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off-shore - Page 98

  • Bande d'arrêt d'urgence

    Tu vois le panneau

     

     

    là-bas, le panneau directionnel

     

     

    echangeurs

     

    et le grand arbre dix mètres plus loin,

     

     

    me dit-il, alors que nous roulions la nouvelle quatre voies qui

     

     menait au bord

     

    de mer, oui, le panneau directionnel. C'était ma maison

     Échangeur autoroutier

    et on va traverser la salle à manger, d'une certaine manière. Ils ont sauvé l'arbre. Une chance...

     


    Autoroute

    Ils gagnent un quart d'heure pour aller se baigner, maintenant... Un quart d'heure. Pas mal...

  • Comme une star

     

    Dominique Strauss-Kahn

     

    Le cliché est beau, réussi, travaillé. Le portrait, en plongée, est serré et le visage semble sortir de l'obscurité environnante comme pour une révélation. Les traits sont sérieux et le regard maîtrisé. Les yeux sombres nous saisissent, en mélangeant la certitude d'une pensée profonde et le charme de celui qui a envie de nous conquérir. On connaît cet homme ; on l'a vu mainte fois et l'on sait qu'il n'a pas pour lui d'être beau, mais là, à le regarder, dans l'emprise du noir et blanc, on oublie ce détail. On lui trouverait même un air de Leonard Bernstein ou de John Cassavetes. Mais il n'est pas acteur, pas comédien. Il est homme politique. Et ce fait nous ramène à ce qui a pu le pousser vers cette sensibilité artiste, à faire dans le Harcourt contemporain. On pense alors à Barthes, et l'on identifie alors l'une des mythologies modernes les plus désastreuses : la confusion des genres.

  • Mark Rothko, au retranchement

     

    Mark Rothko, sans titre (White, Black, Greys on Maroon), 1963.

    Mark Rothko, Sans titre, 1963

     

    Tu crois que tu es en sécurité, que dans la salle, présent au monde, devant la toile, tu es libre, à même de t'échapper de l'effroi. Tu ne crois pas d'ailleurs que l'expressionnisme abstrait (pour reprend la nomenclature...) puisse t'atteindre. Mais il y a cette bande de peinture blanche, en hauteur, pour toi. Il eût mieux valu que l'artiste te concédât, paradoxe, une totalité sombre, la monochromie devant laquelle tu peux opposer ta volonté : ce serait une plaque, un bloc, une distance, matière et tension de l'espace qui te préservent du tourbillon où tu serais pulvérisé. Mais il y a cette bande vers laquelle monte, désespérement, ton regard ; ouverture blafarde, d'une étroitesse infâme, pour un dehors indistinct. C'est la lueur avortée du jour, ou un ciel laiteux, dans la conscription d'un soupirail. Tu es au fond d'un trou, au silence d'une cellule ; la parcimonie de l'horizon te rappelle que le monde existe sans toi. Tu regardes la toile et ce sont les règles communes qui sont inversées. Tu n'es plus là où tu croyais être ; elle n'est pas fixée au mur ; tu n'es pas libre d'aller voir ailleurs. Elle est une des parois contre lesquelles tu te cognes. Il y a cette bande blanche et tu étouffes. Le peintre ne réveille pas en toi la peur du noir, de l'obscurité polie de la nuit -terreur enfantine. C'est pire -adulte : il te sussure que tu es abandonné, puisque  par cette ouverture passent une lumière uniforme, le souffle frais de l'illusion vivante, et tes cris incertains, qui ne trouveront, tu le sens, jamais d'échos. Cette blancheur absorbe tout, mate comme le bruit d'un corps chu, à son oubli.

  • Carnaval...

     

    holland_house

    Londres, 1940, Bibliothèque de Holland House après un bombardement

    Oui, ce serait cela, un cauchemar, de nous imaginer sur une place, à une terrasse et de contempler les passants affublés du visage de leur auteur de prédilection, ceux qui vendent, ceux dont ils parlent, dans les bus, dans le métro, ceux qui forment la littérature advenue, au temps d'une société de divertissement. Un monde de Musso, de Chatham, de Pankol, de Nothomb, de Marc Lévy, de Gavalda... Oui, nous serions dans l'envers du décor, d'un univers historié de platitudes et d'obscènes phrases à cent sous. Ce qui devait œuvrer à la liberté est aujourd'hui, plus que jamais, un cimetière commercial. Et au milieu de cette foule liseuse, nous apercevrions un homme, une femme, qui n'auraient d'autre visage que le leur, visages si purs tout à coup dans ce désastre, que nous aurions  envie de leur dire merci...

  • Il fut un temps...

     

    Tu savais à peine déchiffrer le mystère des aiguilles sur ta montre que tu te rendis compte qu'à cinquante kilomètres de la ville le temps n'était plus le même. Les paysans disaient cinq heures (du soir) et toi tu lisais six. Et lorsque, à la fin des années 70, pour économiser quelques barils de pétrole au milieu du gaspillage généralisé, des gens lointains décidèrent de détraquer les horloges, ils n'en firent pas plus de cas. Ils n'avaient eux pas d'autre échancier que les nécessités de la terre, d'autres horaires que ceux du travail accompli, d'autres clepsydres que la redoutable pluie baise-valets.

    Ils avaient pour partie de l'année deux heures de retard sur le monde, celui qu'on disait être l'avenir. Ils étaient sur le déclin. C'était suffisant de sentir le couperet de la chronique des mois et des années marquée par la disparition lente des fermes ; il ne leur sembla pas nécessaire de faire allégeance aux versatiles réglés sur Greenwich. Ils avaient assez de voir leurs fils et leurs filles qui désormais en usine se pliaient à la pointeuse, dieu plus impérieux et austère que le pire des soleils.

     


     

     

  • Dis, raconte-moi une histoire

    Les journaux télévisés sont des pertes de temps. Mais il faut, de loin en loin, savoir perdre son temps, pour être convaincu d'avoir fait le choix le plus juste. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de s'y attarder pour constater que le vide qui structure ces émissions  (images insignifiantes, ou sur-signifiées, hiérarchisation grotesque de l'information, compromissions commerciales en fin d'édition...) est abyssal et on a déjà vu cela cent fois. Pourtant, on trouve des perles, un petit changement, une inflexion supplémentaire dans le sordide. Ainsi, sur France 2, en conclusion d'un reportage sur le tsunami (une séquence où une journaliste très professionnelle double les images d'un commentaire inutile : "il y a un bateau qui dérive en pleine ville", comme si elle s'adressait à des aveugles.) ai-je découvert que je n'avais pas regardé un reportage justement mais un récit. Oui, un récit. On venait de me raconter une histoire ; on m'avait vaguement (si j'ose cet humour noir) scénarisé la misère très réelle de Japonais désemparés. C'est à ces petites audaces que l'on mesure l'effondrement d'une déontologie, que  cette profession signale subrepticement qu'elle a renoncé à penser, à analyser. Peut-être n'est-ce qu'un mot pris pour un autre, une approximation sémantique à laquelle je donne une importance excessive. Considérons les choses autrement. Le journal raconte des histoires, et pas seulement celles des bons ruraux de la France rêvée par Jean-Pierre Pernaut. Il faut que tout soit récit, ce qui dispense de toute réflexion. Le fait divers est suffisamment modelable pour se plier à un formatage où se mélangent action, émotion et suspense. Comme au cinéma. Et le téléspectateur, enfant prolongé" qui se croit adulte, regarde les images, la conscience sur le mode veille. Le tsunami n'est pas plus vrai que le film-catastrophe qui sera diffusé après le 20 heures, mais un avatar du divertissement mécanique grâce à quoi on apaise les tensions. Un récit. Du copié-collé, des ressorts grosses ficelles, une bande-son minable. Cela se regarde, dira-t-on. Oui, cela se regarde, et, en conséquence, cela s'oublie aussi vite. Les Japonais sont des figurants. Ils sont morts, désemparés, apeurés. Peu importe. L'essentiel est qu'ils aient vraiment bien joué leur rôle.

  • Compatir ou s'interroger

    Centrale de Fukushima vue du ciel

    Devant un événement spectaculaire, il semblerait que nous adoptions des postures qui renvoient moins à l'événement lui-même qu'à un certain rapport trouble, et parfois pervers, il faut le dire, déterminé par l'effet de miroir que nous lui attribuons.

    J'avais eu l'occasion de faire un parallèle entre la symbolique du 11 septembre et celui du désastre haïtien, et la disproportion objective dans la manière de rendre compte de ces faits divers. Il y avait, en effet, une différence sensible qui tenait à l'implication de l'opinion française devant la mort d'autrui. Or, si l'on considère ce qui se déroule actuellement au Japon, il est possible de mieux définir la teneur de cette différence, puisqu'on peut dire que la catastrophe est une sorte de deux-en-un très remarquable.

    Il y a d'abord un tremblement de terre, un séisme d'une magnitude terrible, et le tsunami qui le complète. Sur ce point, il faut déjà souligner que la gravité des effets est relative. Ce constat ne relève pas d'un cynisme exacerbé mais renvoie à une donnée objective. Entre 20 et 30 000 morts... Quand on combine la densité de population de la région à la violence des éléments déchaînés, il faut reconnaître que cette estimation reste modérée. Elle n'a en tout cas rien à voir avec les 200 000 morts haïtiens. Le propos n'est pas de rabattre le malheur humain sur une simple évaluation chiffrée : il s'agit simplement de mettre en perspective une réalité qu'un certain développement économique traduit violemment, mais à dans une ampleur différente, quand les hommes se trouvent confronter à des situations naturelles qu'ils subissent. Et cette réalité est celle d'une inégalité qui ne relève pas d'une fatalité intangible mais qui procède d'une fracture bien plus cruelle que toutes les failles terrestres : l'écart entre les riches et les pauvres, entre les mieux nourris, les plus protégés, les individus des pays qui mènent le monde selon les normes de leur confort personnel, et les autres, ces autres pour lesquels on s'incline avec le plus de gravité possible quand on ne peut pas faire autrement. Il y a ainsi des catastrophes compassionnelles, celles qui déclenchent les élans de générosité sans lendemain, les larmes de crocodile et les pétitions pour un plus-jamais-ça dont on sait qu'elles seront lettres mortes. Ces catastrophes-là sont celles qui passent le moins bien la rampe du temps. Elles restent des faits divers quelle que soit l'amplitude des malheurs qu'elles engendrent. Elles touchent des consciences  désormais sensibilisées au spectaculaire des images, tellement sensibilisées qu'il suffit qu'un autre fait divers arrive pour que le premier s'efface doucement, simplement. Cette seconde disparition (comme une deuxième mort des victimes  qu'on aura souvent mis en scène, à coup de scoops télévisuels redondants) est d'autant plus acceptable pour nous que ces malheurs-là arrivent dans des sociétés qui ne sont pas les nôtres, dont le développement est si loin de notre logique de bien-être qu'on identifie immédiatement ce qui nous en sépare, et cela est effectivement bien confortable. On ne dira jamais assez combien un séisme en Haïti, des inondations au Bangladesh nous préservent de toute réflexion (à moins de jouer les philosophes s'interrogeant sur la misère ontologique de l'homme) et nous laissent libres des épanchements les plus faciles.

    C'est d'ailleurs ce qu'illustre la situation japonaise, paradoxalement. Les morts du tsunami ont instantanément (ou presque) été relégués au second plan. Ils ne demeurent que comme des victimes collatérales d'une catastrophe plus lourde, qui n'a pourtant pas encore fait de victimes (ou si peu), et sur laquelle tout le monde : les médias, les gouvernements, l'opinion publique, se focalisent. Cette histoire autour de la centrale de Fukushima est en effet d'un autre ordre. Elle est, comme le fut le 11 septembre, ou avant, Tchernobyl, la cristallisation d'une angoisse plus profonde : celle d'un doute autour de ce que cache, comme un cancer larvé et dont nous serions de possibles victimes, de réelles victimes, notre mode de développement. Il y a alors une projection de notre monde sur les malheurs japonais, qui ne comptent pas tant, comme partage d'une même souffrance que comme préfiguration d'une éventualité bien réelle. et dont nous serions alors les victimes. Et l'intérêt que nous y portons tout à coup renvoie à des préoccupations exclusives où priment les questions touchant à notre propre sécurité. C'est une catastrophe narcissique. Le désir que nous avons de voir les Japonais s'en sortir n'est pas le fruit d'un sentiment confraternel mais procède d'un besoin assez peu avouable de voir émerger une solution dont nous pourrons ultérieurement nous servir. Parce qu'il faut être clair : que Fukushima soit pour des siècles irradié et que sa population dépérisse d'avoir été contaminée, cela ne peut nous concerner directement quand on habite la France. Le nuage et les résidus nocifs n'arriveront jamais jusqu'à la Tour Eiffel. Ce n'est donc pas le danger réel, actuel, qui donne à cet événement le droit à une telle couverture médiatique mais sa qualité de laboratoire empirique pour les risques à venir, les risques qui n'existent que dans les sociétés, les nôtres, qui ont choisi un développement incontrôlé et destructeur. De ces catastrophes-là, nous faisons grand cas, et je doute fort que ce soit au nom d'un amour universel de l'humanité.

    La singularité que beaucoup ont attribuée au 11 septembre n'avait pas d'autre fondement. Au-delà du caractère spectaculaire des attentats, c'était la destabilisation de l'empire qui faisait frissonner. Le danger de Fukushima est du même ordre. Dans les deux cas, il y a une possible remise en cause du système dans lequel nous croyons évoluer en toute légitimité. Et tel est bien, effectivement, le noyau le plus profond de l'inquiétude française ou occidentale : que nous ne puissions pas continuer le désastre quotidien qui nous assure notre bien-être.



  • L'horreur du neutre

     

    Au moment où l'on s'apprête à présenter la note à Kadhafi (celui-là même que nous avons si longtemps soutenu), rappelons une évidence. Il y a des salauds visibles, des tyrans identifiés, ceux que l'on finit par bombarder au nom de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes (cette blague !), ceux contre qui la guerre est un acte de noblesse et de générosité...

    Puis il y a les territoires pourris qui se nourrissent de la misère du monde, sans même avoir la décence de s'afficher au grand jour. Ce sont les paradis fiscaux, les insularités financières : un monde off-shore, des boîtes aux lettres, des comptes-écrans, tout un système qui sécurise au dernier degré le droit de répandre la pauvreté à travers le monde, en toute impunité. Île Caïman, Monaco, Bahamas, Île de Man, Luxembourg... Et la Suisse...

    La Suisse.

    1-Devise cachée de ce pays : "les bons comptes font beau mon pays"

    2-Un franc suisse fort, c'est un Suisse fort peu franc

    3-La vache serait, dit-on, l'emblême secret de ce pays. Il lui doit les deux produits qui font sa richesse : le fromage et le chocolat.

    4-Effet du bouleversement climatique : la Suisse blanchit toute l'année, et pas seulement en hiver.

    5-Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse fut le seul pays d'Europe sans collabos. Cela mérite le respect. Il faut dire que Hitler dont le bellicisme délirant se fondait sur la théorie de l'espace vital n'avait pas osé lancer ses hordes SS à l'assaut d'un territoire à la puissance militaire pourtant inexistante. Etonnant, non ?

  • 5-Célébration

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Peut-être dira-t-elle, un jour, en se revoyant dans sa majesté virevoltante de femme devenue épouse que son amour devenu union, avec lui, qui fut du reste de sa vie, que cet amour de chrétienne d'Orient était un défi à l'ordre mainte fois réitéré, qui voulût qu'on ne se mélangeât pas, non seulement dans le sang, les chairs, l'odeur des corps, le goût des lèvres et le souvenir des vêtements, mais plus simplement dans la proximité des marchés, des maisons, des places, et que les rues fussent d'abord des corridors.

    Peut-être pensera-t-elle à son sourire comme à une manne, pour l'éternité de ses vieilles soirées, insoucieuse d'avoir été abandonnée à la morgue politique.

    *

    Je regarde cette photo.

    Qu'en est-il de ce que nous aurons cru être décisif ? L'attendu mémorable peut-il se réduire en poussière, ne devenir tout au plus, avec le temps, qu'un lieu périphérique de notre devenu, voire une impasse que nous feignons d'ignorer ?

    Je regarde cette photo.

    Le jour du mariage. Il y avait le monde : la famille, les amis, la sociabilité, l'agencement prévisible de la boîte à souvenirs. Chacun de nous, en des occasions diverses, a connu ces heures modernes où nous savions pouvoir nous abandonner à ces autres demeures du temps que sont les instruments de la technique.

    Je regarde cette photo.

    Nous abandonner à ces demeures qui sont comme des chambres empruntées sur une route rectiligne. Aussi fastueuses soient-elles, elles n'auront jamais la magnificence du murmure complice ou de ces images labiles et déformées qui courent, elles, à travers champs, sous le ciel mystérieux de notre mémoire incertaine.


    Photo : Mariage d'une institutrice chrétienne à Gaza

    Texte "À l'aveugle" : A feu et à sang

  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

    http://4.bp.blogspot.com/_avnVZgwbuUU/TLgYV_3eBSI/AAAAAAAAAiQ/APMF3XhY2Uw/s1600/klein_anthropometrie.jpg

     

    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...