Mais le biographe avoue, à la fin de son ouvrage, que la piste se perd à Dar es Salam. Nous sommes alors en 1996.

    On a retrouvé, il y a quatre mois, dans une île de Bornéo, une tombe avec une grosse croix de bois sur laquelle étaient gravés son nom, l'année de sa naissance et celle que l'on supposera être l'année de sa mort : 1948-2007. Les tests ADN ont confirmé qu'il s'agissait bien de lui. Que furent les dix ans (et un peu plus) qui séparent Dar es Salam de Bornéo ? Quels méandres l'ont amené en Asie du Sud-Est ? Y a-t-il quelque part des œuvre inédites, des papiers à découvrir ? Peu probable. Marcelin Prot avait depuis longtemps le goût de la dissimulation. Au point que Benjamin Fersteen commençait ainsi sa biographie : «Plus fort encore que Thomas Pynchon, Marcelin Prot a réussi à subtiliser toutes les (rares) photographies qu'on pourrait supposer trouver de lui si bien que j'écris sur un homme de mon temps, vivant encore, peut-être, et dont je n'ai jamais vu le visage...»

     

    (1) Marcelin Prot, l'échappé, Lausanne, Les Anaphores, 1998. Nous lui empruntons l'essentiel des informations de ce billet.


  • Le fin mot de l'histoire

     

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    La nouvelle qui suit, de Julio Cortázar, publiée en 1963, peut se lire en exemple parfait de ce que Todorov a défini comme le texte fantastique, par lequel l'effet produit met le lecteur devant une solution incompatible avec ce qu'il sait, avec certitude, du monde où il vit. C'est également un exercice borgésien très remarquable. Mais on peut aussi l'appréhender sous l'angle parabolique d'une concrétisation de ce que devient une histoire lorsque, pris dans la trame (au sens où texte, textile, tissu ont même étymologie), nous abandonnons toute retenue face à la fiction : pour y être, pour en être. Ainsi, Cortázar, en quelques lignes magistrales, décompose-t-il cette aspiration (à la fois : désir et force extérieure neutralisant notre propre vertu), ce ravisssement (à la fois : bonheur et emprisonnement) qui font toute la puissance ambiguë de la littérature. Y être, en être. Comme si, à l'instar de cet homme établi dans le siècle, à l'abri des convoitises et du besoin, l'un des plaisirs de la lecture venait, paraxadoxalement, de ce que celle-ci nous amène vers une attente à jamais inaccessible, amoindrit nos vanités, rend la pleine lumière de notre vie quantifiable en faits et gestes à une opacité rebelle. Lire, sans savoir ce que nous voulons trouver, parce que la jouissance vient aussi de ce que nous savons qu'elle a déjà pris corps et forme dans un esprit autre, celui de l'auteur, auquel nous faisons libre allégeance. Lire, c'est-à-dire ne pas renoncer à ce qui nous remplit parce que cela nous désarme.

    Cette puissance-là éclaire, je crois, la défiance du politique devant la littérature (Cela remonte à loin : déjà Platon...). Toute l'argumentation sur la non-réalité, et donc la futilité, des histoires ne tient pas la route. Ne serait-ce qu'en considérant les implications anthropologiques qu'induit le recours à cet addendum (comme dit Gracq) au monde. En fait, il faudrait y être, en être et ne pas être pris. Celui qui aime la littérature sait qu'il court toujours ce péril, et même, sans doute, le souhaite-t-il.



    CONTINUITE DES PARCS


    Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

    Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme, le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang et les égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacablement répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

    Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui menait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. A cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et il entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.








     

  • Helena Viera da Silva, un monde en coulisses

     

    Les Grandes Constructions, (1956)

     

    Il y a chez Helena Viera da Silva un abandon paradoxal du trait, une perdition du chemin et une linéarité offerte à la fois prégnante et décomposée. C'est le lieu et sa négation, l'arpentage d'un monde sans homme, comme l'esquisse d'un plan futuriste (sans les grosses ficelles des bandes dessinées de science-fiction) : nous avons l'impression d'être ailleurs, dans ce qui n'est pas encore. Et pourtant, nous passons à l'épreuve d'un univers décarcassé, réduit à sa seule épaisseur structurelle, appartenant au passé. Les plans viennent se percuter, se croiser. Certes, le fond existe, la hauteur, la profondeur, la largeur aussi. Mais ces valeurs semblent se combattre instamment. Nous marcherions chez Viera da Silva comme sur un bateau ivre, sur des ponts successifs de dalles improbables, et chaque cellule (carrés, rectangles, figures moins définies) est le tremblement promis de nos pas. La couleur est taillée en pièces, en voiles déchirées d'un voyage qui aura la force des plus beaux cauchemars. Et lorsqu'il est possible d'enchaîner (non pas sur le mode de la rapidité des visites au musée, mais en favorisant le lien) plusieurs œuvres de l'artiste ainsi composées (1), l'esprit s'éclaire de la fascination douce des labyrinthes.(2)


    (1)Pour cela, le musée que lui a dédié Lisbonne (avec les œuvres de son mari Arpad Szenes) est merveilleux

    (2)Voilà pourquoi le parti pris linéaire de Viera da Silva est moins angoissant que le dripping courbe et filandreux de Jackson Pollock. Dans un cas, on touche les parois d'un local ; dans l'autre, c'est l'infini du fil d'Ariane sans jamais savoir se placer dans l'espace.




     

  • Le Bonheur du théâtre

    Dans la démesure du off d'Avignon, deux spectacles (dont, je le précise, nous ne connaissons pas les comédiens), des spectacles fort éloignés l'un de l'autre, dans leur conception et les traditions dont ils relèvent.

    Une adaptation de Dario Fo, à la cour du Barouf : un mélange de poésie, de gravité et de verve italienne (avec une rencontre des langues, française et italienne, très réussie). C'est à 16 heures.



    Un spectacle où se mêlent une composition de vidéaste, les montages de textes et une performance physique, pour voir le monde dans toute sa déliquescence. C'est à l'Atelier 44, à 22 heures 40.


  • Mozart et Pollini

    Encore Pollini. Pour l'infini délicatesse de cet adagio du concerto n°23 de Mozart