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off-shore - Page 100

  • Avant que cela ne s'achève...

     

    Anselm Kiefer, Sherivat Hakelim / Sternenfall
    Bibliothèque de livres en plomb et verre brisé

     

    Je comprends fort bien que les livres effraient. Qu'ils effraient ceux qui lisent, ceux qui ne savent pas lire, et plus encore : celui qui n'a lu qu'un livre, auquel il attribue non pas la primauté sur tous les autres mais l'unique destin d'être le référentiel du monde. La bible de cet homme... Et le livre n'est alors que pure croyance. Il s'octroie (et j'écris «il» en substituant volontairement l'objet au lecteur, qui ainsi s'efface pour n'être qu'une parole différée et muette, un personnage ventriloqué) le droit d'exclure, de poser comme ennemis les autres livres, tous, sans exception.

    Je comprends que les livres soient effroi parce qu'ils eurent capacité de me faire peur, il y a longtemps, lorsque devant les hauts rayonnages de la bibliothèque universitaire, devant les innombrables petits tiroirs où se nichaient des références encore écrites à l'encre noire (parfois un peu passée), je me décourageais de ne pouvoir les embrasser tous. Je parcourais les salles où ils s'accumulaient et contemplant les noms de ceux qui m'étaient inconnus, de ceux que je connaissais mais que je n'avais pas encore lus, de ceux que j'avais lus sans être très sûr de m'en souvenir vraiment, de ceux que j'aimais, qu'il me faudrait relire, sans savoir ni quand, ni où, je fus pris d'une angoisse telle que pendant près d'une année je m'en tins à la règle salvatrice de ne plus fureter dans ces endroits, de n'y venir qu'à dessein, pour des ouvrages précis, dûment référencés, que je prenais avant de fuir aussitôt, de peur de sentir en moi trop fortement l'humiliation de l'ignorant.

    Peu importe de savoir comment je me guéris de cette terreur... L'essentiel est ailleurs. Il n'y a pas de livre, mais des livres. Cette pluralité est un écueil majeur pour qui cherche la sécurité. De savoir qu'avant nous, et sous les cieux les plus divers, des hommes et des femmes ont exploré le monde (extérieur et intérieur) sans être capables de nous donner une ligne décisive qui mettrait un terme à toutes les spéculations, que ces écrits, certes relatifs aux yeux d'une conception totalisante (et totalitaire) de l'existence, n'en ont pas moins une puissance qui forme un désordre fructueux avec lequel nous devons nous battre et débattre, un voyage à la boussole incertaine, savoir cela n'est guère rassurant. L'homme d'un seul livre ne veut pas de cette situation, parce qu'il ne veut pas de la vie elle-même, ni des offenses qu'elle inflige, ni des contradictions qui la traversent, et qui nous traversent. Il ne veut ni croiser une âme qui lui révélerait un territoire enfoui de sa propre existence, ni retrouver, sous des mots qui ne sont pas les siens, une histoire qui lui soit propre, et moins encore un autre monde. Il n'a pas de livre de chevet, celui-ci, mais un conpendium d'assurances contre la vie.

    Il y a dans les livres, par les chemins parfois tortueux qui nous amènent de l'un à l'autre, une liberté qui n'est pas simplement due à l'audace de leurs auteurs, et dont nous ne semblons pas capables parfois de supporter la réalité. Il y a une force quasi diabolique née du défi qu'ils relèvent contre la durée et contre l'espace. Car les livres, envisagés dans leur multiplicité, nous font Grecs, quand bien même l'Olympe n'est plus, Latins, alors que les empereurs ne sont plus que des figures, Français, Russes, Américains, Argentins, Polonais, Japonais... Ils sont une Internationale à eux seuls, la seule qui vaille peut-être, celle qui, en tout cas, fit le moins de morts. Et lorsqu'on a enfin pris la mesure de sa puissance, acceptant que, même avec la plus vorace des volontés, nous ne serons jamais rassasiés, nous retournons notre humiliation de pauvre lecteur perdu devant le défi de les vouloir prendre tous en une humilité d'homme qui s'ouvre.

    En voyant l'œuvre de Kiefer, et cette association des livres et du plomb (quoiqu'il n'y ait pas totale contradiction puisque les caractères d'imprimerie sont en plomb), sans parler du verre brisé, j'imaginais bien que c'était cette violence du livre qui amenait à ce qu'on voulut en ternir, en figer les sillons irrigués : l'écriture, à ce qu'on les brûlât, à ce qu'on en fît des auto-da-fe : des actes de foi, d'une foi destructive et vindicative de n'être pas certaine d'avoir le dernier mot, à ce qu'on annonçât des fatwas, à ce que s'indignassent les ligues de moralité. La communauté des livres, où l'on trouve des paroles traitresses et honteuses comme des enchantements, est à la fois l'œuvre au noir d'une inquiétude saine et le dépassement provisoire (pour chaque être qui écrit et pour celui qui lit) de cette même inquiétude. C'est la seule communauté avec laquelle je puisse et veuille composer sans me soumettre.

     

  • Haydn, hors nation

    Aux passionnés d'hymnes patriotiques (il doit y en avoir), il n'aura pas échappé que l'Allemagne offre la plus élégante mélodie qui soit, à vous donner l'envie du garde-à-vous (enfin presque...) ! Normal, dira-t-on, puisqu'il s'agit du deuxième mouvement du quatuor dit "L'Empereur" (op. 76, n°3) de Joseph Haydn. À suivre dans une interprétation "classique" du Quatuor Mosaïque. Rien ici de pompeux ou de martial : ce serait plutôt un fil précaire qui promène loin, loin...


  • 1-Les nuits d'étoile-absinthe

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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                                                                                                  À ceux et celles qui tiennent (à) l'alcool, malgré tout

    Parfois, tu es ce cavalier qui, ayant parcouru une grande étendue gelée, s'enquit auprès d'un paysan de l'emplacement du lac de Constance, lequel paysan lui répondit qu'il venait d'y passer au galop. Alors, découvrant quelle épreuve folle il venait de traverser (ainsi peut-on dire) il tomba de selle et mourut. Sans courir de tels périls, il arrive que tu sois fourbu de chagrin, d'ennui ou de désolation, et que tu boives. Tu peux alors t'abandonner au banc le plus isolé ou au trottoir le plus froid. Ton corps est engourdi, attiré vers le bas et les mots (les pensées, ne rêvons pas...) tournent, les syllabes se perdent.

    Parfois tu soudoies ta faiblesse en la charmant d'une traîtrise querelleuse, parfois tu es déjà au delà, réduit à l'indifférence, qui serait belle et douce si tu n'étais pas très loin de la maison. Tu as grandi, tu t'es émancipé et tu as passé depuis longtemps en revue le bataillon des alcools forts. Ainsi as-tu cru pouvoir tenir, la distance, ton rang, l'absinthe, et derrière l'absinthe, l'absente, ce soir-là.

    Rien n'y fait. Tu es vaincu, et la place se videra (les mots se voileront progressivement à ton corps fermé), se videra. Tu t'endormiras et à l'aube la lame du soleil vif ouvrira tes paupières. Ton dos aura épousé comme jamais les petits pavés. Tu te redresseras. Tes trippes grelotteront. Un passant te jettera un œil torve, et toi, tu souriras, chu de ton insouciante jeunesse, de ne pas être mort, étouffé dans ton vomi.

    Alors, sciemment cette fois, tu t'allonges à nouveau contre le pavé et, d'un endroit inconnu de toi, pièce intérieure jamais dite de ton présent, monte un rire, amertume et sel mêlés, en pensant à cet amour désormais d'un siècle passé, fée verte évanouie, un rire achagriné et pourtant serein à te faire passer pour un fou, dont tu remercies le ciel qui est là, là, ici et là, à plein visage...

    Photo : Champs-Élysées, passage à l'an 2000, 31 décembre 1999/1 janvier 2000

    Texte "À l'aveugle" : À la rue

  • Vases communicants : Bertrand Redonnet

    Selon la règle des vases communicants, au premier vendredi du mois, j'ai confié le territoire Off-shore à Bertrand Redonnet dont j'aime tant l'esprit et la prose. C'est un homme de la frontière, du passage et de la faille, pas moins. Et le texte qui suit en est le témoignage. Et moi ? Tout en polaire, bonnet et gants, je suis parti chez lui en Pologne...

     

     

     

    Fiction pour les uns, mémoire pour les autres. Comme quoi l’écriture est d’abord ce moment qui rejette tout enfermement de la définition

     

     

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    Ce jour était un vendredi. Un vendredi 13 d’un mois de mai. Il faisait déjà printemps sur le faubourg de la ville.

    Le paquetage déguenillé une fois posé sur le trottoir, son premier regard avait été pour ses poignets.

    Première fois depuis si longtemps qu’ils avaient le droit d’être dehors sans entraves, ses poignets ! C’est par eux, dans cette minute-là cristallisée à jamais dans l’archéologie de son tumulte comme un tesson essentiel, qu’il a vraiment su qu’une page du cahier était tournée et qu’il lui fallait maintenant vivre.

    Le vent se lève, il faut tenter, a-t-il murmuré, comme s’il murmurait un souvenir qui n’était plus à lui.

    De ce jour-là, il n’avait eu auparavant que l’idée. Une idée qui se calculait dans son cerveau : face aux flics, face au juge, en rentrant là-dedans, face aux crabes, face à l’avocat, face au procès, face aux extractions, face aux nuits, face au voyou, celui au grand cœur et celui avec une âme de vermine, face à l’outil tranchant surgie d’une sale embrouille et face à lui-même. Et, aussi, sur un calendrier. Un calendrier avec des montagnes et des oiseaux, accroché entre la tinette maculée, où venaient la nuit barboter le museau répugnant des gaspards, et la paillasse des insomnies.

    Un calendrier pointé sur la poussière lépreuse du Droit.

    Ce matin-là, il les avait fait tourner, ces poignets, comme pour les essayer à l’air libre, comme s’ils étaient tout neufs. Il avait fait mine aussi d’appuyer sur les cordes d’une guitare avec ses doigts de la main gauche et de battre un rythme avec ceux de la main droite.

    Après seulement tout ça, il avait souri enfin, regardé la rue, s’était dit que merde on était un vendredi 13 et qu’il n’avait pas de chance qu’un jour comme ça, inscrit aux registres des grandes superstitions, soit son jour de chance.

    Superstition à l’envers, retour de bâton du matérialiste. C’était un signe : le monde l’attendait qui voulait le happer alors qu’il sortait d’un ventre. On est un fœtus là-dedans. On revient bien avant l’enfance. On remonte l’impossible amont. Cet amont que tente avec vanité de dire l’artiste.

     

    

    Il y avait de la fumée dans la rue. De la fumée bleue qui descendait le faubourg du Pont-neuf. Son nez, rassasié d’odeurs obligatoires, de violence et d’ennui, avait oublié la spirituelle senteur d’une rue qui vit à pleins gaz.

    Le monde était maintenant devant lui et il se sentait telle une protubérance. Que faire d’un monde posé devant soi ? Un monde, on sait quoi en faire quand on est avec, dedans. Mais à côté, devant, qu’est-ce qu’un monde sinon l’absurde question ?

    L’homme du 13 mai n’a jamais cessé, dès lors, de descendre au plus profond de cet absurde, de tenter de s’y fondre enfin pour le et se rendre intelligibles.

    Mais sais-tu, ami, que jamais on ne ressort vraiment de là-dedans, même avec les poignets bien articulés au bout des bras ?

    Tu le devines, tu t’en doutes, tu imagines, tu l’as entendu dire, tu l’as lu, dans un livre ou dans des yeux que la poussière accablait encore.

    Mais toi, frère tombé, tu sais, qui sentis, une fois, avec délices, les tuyaux d’échappement descendant un faubourg.

    Tu sais que la guerre ouverte là-bas n’a ni armistice ni traité de paix. Que le champ de bataille est toujours fumant mais que, ô contradiction sublime, le désir d’y vivre en zigzaguant entre les balles perdues n’en est que plus puissant !

    Il n’y aurait que l’écriture pour affronter ça. Encore faudrait-il une écriture avec des mots que seuls savent entendre d’hypothétiques enfers et qui refuseraient l’enfermement d’une définition.

    Comme ceux de Dostoïevski.

     

  • Tôle

    J'étais là pour une portière. Portière avant droite. D'autres viennent pour un pare-choc, une calandre, un capot.

    Ma voiture était garée à côté d'une dépanneuse et sur la plate-forme l'épave d'une super-Cinq. La roue avant gauche avait glissé sous le bloc moteur. Il n'y avait plus qu'un souvenir d'aile. Le capot ressemblait à une feuille froissée. Plus de phare. Le pare-brise rayonnait comme une toile d'araignée. Sur la peinture, vert bouteille, des traces marron que j'aurais pu prendre pour de la boue qui attend de sécher.

    Mais en y regardant de plus près, quand je cheminai jusqu'à la calandre, gris métallisé, il ne fit pas de doute que c'était du sang. Des gouttes de sang. Des traces sanguinolentes. Et puisque ma tête était à hauteur de la roue que la tôle avait avalée, un peu en avant, j'aperçus des fils, un écheveau textile, puis un autre, encore un autre. Des fibres de jean, me semblait-il, accrochées à la carcasse, de jean, pantalon ou blouson : impossible de savoir. Mais tout était clair et je priai pour qu'elle, ou lui, ne l'ait pas vu venir...

  • Addendum à "Barrès à Venise"

    Voici le tableau de Bœcklin, dont parle Barrès dans l'extrait d'Amori et Dolori Sacrum, peint en 1880 et exposé au Kunstmuseum de Bâle. L'écrivain est imprécis quant à son titre puisque cette œuvre s'intitule L'Île des Morts. 


     

     

    C'est d'ailleurs ce titre que retient Rachmaninov lorsqu'il compose en 1909 un poème symphonique inspiré du tableau de l'artiste allemand. Faute de ne pouvoir en programmer l'intégralité, voici les neuf premières minutes, par le Philadelphia Orchestra, sous la baguette du compositeur lui-même.


     

     

  • Barrès à Venise

     

     

    Maurice Barrès par Jacques-Émile Blanche 

     

    Après avoir exprimé mon agacement contre Vian à la Pléiade, il fallait une contrepartie. C'est Barrès, marchant sur les traces d'illustres écrivains pour l'inévitable voyage vénitien. Cette page suffira, je pense, pour souligner combien l'ostracisme littéraire dont il est l'objet ne se justifie en aucune façon.

     

    "Nulle ville mieux orientée que Venise. Les magnificences du Grand Canal ont le soleil pour coadjuteur. Si nous passons à la partie septentrionale, que n'atteignent plus ses rayons directs, déjà le frissonnement de l'eau, l'atmosphère tout accablée attristent nos sens. Déjà les fondamente nuove où l'on embarque pour ces îles mortes, l'imagination qui n'est plus soutenue et concentrée par les monuments de l'art, accepte des impressions plus vagues, se disperse en rêveries et flotte sur l'horizon de deuil.

    La première étape de ce pèlerinage, c'est, après vingt minutes, Saint-Michel, l'île de la Mort.  Ce cimetière de Venise est clos par un grand mur rouge, et présente une cathédrale de marbre blanc, avec une maison basse, rouge elle aussi, dont les fenêtres ouvrent sur les eaux vertes et plates à l'infini de cette mer captive. Chateaubriand remarqua ces fenêtres, en 1831, quand il se rendait de Venise à Goritz auprès de Charles X. Chassé jadis du ministère par ses coreligionnaires, il leur avait dit : "Je vous montrerai que je ne suis pas de ces hommes qu'on peut offenser sans danger." Il était de ceux (au dire de Guizot) envers qui l'ingratitude est périlleuse autant qu'injuste, car ils la ressentent avec passion et savent se venger sans trahir. Sa vengeance, maintenant, il la tenait ; il allait s'incliner respectueusement devant le vieillard déchu : "Sire, n'avais-je pas raison ?" Plaisir d'orgueil, satisfaction amère et qui ne rétablit rien. La gloire sans le pouvoir, c'est la fumée du rôti qu'un autre mange. Le brisement de la mer sur des pierres délitées qui protègent un charnier lui aurait donné un rythme large pour le psaume monotone de ses dégoûts.

    Bœcklin a peint une île de la Mort fameuse en Allemagne. Il put prendre à San Michele son point de départ. Sa toile cherche le tragique par de longs peupliers lombards, par des cyprès, de lourdes dalles, par le silence et des eaux noires ; mais la joie des gondoliers y manque qui conduisent ici les cadavres et qui, couchés dans leur barque mouvante, à la rive du cimetière, plaisantent en caressant un fiasque. Pour nous désespérer sur notre dernière demeure, il ne faut l'environner d'une horreur générale ; c'est nous flatter, c'est un mensonge ; faites-moi voir plutôt l'indifférence : seules pleurent deux ou trois personnes impuissantes et bientôt elles-mêmes balayées, pour qu'il en soit de nous et de notre petit clan exactement comme si nous n'avions pas existé."

                                                  Amori et Dolori Sacrum (1903)

  • Femme en bleu (II) : Winterhalter

     

     Portrait de Madame Rimsky-Korsakov (1833-78) née Varvara Dmitrievna Mergassov

       

    Franz Xaver Winterhalter, Madame Rimsky-Korsakov, (1864), musée d'Orsay

     

    Elle vient de rentrer d'une soirée. Elle y était tout en beauté, comme à son habitude, parce qu'elle est naturellement belle et les hommes le lui font savoir avec respect. Un respect mêlé de désir. Elle est dans ses appartements, enfin seule, et songeuse des visages croisés, des allures aristocratiques, des rigueurs militaires. Elle a dansé, élégante et légère. Elle a fait rêver et sans doute, dans quelque chambre à la lumière amoindrie, ou dans un fiacre qui le ramène, nuit tombée, chez lui, plus d'un homme donnerait tout ce qu'il a pour être face à elle, qui a libéré sa chevelure, et s'en amuse d'une main délicate. L'épaule dénudée, un peu lointaine, et la mousseline quasi transparente suggèrent seules l'éclat du corps, cependant que la gorge, déjà invisible sous le vêtement, est défendue par cette main qui justement souligne la sensualité de la brune cascade des cheveux. Ce n'est pas l'heure du déshabillage, pas encore. Winterhalter est un académique. Il n'est pas de ces impressionnistes qui aimeront tant les femmes au bain. N'empêche : tout le vêtement nous parle d'un corps qui lentement émerge des flots. Le blanc et le bleu dans lesquels elle est doucement corsetée semblent se retirer, comme une mer bouillonnante qui reconnaîtrait une déesse. On pense à Vénus, et ce bleu si tendre, si papillonnant, dont la magie contenue imprègne le blanc, discrètement, est d'un érotisme singulier. C'est ce bleu qui trouble, comme un précipité de vie, la blancheur conjointe de la robe et de la peau, ce bleu qui donne des palpitations à l'admirateur...

    Et l'on se trouve tout à coup à fantasmer sur une femme peinte par un académique ! Peut-être parce qu'il ne l'est pas tant que cela, pas à la mesure de ce que seront Cabanel, Jérôme et consorts. Certes, le modèle lui-même avait réputation d'une beauté extraordinaire, mais toute l'histoire est ailleurs : dans la tresse abandonnée, dans la fureur jouissive qui agite l'habit, comme une mer qui s'achève sur la grève, en écume parsemée de bleu, et qui donc se retirera bientôt, alors même que le sujet semble, par son regard un peu lointain, vouloir oublier qu'il puisse être désiré, ou plutôt feint de l'ignorer. Et cette contradiction, ce jeu pourrait-on dire, accroît le bonheur de la contemplation. Le démenti, volontaire ou non, du corps face à la bienséance, le paradoxe des couleurs dont la sagesse apparente (pas de jaune, pas de rouge, pas de feu...) est détournée par l'emballement des formes, ces deux singularités donnent à cette œuvre une dimension fantasmatique désarmante.



     

  • Communautarisation du deuil

    L'affaire autour de la célébration de Louis-Ferdinand Céline et l'indignation récompensée de Serge Klarsfeld sont des événements que l'on ne peut pas prendre à la légère. Elles renvoient à une question plus large : celle du rapport que nous entretenons à l'Histoire, que nous devons entretenir avec l'Histoire. Si l'humanité est une, au delà de la fameuse formule « des droits de l'Homme », il faut supposer que nous puissions, chacun d'entre nous, nous saisir de ce qui la concerne et que nul ne puisse se prévaloir d'une souffrance supérieure.

    Le fait de n'être ni juif, ni noir, ni arménien, ni tzigane, etc. m'interdit-il d'être autre chose qu'un individu de second ordre auquel on doit signifier ce qu'il a à penser, à lire, à voir ? De n'avoir pas souffert dans sa chair ou dans sa généalogie d'une quelconque atrocité ferait-il de moi un être réduit au silence et à l'obéissance morale ? Je m'y refuse.

    La sacralisation de la Shoah, de l'esclavage et de tous les génocides du XXe siècle (en attendant ceux qui viendront) est un phénomène sinistre parce qu'elle nous interdit tout à coup de penser l'horreur autrement que par les canaux autorisés d'une pensée édifiante. Sacer signifie séparé. Ce qui est sacré est donc ce qui est à part, et par conséquent intouchable. Dès lors, le problème posé est le suivant : la Shoah appartient-il aux seuls juifs, le 11 septembre aux seuls new yorkais, la traite esclavagiste aux seuls noirs ?

    Ce qui est sacré est l'œuvre de Dieu. À nous d'adhérer ou non à l'hypothèse d'une transcendance. Concernant l'Histoire plus humaine, il faut se préserver de cette tentation, surtout si elle se veut une position rejaillissant sur la collectivité. Lorsque j'écris que Proust est sacré, j'entends bien évidemment que mon emploi soit métaphorique et que, le cas échéant, cette affirmation ne concerne que moi. Je ne l'impose pas. En revanche, lorsque la sacralisation de l'Histoire devient un mode de penser collectif, une manière spécifique d'ériger des hiérarchies sur ce que firent les hommes, on est menacé d'une atomisation de ce partage collectif en vertu (?) d'un droit que va s'arroger tel ou tel de dire le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste.

    Si l'on accepte de s'en tenir à la seule question de la Shoah, cela revient nolens volens à composer un droit de regard historique en fonction de l'origine (juif ou non-juif). Quand Serge Klarsfeld s'indigne (et c'est son droit le plus absolu. Il ne me vient pas à l'idée de lui contester cette possibilité), il ne le fait pas qu'en son nom : il se réclame de l'association qu'il représente et de la généalogie qui est la sienne. Il se pose non seulement en garant de la mémoire mais en surveillant général d'une construction historique. C'est ainsi que l'on définit une rectitude de la pensée historique et morale. Cette manière de faire nous a valu l'inepte loi Gayssot de 1992 qui fit bondir bien des historiens justement. Le principe qui confond le politique et le document, qui projette l'idéologie du moment (de plus en plus investie d'une dimension émotionnelle dans une société qui concède de plus en plus à l'image) sur la démarche analytique du passé (principe explicatif dont l'objectif n'est pas d'excuser les horreurs du passé mais d'en comprendre le cheminement...), ce principe est funeste et stérilisant. Ainsi, pour revenir précisément à la posture de Serge Klarsfeld, celle-ci hiérarchise le droit à la contestation en déterminant par l'origine du requérant la validité de la dite contestation.

    Quelles conséquences ? La première procède de ce qui vient d'être dit. Toute hiérarchie ainsi constituée par le bénéfice d'une nature quasiment posée comme ontologique (origine, couleur, courant religieux) laisse la porte ouverte à toutes les exclusions intellectuelles et morales en assujettissant le propos à un rapport de force. Il y a donc à craindre que selon le pouvoir en place, selon les puissances de tel ou tel groupe, la censure ou les interdits pourraient prendre des orientations inquiétantes. Sur ce point, l'avenir ne nous garantit pas, quand on observe l'évolution des opinions publiques, de certains désagréments (pour employer un bel euphémisme...). On n'est alors pas loin d'une réécriture de l'Histoire, ou de son occultation partielle. L'intégration de Céline dans des commémorations républicaines était peut-être discutable a priori, mais une fois qu'elle a été décidée, avalisée, que ceux à qui on a demandé de s'en charger ne peuvent être soupçonnées d'une quelconque malhonnêteté intellectuelle (et Henri Godard est un illustre universitaire à qu'il serait honteux de faire un procès), il faut bien comprendre que Céline est partie intégrante de notre Histoire, tout Céline, et que vouloir en faire une lecture sélective est un non-sens et même un danger.

    Voilà la deuxième conséquence. Vouloir contraindre Céline à la seule question littéraire, puisque lui-même choisit aussi d'être un pamphlétaire à l'antisémitisme délirant, serait neutraliser une part de l'œuvre et se priver d'une interrogation plus large sur ce qui constitue l'énigme constitutive des destinées humaines, et notamment le rapport étrange et parfois effrayant qu'entretient l'individu avec le Mal. Or, le destin de cet écrivain n'est pas le moins intéressant sur le sujet. La banalité de ses invectives antisémites, sa logorrhée haineuse mais classique pour l'époque, ses éructations folles sont autant de point à ne pas méconnaître pour essayer de réfléchir sur ce que furent ces heures noires de notre Histoire. Ostraciser non l'écrivain Céline mais la combinaison historique, sociologique et politique qui produisit Céline romancier et pamphlétaire, peintre ahurissant de la guerre, des colonies, du fordisme et viscéral antisémite, c'est vouloir contenir je ne sais quelle image sulfureuse, vouloir conjurer je ne sais quelle angoisse présente (même latente). On ne combat pas la puanteur vichyste et ses possibles résurgences en agitant le chiffon rouge d'un écrivain de l'ampleur de Céline. Il est partie intégrante de la culture française, qu'on le veuille ou non... Laisser croire, parce que derrière tout cela pointe cette ombre, que ce serait là un symptôme d'une idéologie pétainiste qui se redresse, pire : que ce serait un signe fort donné à je ne sais quelle partie de la population, tout cela est ridicule. Car, et il faut le dire clairement pour le déplorer sans détour, l'antisémitisme contemporain n'a pas besoin de Céline pour proliférer, et même dangereusement. En attendant, et il suffit d'avoir lu quelques réactions sur le web pour s'en convaincre, la bonne conscience à contre-temps de Serge Klarsfeld a donné du grain à moudre à ceux qui voient du juif caché dans toutes les misères du monde.

    Dernière conséquence : vouloir abandonner à une communauté quelle qu'elle soit la douleur qui fut sienne, c'est courir le risque de voir l'Histoire se figer, entretenir le mythe contre la réalité, être aveugle du présent et pétrifier les peuples, les nations dans une culpabilité qui empêcherait définitivement aux descendants d'être autre chose que des coupables...

  • Haine de la littérature

     

     

    Fallait-il célébrer Céline ? Nul n'obligeait le gouvernement français à le faire. Cet écrivain n'a d'ailleurs pas besoin des rodomontades de Frédéric Mitterrand et compagnie pour exister. Le problème est d'un autre ordre. Que le ministre de tutelle ne soit pas enquis au préalable de qui serait honoré par  les célébrations nationales, faisant jouer alors son droit politique à la censure, en dit long sur la maîtrise qu'il a sur les affaires dont il a la charge. Il ne l'a pas fait en conséquence de quoi l'émotion d'un seul a suffi pour qu'il déjuge de facto ceux à qui il avait donné quitus. Il a donc, en tant que garant de la culture française, donné droit à quiconque d'invoquer son droit à la mémoire, aussi sélectif soit-il. il a ainsi relégué, sans qu'il y ait eu un impératif absolu, Céline, et avec lui, ce qu'il est convenu d'appeler notre histoire littéraire, à un silence terrible dont on ne sait jusqu'où il pourra désormais s'étendre. Il a, dit-il, pris sa décision "après mûre réflexion, et non sous le coup de l'émotion". Nous n'avons pas à estimer sa capacité à ne pas céder aux élans de son cœur, mais quant à la maturité de sa réflexion, l'accélération des événements nous incline à penser qu'il s'agit, dans la formulation, d'un bel exemple de dénégation. Qu'à cela ne tienne, il vient de donner des gages à ceux qui n'ont pour seul objectif que d'assigner la littérature à une variable économique (une question d'édition) dont le contenu devra être neutralisé, sans quoi les fourches caudines de la bien-pensance veilleront à ce que l'ordre règne.

    Traiter Céline comme le fait Serge Klarsfeld de "plus antisémite de tous les Français de l'époque" est proprement consternant. Ses brûlots, aussi abjects soient-ils, ne sont, dans les faits, rien à côté des vraies politiques de collaboration menées dans ce pays entre 1939 et 1945, politiques auxquelles participèrent bien des hommes qui firent carrière sous les IVe et Ve Républiques. Je ne sache pas qu'alors Serge Klarsfeld se soit fendu d'une position si intransigeante qu'elle lui aurait rendu fort difficile de côtoyer les pouvoirs en place. Il y a, c'est à parier, des mains qu'il a dû serrer qui n'étaient pas si propres. Rappelons que c'est Jacques Chirac qui assuma pleinement la continuité vichyste de notre histoire, lui, le gaulliste, qui rompit avec la mythologie gaullo-communiste d'un pays peuplé de résistants. Jusqu'à lui, on fit semblant, on refusa politiquement le regard lucide sur le passé, à commencer par François Mitterrand.

    Alors, Céline. Il est la proie facile. Non qu'il faille le sauver de quoi que ce soit et prendre sa défense à tout prix. Mais, simplement penser qu'il est plus facile de cibler un écrivain qu'un marchand d'armes, ou un politique, ou un financier, oui, tous ces mondes douteux dans lesquels le plus souvent l'histoire, le passé, la dignité n'ont pas voix au chapitre, parce que les affaires sont les affaires, et que le principal, pour que tout fonctionne, est de trouver de petits arrangements entre amis. À cela, le vociférant antisémite qu'était Céline s'y refusa. Ce ne sont pas ses brûlots qui décidèrent les Français à dénoncer les juifs. Ceux-ci n'avaient pas besoin d'un écrivain pour le faire. Congédier Céline de notre histoire est non seulement une bêtise littéraire, esthétique mais aussi une sorte de d'aberration intellectuelle tendant paradoxalement à disculper l'antisémitisme commun qui sévit durant la période où il écrivit.

    Alors, Céline... Derrière cette envie larvée de le faire disparaître, c'est bien la haine de la littérature qui se joue. Comme on peut aussi la retrouver dans une autre affaire qui agite aujourd'hui les États-Unis : la nouvelle version des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain dans laquelle le mot "nigger" est remplacé par un terme plus politiquement correct. L'homme à l'origine de cette entreprise se justifie ainsi : "faire en sorte que le livre trouve une audience plus large". Argument pourri entre tous.

    Nous y voilà : faire de nous des abrutis auxquels on offre une littérature aseptisée, contrôlée, propre. Le seul droit à la coupure littéraire que je reconnaisse est celui que prend le lecteur en ne voulant, pourquoi pas ?, garder de telle ou telle œuvre que les passages qui lui plaisent. Seul lui, dans sa liberté absolue qui est la sienne d'affronter un texte, peut se prévaloir d'une attitude aussi irrespectueuse. Tout simplement parce qu'étymologiquement lire (legere), c'est choisir, et tout ce qui entrave cette liberté, directement ou indirectement, par la censure ou la pression d'un moralisme obscur, n'est que haine de la littérature.