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off-shore - Page 101

  • femme en bleu (I) : Cézanne

     

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    Cézanne, La Femme à la cafetière, 1895 (musée d'Orsay)

     

    Il est communément admis que ce tableau représente une employée du Jas de Bouffan, la demeure de la famille du peintre. C'est le portrait d'une femme du peuple. Œuvre de la simplification stylistique, comme une préfiguration du cubisme, cette toile laisse la géométrie prendre le pas sur la stricte logique de la ressemblance. Tout y est, en quelque sorte, réductible à des formes simples et le souci de la perspective, avec cette table improbable et cette femme à la fois assise (on le devine par le genou qui pointe sous le vêtement) et debout, n'est plus l'essentiel. La peinture se détâche du modèle.

    Les formes simples : celles du fond, avec ses rectangles ; celles des objets sur la table ; celles de l'habit dont les plis ont une raideur soutenue. Il n'y a guère que les fleurs à gauche qui semblent démentir cette incroyable rigidité de l'ensemble. Mais l'intérêt, me semble-t-il, n'est pas vraiment dans cette lente métamorphose de l'art pictural vers sa décomposition. Tenons-en au modèle, parce que c'est lui qui nous intéresse le plus.

    Femme modeste, disions-nous : femme née dans le monde du travail et destinée à y demeurer. Ses mains larges n'ont pas la douceur et la délicatesse de l'aristocratie ou de la bourgeoisie. Son visage lui-même, comme effacé par le souci des plans, a quelque chose d'hommasse. Nulle trace réelle d'une féminité intrinsèque. Cézanne peint une absence, à moins que ce ne soit une disparition, presque un objet, et le caractère un peu improbable de la pause est bien loin de ce que l'histoire de la peinture nous avait habitués à contempler quand il s'agissait d'une femme. L'habit lui-même a une verticalité quasi religieuse. Pensons à une cornette : la  femme s'efface, et nous comprenons que ce modèle n'est plus rien qu'un exercice technique, un modèle figé, une nature morte. Elle est une domestique. L'un de ces êtres qui peuplaient des lieux sans que l'on fît jamais attention à eux. Elle fait partie des meubles... Les couleurs que choisit le peintre pour la représenter (gamme de marrons et de bleus) ont leur correspondant dans ce qui l'environne. Elle se fond dans un espace qu'elle ne peut s'approprier. C'est alors qu'un détail attire l'attention.

    La ceinture à la taille, cette bande horizontale qui contrebalance toute la verticalité du sujet. Elle a sa correspondance dans le rétrécissement médian de la cafetière... À partir de cette observation, on contemple le tableau d'une autre manière, comme un jeu entre deux réalités qui seraient, logiquement, dissemblables : un être et un objet. Or, nous trouvons dans leur géométrie respective une troublante similitude, un air de famille qui les assimile tout à coup l'un à l'autre. Des jumelles structurelles, à une échelle différente.

    Dès lors, revenons au titre : La Femme à la cafetière. Une telle dénomination pourrait d'abord être considérée sur le seul plan de la désignation. En ce cas, le rapprochement des deux termes servirait simplement de valeur indicative, une définition propre à un catalogue, afin de différencier ce tableau d'autres représentant des femmes que l'on aurait peintes dans un autre environnement. Ce titre serait descriptif et rien de plus. Soit. Mais si l'on s'attache sur la similitude formelle des deux éléments du titre, on peut en faire une autre lecture. Il ne s'agit plus seulement de désigner une œuvre mais d'établir un lien entre l'être et l'objet, de faire du second le signe représentatif du premier. Et, du coup, cela nous renvoie à une structuration très ancienne de la peinture autour de la métonymie, quand, à des fins de lisibilité, on associait à un personnage un élément symbolique (la peinture religieuse fonctionne essentiellement sur ce principe : Saint Pierre et ses clefs, Sainte Catherine et une roue brisée, Sainte Barbe et la tour, ...). Mais, dans ce tableau, la figure de style ne raconte pas d'histoire, n'ouvre pas sur une épopée ou un récit. Elle ferme plutôt le monde du sujet selon un principe réducteur. En induisant un rapport formel, Cézanne ne peint pas tant une femme à la cafetière qu'une femme-cafetière. Un objet que l'on pose (sur une table) redoublant un modèle qui pose (à moitié assis), selon un protocole stylistique tendant à le faire disparaître dans sa singularité.

    Que faut-il en déduire des intentions de Cézanne ? Je ne sais... Faut-il y voir le présage d'une défiguration du sujet dans le cadre d'une nouvelle société industrielle capable de choséifier le monde ? Je ne sais...  Faut-il imaginer une lecture politique, voire polémique de la toile ? je ne sais... Mais s'il est bien des tableaux de Cézanne qui me charment instantanément, celui-ci est de ceux qui me troublent le plus...



     

  • La violence faite au subjonctif

    Dans son essai Le Sentiment de la langue (1), le si controversé Richard Millet consacre un chapitre au subjonctif pour déplorer sa lente disparition.

    C'est le mode de l'hypothétique, de l'aléatoire, du subjectif et, en quelque sorte, celui du désir : mais quel usage les contemporains font-ils du désir ? Que pèse leur vanité de libérés face la divinité grammairienne ? De là que l'on hésite, que l'on ne sait plus, que l'on penche pour le réducteur indicatif lorsque la construction ne demande pas le subjonctif (et c'est bien là affaire d'amour, parfois difficile : George Sand déjà se plaignait qu'on ne pouvait ni employer ni négliger l'imparfait du subjonctif).

    Son inquiétude est loin de se limiter à de simples perspectives grammaticales. Il soulève un problème plus crucial, de fond (quoiqu'il faille immédiatement préciser que celui-ci prend sens dans la forme elle-même, signifiante). En rappelant que, selon un jeu d'oppositions très structuraliste, ce mode se définit par démarcation de l'indicatif, Millet désigne le balancement réel/virtuel comme une ligne profonde dans la pensée en français (à distinguer bien sûr de la pensée française...). C'est un héritage du latin et l'usage du subjonctif est d'ailleurs plus prégnant en espagnol ou en italien (dans le système hypothétique notamment).

    Veiller doucement à l'extinction de cette forme verbale (puisque les programmes de l'Éducation nationale ne font plus, par exemple, obligation de l'enseignement du subjonctif imparfait) ne relève pas d'un simple désir de simplifier la vie des potaches, lesquels seront toujours heureux d'un allègement orthographique tant il est vrai que sur ce point le désastre s'étend de jour en jour. Ce n'est pas qu'un vernis pour tout unifier (puisqu'ainsi, un verbe comme croire ne troublera plus les âmes : je crois mais il faut que je croie). Derrière tout cela, et sans même que l'on puisse arguer d'une main invisible, d'une quelconque théorie du complot, apparaît une question proprement philosophique.

    Il y a une quinzaine d'années un jeune Américain, qui s'extasiait sur les subtilités de notre grammaire et de nos conjugaisons, m'avait expliqué que sa langue ne se structurait pas de la même manière, et que le subjonctif (nous y voilà) n'avait quasiment plus cours. Or, il rattachait cela à une opposition certes linguistique mais plus encore philosophique : celle qui, pour être schématique, mettait face à face une philosophie analytique, d'inspiration américaine, et une philosophie européenne, plus idéaliste. Lui-même avouait qu'ainsi tranché le débat eût pu sembler caricatural. Mais il rebondissait aussitôt sur les implications économiques, sociologiques et donc politiques. Aux États-Unis, me disait-il, parce qu'il s'agit d'être efficient, d'être concret, le mode privilégié ne peut être que l'indicatif. Tout, dans le fond, se réduit à un rapport posé au réel. Une proposition donnée ne peut, ne doit être qu'avérée ou niée. Les choses sont ou ne sont pas. Il y voyait là, ce garçon de Saint-Louis, la trace d'une tradition protestante ; il avait lu Max Weber. Faire ou ne pas faire. Pouvoir ou pas. Grande devise, dans le fond, d'une pensée portée sur l'action, qui remise Dieu dans tous les lieux de l'intimité et de l'hypocrisie pour mieux tout accepter en affaires.

    Il n'est pas question de réactiver, derrière ce problème du mode subjonctif et d'un alignement linguistique sur le simple principe d'une réalité réduite à sa reconnaissance ou à sa négation, un mythe quelconque du génie de la langue tel que le développèrent par exemple les romantiques allemands, d'en faire pour le dire net une problématique nationaliste. Toute la rhétorique de la Volksgeist m'a toujours semblé douteuse. En revanche, les choix que fait une ère linguistique (laissons de côté la  thématique de la patrie ou du peuple) ne paraissent pas anodins. Ils portent en eux une certaine façon de concilier l'analyse du monde, l'action face au monde et les espaces d'autonomie du sujet face à ce monde. Notre abandon du subjonctif n'est peut-être pas autre chose : le renoncement à l'hypothèse, à la conjecture, à l'incertitude, au doute, au relatif, à l'insaisissable. Loin de moi l'idée que l'usage de ce mode nous ait sauvés d'une quelconque grangrène morale, que nous n'ayons pas été des marchands, des trafiquants, des hommes intéressés, de basses besognes, cupides et vils. Ce n'est pas cela : j'imagine seulement l'appauvrissement d'une monde où tout se fonde sur le caractère opérationnel des actes, des pensées, un vécu en territoire libéral brut, en somme, qui a déjà commencé et promet aux générations à venir la violence et l'épuisement.

    Sans doute est-ce la longueur des phrases classiques, des périodes, des circonvolutions proustiennes qui m'attachent à la désuétude subjonctive... Sans doute aussi une dérive poétique qui me fait rapprocher, ainsi que Millet, subjonctif et subjectif, comme s'il y avait en ce mode un supplément d'humanité que je ne trouve guère dans la littérature contemporaine qui en a chassé les formes les plus drôles (Il eût fallu que vous chantassiez...) pour ne pas passer pour archaïque... On se consolera en se disant que nous sommes des happy few à nous délecter de ces gourmandises un peu voyantes, mais on ne se console pas quand il s'agit d'un enterrement ou d'une commémoration, parce que le plus inquiétant est de voir reléguer au fond du puits ce supplément d'incertitude, laquelle reste, je l'espère, une des essences les plus douces de la vie.

     

    (1)Richard Millet, Le Sentiment de la langue, La Table Ronde, Coll. La Petite Vermillon, 1993.

     

  • Post-scriptum

    Les faits parlent d'eux-mêmes. Les faits sont là, comme le compte rendu d'un scanner. Je n'ai donc plus rien à dire... Je croyais qu'ils étaient têtus, les faits. Erreur. C'est nous qui nous nous entêtons à vouloir les sauver, et sauver ce que nous avons voulu y mettre, comme quand auprès d'une oreille amie, nous venons avec armes et bagages  pour les poser, les armes et les bagages (pas les faits...) et nous reposer un peu. Les armes sont d'ailleurs plus importantes que les bagages, en valeur et en nombre.  Jamais en paix intégrale. Ce serait trop facile. Alors les faits qui parlent ? Que nous faisons parler plutôt, par peur ou conviction : c'est tout un. Les faits ainsi décomposés, décortiqués, estimés, comme un chassis passé au marbre ; à moins que ce ne soit une opération à cœur ouvert, quand on prend les faits par les sentiments. Nous glissons les faits dans des habits de mots ; nous nous entêtons sur les êtres. Cela dure plus que de raison,  mais c'est en même temps ce qui fait le prix de la vie, jusqu'à ce que nous tournions la page, enfin libres d'avoir fait le nécessaire : non d'avoir renoncé, mais d'avoir accepté l'inéluctable.

  • Un oublié de la Pléiade

    À la mi-novembre, sur le papier bible de la Pléiade les éditions Gallimard imprimaient les œuvres de Boris Vian. L'événement n'est pas en soi renversant ; il y a tant de catastrophes et d'iniquités de par le monde que s'indigner d'une telle récompense littéraire peut sembler disproportionné. Une tempête dans un verre d'eau. Les défenseurs du piètre écrivaillon que fut cet auteur trouvaient visiblement facétieux que le rebelle jazzman des années 50 finît au Panthéon de l'édition française. Il y avait parfois une sorte de jouissance révoltée, vaguement soixante-huitarde, qui laissait à penser que Vian était en fait le Rimbaud des trente glorieuses, pas moins. Pourquoi ne pas y voir plutôt celui des gens de peu de lettres. Mais je tombe dans l'excès, sans doute. Qu'à cela ne tienne. J'ai le souvenir qu'il ne me plut jamais, que la facilité de son écriture et de sa langue me laissait pantois. Mais je me souviens aussi que ses élans de provocation (un titre comme J'irai cracher sur vos tombes accroche, on n'en doute pas. C'est du raccollage intellectualisé. Nul doute qu'actuellement, il serait dans le créneau Despentes : Baise-moi) et les circonstances de sa mort ravissaient certains condisciples, en particulier des filles qui pouvaient y sacrifier leurs pensées vaguement morbides... Bref, la Pléiade s'ouvre à un auteur qui n'en est pas un, un parolier facile et un jazzman de second ordre. Rien pour le sauver, décidément.

    Mais il ne faut pas croire que ce choix relève du hasard. Il participe de cette désacralisation de la littérature, laquelle littérature devient progressivement une grossièreté si on ne lui donne pas une touche plus fun, plus glamour, plus décontracté. Que Vian se retrouve ainsi sur le rayonnage entre Verlaine et Vigny, en cohabitation avec Saint-Simon et La Rochefoucauld, n'est-ce pas un signe de démocratisation de la culture ? Tous ces élèves qui furent mes condisciples, et qui firent de lui leur auteur à la vie à la mort (et croyez-moi, il y en eut, fin 70, début 80), s'abstenant ensuite de lire autre chose, on peut imaginer, à moins que les foudres de l'amnésie les aient atteints, qu'ils possèderont donc deux vénérables volumes dans leur bibliothèque... La culture de jeunesse sera  reconnue et Gallimard en tirera des bénéfices substantiels. Il s'agit de passer tout ce qu'on peut à la moulinette du divertissement, d'annuler coûte que coûte la logique des hiérarchies, d'avoir l'esprit large, seul garant d'une "âme sans  préjugés", indice CAC 40 du politiquement correct.  À ce rythme, il faut craindre que la célèbre collection ne tombe dans un travers écornant les ors de son prestige. Mais, peut-être, n'est-ce plus d'actualité que de chercher la grandeur des Lettres... Faut-il désormais s'attendre dans les trente ans à venir à des canonisations plus scandaleuses encore ? Ne jurons de rien en ce domaine.

    Cette intronisation ne serait que regrettable si elle n'avait pas comme pendant des omissions grossières, au nom de considérations aussi fallacieuses intellectuellement que stupides stylistiquement. Car, pour le moins, les éditions Gallimard, mais avec elles, toute une morale vibrionnante et castratrice, se couvrent d'un ridicule qui, rassurons-les, ne tue personne, et surtout pas en ce début de siècle. Vian au pinacle, pour laisser dans le fossé Barrès, Jouhandeau ou Vialatte, cela représente un tour de force... Et qu'on ne vienne pas objecter que pour les deux premiers le contentieux idéologique est tel qu'il n'est pas possible de les admettre dans le chœur antique de la littérature française. Prenons le seul cas de Barrès. Qu'il ait écrit des ignominies, nul ne le conteste (et surtout pas ceux qui l'ont lu, ce qui est mon cas, et plutôt deux fois qu'une : je ne suis pas certain que parmi ses procureurs, cela soit toujours le cas) ; qu'il ait été un antidreyfusard nauséabond ; qu'il se soit fait le chantre d'un bellicisme fou en 14 ; nul ne le conteste. Si cela doit être la ligne de partage d'une édition Pléiade, qu'on le dise de suite. L'idéologie française, sans doute, que fustige Bernard-Henry Lévy...

    La littérature se soumettant à la morale : tel serait le point discriminant. Je n'y verrais pas d'inconvénient, si quelqu'un était capable de me définir clairement les axes de cette morale. Proposons l'antisémitisme. Pas de problème : Barrès (et Jouhandeau !) ne passe pas la rampe. Mais Céline et ses pamphlets ? Recourons à l'excuse du style... Le style ? Lequel ? Celui du Voyage au bout de la nuit ou celui de Bagatelles pour un massacre ? Prenons la résistance aux horreurs du XXe siècle. Barrès est mort avant et il faut la mauvaise foi d'un Gide pour affirmer qu'il eût collaboré. Mais le stalinien Aragon, le nationaliste Aragon ? Oui, mais là encore, le style... Seulement, ne pas reconnaître de style à Barrès, et plus encore à Jouhandeau, demande un sacré tour de force, ou une cécité littéraire redoutable...

    Assez de bile, néanmoins : Vian à la Pléiade... Voilà de quoi me faire rire, ce qui n'est pas si mal (il fait gris dehors...).


    P.S. : dans la liste d'attente du papier bible, on pourra aussi ajouter Perec, Blanchot, Huysmans (il est vrai que le prince de la littérature décadente et son incroyable À rebours ne ferait guère recette...) certains poètes méritaient tout autant que Gracq ou Yourcenar une édition de leur vivant : Bonnefoy, du Bouchet, ou Jacques Dupin...

  • Rohmer, littoralement

    Il y a un an tout juste disparaissait Éric Rohmer. La tristesse n'est pas de mise. Il demeure.

    J'avais le lendemain écrit un de mes premiers textes sur Off-shore, et je voudrais partir du titre que je lui avais donné parce que ce choix quasi instinctif n'était en fait pas anodin. La traversée des apparences. La référence explicite à un roman de Virginia Woolf, ou plutôt : à la première traduction française qu'on en fit (1), correspondait à une volonté de rapprocher l'étrange voyage initiatique du roman avec ce qui me semblait être une constance rohmérienne : creuser les faux semblants du discours, filmer un théâtre de la cruauté avec une certaine malice afin que le spectateur lui-même se laissât prendre au(x) jeu(x) des différents protagonistes, sans tomber dans les travers d'un tragique facile.

    Puis, j'ai repensé à ce rapprochement peut-être discutable, je l'ai considéré avec circonspection, mais, comme s'il n'avait été, en fait, qu'une première prise devant quelque chose qui m'importait davantage, j'ai fini par penser que derrière tout cela, il y avait un murmure capable de mieux nouer mes attaches à ce cinéaste. Autre référence woolfienne : Les Vagues (The Waves, 1931), avec son continuum de monologues à six personnages, entrecoupés de brefs récits centrés sur une évocation de la côte. Un roman où l'on parle, beaucoup, beaucoup. Comme dans les films de Rohmer, qui, lui aussi, a aimé la mer. Et j'en suis revenu à deux films qui me sont chers entre tous : Pauline à la plage (1983) et Conte d'été (1995). Plusieurs raisons à cela.

    Une actrice d'abord. Rare, parce que sa filmographie n'est guère étoffée, ce qui en fait une personne intimement lié à l'univers du réalisateur. Amanda Langlet, faisant d'une certaine manière le lien entre les deux univers. Dans Pauline à la plage, elle est adolescente et n'est que le témoin privilégié du jeu d'adultes qui occupe Fédor Atkine, Pascal Grégory et Arielle Dombasle. Elle serait, un peu lointaine et amusée, comme à une fenêtre surplombant un labyrinthe où évoluent ceux qui, par l'âge et la maturité, sont censés la dominer. C'est un moment d'éducation sentimentale, à la réserve près que cette éducation, du point de vue rohmérien, demeure toujours en partie insoluble, puisque, symboliquement, de ce labyrinthe, il n'est pas possible d'envisager tous les lieux avec la même lisibilité/visibilité ni de suivre avec une égale attention tous les protagonistes.

    On la retrouve douze ans plus tard en Margot, ethnographe de terre-neuvas, l'une des trois amoureuses possibles de Gaspard (joué par Melvil Poupaud). Rôle central et pourtant comme dans la perte inéluctable de cette centralité. On repense régulièrement à Pauline et (Rohmer y pensa-t-il ?), il vient à l'esprit que la chance adolescente d'avoir pu observer des adultes jouer n'avait en fait servi à rien, que devant l'irruption des sentiments l'individu, à moins d'avoir délibérément choisi le cynisme ou la défense ferme (le type passif-agressif), est dépourvu et qu'il n'a plus qu'à sonder dans l'autre les signes d'espérer ou de désespérer. Elle espérera en vain, quoi qu'elle en dise...

    Dans les deux films, le bord de mer, la plage, le halage, le littoral. C'est-à-dire une zone frontière, aux limites passablement mouvantes. Le sable mouvant. Y mettre ou non un pied, y laisser ou non sa trace, avant que la mer reprenne le dessus. Le littoral : là que Margot et Gaspard discutent longuement, de ce qu'ils sont, ne sont pas, avec le bruissement furtif de ce qu'ils pourraient être (l'un pour l'autre), mais vaguement. Jamais de frontalité à cette frontière, rien de démarqué définitivement. Suivre la côte découpée, plus ou moins en retrait de la mer ; la mer elle-même plus ou moins en retrait sur le sable. Confession passagère, chemin passé, dans l'émouvante tiédeur de l'été. En clair (mais est-ce l'expression adéquate...) y aller ou pas...

    Les lieux de ces deux films, mais plus encore pour le second, sont plus que jamais rohmériens : ils sont littéralement Rohmer, en ce sens qu'ils donnent l'apparence de la légèreté, voire de la futilité, alors que le cinéaste nous rappelle une évidence : il n'y a pas de vacance à être. Toujours ceux qui veulent vivre sont saisis par un mouvement dont ils n'arrivent qu'à comprendre une partie, à leurs risques et périls, tout du moins au début. Chez lui, comme chez Woolf, une fluctuation interne (la vie mystérieuse qui rôde en nous) se mélange à une fluctuation externe (le monde qui va sa route) et voilà qu'il y a friction/fiction. Il n'est peut-être rien de plus vraiment dit, dans Conte d'été, où pourtant les personnages ne cessent de parler, que l'adresse du paysage à notre regard, ni tout à fait le même, ni tout à fait autre. Chaque promenade a sa tonalité, sa clef et son mode. On croit que les personnages rabâchent, radotent, ressassent, alors qu'ils varient, évoluent, revenant sur leurs pas discursifs, déformant une première image, puis une autre, puis une autre. La parole, toujours recommencée, dont nous suivons les alternances et les alternatives. Et tout discours est étymologiquement dis-cursus, un détour.

    Pour qui connaît les côtes malouines et leurs environs, nul doute que l'endroit attendait Rohmer et son théâtre, parce que là, le moindre point en perspective, pourtant si proche à l'œil, à vol d'oiseau, selon l'expression consacrée, est une aventure indécises et surprenante. L'objet du désir est proche et lointain. Se croire auprès de lui, lui parler, le toucher (physiquement et intérieurement), oui, mais ce n'est peut-être qu'une illusion. Une illusion que l'on poursuit, avec l'acharnement de ce qui vous détruit de vous construire, invitus, invitam, pour faire un clin racinien (2). Ou un ravissement (mais on sait, avec Duras, et même après Dom Juan, que le ravissement est une douceur mortelle), à voir, à revoir, comme l'extrait ci-dessous.



     

    (1)The Voyage Out (1915) fut aussi publié, en 1952, sous le titre Croisière.

    (2)Racine écrivit les cinq actes de Bérénice à partir de la phrase latine suivante : Berenicem Titus invitus invitam dimisit (Titus renvoya Bérénice malgré lui, malgré elle).

     

  • Notule 11

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    On sait  à quelle mauvaise image, dans la littérature française, est associée la province. Hors de Paris point de salut et l'insulte du régionalisme est, semble-t-il, une de pires qui soient. Claudel traitait bien Mauriac d'écrivain régionaliste. Pourquoi pas ? C'est bien, pour certains, la tare de Giono ou de Jouhandeau mais l'argument est un peu court. Et ces dernières années des œuvres ayant la province comme cadre (et parfois en héritage pour reprendre une image de Sylviane Coyault) ont été éditées. Richard MIllet et Pierre Bergounioux sont les auteurs les plus connus mais il n'y a pas qu'eux.

     

    1-Pierre Bergounioux, La Mort de Brune, 1997 

     

    2-Pierre Jourde, Pays perdu, 2003 

     

    3-Richard Millet, Ma Vie parmi les ombres, 2003 

     

    4-Mathieu Riboulet, Le Corps des anges, 2005 

     

    5-Emmanuelle Pagano, Les Adolescents troglodytes, 2007

  • L'être au miroir (II) : Baudelaire

     

    LE MIROIR

    Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
       "- Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir?" L'homme épouvantable me répond: "- Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience."
       Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.

     

    Ce poème en prose de Baudelaire, qu'on trouvera ensuite dans Le Spleen de Paris, est publié le 25 décembre 1864 dans La Revue de Paris. On essaiera d'imaginer le bourgeois impérial, encore en digestion de sa volaille, lisant cette provocation du dandy. Bourgeois impérial qui n'en a pas moins l'aspiration démocratique (même avec sa réserve concernant le peuple) d'une reconnaissance à être, dans une logique égalitaire (on n'avait pas liquidé l'Ancien Régime pour rien. Quoique liquidé soit un mot bien fort. L'aristocratie avait plus de ressources qu'on croyait). Il a dû se demander selon quelle audace un bohème qui avait déjà fait scandale sept ans plus tôt se permettait ainsi de rabattre la légitimité politique sur des impératifs esthétiques. Il s'est même peut-être dit que la présomption à ce point (qui est d'ailleurs un point de vue, radical, chez Baudelaire, mais comment s'en étonner ?) supposait que celui qui écrivait ainsi se plaçait comme un homme au-dessus des autres. Or, il devait bien se faire une idée de lui-même suffisamment éloquente pour ainsi fustiger la laideur se contemplant elle-même avec une certaine complaisance. Était-il si beau, le sieur Baudelaire, qu'il se fît contempteur de l'épouvantable au miroir ?

    Pas vraiment si on veut bien considérer les multiples photographies dont celle que nous avons choisie. Elle est de Nadar, prise aux alentours de 1860.

     

     

     

    Si la beauté de Charles Baudelaire nous importe peu, son goût pour la pose en revanche nous intéresse. Le poète n'avait guère d'indulgence pour la photographie, ou pour plus d'exactitude, il en détestait l'usage démocratique et les valeurs esthétiques que le tout venant lui associait, ainsi qu'en témoignent les lignes suivantes tirées d'un texte paru en 1859, «Le public moderne et la photographie» :

    «Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.» Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : «Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.» A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil.»

    Certes il y est question de l'opposition entre la photographie et la peinture, à travers la problématique de la mimesis. On peut de fait prendre cette analyse comme un pur exercice intellectuel dont l'enjeu est de taille quant à l'avenir de l'art pictural, et on sait combien le poète fut sur ce point un brillant critique. Mais il est aussi assez amusant de voir encore une fois Baudelaire s'ingénier à distinguer in fine la technique, non seulement de son usage, mais de son appréhension intellectuelle, ce qui revient peu ou prou à signifier que tout le monde n'a pas la même dignité devant l'art et la philosophie des moyens qu'il engage. Ce en quoi Baudelaire a totalement raison, n'en déplaise à l'air du temps qui voudrait que non seulement tous les goûts soient dans la nature (je reviendrai un jour sur la niaiserie de cette formule), mais que tout soit naturellement accessible (1). Néanmoins, lui qui voit avec horreur une «société immonde» se transformer en «Narcisse», que fait-il de mieux lorsqu'il cultive son œil ténébreux, son front pensif (où flotte, comme chacun le sait, «le drapeau noir de la mélancolie»), que fait-il, sinon d'être son propre contemplateur ? Ne se pense-t-il pas dans l'éternité d'un poète enfin arrivé à sa place dans un monde qui fait de lui un élément de ce nouvel espace, bourgeois, concurrentiel, où la littérature prend la place des Belles-Lettres, ce qui signifie, entre autres, qu'elle est un produit ? Cette machoire rude, cette lèvre pincée, ce regard à distance : rien qui ne sente pas l'étude de soi, la pensée de l'œil qui prend. Baudelaire ne parut pas sur les bandeaux des livres qu'aujourd'hui on place dans les devantures : ce n'était pas alors l'usage. Mais il y a dans ses manières de modèle, dans ses minauderies faussement sataniques, un ridicule qui m'a toujours fait rire, une arrogance en baudruche (arrogance que des admirateurs fervents et inconditionnels mettront sur le compte d'une existence difficile et d'une exigence esthétique rigoureuse). C'est, au fond, toute l'ambiguïté du dandysme, et donc de Baudelaire. Il peut se gausser de l'homme affreux devant son miroir, et mettre cette posture sur le compte d'une opposition radicale entre politique et esthétique, mais jusqu'à quel point ne concède-t-il pas lui-même en tant qu'artiste à la dépréciation du monde qu'il dénonce ?

    Il serait absurde de projeter une actualité baudelairienne, d'élaborer une figure présente du poète, mais à chaque fois que je regarde des photos de ce pourfendeur de la vulgarité satisfait de son immortalisation argentique, je me dis qu'il vaut mieux s'en tenir aux livres, aux œuvres, que les artistes retranchés sont les plus conscients du danger (à la manière de Thomas Pynchon), et qu'ils sont rares (et il n'est pas certain que Baudelaire, de nos jours, en ferait partie)...

     

    (1)La force contemporaine de la naturalité est un des signes les plus sensibles de la décadence. Quand la pensée comme acte de civilisation se replie sur la naturalité, c'est que l'homme ne se comprend pas lui-même, ne mesure pas ce qu'il fait. L'écologisme intellectuel est un contresens.

  • Le risque de disparaître (qui sait ?)

     

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    Linda Sanchez - À la pêche - 2007 (détail) - Fils de pêche, toiles d’araignées, talc

    Il y a la couleur du monde, grisé rude, l'heure chicken-wings, l'affiche chloroformée d'un -50%, oui -50%, quelque part, dans le centre, ou en zone commerciale. J'erre, je jette, j'adhère, j'achète, j'achève, paronymie moderne. Il y a la traçabilité, dernière odyssée, de la viande morte, plus de cicatrice, Ulysse, de reconnaissance, ou tache de naissance, mais le fil avarié de la transparence. Il y a l'aquarium des devantures et des vitrines et les poissons à cartes qui déambulent, intérieurement, le bruit de la clim. Il y a l'interphone et la bouche à placer juste en face de la bête rétive, puis une deuxième porte, à code. Je compose, j'enregistre, j'annule, je confirme. Il y a l'écarrissage des espérances, les volontés rangées dans la boîte à gants du monospace, sous alarme, et le manège-maestria du passé sur la grand'place. Remasteriser, relooker, réorganiser, réunifier. Il y a les caniveaux FM, la bande passante de la rue, et la minute de silence, Pilate, panoramique de l'Histoire et du fait divers, le bruit sans la fureur, la voix synthétisée des aéroports. J'entends, j'enregistre, j'intègre, j'obéis. Il y a la restauration javellisée du patrimoine, la sauvegarde du marais, micro-climat, micro-sytème, éco-système, l'amibe et le cachalot, la paix verte en contre-argumentaire facile, L'UNESCO et ses rêves assassins de feintes de l'histoire. Préserver, sauvegarder, formoliser, taxidermiser. Il y a la peur intransigeante de la laideur, Dorian, l'élasticité de la peau comme bible existentielle, my body my biography, la salle de bain et les femmes porte-manteaux, l'androgynie cadavérique. Cosmétiques, cataplasmes, prothèses, chirurgie. Le hype, la vibes, le back office, le streaming, les stock options, le sampling, le revolving, les dunks, le soccer 2011, etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc

    Il y a tout cela, et ton râle, de sujet ultra-contemporain, de l'épaisseur d'un écran plat.

  • Seul à seule

    Il a poussé la porte de la grande salle, où s'était engouffré largement le soleil d'est. il a dû fermer les yeux un temps avant de les rouvrir lentement. C'est l'été et le silence, enfin. Sur la table en chêne, il a vu le bol, son bol, sur lequel est écrit Clarisse, et en s'approchant a compris qu'elle n'y avait pas touché, ou si peu. Elle n'aime guère le café et se lève rarement tôt en vacances. Lui avait encore dans la tête la fatigue du trajet pour venir jusqu'ici. Il avait dormi comme une pierre. Bruxelles est loin.

    Il l'a aperçue, dehors, à travers la grande baie vitrée, et au delà d'elle la longue prairie, le petit bois à gauche, le lac qui brillait comme une tôle. Le ciel était limpide. Elle était sur le transat en plastique blanc, les jambes fléchies, les bras croisés sur les genoux, le buste penché en avant, le front posé sur ses bras. Il s'est approché de la grande baie et l'a regardée sans rien dire, sans essayer d'attirer son attention en frappant au carreau. Ils sont restés ainsi une éternité, avant qu'elle ne relève la tête et , comme si elle avait enfin senti sa présence, elle s'est tournée enfin vers lui, les yeux rougis par le chagrin. Il aurait voulu soutenir son regard mais il cherchait imperceptiblement une échappée vers le lointain, un lointain dans l'espace, qui n'était qu'une remise dans le temps, celle d'un espoir chaque mois anéanti depuis trois ans qu'il y aurait alors de joyeusement batailler sur le choix d'un prénom.

  • Miossec...

    est né un 24 décembre à Brest.

    C'est le dernier chanteur français qui ait attiré mon attention, au temps où il enregistrait Boire (1995) et Baiser (1997), À prendre (1998) (1). Après, l'histoire n'a plus la même saveur. Une chanson ou deux par album, pas plus. Tout chez lui est dans le phrasé (et peu importe qu'il ne sache pas chanter. Quel(le) chanteur(se) de pop peut de toute manière se comparer à celui ou celle qui chante Wagner ou Mozart ?) et l'âpreté de ce qu'il raconte (âpreté qui n'a rien à voir avec une quelconque noirceur du monde).Tout y passe : la fidélité, l'infidélité, l'alcool, le désir homosexuel refoulé, la panne sexuelle, la séparation, le minable sportif amateur, les illusions politiques...

    Comme c'est son anniversaire et que ma bretonitude (pour parler le Ségolène) est exacerbée, il y aura deux chansons. Crachons veux-tu bien (Boire) et Désolé pour la poussière (1964).

     


     

    (1)Je mets évidemment à part Fantaisie militaire (1998) et L'Imprudence (2002) de Bashung. Quant à ce qu'il reste de la chanson française (de Calogero à Sansévérino en passant par le pitoyable Bénabar,  n'en parlons pas. Les filles ne sont pas mieux : Camille, Jeanne Chérhal ou Olivia Ruiz :  trois minutes pour comprendre qu'il n'y a pas même chez elles le plaisir de la futilité.). Tout cela, c'est poubelle.