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off-shore - Page 110

  • Poétique du lien

     

    Il ne dit pas amitié ou fraternité, non qu'il ne croie pas à ces mots-là, mais sans doute sont-ils trop arrêtés. Comme une nomination, ou un état. Pour lui, il n'y a que le mouvement. Alors il parle de l'en-vie de l'un et de l'autre. Le trait d'union suture les blessures et grave les joies : l'en-vie, c'est l'épreuve de la fluidité qui permet qu'ils puissent être au près, un jour, au loin, un autre jour, et malgré tout incessamment présents, parce que l'un ni l'autre ne se suffisent, en conscience. Rien qui pourtant distende cette (pré)occupation s'accommodant du silence et du désert, parce que ce silence et ce désert sont les réservoirs secrets de la prochaine visite. Ils font partie de l'existence, modulent la trajectoire de chacun. C'est le texte patient des connivences nées de l'attention et de la volonté. Pour l'un, la mer accrochée au retour du Jebel Marra. Pour l'autre, la rêverie sentie de l'appel à la prière jamais entendu. L'en-vie.

     

     

     

     

     

     

     

  • Cyril Collard, l'un et l'autre

     

    En 1992, Cyril Collard adapte pour le cinéma son roman Les Nuits Fauves. Il cherche un temps un acteur pour tenir le rôle principal : Patrick Bruel, Hyppolite Girardot, Jean-Hugues Anglade déclinent la proposition. Il sera donc Jean, devant la caméra, et Cyril, derrière la caméra. Jean est amoureux de Laura (Romane Bohringer). Il a trente ans, elle en a dix-sept. Mais, plus que la question de cet écart d'âge, c'est la situation même du personnage qui débouche sur une relation difficile : il est bisexuel ; il a une vie amoureuse compliquée ; il est séropositif. Le film n'échappe pas à une certaine convention. Il se déploie dans une sorte d'hystérie qui finit par agacer et la violence des rapports n'empêche pas qu'affleure un romantisme parfois un peu lourd. Peu importe. Le succès sulfureux qui entoure ce film n'est pas le plus intéressant. Le point particulier, comme un non-retour indéfinissable, se concentre dans une scène : celle de l'aveu.

    Jean avoue à Laura qu'il est touché par le sida. Moment étrange dans les tenants et les aboutissants de la formulation puisque Cyril Collard est lui-même séropositif. Ainsi sommes-nous, spectateurs, pris, tout à coup, et dans la force dramatique d'une parole qui réoriente le film, et dans le surgissement de quelque chose d'impensable : un dévoilement réel, un fait vrai dans la fiction. Celui qui joue dit un texte par lequel son statut même d'être existant devient inséparable, dans le moment de l'énoncé, de celui qu'il est censé être. Qui entendons-nous alors ? Que regardons-nous ? Que dit-il ? Que se dit-il ? Nous étions lancés dans une histoire (sur quoi nous pouvions discourir, porter un jugement esthétique) quand, subitement, le monde où nous vivons nous rattrape. Nous ne sommes pourtant pas dans un docu-fiction. N'empêche : le visage en présence, la voix qui porte ne peut pas être réduite à sa seule symbolique fictive. Et, elle, l'actrice, Romane Bohringer, qui sait, comme toute l'équipe de tournage d'ailleurs, peut-elle entendre sans frémissement cette voix, avec la distance habituelle du comédien venant en connaissance de cause endosser les apparences d'un être qui n'est pas lui (elle en l'occurrence) ? On imagine aisément que la scène a été rejouée plusieurs fois et celle que nous voyons n'est qu'une prise parmi d'autres. Oublions ce détail et restons-en à cette unique apparition d'un discours déchirant, malgré lui, tout l'appareillage conceptuel, technique et symbolique du cinéma. Jean avoue qu'il est séropositif, et, au début des années 90, l'état des recherches médicales est tel qu'une phrase de cette nature sonne peu ou prou comme un arrêt de mort programmé. Un homme, de chair et de sang, nous annonce donc sa mort, et le masque (persona) est, dans l'instant, comme soulevé (il pourra le remettre ensuite, peu importe), et nous le voyons tel qu'en lui-même. C'est l'image la plus nue qui soit, et pudique, puisque la pellicule continue de se dérouler et qu'aussitôt nous sommes pris par le moment suivant. Mais l'affaire est plus compliquée.

    Au-delà de l'effet spectaculaire de l'annonce, dans une lecture intra-diégétique, posant la question du devenir de cette relation amoureuse et des réactions des autres personnages, il y a cette histoire de concordance entre le corps abstrait du personnage auquel est accolé le sème de la maladie, et la réalité physique de son incarnation, elle-même marquée par la maladie (et à ce niveau, ce n'est plus un trait distinctif, comme on en constitue les personnages, mais un fait intangible). Ce que nous voyons à l'écran, nul ne peut en poser la discontinuité fictive. Il ne suffit pas que quelqu'un dise : coupez, elle est bonne, pour que tout s'arrête, et même, que l'on puisse recommencer. La répétition est ici un leurre, parce que le mal est déjà là, déjà fait, pourrions-nous dire. Or, nous n'avons même pas la liberté d'évacuer d'un revers de main ce surgissement du réel, en faisant au réalisateur-comédien un procès en sensiblerie, en mauvais pathos (même si certains à l'époque ont attaqué le film sur ce plan). Pas la liberté, non : parce que cette rencontre de deux vies en une, Cyril Collard ne l'avait pas cherchée, n'en avait pas décidé l'obligation. Il voulait que ce soit un autre qui soit à sa place, que l'écart puisse avérer fictivement (beau paradoxe) ce qu'il avait écrit.

    C'est sur ce point aussi que l'image demeure, persiste (avec cette connotation qu'on prend à l'expression : persiste et signe). Cette scène de l'aveu devient, dans son effet de percussion, un acte politique, l'empreinte inaliénable d'une relégation dont eurent à souffrir (et dont souffrent encore) ceux qui furent atteints par cette maladie. Cette image renvoie à notre indécrottable tentation de la stigmatisation et de la vindicte. Si Collard est sur l'écran, c'est, d'une certaine manière, parce que personne ne lui avait laissé la possibilité d'agir autrement. La faiblesse du film ne doit pas nous dédouaner des responsabilités collectives devant le malheur. Il ne suffit de se dire que cela ne nous arrivera pas pour détourner le regard. La médiation de la fiction (puisque Les Nuits fauves en est une) n'arrive pas totalement à nous soulager. Cet aveu estaussi une question qu'il nous pose, qu'il pose pour toutes les situations où nous aurons à recueillir l'amoindrissement de l'autre, son désarroi, sa peur, la certitude de sa mortalité prochaine. Et Cyril Collard, sur ce point, n'eut pas à attendre longtemps, lui qui meurt le 5 mars 1993, trois jours avant qu'on lui décerne le César du meilleur film.






  • Pauvre Belgique

    Ainsi les Belges se résolvent-ils lentement à voir disparaître leur pays... Cela ne nous concernerait guère en l'espèce, sinon que devant autant de bêtise, on n'a moins de scrupules à relire le Baudelaire de La Belgique déshabillée où l'on trouve de tant de méchancetés. Méchancetés qui, à un siècle et demi de distance, sonnent joliment comme des vérités contemporaines. «Il n'y a pas de peuple Belge [sic] proprement dit. Il y a des races ennemies et des villes ennemies. Voyez Anvers. La Belgique, arlequin diplomatique». C'est peut-être dur mais ces observations reflètent d'une certaine manière l'artificialité constitutive du pays.

    Ceci étant, il reste que le temps n'aura donc pas fait son office et que ce pays n'aura jamais su trouver sa place à l'intérieur même du territoire qui lui fut dévolu. Il n'aura servi, depuis quelques décennies, qu'à symboliser, à travers une métonymique capitale (Bruxelles pour désigner l'Union Européenne, la politique de Bruxelles -ce qui est fort drôle quand l'autorité belge elle-même se délitait), un pouvoir européen, une technocratie liberticide qui a justement comme objectif secret de décomposer les États, d'abolir les frontières, parce qu'ils sont des freins aux lois du marché.

    Le plus singulier est de voir que cette lente déréliction politique trouve aujourd'hui son arme efficace dans un nationalisme flamand qui n'est pas sans rappeler les velléités séparatistes de la Ligue du Nord italienne. Du côté flamand, on agite les revendications identitaires et les prérogatives linguistiques pour demander son émancipation. Il est vrai que cette partie du territoire belge brille particulièrement par son aura culturel ! Il ne faut pas s'y tromper. Ce sont des impératifs économiques, des refus de mise en commun, qui motivent une telle aspiration. La richesse flamande ne veut plus payer pour la pauvreté wallonne, de même que les Milanais ou les Florentins (du moins certains d'entre eux) ne veulent plus des prétendus fainéants Siciliens ou Calabrais... Cela ressemble fort à du séparatisme fiscal.

    Il y a donc une inflexion sensible d'une certaine orientation nationaliste vers des intérêts qui font le jeu des doctrines ultra-libérales. Loin de se penser en pays, en territoire, en communauté sur lesquels ils pourraient vouloir imprimer leur marque, une frange nationalo-économique aspire à l'indépendance selon le principe étriqué et en soi peu politique d'une évaluation des coûts et des profits. On se doutait bien de cette évolution, lorsqu'on examinait les choix fort libéraux du Front National en France. Le paradoxe est là : des nationalistes qui n'aiment pas leur pays, l'histoire de leur pays, mais eux-mêmes, rien qu'eux-mêmes, dans une sorte de projection narcissique délirante.

    Le plus inquiétant est évidemment que ce phénomène prenne de l'ampleur, qu'il ne soit pas facilité par l'idéologie différentialiste. Il n'y a peut-être pas si loin d'un slogan comme La Flandre aux Flamands (mais vous pouvez remplacer ces deux mots par quantité d'autres) à celui-ci : La richesse aux plus riches.




     

  • Produits dérivés (groupe nominal)

    Commençons par préciser qu'il ne faut pas entendre ces termes autrement que dans un sens «clos», se suffisant à eux-mêmes (et non selon un principe qui nécessiterait un complément : le gasoil est un produit dérivé du pétrole brut, par exemple). Or, ceux-ci se trouvent dans deux domaines différents et pourtant complémentaires, en signes-reflets de l'époque actuelle.

    Produit dérivé 1 : dans la finance, il s'agit à l'origine d'un système de couverture, pour garantir les risques sur des opérations précises (notamment commerciales). Ce principe s'est fort complexifié durant les années 1980 et il n'est pas facile d'en comprendre tous les mécanismes. L'essentiel n'est d'ailleurs pas là. Ce qu'il faut retenir, c'est que, dans cette logique de sécurisation des mises et de pari sur les profits à venir, le produit dérivé est, d'une certaine manière, l'élément symbolique d'une explosion de la posture spéculative, c'est-à-dire l'avènement de cette autre économie, virtuelle, qui, devant l'ampleur qu'elle prenait et les dégâts qu'elle allait engendrer (on en voit l'effet avec les subprimes, etc.), a fait dire à certains, y compris des politiques, qu'une partie des opérations financières étaient déconnectées de l'économie réelle (il suffit de voir l'effondrement de l'Islande pour s'en convaincre).

    Produit dérivé 2 : dans le commerce, et en particulier, dans ce qui touche ce qu'on appelle aujourd'hui les industries culturelles et le sport, les années 80 ont vu exploser la production de biens que l'on pouvait rattache à un film, à une série, à un club : figurines, jeux vidéos, livres, maillots, etc. Il est même devenu clair que c'était là un moyen de rentabiliser les affaires, de créer des consommateurs captifs (à commencer par les enfants). Ces produits dérivés sont renouvelés autant que faire ce peut afin de garantir un flux commercial et financier, avec des gains non négligeables (C'est pour cela, par exemple, que les clubs changent, même si cela tient parfois au détail, le design de leur maillot. Vous n'avez plus qu'à l'acheter pour ne pas passer pour un has-been...).


    Ces deux nominations, aussi éloignées soient-elles dans l'objet qu'elles définissent, renvoient néanmoins à un principe commun caractéristique de notre société. Il n'est rien dont on ne puisse faire de l'argent : que ce soit du virtuel ou du jeu (mais le jeu tourne de plus en plus au virtuel). Plus rien n'est gratuit, tout se paie, tout est monnayable. Quand, évidemment, nous nous en tenons à un simple écho sémantique, nous ne pouvons pas ne pas entendre la dérive, derrière tout cela, le glissement progressif vers un abîme, un inconnu déshumanisé et comptable. Ce n'est même plus la main invisible d'Adam Smith mais l'ouverture vers un infini dans lequel les besoins vitaux des individus sont engloutis par les paris monstrueux et les illusions d'une appartenance fictive et monétarisée. Cette dérive-là a un coût : celle d'une misère proche (la précarité nouvelle des travailleurs, la misère des SDF, etc.) et lointaine (les demi-esclaves de l'industrie textile, les citoyens vivant avec un dollar par jour dans un pays dont la manne pétrolière est colossale, etc.). Le libéralisme est effectivement une dérive, soit : une mise à mort du plus grand nombre et l'illusion provisoire pour ceux qui s'en sortent.

     

  • El Cant de la Sibil-la

    La beauté fervente d'un chant majorquin où se mélangent la liturgie chrétienne et les influences antiques et arabes. La grandeur conjuguée (à la ville comme sur scène) de Jordi Savall, qui dirige, et de Montserrat Figueras, qui chante.



  • Souvenir d'en-France

    «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations». Depuis longtemps cette phrase lui trottait dans la tête. Il avait la mémoire précise de sa rencontre. Dans la classe à l'angle du bâtiment principal de l'école primaire. Le livre était d'un format plutôt réduit, avec une couverture bleu marine un peu pelucheuse. Le papier n'avait pas le glacé des pages des manuels d'aujourd'hui ; quant aux illustrations il ne pensait pas qu'il y en eût. C'était un silence de lecture intérieure d'abord, puis le maître demandait tour à tour qu'on articulât un paragraphe, parfois davantage.

    Cette phrase était demeurée en lui, certainement parce que ces deux substantifs, et le second en particulier avait fait irruption dans son existence : il n'en connaissait pas le sens, il n'avait jamais entendu quelqu'un les prononcer (peut-être «railleries», mais il ne s'en souvenait ; pour «objurgations», il n'avait aucun doute). Et ces deux bijoux obscurs du vocabulaire, que le maître avait expliqués, avaient effacé le nom de l'auteur. Il vécut ainsi des années en traînant cette phrase, l'évoquant parfois avec certains dont il espérait que le goût des lettres l'éclairerait : il rendrait alors à César l'hommage qui lui était dû. Il s'agaçait parfois de ne pouvoir lui donner une identité. Peut-être, se disait-il, s'il y avait eu une photographie, s'en serait-il mieux souvenu, mais rien, dans cette page de signes, son esprit ne pouvait descendre jusqu'à l'endroit fatidique où l'éditeur révélait le détenteur de cette magnificence. «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations».

    Elle, c'était une bonne, ou une servante. Il ne pensait que ce fût une épouse ou une sœur. Non, une servante. Cela ne l'avançait guère. La littérature bourgeoise du XIXe (il penchait pour cette époque) avait fait son miel des domestiques. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il aurait pu faire des recherches chez les bouquinistes, partir à la chasse aux vieux manuels scolaires, mais il trouvait que le jeu n'en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire.

    Il ne l'oublia pas cependant parce qu'elle lui servit de très nombreuses fois, lorsque certains s'indignaient de sa dent dure devant l'indigence de la littérature de jeunesse et la pauvreté du vocabulaire des adolescents. Il reprenait sa phrase, celle dont il avait fait, en quelque sorte, un emblème. Emblème d'un enseignement d'un autre temps, d'une primaire désormais perdue et parfois même on doutait de ses références. Il ne pouvait pas aller plus loin. Il avait lu cette phrase au cours moyen deuxième année (c'était là sa seule certitude) dans un quartier quelconque, au milieu d'enfants aussi quelconques que lui-même.

    Puis, un jour qu'il était occupé à tout autre chose, elle apparut devant lui, sur un écran. «Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes.» Son souvenir en avait modifié légèrement la réalité mais c'était elle. Et quand il lut enfin le nom de l'auteur, il sentit qu'il était revenu d'un long voyage, que la déformation même n'était pas le signe d'une approximation maladroite mais celui d'une volonté farouche de conserver l'essentiel de cette découverte d'enfant. Les «remontrances» et les «pleurs» avaient disparu de sa mémoire parce qu'ils étaient communs, pouvaient appartenir à d'autres mondes. Au contraire, les «railleries» et les «objurgations» étaient indissociables : il les avait figés dans l'éclat de leur improbabilité à être. Lisant le nom de l'auteur, il sourit. Non pas en enfant attendri de retrouver le passé (de cela il éprouvait une joie particulière qui ne différait pas vraiment des joyaux exhumés d'une existence lointaine), mais en adulte s'inclinant devant un auteur aujourd'hui sous-estimé, voire méprisé. Anatole France. C'était une phrase tirée du Crime de Sylveste Bonnard. Il n'a jamais eu envie de lire ce livre (car il doute fort de l'avoir jamais lu) et il continue de citer la phrase telle qu'elle a parcouru le chemin de sa mémoire. Ce n'est pas toujours l'exactitude qui fait le prix que nous attachons à certaines choses mais la puissance, parfois insondable, qu'elles sont su garder en nous.

     

  • Cette rumeur qui vient de là....

     

    On ne perd jamais la trace de quelqu'un qui a compté, puisqu'il nous laisse son empreinte, face à laquelle ne tient nulle anthropométrie. Et cette empreinte, un jour, nous en faisons un motif, unique ou récurrent -hapax ou métaphore filée courant de mots en mots, de phrases en phrases, de textes en textes.

    Ainsi la vie court-elle, en vitesses mélangées, de ces révolutions d'astres dans un ciel d'encre.

     

    Photo :  Bernard Obadia

     

  • Culture sportive

    Se félicitant de l'attribution du Championnat d'Europe de football, Martine Aubry a déclaré qu'elle «cro(yait) dans la culture et le sport». Voilà qui méritait d'être précisé. On peut néanmoins s'interroger sur ce rapprochement, surtout lorsqu'on sait ce qu'est devenu le sport dans la société contemporaine. Mais peut-être n'est-ce pas la meilleure approche pour comprendre le sens de cette formule. Le point aveugle est sans doute dans ce qu'une première secrétaire du Parti socialiste entend par le mot culture. Il n'est pas certain que nous y metttions ni les mêmes références, ni les mêmes enjeux. Il suffit de penser à ce que furent les actions culturelles de la Gauche depuis les années 80. Abandonnant toute prétention à l'élévation et à l'émancipation, celle-ci, avec en tête de gondole un Jack Lang en Thomas Diafoirus de l'intelligence, s'en est tenu à une démagogie qui faisait d'un lecteur de classiques un affreux réactionnaire, une sorte d'anti-moderne ne comprenant rien à son époque. Il fallait aimer l'art vivant, le théâtre de rue, le tag, le rap, le hip-hop... À ce train-là, nous glissâmes vers un relativisme dont nous payons aujourd'hui la facture, et doublement.

    Cette concession à une pseudo culture populaire, à ce folklorisme du pauvre n'a pas empêché le délitement de la société française, à la montée progressive de la violence et du désarroi d'une partie de plus en plus importante de la population. En donnant l'illusion à la banlieue qu'elle avait voix au chapitre à travers un mode d'expression qui ne l'émancipait pas mais la confondait à son état de dépendance, en laissant au petit-bourgeois, descendant en droite ligne de l'hypocrisie soixante-huitarde, le droit d'avancer sa différence comme signe de reniement du passé, de l'héritage culturel, elle a encouragé l'isolement de chacun. Isolement face à l'autre, sur le mode synchronique, isolement face à ce qui a précédé, sur le mode diachronique. L'émerveillement ministériel devant les concerts rap ou les rassemblements techno est, au-delà de l'hypocrisie qui le sous-tend (parce qu'il ne fait pas de doute que le capital culturel que transmettent les élites de gauche est tout autre), le signe du plus haut mépris. Mais il fallait bien occuper les masses, les abrutir un peu plus encore quand le projet politique se pliait aux seuls impératifs économiques. Il faut donc bien comprendre que la culture, tombée sur le versant d'une immédiateté festive (de là, toutes les fêtes possibles : de la musique, du livre, etc.), abandonnait les rives d'une interrogation sur soi, d'un travail parfois ingrat et nécessairement solitaire (1).

    Martine Aubry peut croire à la culture et au sport, associer les deux, parce qu'ils relèvent désormais tous les deux d'un protocole d'agrégation muette ou hystérique, où le principe de la manifestation joue le rôle premier. Et nous pouvons observer cette étrange évolution d'un société dans laquelle justement la manifestation comme modalité de contestation a lentement régressé, s'est progressivement désintégrée au profit de cette nouvelle forme de manifestation grâce à laquelle le pouvoir neutralise les angoisses individuelles et collectives. L'association de Martine Aubry n'est donc pas une erreur, un lapsus : elle signe le trajet radical d'une société qui en a fini avec ses aspirations intellectuelles et un projet (mais peut-être n'a-t-il jamais existé ? Peut-être n'a-t-il été qu'un effet d'annonce ?) où le devenir de chacun commençait d'abord par l'appropriation du passé. D'un vrai passé : non pas muséifié par une journée du Patrimoine ou des expositions monstrueuses où se presse la foule qui veut voir, comme dans un stade. Mais il doit bien y avoir un musée du football quelque part en France, non ? (2)


    (1)Mais qui demeure le meilleur moyen d'aller vers l'Autre. Il ne peut y avoir compréhension de l'Altérité sans construction raisonnée de soi.

    (2)Je n'ai pas cherché. Pas envie. Mais, à Barcelone, le musée du Barça est l'un des plus visités, certains disent même qu'il est l'endroit le plus visité de Catalogue. La culture et le sport...

     

  • Tout est nickel

    On se frôle à peine, sinon on s'excuse aussitôt.

    On ne se regarde pas dans le métro. Les yeux restent dans le vague, pour ne pas déranger.

    On ne cherche pas à séduire. On reste dans sa ligne, dans son monde.

    On laisse le(s) billet(s) du pourboire sur le comptoir et le serveur attend que vous soyez parti pour le(s) récupérer. Par discrétion, par bienséance.

    On respecte scrupuleusement la file d'attente.

    On n'a pas un mot plus haut que l'autre au guichet même si l'employé répond à côté.

    Everything's OK ; He's a nice guy ; fine, fine... formules répétitives.


    Cette sociabilité sans intrusion, cette énergie consacrée à la relation sécurisée, au-delà de la présence policière et des caméras, de la peur de la loi et de la politique initiée par Rudolph Giuliani, tout cela devrait rassurer. Mais, justement, il y a comme un trop dans le contrôle, une puissance excessive de la fermeture. Tout débordement, si impensable, si impensé, ne peut être que torrentiel. Ils ne vous font pas peur, ils vous inquiètent et dans un coin de votre cerveau vous n'oubliez jamais que le second amendement leur permet d'avoir une arme.

     

  • Regard au sol

    Disons-le sans ambages : la Basilique Saint-Pierre de Rome n'est pas le lieu le plus spirituel qui soit. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne puisse pas y faire la rencontre de Dieu ou que le recueillement y soit impossible. Mais l'ampleur architecturale engloutit celui qui vient, impressionné qu'il a déjà été d'avoir remonter la via della Conciliazione, saignée grotesque et fasciste, prouvant une fois de plus combien l'organisation de l'espace est une question essentiellement politique.

    Le gigantisme n'est pas le meilleur moyen d'atteindre à l'intimité de la foi et l'intérieur, dans la démesure d'une volonté mêlant la théologie et les impératifs d'un pouvoir auto-désigné, est une grosse boîte dans laquelle le murmure accumulé des croyants, des visiteurs, des touristes et des esthètes (ceux-là n'ont pas grand chose à contempler qui puissent vraiment les bouleverser, sinon la Pietà de Michel-Ange que protège désormais une vitre blindée depuis qu'un fou furieux est allé à sa rencontre à coups de marteau (1)) donne l'impression d'être dans un hall de gare. L'émerveillement n'existe pas, le souffle est absent. Il est presque symptomatique que le Bernin, si brillant, si touchant (2), se perde dans un Baldaquin prétentieux et massif. Tel est, d'ailleurs, le sentiment qui fait son chemin, quand on circule entre les piliers de l'édifice : de se retrouver dans une sorte de cabinet de curiosités, devant lequel l'esprit s'étonne, sans plus. Le pied de saint Pierre usé par les mains des pèlerins, la colombe du saint Esprit perchée dans les hauteurs et dont vous apprenez qu'elle un mètre soixante-dix d'envergure, l'enchaînement des tombeaux pompeux : Innocent VIII, Paul III, Urbain VII, Alexandre VII, au choix, et dans le désordre. On peut ainsi faire une visite du lieu, comme d'une composition en puzzle d'éléments qui, déjà pris à un par un, manquent de grâce, mais, assemblés, font fourre-tout d'une puissance actant sa présence. Et, actant sa présence, en souligne l'absence. On voudrait que nous nous élévions et rien ne nous y incite.

    Mais le grotesque atteint son summum lorsque dans la nef centrale l'œil contemple le pavement. On découvre alors à intervalles irréguliers des marques, avec des inscriptions en latin. Vous êtes alors non loin du chœur et progressivement vous allez vous reculer pour aller vers la sortie. Ces marques sont les repères qui indiquent à quel endroit s'arrête telle ou telle grande église de la chrétienté. Ainsi, et nous l'avons tous fait, moi le premier, nous nous lançons dans une sorte de jeu du qui a fait mieux que l'autre et, un peu comme un classement de hit-parade, nous engageons nos pas sur le chemin à rebours du top ten des plus grands édifices, dont nous connaissons le vainqueur, puisque nous y sommes (3). Cet amusant concours au ras du sol surprend et moi qui ne crois pas je me demande ce que le croyant, lui, peut y lire : la grandeur du lieu fait-elle la profondeur de la foi ? La masse est-elle le signe de la vérité théologique ? Que la maison papale s'amuse à ces évaluations quasi potachiques étonne. On est dans un lieu qui devrait se suffire et tout à coup il faut penser à un ailleurs, à des ailleurs, minorés, ramenés au rang de faire-valoir. La rêverie, mélange d'abandon et de sérieux, s'envole. Et rêver, justement, avec l'attendrissement du souffle, c'est dans d'autres écrins romains que cela sera possible : à Santa Maria in Cosmedin, à San Giorgio in Velabro, à San Clemente, par exemple...

    (1)Ce qui fait un point commun entre Michel-Ange et Marcel Duchamp dont l'urinoir a subi le même sort. Mais c'est un rapprochement purement factuel parce qu'il ne nous aurait pas déplu que l'escroquerie du second finisse en morceaux.

    (2)Pour être touché par la grâce de son art, il faut aller à la Villa Borghese admirer son David au visage tendu, sa Proserpine tout en chair. Surtout : se rendre à Santa Maria della Vittoria où Sainte Thérèse d'Avila vous bouleverse de sa beauté extatique à un point qu'on se demande comment l'Église ne lui a pas fait un sort plus que funeste.

    (3)Quoique ce ne soit plus exact puisque la Basilique de Yamoussokro, en Côte d'Ivoire, a désormais pris le dessus. Copie de Saint-Pierre, sa construction a été décidée par Houphouët-Boigny, le premier président du pays.