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off-shore - Page 115

  • En relisant Bourdieu

    Nous avons tous à voir avec l'institution, avec ce qu'on appelle l'Institution : politique, économique, administrative, culturelle, etc. C'est une entité trouble, contre/avec laquelle nous nous formons, puisque nous sommes des êtres socialisés, dans des systèmes qui ont élaboré de multiples et complexes structures inclusives/exclusives. Ainsi sommes-nous confrontés, régulièrement, à la question du seuil, à la rituelle action du franchissement. Arnold van Gennep, parmi les premiers, a fait sur le sujet des études fort intéressantes ; c'est une des questions fondamentales de l'ethnologie et de la sociologie.

    Le caractère sacré du passage, soit : la compréhension d'une frontière séparatrice, n'a pas disparu loin s'en faut de nos société en partie émancipées du religieux. Celles-ci, dans toutes les organisations qui la constituent, ont relayé la complexification du social. Nous n'excluons plus selon l'ordre d'une naturalité d'espèce (comme dans un schéma strict de féodalité) mais cela ne nous empêche pas, tout en paroles démocratiques que nous soyons, d'introduire, de coopter, d'introniser, de (nous) choisir. Et d'en déduire que nous n'en avons pas fini avec les élus, les happy few et consorts. Il est illusoire de de croire que nous puissions nous en abstraire. C'est notamment l'un des grands outrages de Bourdieu à la face de l'hypocrisie moderne, de rappeler que si le roi est mort, l'accession du sujet au rang de citoyen a été magnifiquement neutralisée par des protocoles occultes, sévèrement contrôlés par ceux qui savent. Pour les autres, qui n'étant pas du sérail s'y retrouvent confrontés, la porte est étroite.

    Se posent à eux la question du droit moral (presque un sentiment de culpabilité et d'usurpation) à devenir et celle, aussi, du rapport qu'ils entretiennent avec le monde d'où ils viennent. Car il n'est pas sûr que notre société aime justement le déplacement des lignes. La doxa contemporaine s'est empressée, notamment après la chute du bloc communiste, de jeter le concept de classe tel que l'avait théorisé Marx, aidée en cela par une classe moyenne tombée dans l'illusion de son anoblissement symbolique au détriment du monde ouvrier (alors qu'elle oublie qu'elle partage, sur bien des points les limites du salariat...). Plus de classes, dans l'élan issu des Trente Glorieuses ! Pourquoi pas ? On peut toujours rêver. Mais, pour ce qui nous occupe, il faut admettre que les distinctions (et en premier lieu, la pratique de la Distinction ainsi que la définissait Bourdieu) perdurent. Pour celui ou celle qui doit les affronter, il s'agit parfois de savoir s'il faut avaler des couleuvres, faire profil, voire renoncer à soi. Il y a donc un enjeu aux effets incertains, sociaux et personnels.

    Faut-il aller jusqu'au bout tout en n'étant pas dupe de ce qui se trame et du procès en mauvaise naissance que vous feront les initiés de longue date ? Faut-il renoncer, jeter l'éponge en quelque sorte ? Il y a toujours, pour l'intrus social, une question supplémentaire de légitimité et l'on comprend que, parfois, c'est lui qui tiendra les discours les plus virulents sur la médiocrité ambiante et qui voudra masquer l'endroit d'où il vient, comme une tache, comme un stigmate.

    D'autres refusent la mascarade. Au début du très beau roman d'Albert Memmi, La Statue de sel, dans un chapitre intitulé L'Épreuve, le narrateur, de condition modeste, passe un examen et voici ce qui se passe :


    C'est alors que, devant ma feuille blanche, j'ai compris que ces devoirs ne me concernent plus. Cette fois, le ressort est complètement détendu, mes forces, ma volonté m'abandonnent ici. Je ne suis ni étonné, ni déçu. Comment ai-je pu m'intéresser à ces jeux si étonnamment futiles ? On nous demande aujourd'hui : «Étudiez les éléments condillaciens dans la philosophie de Stuart Mill».

    Je regarde mes camarades. Têtes penchées sur leur pâleur, cheveux révoltés sous leurs doigts nerveux, ils savent ce qu'ils veulent. Tous, vieux étudiants retardés par la guerre ou jeunes garçons à la chance continue, sont avares de leur temps. Gagner du temps, perdre du temps. Qu'ai-je encore à perdre ? Un seul enjeu qu'il faut miser enfin. Peut-être ai-je perdu déjà.

    Bounin lève la tête, me fait signe du menton, le stylo encore agité ! «Ça va ?» Les yeux de Bounin sont vagues, il est loin dans son sujet et ma réponse ne lui importe guère. Il esquisse un sourire et disparaît. Ducamps examine le plafond. Il est de ceux qui prétendent réfléchir. Mais tout à l'heure je ne travaillerai pas. Pour la première fois de ma vie, je vais gaspiller le temps d'une épreuve. En quelques heures je vais gaspiller une année, je vais gaspiller toute ma vie. Mais qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Je ne peux plus soutenir ce rôle

    Personne n'émerge plus ; tous les dos sont courbés dans la lutte silencieuse. Maintenant, si je n'écris pas, je vais me signaler comme un vaincu ou un amateur. J'ai promené mes regards partout, peintures du plafond, murs tapissés de livres, j'ai compté les vitraux, les rayons, les travées. Je ne suis pas un amateur, je ne veux pas qu'on le croie ; il me reste cette ridicule pudeur. Je baisse la tête et je feins d'écrire n'importe quoi et l'heure passe, comme toujours, heureusement.

    Soulagement vicieux. Cet oubli par l'écriture, qui seul me procure quelque calme, me distrait du monde ; je ne sais plus m'entretenir que de moi-même. Peut-être me faut-il d'abord régler mon propre compte. Quel aveuglement sur ce que je suis, quelle naïveté d'avoir espéré surmonter le déchirement essentiel, la contradiction qui fait le fond de ma vie ! Allons, il faut en convenir : j'ai des bourdonnements d'oreilles et mal à la poitrine. Je n'ai pas voulu y prêter attention. Cela fait maintenant comme une sonnerie de cinéma ininterrompue. La vérité est que je suis ruiné. Il faut déposer mon bilan.


     

  • No comment

     

    Une idée peut-elle être douce, quand elle prend la forme de la violence ? Oui. Un principe peut-il être le signe de l'humanité défaite quand d'aucuns y liraient l'appel au massacre ? Oui. Une formule brutale peut-elle être l'émotion contenue du chagrin ? Oui. Ainsi, ce qu'écrit si magnifiquement Nietzsche :

    "Sois au moins mon ennemi"

  • notule 06

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Avant le Grand Siècle classique, il y eut des auteurs tragiques qui méritent qu'on les (re)découvre. Robert Garnier est l'un d'eux.

    Robert Garnier, Les Juives (1583)


    2-Dorante aime Araminte, qui lui semble inaccessible. Son ancien valet Dubois va lui sauver la mise. Du marivaudage certes, mais avec une inflexion sociale, ce qui en fait la meilleure pièce de l'auteur.

    Marivaux, Les Fausses Confidences (1737)


    3-Le mythe des Atrides transposé dans la violence du Sud américain. Magnifique.

    Eugène O'Neill, Le Deuil sied à Électre (1931, en français 1965)


    4-Une sœur qui veille sur son frère. Deux chats autour d'eux. Un moment de poésie et de sensibilité. Et un souvenir ébloui d'une mise en scène de Gildas Bourdet, à la Salamandre de Lille.

    Romain Weingarten, L'Été (1966)


    5-Un client, un dealer. Sans que l'on sache ce qui est l'objet de la transaction. Un affrontement magistral autour du désir.

    Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (1985)

     

  • Bertrand Redonnet, Carto-(ro)mancier en mouvement (à propos de Géographiques)

    Ils devisent, autour d'une table, d'un repas, non pas comme des socratiques qui voudraient chercher raison, mais habités d'une jovialité qui rappellerait plutôt les personnages de Boccace ou de Marguerite de Navarre. Cependant ce ne sont pas des histoires qu'ils racontent, des fictions. Ils évoquent leur pays, hors toute ferveur bassement nationaliste. Mais qu'est-ce que le pays ?

    À mille lieues des bouffeurs de poussière et de mirages (il n'est pas l'homme de la Patagonie, des terres australes ou de l'équateur, pour faire joli. Tant mieux : les voyageurs démonstratifs me lassent). Bertrand Redonnet choisit le proche, le simple, le détail. Ses Géographiques sont d'abord le maillage du souvenir, le tissage d'une transition qui nous ramène à l'origine : origine des lieux et origine des mots. L'étymologie fera partie de l'aventure. Le texte est bien aussi ce croisement des abscisses et des ordonnées, des latitudes et des longitudes de la langue. Mais l'auteur évite soigneusement l'écueil de l'érudition impressionnante, de la somme qui signe sa présence. Tout mot, s'il mérite une histoire, et la sienne en premier, n'est qu'une relance pour une remontée de chair et de souffle. Les considérations climatiques, météorologiques ne sont que pré-textes, appuis poétiques pour la résurrection des beautés du monde. Et celles-ci apparaissent dans la source de l'être. Ce qu'échangent les personnages n'est pas la prévalence leur propre parcours mais l'envie d'en faire connaître la rêverie.

    La construction dialogique, soit : une certaine forme de désordre, nous renseigne sur le besoin que nous avons d'entretenir la parole pour que l'individu ne disparaisse pas. Chaque interlocuteur ne vient pas avec son cheminement seul. Il roule son passé et semble se redécouvrir dans le mouvement même de la parole. Voilà ce qui, plus encore que les images surgissantes, métaphores et métonymies (que je suis bien d'accord avec lui quand il la place au-dessus de tout !), porte la poésie de Bertrand Redonnet : cette tension contradictoire de ceux qui disent, à peine visibles et pourtant fondus dans le paysage dont ils habitent encore les secrets. Les lecteurs habitués aux textes courts publiés sur son blog, y retrouvent cette légèreté du trait qui le caractérise : la retenue.

    Parlions-nous de personnages ? La dénomination convient-elle ? Et l'histoire ? Le fil conducteur ? Dans la cartographie générique de la littérature, cet hégélianisme sclérosant, Géographiques est une transgression. Le discours de chacun, son dis-cursus, détour(nement) de la parole singulière, n'a pas besoin de tout l'appareillage des ordres littéraires. Il parle lui-même de divagations. Peut-on parler également de vagabondages. Rien de formaliste, en somme, parce qu'alors il y aurait un début, un milieu, une fin. Double fin : finitude et finalité. Or l'écrivain veut que de ces rencontres il n'y ait nul épuisement. Elles sont exemples, sorte de gai-savoir sans doctrine. Géographiques, jusqu'au choix de l'adjectif plutôt que le substantif, ne donne pas un définitif à l'espace. C'est une incitation à faire notre propre chemin. Tant mieux.

    Pour l'heure, l'auteur vit en Pologne. Il clôture d'ailleurs sur «cette terre (qui) parfois oublie tout d'elle-même et plonge dans un coma livide. Un coma qui vous regarde avec le blanc des yeux. Un coma sans prunelles et sans paupières». Mais lui regarde, toujours, persistant : «les deux élans promènent alors leurs mélancolies erratiques». Dernière image du livre. Par un glissement polysémique subtil, le lecteur saisit ce qui fait peut-être l'essence de ce beau livre : une nostalgie discrète qui se refuse à l'inertie.


    Bertrand Redonnet, Géographiques. Divagations. Le temps qu'il fait, mars 2010

     

  • Partager un secret...

     

    Maggie Cheung et Tony Leung

    Au début de In the mood for love, un couple emménage dans l'appartement jouxtant celui d'un autre couple. Peu à peu la nouvelle arrivée découvre que son mari la trompe avec la voisine. Elle se lie avec le mari de celle-ci et commence alors une relation singulière, où se mêlent le désarroi et l'envie de trouver une porte de sortie, relation singulière dont il est difficile de percer la réalité, car Won Kar-Wai évite les plans qui clarifieraient la situation. À la fin du film, quelques années plus tard, le héros se retrouve dans un temple. Il se dirige vers un arbre, et dans un creux de son tronc, il va glisser un secret.

    Dans une interview, Tony Leung explique que le réalisateur lui avait laissé le libre choix des paroles qu'il prononcerait, sans que le spectateur ait la possibilité de les entendre ni même de les déchiffrer sur ses lèvres. Ultime artifice du silence. Il aurait pu ne rien dire, mimer le silence même, ou articuler ce qui lui venait par la tête, la moindre pensée absurde. Mais lui, de révéler qu'il avait simplement murmuré que son personnage n'avait jamais aimé l'héroïne. Il avait le droit de se le dire, le droit aussi de donner son avis et cela ne devrait rien enlever au film. Du moins faut-il s'en persuader ainsi, car désormais, il est bien difficile de ne pas chercher sur son visage, tout au long du film, des signes qui viendraient confirmer sa place de bel indifférent. L'œil file, comme on le dit d'un détective, une histoire doublant l'ouverture scénaristique du réalisateur, parce qu'on a du mal à croire qu'en vivant le personnage de l'intérieur, Tony Leung n'en a pas une connaissance qui sera infiniment supérieure.

    C'est un sentiment désagréable dont on se passerait aisément car, pour la fiction comme pour la réalité, il y a évidemment des choses qu'on préférerait ne jamais savoir...












     

  • Top models

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    Le voyageur d'août, à Rome, manquera le spectacle de la via dei Cestari. Les boutiques sont fermées, les rideaux de fer baissés. Il ne peut donc jouir des vitrines où sont exposés les derniers modèles de l'élégance ecclésiastique. Car, en cette rue, on admire chasubles, étoles, soutanes, habits d'apparat. Peut-être Fellini s'en est-il inspiré pour son défilé dans Roma. L'observateur neutre et bienveillant voit la prêtrise et les religieuses s'extasier sur les nouveautés du moment, fashion victims d'une religiosité qui ne se réduit plus à la sobriété des couleurs sombres. Certes, il serait ridicule d'y voir la version pieuse des boutiques chic de la via dei Condotti. De Ritis n'est pas Armani. Malgré tout, on sent chez certains et certaines un frisson. Et nous, mécréant que nous sommes, en regardant discrètement quelque sœur à la sihouette fine, au visage angélique, loin des clichés de la laideur réfugiée dans la dévotion, rêvons aussi, un moment, à d'autres tissus mais nous nous tairons sur le sujet...

     

  • Le passé simple

    L'une était partie, bien des années auparavant, à la ville. Mais elle avait acheté, plus tard, une petite maison et sympathisé avec la fermière qui possédait le jardinet adjacent. Ainsi avaient-elles institué, chaque samedi après-midi, la pause du café, vers seize heures, sorte de récréation de la semaine rurale, pour la seconde, car, des deux, c'était elle la plus bavarde. Le travail agricole, les enfants, son veuvage ne laissaient pas le temps à sa carcasse sèche (il pensait à la femme de Popeye) de s'épancher. D'ailleurs, auprès de quelle oreille attentive aurait-elle pu trouver réconfort ? Ils n'avaient pas, tous qu'ils en étaient, l'art de la compassion. Il fallait que cela trace. Heureusement, elle l'avait rencontrée. D'abord, chacune de son côté du grillage, pour des propos de bon voisinage, puis des avis météorologiques et jardiniers. Bientôt ce fut le rituel du café.

    Et lui, enfant, aimait ce moment. Tout l'intriguait. Elle, la fermière, et le rendez-vous en lui-même. Elle entretenait son amie des faits les plus banals de la semaine écoulée : les chamailleries entre les six enfants, les fièvres du dernier, les moissons, les semailles, la bête qui avait vêlé, les menus potins de la commune, ce que l'autre, retournée à la ville, ne pouvait savoir. Il avait du mal à suivre parfois (mais avec le temps, il s'y fit), à cause de son accent et des mystères de son vocabulaire : elle tirait de l'èvesaille, voulait planter un cottignier, parlait de lu l'aote (lui l'autre), etc. Tout un univers qu'il retrouva plus tard en feuilletant le Dictionnaire d'ancien français de Dubois, comme si une partie de la langue s'était figée en elle, qu'elle en avait été le dépositaire ultime, puisque ses enfants, avec qui il jouait, ne parlaient pas ainsi, du moins pas toujours. dans une

    Mais la découverte prodigieuse était ailleurs. Alors qu'à l'école primaire, son instituteur lui apprenait les conjugaisons multiples du passé simple, et ses usages purement écrits, pour les fameuses rédactions sur feuille petit format grands carreaux, il découvrit qu'elle, la paysanne, transgressait, et doublement, ce qu'on lui enseignait. Il suffisait que le propos ne concernât pas la veille du fameux samedi pour qu'elle enclenchât une autre vitesse, qu'elle débouchât dans un autre monde, et ce monde avait un paradigme symbolique : le passé simple. Néanmoins c'était un passé simple unique, dont les terminaisons étaient valables pour tous les verbes. Tout y était en «i» : j'allis, je fesis, je mangis, je prendis... sans qu'il y eût la moindre exception. Il avait vite repéré les erreurs mais se gardait bien d'intervenir, puisque l'amie de la ville se pliait à cette loi intangible, ne s'en offusquait pas, et même, parfois, comme pour marquer une plus grande proximité, ou pour se souvenir de sa propre enfance, se mettait elle aussi à la narration en «i». La fermière réunissait ainsi l'anachronisme, car jamais il n'entendit à la ville la moindre personne, aussi éduquée fût-elle, user de ce temps, et la faute de langue stylisée.

    Il se dit, pendant longtemps, qu'elle parlait mal, mais que cela avait son charme. L'un n'excluait pas l'autre d'ailleurs. Cependant, il fut plus tard fort attendri en repensant à elle, à son emploi systématique et réfléchi de ce temps qui disparaissait du quotidien, en découvrant que Madame de Sévigné avait, elle aussi, moins les fautes évidemment, un usage particulier (pour nous, car alors c'était la règle) du passé simple dans son œuvre épistolaire. Comme avec la fermière de son enfance, il suffisait que l'événement soit un peu éloigné dans le temps, quarante-huit heures tout au plus, pour que le charme opérât. Et c'était assez comique de rapprocher l'une et l'autre : pourquoi pas, au fond ? Alors que nous étions tous déjà convenus d'une conversion au passé composé, ayant abandonné l'art de raconter, d'une certaine manière, une femme que la belle intelligence aurait considérée avec mépris gardait en elle, sans le savoir, une part de l'esprit classique.


     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.