usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

off-shore - Page 105

  • Brad Mehldau chez Radiohead

     

    Ce qui rend Brad Mehldau si particulier quand on l'écoute, c'est l'intériorité nimbant son jeu, une sorte de Sehnsucht indescriptible (mot qu'il a d'ailleurs choisi pour l'un de ses morceaux les plus réussis), bien plus précieuses que toute évaluation virtuose. Qu'il y ait chez lui une maîtrise de l'histoire du jazz doublée d'une culture classique est une évidence (mais il n'est pas le seul) et que cela traverse ses albums d'une manière saisissante, tout cela n'est pas le plus important.

    Sa grande carcasse quasi repliée sur le piano est le signe le plus spectaculaire de cette intériorité qui file sur le clavier, parfois rapide, souvent lente, avec des notes détachées, comme si elles avaient été pesées, réfléchies encore et encore, à l'inverse du lieu commun définissant le jazz par le principe de la pure improvisation. Mehldau est un pianiste chez qui l'éclat n'est jamais totalement libéré au grand jour, mais la mélancolie toujours contrôlée, et la beauté qu'il nous délivre du bout de ses doigts n'est jamais aussi forte que dans la lenteur.

    Il a fait des incursions dans l'univers de la pop en reprenant des morceaux de Radiohead : Exit Music (for a film), Paranoid Android, extrait du remarquable O.K. Computer de 1997, Knives Out, extrait du non moins intéressant Amnesiac, sorti en 2001. Sa reprise la plus connue concerne le premier titre. On le trouve dans un enregistrement studio sur le CD Art of the Trio (vol. 3) et en concert sur Art of the Trio (vol. 4) Back at the Vanguard. Cette dernière version, dépassant les huit minutes, est sublime mais on ne peut pas à ma connaissance la trouver sur le web. Il faudra donc se contenter de celle qui suit pour se délecter du bonheur qu'offrent Mehldau et ses deux complices de longue date, Jorge Rossy à la batterie, Larry Grenadier à la contrebasse, à délier une mélodie qui rappelle le Prélude, opus 28 n°4, de Chopin.



     

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

     *

    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.

  • 7-Passage à l'âme

     

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

    n7.JPG

    Plan de face. Deux visages. Le sourire et le retranchement. Un regard qui désire (peut-être), pendant que l'autre guette.

    Il n'y a pas d'instantané, ainsi, mais trois temps dont un seul, en suspens, nous est donné, celui pendant lequel les visages qui demeurent voient disparaître, derrière l'objectif, l'autre visage, de l'être qui court après le silence. Paradoxales présences, ici séparées par un appareillage doublé du carreau.

    À eux peut-être ne reste-t-il que le souvenir que ravive le soir tombant de l'étranger arrêté sur le chemin ? Le souvenir de s'être vus dans le miroir mobile de l'écran d'un appareil numérique, quand cet étranger l'a tendu vers eux et que sans se dire un mot, sans chercher à s'expliquer l'entière complexité de l'art, ils se sont contemplés ?

    Et toi, qui regardes derrière l'écran (mais au retrait d'une feuille glacée de livre, il n'en serait pas différemment), tu ne sais s'il y eut étonnement, négociations, palabres, rires, muette circonspection.

    Cela te regarde-t-il ? Le  mystère de l'amour de l'autre, de l'amour à l'autre, que l'on aura à peine rencontré souvent, doit garder sa part grande, quelles que soient les circonstances. Hommaginaire du voyageur.

  • Klee, sibyllin...

     


    flechedsunjardin.jpg Paul Klee, Flèche dans un jardin (1929), Centre Georges-Pompidou

     

    Peindre et écrire.

    Peinture-texte. Parcours-textile. Lecture tactile.

    À la fenêtre, devant un jardin d'opacité. Ce qui est dense n'est ni le trait, ni le fond, mais l'ailleurs, toujours recommencé. La flèche à ce point, ce point-là, est invisible.

    Se rendre à soi-même, hiéroglyphique.

     

  • Notule 10

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Cap vers l'Est

     

    1-Andrzej Kuśniewicz (Pologne), Le Roi des Deux-Siciles (1978 en français)

     

    2-Jarosław Iwaszkiewicz (Pologne), Les Demoiselles de Wilko (1979 en français)

     

    3-Jaan Kros (Estonie), Le Fou du Tsar (1989 en français)

     

    4-Péter Nádas (Hongrie), Le Livre des Mémoires (1998 en français)

     

    5-Dezsö Kostolányi (Hongrie), Kornél Esti (2000 en français)

  • les Désaxés

     

     

    Alors ? Qu'en dis-tu ? Pas mal, pas mal, un casting d'enfer... Pas une affaire de casting, cette histoire, du moins pas au sens d'aujourd'hui. On ne va la contempler en pensant qu'un tel trio est bankable, ou ce genre de balivernes. C'est quoi, au juste ? Une photo de 1960, sur le tournage des Misfits de John Huston. Et tu trouves cela beau ? Émouvant ? J'en étais sûr ! La contemplation avec toi tourne toujours au soupçon, la larme à l'œil, l'impression d'une fin du monde, comme si contempler était lié à une condition romantique, ou quelque chose dans le genre... Alors quoi, c'est le côté mythe hollywoodien qui t'accroche ? Pour qu'il y ait mythe, il faut un rapport à la Mort et à la transcendance. Pas moi qui le dis mais Jean Rousset, à propos de Don Juan. Il n'y a plus de mythe depuis longtemps. De la pure fabrication, oui, mais plus rien de vraiment profond. Et si tu crois que je pense à Hollywood en regardant cette photo, tu passes à côté. Mais pour la mort... Il n'y a plus que de l'humain, et c'est à ce niveau que ces trois visages me tiennent. Parce que c'est une vieille photo ? Il n'y a que de vieilles photos, par essence... Je sais, je sais. Autre chose, de plus sensible, de presque incongru. Une sorte de dérision américaine, dont on ne sait pas encore qu'elle est tragique. C'est le dernier film de Gable, le dernier de Marilyn. Et Clift, lui, il est déjà outre-tombe, depuis son accident de voiture en 58. Ils sont bien misfits, tous les trois, et leur visage heureux n'est qu'un vernis pour cacher un désarroi plus grand. D'ailleurs, Clift s'en tient à l'esquisse d'un sourire. L'histoire est quelconque, à l'envers de leur destinée, mais ils se tournent autour sans jamais vraiment se toucher. C'est un sentiment fort, de regarder leur absence, cette absence à eux-mêmes dont seul Clift a l'air d'avoir conscience. Elle, avec son épaule jetée en avant et son apparence charmeuse ; lui, le bellâtre d'Autant en emporte le vent, avec ses rides, sa joie forcée, son visage ravagé... Il n'est plus tout jeune.. Il a cinquante-neuf ans ! La question n'est pas de savoir s'il fait plus. Non, l'essentiel est ailleurs, et personne ne sait à l'avance que le tragique est là. Il va mourir dans quelques semaines, Gable, à peine le film sorti, et elle dans un an. Et Clift ? Huston le reprendra pour jouer Freud et ce sera bien compliqué. Mais sa carrière est finie. Sa santé décline. Non, ce que je vois, ce sont des gens qui tirent leur révérence. Enfin, cela, ce sont des considérations a posteriori ! Bien sûr, mais ce qui nous attache au monde et auquel on réagit, les rencontres, et je veux dire : réelles ou symboliques, des êtres ou des choses, tout cela ne prend souvent son sens que plus tard, quand tu y ajoutes la connaissance de la fin, la perte désespérante et la part inconsolée avec laquelle tu avances chaque jour. Tu brodes alors ! Oui, on peut présenter notre vie ainsi : de la broderie. Mais, si on revient à notre sujet, je dis que c'est un monde qui s'en va, sans savoir qu'il s'en va, et chez ces rois du puritanisme que sont les Américains des années soixante... Encore maintenant. Oui, encore maintenant, chez ces puritains-là, de me dire que le dernier trio royal, où chacun a sa place, où tout n'est pas réduit à un duo, à un numéro d'acteur tournant à la ballade narcissique, un trio, tu imagines ?, que ce trio, ce soit un homosexuel ténébreux et mélancolique, le gars qui jouait si bien dans Une Place au soleil, que ce soit la bombe délurée que tout le monde devait désirer dans le secret de son retour de messe du dimanche, que ce soit un vieux beau républicain qui n'est plus que l'ombre de Rhett Butler, que ce soit ce trio, avec stetson en prime, cela me touche, oui, me touche... Un trio, comme dans Géant. Rock Hudson, Liz Taylor et James Dean... Toi, tu es du genre à comparer James Dean et Montgomery Clift. Laisse tomber, tu me fatigues...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • 6-Versatilité

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

    n3.JPG

    Un soir de manifestation pour protester devant l'augmentation foudroyante des denrées alimentaires. Ou bien la fête nationale. Ou la victoire d'un champion, d'une équipe plutôt. Ou la mort non élucidée (sinon trop claire) d'un quidam. Ou une marche de haine, simple, ordinaire. Ou le retour fêté, après tant d'années d'exil, d'un opposant. Ou le passage du Président. Ou la débandade après un mouvement inattendu de la foule. Ou la cohue née d'un droit temporaire à être réuni. Est-ce le bruit -la bande-son- qui nous éclairerait ? Pas si sûr, car si la langue nous est inconnue, il n'y a pas loin de la violence à la liesse. Ce n'est pas la photographie qui est sombre ou indécise, mais nous qui sommes obscurs.

  • Gratuits (substantif pluriel)

    Je me souviens d'une époque où j'achetais quotidiennement Libération et lisais fort régulièrement Le Monde. Cela demandait une certaine énergie, et un temps tout aussi certain. Il y avait matière, comme on dit. L'amaigrissement de l'un et de l'autre, en regard de leur appauvrissement sur le fond, a-t-il un lien avec l'affaiblissement de leur lectorat ? De toute manière, ce qu'on appelle habituellement la presse se porte mal, et ce depuis assez longtemps. Heureusement, bouée de sauvetage devant l'ignorance qui nous guetterait, ces dernières années ont vu émerger les gratuits. Distribués dans la rue, devant les bouches de métro, à des endroits dits stratégiques, nous avons désormais l'embarras du choix. Une vraie délectation par laquelle nous pouvons joyeusement nous retrouver dans le bus avec une double, voire une triple, ouverture sur le monde... Les gratuits, c'est, mutatis mutandis, sa boîte aux lettres remplis de publicité, mais dès le lever du jour, au moment où l'on part au travail. Bonheur, dis-je...

    La médiocrité, et le mot est faible, de cette offrande informative est telle qu'elle ne mérite même pas qu'on s'y arrête : collage de coupures d'agence, publicités à tour de pages, accent mis sur le divertissement (programmes télé, mots croisés de force -3, sudoku et horoscope...). En revanche, il est très remarquable que l'appellation de «presse gratuite» ait tendanciellement reculé au profit (si j'ose ce modeste clin d'œil) de la plus elliptique désignation de gratuits. L'économie de cette désignation indique clairement que le contenu, anecdotique, n'est pas l'élément le plus attrayant, dans l'histoire. L'essentiel est ce lien démonétisé de l'information et du «lecteur». Le gratuit doit d'abord son succès au fait qu'il ne coûte rien. Lapallissade ? Pas exactement. Car cette situation a une conséquence double. Elle place le sus-dit lecteur dans une situation de passivité, elle-même double. D'abord, l'effort de l'achat, le choix, même restreint, que suppose une telle démarche n'existe plus. Il ne s'oriente plus (au sens où l'on parle habituellement d'une orientation politique par exemple). Il ne se décide plus à agir. Il tend le bras, saisit cette nourriture édulcorée et continue son chemin. Il se retrouve ainsi, dans son transport en commun (qui n'a de fait jamais aussi bien mérité son nom), réduit à ressembler à son voisin, à sa voisine. C'est là une bizarre vision de la démocratie française matinale : lisant la même presse, elle annule par le fait même d'une lecture homogénéisée toute différence (ces différences dont on nous rebat pourtant les oreilles...). Il y a quelque chose de soviétique dans un tel spectacle : non plus la Pravda, mais 20 Minutes ou Métro, tous ensemble, tous ensemble... Cela dure le temps du trajet. Ensuite, on jette, on laisse sur le siège du bus ou du métro, c'est selon. Belle reconnaissance de la vacuité de ces quelques feuilles et renvoi de l'information, du monde et du souci de savoir à la poubelle d'une existence soumise à la vitesse et à la consommation. L'empire de l'éphémère informatif accomplit l'ère du rien, et le lecteur régulier du gratuit (et ils sont fort nombreux si j'en juge par le nombre de ceux qui agissent ainsi) avoue inconsciemment que du monde et de ses angoisses il ne faut pas trop lui en parler. D'ailleurs, il en a assez lu pour aujourd'hui. On ne s'étonnera pas s'étonner de la pauvreté des références : apprendre à de jeunes gens de vingt ans qu'il existe, quoi qu'on puisse penser d'eux, des journaux autres n'est plus une expérience traumatisante (le cynisme et la mélancolie sont de bons remparts) mais une réalité froide et objective avec laquelle il faut composer.

    Reste, évidemment, une question en suspens. Dans un monde qui, loi du marché oblige, répète de manière lancinante que tout a un coût, tout a un prix, comment peut-il se faire que surgisse ainsi un ilôt de gratuité ? Au-delà d'une explication rationnelle intégrant les moindres frais de rédaction, un encrage médiocre et le déplacement des gains vers la seule publicité, on peut s'interroger sur la finalité exacte d'une telle entreprise. Il faudrait être d'une naïveté redoutable pour croire qu'ainsi les groupes médiatiques et commerciaux aient décidé d'œuvrer pour l'éducation et l'information des masses. Depuis quand les démocraties mises en place depuis le XIXe siècle ont-elles eu pour vocation d'en appeler à l'intelligence du peuple ? Le don d'une information gratuite induit un guerredon implicite de la part de celui qui reçoit. Quel peut-il être sinon que celui qui se plie à sa loi renonce à une partie de sa liberté, celle d'aller voir ailleurs, de s'interroger autrement ? Les gratuits sont une des escroqueries morales et intellectuelles les plus réussies de ce début de siècle : efficacité-rapidité ; captation-neutralisation. Le complément idéal de la lobotomie télévisuelle. Un coup de maître qui dévoile encore une fois les stratégiques fines d'une logique libérale pour se saisir en douceur de la pensée. Plutôt que l'affrontement radical, des stratagèmes indolores dans lesquels tombera la masse. Le but n'est pas de promouvoir la liberté de penser mais de faire croire que l'on pense librement... Le résultat est magistral...

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Lapsus calami

     

     

    En juin 1977, L'Humanité, dirigée alors par Rolland Leroy et Pierre Andrieux, demande à des écrivains de «lire le pays». C'est ainsi qu'entre le 30 juin 1977 et le 3 janvier 1978, une centaine de plumes se lance à l'assaut du pays à raconter. Cette initiative peut sembler surprenante quand on sait combien les paroles enracinées ont mauvaise réputation en France depuis qu'on les a réduites à une obligatoire filiation barrésienne d'abord, à des relents pétainistes ensuite. Le terroir pue, sent le rance, le nostalgique, le sectaire. Le terroir, c'est étroit. Il faut, pour être un écrivain digne de ce nom, avoir l'envolée cosmopolite et être dans l'urbain, les deux composantes majeures d'un universalisme vingtième qui voit en la contemplation de la nature, en l'étude d'un petit territoire les signes d'une posture régressive. Claudel traitait ainsi Mauriac d'écrivain régionaliste et l'on connaît la méfiance d'une certaine intelligentsia parisienne pour un auteur aussi complexe que Giono, qui avait eu la mauvaise idée d'être, comme il le dit lui-même, un voyageur immobile, et d'avoir circonscrit (?) son œuvre à Manosque et ses environs.

    N'empêche : cette année-là, l'internationalisme communiste avait trouvé de bon ton un léger repli sur la France et la Fête de l'Huma avait à l'automne de la même année comme thème : «la fête des régions». On pourra toujours se demander si ce soudain attrait pour la nation n'était pas guidé par une volonté très politique visant à rassurer l'électeur angoissé sur les intentions du PCF qui espérait, avec le programme commun de gouvernement, gagner les élections législatives de 1978. Peut-être...

    Ayant mis toute son énergie dans l'affaire, L'Humanité sollicita à tort et à travers et l'énumération des collaborateurs d'un jour rappelle une liste à la Prévert. On y trouve des inconnus (ou quasi) et des notables des Lettres : Roger Caillois, Armand Salacrou, Max-Pol Fouchet..., des écrivains liés au régionalisme : Jean-Pierre Chabrol, Jean Carrière, Charles Le Quintrec, Pierre Jakez Hélias, des historiens : Emmanuel Leroy-Ladurie, Georges Duby, quelques étrangers : Béatrice Beck, Françoise Mallet-Joris, Julio Cortazar, Georges Simenon... Il y a surtout des auteurs fort inattendus, qu'on n'imaginait pas se compromettre dans ce que l'avant-garde dont ils avaient fait partie considérait comme une thématique usée, ringarde, vieillotte, réactionnaire, associée à une esthétique de sous-littérature : Jean Ricardou (oui, le théoricien étroit du Nouveau Roman), Claude Simon, Robert Pinget, Claude Ollier (1). Il ne manque guère que Philippe Sollers (mais il devait être à Venise...) et Robbe-Grillet (qui, lui, devait être à New York) pour compléter le tableau. Un tel mélange peut passer pour un tour de force, la preuve que le journal communiste arrivait à fédérer autour d'un projet les écrivains les plus divers. Bref, L'Humanité en garant de l'unité littéraire nationale. Il ne fait pas de doute que c'était là un exercice d'auto-promotion assez spectaculaire.

    Les textes sont inégaux et lorsqu'on pioche dans Lire le pays, l'édition qui en a été faite aux éditions Le Passeur, en 2004, l'ennui est plus souvent au rendez-vous que le bonheur. Il faut croire que l'inspiration n'était pas toujours vive, même s'agissant d'évoquer le sol natal, le lieu d'adoption,... Mais cette édition, tardive, est aussi intéressante par l'index qui l'accompagne, entre la page 416 et la page 427, ainsi intitulé : Petite géographie des écrivains en France. On y retrouve, dans l'ordre alphabétique, les vingt-deux régions de la France... métropolitaine. Car, dans cette exploration littéraire du pays, nulle trace de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion... Pas une ligne d'Édouard Glissant, d'Aimé Césaire, de Maryse Condé, de Simone Schwarz-Bart. Peut-être ne leur a-t-on pas proposé de participer ? Pour quelles raisons ? Parce qu'il s'agit de faire une savante distinction entre régions, DOM et TOM ? Parce qu'à L'Humanité, ils ont oublié ? Ou n'est-ce qu'un acte manqué, la trace de l'inconscient nationaliste dont l'histoire du Parti Communiste Français est traversé ? Ils auraient sans doute eu une autre voix à offrir aux lecteurs, ces antillais, et des qualités d'écriture autrement plus flamboyantes que les nombreux compagnons de route qui gonflent lourdement les pages de ce volume.

    Je trouve cette négligence regrettable. C'est réduire la littérature française à un territoire strictement hexagonal. Elle reflète, dans l'époque où cette initiative fut prise, des tensions souvent implicites qui traversent le champ littéraire (pour parler en bourdieusien) et, plus largement, la société française. On rétorquera que la thématique régionale (je ne dis pas régionaliste) justifie cette délimitation. Sans doute. Mais ce n'est, sur le fond, que déplacer le problème. Il y a des silences et des choix qui sont signifiants (pour faire barthésien, cette fois) ; il y a une forme d'inconscient qui trouve toujours le moyen de sortir du bois. Il ne s'agit pas de faire un procès en sorcellerie à l'organe de presse du Parti communiste français, comme tel, mais de relever que les lignes de partage sur le sujet de la nation ne peuvent pas être réduites à de simples considérations axées sur une distinction droite/gauche, loin s'en faut. La détermination a priori de l'espace que l'on priviligiera peut suggérer qu'un mode de représentation du monde dans lequel une hiérarchie cachée et pourtant repérable existe. Les auteurs qui participaient à cette entreprise ne sont nullement en cause. Ils œuvraient chacun dans leur coin et le premier qui s'y colla (Jean Genet !) ne pouvait deviner ce qu'il adviendrait de l'ensemble. Mais, pour le coup, à plus de trente ans de distance, on se dit que l'esprit d'ouverture que vantent tant ceux qui essaient de nous vendre un modèle d'intégration à la française était (est ?) une illusion.

    Il est, en tout cas, certain qu'une telle aventure ne pourrait guère voir le jour désormais quand l'époque contemporaine se gargarise du concept aussi douteux que vide qu'est celui de la littérature-monde (mais de cela je parlerai une autre fois).

     

    (1)quoique, soyons honnête, l'histoire autour du Nouveau Roman est fort compliquée et relève plutôt de la construction a posteriori, comme le montre justement Nelly Wolf dans Une littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • 5-Comme au cinéma

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

    n12.JPG

     

    Nous sommes de plus en plus habillés des lunettes noires, couvrant jusqu'à l'extrême les limites de notre regard. Men in black, arpentant les rues, traînant dans les bars, attendant dans les gares. Ersatz de films américains ou asiatiques, nous cultivons moins le mystère que la mise en scène de notre énigmatique passage. Le regard dérobé, c'est autant de fureur ou de détresse que nous donnons à discuter à ceux qui nous croisent. Appuyé contre un pilier de froid métal, je suis, selon le temps et la posture, l'ennuyé magnifique ou le danger inabordable, le guetteur ou le fuyard, l'amoureux enténébré ou le renié. Parfois, souvent, ni l'un ni l'autre. Juste une éraflure dans le champ de vision de mes égaux. Mais J'ai soustrait le miroir de mon âme à sa banalité. Et c'est ainsi que je peux paraître, n'étant rien...