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off-shore - Page 116

  • Camille Claudel, ce qu'on fait à la beauté

    Je me suis déjà arrêté sur cette photo de Camille Claudel pour souligner combien sa beauté me fascinait et il n'est pas question de nuancer ce premier propos. En revanche, ce cliché ouvre sur une réflexion plus large touchant à la redéfinition des valeurs que peut entraîner l'apparition aussi soudaine d'une telle image.

    La première fois que je vis ce portrait, et sans doute n'ai-je pas été le seul dans ce cas, c'était à l'occasion de la parution en poche de la biographie que lui a consacré Anne Delbée reprenant le texte publié aux Presses de la Renaissance en 1982. Les contraintes malheureuses de la répartition administrative m'avaient amené à suivre un cours sur la littérature féminine, ce qui ne me passionnait guère, tant ce genre d'intitulé me laisse perplexe : je n'ai jamais compris comment on pouvait formuler de telles découpages et je gage fort que dans une lecture à l'aveugle de quelques pages d'écrivain(e)s bien des partisan(e)s des gender studies se retrouveraient, comme on dit familièrement, le bec dans l'eau.

    La féminisation des études littéraires étant un fait (sur lequel je ne porte aucun jugement de valeur), je me retrouvai donc au milieu de jeunes femmes qui furent très largement émues des malheurs de Camille Claudel, ce qu'on peut comprendre. Et sa fin tragique, dans un mouroir psychiatrique en 1943, n'en est pas l'épisode le moins poignant (épisode qui, d'un autre côté, nous éclaire sur ce que fut aussi la grandeur de l'État français à cette époque). Nous découvrîmes donc, pour la plupart, la splendeur passée sous silence d'une œuvre devant laquelle un monde masculin (de Rodin au frère, Paul Claudel) avait, d'une certaine manière, reculé. Elle n'était que la énième victime de cette appréciation sexuée de l'art mais ses sculptures parlent désormais pour elle, ce qui est malgré tout l'essentiel.

    Néanmoins cette photographie apportait un supplément rageur à la détresse de Camille et je ne cessai d'entendre des commentaires estudiantins sur la beauté de cette jeune femme, comme si ce constat rendait plus injuste l'occultation de son aventure artistique. Eût-elle été moins séduisante, voire laide, me disais-je parfois, qu'on aurait eu, à son égard, moins de compassion, moins de révolte. C'est, autant qu'il m'en souvienne, l'une des premières fois où m'apparaissait le basculement progressif du champ artistique dans une mythologie en train de se faire à grands coups de clichés (au double sens du mot) : une femme belle, intelligente, entière, géniale... Tout pour réussir, si l'on veut reprendre la vulgate d'une société qui aime tout mesurer.

    Cela était d'autant plus facile à construire que le repoussoir était trouvé :  plus que Rodin, le frère, Paul Claudel (et sur ce plan, évitons les ambiguïtés : Anne Delbée n'en est nullement responsable, qui a servi avec constance l'œuvre de l'écrivain). Celui-ci avait tous les atouts du méchant : la masculinité hautaine, la réussite exemplaire, littéraire et sociale (ambassadeur, tout de même), une écriture si peu accessible, un catholicisme militant, à l'heure où déjà celui-ci était la cible de tous les progressismes grotesques, comme s'il avait constitué l'alpha et l'oméga de tous les malheurs du monde. Oui, Paul Claudel, dont la rondeur bourgeoise, le visage quelconque ne pouvaient faire fantasmer une époque qui demandait des symboles photogéniques (c'était un temps où l'éclat du Che ou de Rimbaud remplissait la jeunesse d'un supplément d'âme... Et bientôt nous verrions sur la couverture des œuvres littéraires le bandeau où l'auteur, s'il (ou elle) est présentable, jeune et dynamique, pose, un peu sérieux. La littérature photo-Harcourt de l'ère moderne.). Par images interposées, il s'agissait de prendre parti, de se définir dans une logique manichéenne où à l'outrance conformiste et à la banalité esthétique de l'un répondaient, visiblement, la déraison, la liberté et la beauté insondable de l'autre. L'attitude de Paul Claudel vis-à-vis de sa sœur pouvait alors passer pour une illustration symbolique de ce qu'il était : un être à la catholicité peu estimable.

    Il n'est pas étonnant que le cinéma se soit emparé illico presto de cette figure, sous les traits d'Isabelle Adjani. Camille Claudel est un cas d'école où l'occasion fait le larron. Il y a alors un créneau à occuper : prenons-le. Pourquoi pas ? Mais c'est, là encore, une forme d'indécence qui pointe son nez, la récupération facile d'une image à des fins bassement commerciales, permettant de passer d'une beauté qui ne fut pas que beauté, mais artiste aussi, à la platitude d'une interprétation sans surprise, dans un film médiocre jouant sur les bons sentiments. On appelle cela de la récupération, mais c'était bien dans l'air du temps, et Camille Claudel ne méritait pas un tel traitement.



     

  • Calendrier

    http://www.zwirnerandwirth.com/exhibitions/2001/012001Kawara/images/MAR52000.jpg

     

    On pense parfois que là où il n'y a que procédé factice (et l'art contemporain pullule de ces trucs, de ces gimmicks) on ne retirera rien d'important. On passe devant, distrait ou agacé, en se disant que les artistes d'aujourd'hui sont de ceux ayant le mieux compris les enjeux de la  loi du marché (même si ce phénomène, Baxandall, dans L'Oeil du Quattrocento, en identifie la très ancienne détermination). Il n'empêche que parfois, un de ces coups faciles porte.

    On Kawara a commencé ses date paintings en 1966. Le principe en est simple. L'artiste inscrit sur un fond monochrome, le plus souvent noir, la date à laquelle il a peint sa toile. Chacune est accompagnée, si vous en achetez une, d'une coupure de presse attestant de la véracité (?) de l'entreprise.

    Il n'y a ni beauté ni effet spectaculaire dans ces œuvres mais elles viennent pourtant à la rencontre  de notre propre histoire, percutant la chronologie que notre vie s'est constituée, entre les jours qui ont passé sans qu'il en reste rien, et les points nodaux sur lesquels se précipite (à la fois mouvement et processus quasi chimique) notre esprit. Dès lors, face au jeu d'On Kawara, nous sommes entre la recherche, souvent vaine, d'un souvenir que ressusciterait la toile, et la crainte que les hasards d'une exposition rencontrent l'advenu en nous dont nous ne nous sommes jamais dépris. Car, alors, nous ne manquerions pas d'osciller, balancier et défaillance, devant ce partage incongru, exposé, visible, de ce que nous avions cru faire nôtre, vaniteux et fragile.

    Ce serait un peu comme d'entrer dans le cimetière d'un village espagnol perdu et d'y trouver, près de l'entrée, gravée sur un marbre noir, en lettres dorées cette fois, la date d'un décès qui n'en est pas moins celle de notre naissance.




     

  • Racine et Bérénice, œuvre au noir

     

    Tableau attribué à François de Troy (1645-1730)

     

    Est-ce le souvenir ennuyé (au mieux) des mises en scène qui m'a rendu sceptique devant le théâtralité racinienne ? Il est clair que certains désastres (dont le plus magistral est celui d'un Mesguich pompeux) n'ont pas arrangé les choses. J'ai toujours trouvé une sorte d'excès dans le jeu que l'on me donnait à voir, comme s'il y avait une distance entre le texte et le corps de celui ou celle qui en prenait la charge, distance telle qu'à un moment tout y était forcé, dans une démonstration outrée rompant l'équilibre même du vers racinien. Dans le fond, je n'y crois jamais et je ne retiens que les ficelles techniques d'un savoir-faire à mille lieues de la simplicité d'écriture du poète classique (simplicité d'écriture, à entendre ainsi : ce qui sonne d'une évidence sans possible retouche).

    Je relisais il y a peu quelques pages de Bérénice, sa pièce la plus épurée, celle dont le minimalisme (pour user d'un terme barbare et anachronique) confine à la quasi abstraction. Selon la tradition, les cinq actes sont la concrétisation d'une phrase de Suétone : Berenicem invitus invitam Titus dimisit, que l'on peut ainsi traduire : Malgré lui, malgré elle, Titus renvoya Bérénice. Un acte pour chaque mot latin. L'intrigue se réduit à rien : deux hommes, une femme, pour des amours impossibles de part et d'autre. Il suffit que l'héroïne dise à sa confidente : Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler (I,5) pour que l'on comprenne que l'avenir est vérouillé d'entrée, l'histoire tuée dans l'œuf. Parler revient à se taire. Le tragique, classique. Rien de nouveau, d'une certaine manière.

    Je cherchais vainement une accroche à ce qui serait une densité physique nécessitant que la Reine de Palestine s'incarnât, que Titus surgît dans sa pourpre impériale, et qu'Antiochus m'attristât de son visage d'amant vaincu. Mais Racine le veut-il vraiment ? S'en soucie-t-il ? La pièce se déploie surtout autour de longues tirades qui annulent les corps, les réduisent à n'être que des voix réfractaires au mouvement. Au XVIIe siècle l'espace théâtral n'a pas le statut qu'il acquiert un siècle plus tard (et ne parlons pas du XIXe siècle et de ce qui suit). Il y a encore des spectateurs sur la scène, et cette étonnante situation ne disparaît qu'en 1759. Le comédien n'a pas encore la latitude d'évoluer comme il l'entend.

    Et justement, ce que Racine fait entendre n'est rien d'autre que le poème d'un être fixé dans le feu écrasant de sa douleur tragique. Ni révolte, ni exaspération. La parole nue. De ce point de vue, Bérénice a une épaisseur solennelle dont, je crois, on ne trouve l'équivalent (ceci écrit sans souci de hiérarchie) que dans les Oraisons funèbres de Bossuet. Tout à coup, la profondeur oratoire est en même temps la voix comme suspendue de celui qui parle. Tous les effets rhétoriques de l'Aigle de Meaux se tiennent toujours dans un en-deçà de l'auditoire potentiel, parce que le sujet s'impose avant toute chose, sans nulle hystérie, cette aporie du discours qui caractérise tant notre époque (et tant de mises en scène). Bossuet tient infiniment à ce que s'impose la langue, à ce que celle-ci ne soit pas seulement un instrument mais une fin en soi, comme sens de la forme.

    Racine relève, me semble-t-il, de cette même littérature, où la diction pure et simple est aboutissement du discours. C'est par convention que nous définissons cet écrivain comme auteur dramatique. Avec lui, le théâtre n'a pas encore commencé et c'est tant mieux. Il est ailleurs. Son vers est le corset magnifique de la langue, et ne concède rien à la respiration du corps, quand, avec Marivaux, on voit justement apparaître le corps vivant. C'est peut-être pourquoi les personnages raciniens paraissent au premier abord si lointains, si distants. Ils viennent, antiques dans l'âme, conter leur plainte. Ils s'entendent à peine les uns les autres mais cette incompréhension, bouclage sublime du courant profond de l'être, en fait les lointains ascendants de ce que l'on retrouvera au siècle passé, non dans le théâtre, bavardage becketien compris, mais chez un Faulkner écrivant Le Bruit et la Fureur.

    Les mises en scène, parce qu'elles sont justement dans l'occupation de l'espace réel, nous obligent à voir des déplacements, des frôlements, des corps qui se touchent. Les comédiens sont toujours trop là, et ce n'est pas ainsi que j'entends Racine. Si nous voulons que leurs voix nous parviennent dans l'intégrité de cette langue qu'on dit classique, il faut s'en tenir à la solitude de la lecture, à cette intimité inexpugnable que nous créons avec eux, en les prenant l'un après l'autre, qui murmurent leur lamento. À moins qu'on ne trouve un jour, qui sait, une scène plongée dans l'obscurité, sur laquelle des ombres viendraient dire Racine, simplement le dire, avec le moins d'effets possibles. Parce que je ne sais qui pourrait réciter ces vers de la dernière scène sans avoir à s'effacer, tant ils sont d'eux-mêmes incarnés.

    Bérénice :

    Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
    Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire.
    La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
    N'a point, vous le savez, attiré mes regards.
    J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée.
    Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée :
    J'ai cru que votre amour allait finir son cours.
    Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
    Votre coeur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
    Ni que par votre amour l'univers malheureux,
    Dans le temps que Titus attire tous ses voeux
    Et que de vos vertus il goûte les prémices,
    Se voie en un moment enlever ses délices.
    Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
    Vous avoir assuré d'un véritable amour.
    Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
    Par un dernier effort couronner tout le reste.
    Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
    Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.


     

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.

     

  • Par ailleurs, dans l'actualité...

    Du drap blanc, on voit dépasser, à peine, la semelle d'un mocassin et, dès lors, on en déduit que la tête est l'autre bout, là où apparaît une grande tache de sang. Les passants regardent, maintenus à distance par quelques policiers. Personne ne sait ce qu'on attend, qui doit venir, un procureur ou un légiste, sans doute les deux.

    Un uniforme précise à des journalistes que le gars a des papiers ukraiiniens au nom d'Alexander Nolinsky, et une carte de presse. Celui qui a tiré, les témoins parlent tous d'un homme seul, était un professionnel. Les deux balles, gros calibre, ont fracassé la boîte crânienne. Imparable. Et le tueur serait parti à pied.

    Très vite, un blond à l'accent germanique dit à ses collègues qu'il le connaissait un peu. Il s'était réfugié en Autriche, avant de venir en Belgique. Ils avaient travaillé sur des sujets communs. Mais il enquêtait aussi sur des affaires troubles, en free-lance. Il a dû toucher du lourd, mettre son nez où il ne fallait pas.

    Vu que cette histoire s'est passée en plein centre ville, à deux heures de l'après-midi, il n'est pas question de faire comme si. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller. Un autre blond, plus gros et rouge, vient dire que l'information est déjà sur le Net, avec quelques précisions sur la victime. On ne peut décidément pas balayer ça en une phrase. Pas la peine non plus d'en faire un titre. À la douzième minute du journal, cela suffira, avec quelques images du corps sous le drap blanc et la voix du présentateur en off.

    Il y a d'abord des inondations en Flandre, triste spectacle, puis la réunion des ministres de l'économie de l'Union Européenne.

    -Font chier. De toute manière... dit Marie, en se levant de table. Je vais chercher les fruits. Tu veux quoi ? Pomme ou poire ?

    -Poire.

    Quand elle revient, elle voit le drap blanc, quelques secondes.

    -C'est qui ?

    -Pas dit. Un gars qui s'est fait buter, visiblement. Encore un mec pas clair, à tous les coups. En fait, j'aurais bien pris une pomme.

     

  • notule 05

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

    La littérature dite de voyage peut s'avérer ennuyeuse. Il faut savoir y développer, c'est selon, l'art du long cours ou celui du détail. Elle peut concerner le lointain et le proche, l'inconnu et le connu, tant ce qui importe tient peut-être moins dans l'objet que dans la manière (mais n'est-ce pas là le fond de l'écriture)

    1-Parmi toute la vague qui parcourut le XIXe dans sa tentation de l'Orient, Nerval est celui qui a su le mieux allier l'attrait du pays nouveau avec ses propres interrogations (que l'on retrouve d'ailleurs en lisant ses Chimères, bijou d'hermétisme)

    Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient (1851)

    2-Pour comprendre ce que fut le cosmopolitisme intelligent, à mille lieues des imageries actuelles, dans l'exigence poétique d'un dandy, A.O. Barnabooth, double (quoique...) de l'écrivain magnifique qu'est Valery Larbaud.

    Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth. (1913)

    3-Si de Miller, on a lu les pavés érotiques pas toujours très réussis, on se reposera en se plongeant dans son odyssée en Grèce, pour découvrir un auteur pas si américain que cela.

    Henri Miller, Le Colosse de Maroussi. (1941, en français, 1958)

    4-Quand l'esprit allemand capte la folie de la lande.

    Heinrich Böll, Journal irlandais. (1957, en français 1969)

    5-Rome, par le menu, par le détail : poétique, érudit, prosaïque, humain.

    Marco Lodoli, Îles : guide vagabond de Rome. (2008, en français 2009)

     

  • Au large

    Jean-Jacques Lozachmeur n'a pas toujours fait ce travail. Travail que d'ailleurs il ne fera plus puisque l'automatisation de l'appareillage par les Phares et Balises a rendu son emploi inutile. On lui a trouvé une place dans un bureau, dit-il, pour quelques mois, mais il ne compte pas rester. Avant, il a eu de multiples emplois dont il ne parle pas. Sans intérêt, selon lui, presque anecdotique, au gré des envies et des opportunités, quand il y avait encore les unes et les autres.
    Il est donc devenu gardien de phare, formule qui l'amuse parce qu'il la trouve mal choisie, quand on veut bien admettre qu'aux pires moments du métier, dans le déchaînement du vent et de l'eau, c'est l'homme, seul, vaillant sans doute, il ne joue pas les faux modestes, qui trouve dans l'épaisseur de la pierre et la rigueur de la maçonnerie la force de ne pas devenir fou. La chose est plus forte que l'homme qui l'a créée. C'est le phare qui sauvegarde l'homme.
    Il était l'unique locataire d'une colonne ancrée sur un rocher, face à tout ce que l'on sait et que des gens, à la télévision, ou dans des livres, ont maintes fois décrit. Ils en font beaucoup trop, dit Jean-Jacques Lozachmeur, beaucoup trop. Ils ont toujours à dire sur la difficulté à vivre dans la solitude, sur le danger des relèves, le fracas des tempêtes.
    Il a aimé ce métier mais, précise-t-il, cela n'a rien à voir avec le bonheur. Comparé à ce qu'il avait fait d'autre dans sa vie (mais nous n'en saurons décidément pas plus), cette étrange situation l'a transformé et peut-être, si elle était advenue plus tôt, aurait-il changé sa manière de vivre et ses aspirations. Il aurait moins calculé, mais aussi moins cru en lui, il aurait été moins présomptueux.
    Voilà, dit-il, ce qu'il en est pour moi, et je n'ai pas la prétention d'apprendre à quiconque les choses de la vie. Il ne faut pas rêver sur ce que l'on est. Vous devenez gardien de phare. Je suis donc veille, sauvegarde... Je suis l'œil, je tourne et on me voit. Je guide et je préviens, je détourne et je sauve. C'est là, quand on vous propose le poste, une très belle histoire, celle du quotidien et l'on se sent gagné par un devoir et un désir : être l'œil tendu et imparable. La plus belle des récompenses, à la relève, est de n'avoir rien à dire, de ne pas avoir à commenter naufrage ou péril. Que votre temps ait été mangé en pure perte. J'ai exercé ce métier six ans. J'aurais pu y renoncer très vite. Je ne l'ai pas fait. J'aurais pu.
    Jean-Jacques Lozachmeur a élu domicile dans les terres et il a décidé qu'il ne reverrait jamais les côtes autrement qu'au hasard de la télévision. Il n'est pas homme à renoncer à ses choix.  Quatre mois après sa prise de fonction, à moins d'un mille de là où il veillait, un bateau a pris une grosse lame de travers semble-t-il. L'embarcation n'était pas de grande force. Nul survivant. Trois morts et l'un des corps n'a jamais été repêché. La tempête n'était pourtant pas des plus féroces mais la nuit bien lourde de pluie et de vent. Les plaisanciers, peu aguerris, avaient sans doute paniqué. Lorsque le lendemain, on lui a appris, par radio, la nouvelle, l'univers, le sien, dit-il, la manière dont il pouvait encore se l'imaginer, a changé de nature. La mort fait partie de la vie. Ce n'est pas un grand secret, sourit-il (mais nous sentons en lui une mélancolie pudique).
    Sa place est devenue celle, paradoxale, de l'aveugle qui contemple le monde. Il était là pour donner la lumière, en préserver la parole précieuse et intermittente, et il découvre qu'il n'est que le plus faible et le plus incertain des hommes, autour de qui les drames deviennent plus probables à mesure que le ciel s'effondre de vent d'orage et que l'obscurité mange chaque mètre, jusqu'à ce que le monde ne soit plus rien d'autre qu'un immense et sans profondeur drap noir.
    Veillant sur l'œil technique qu'on lui a confié, dit Jean-Jacques Lozachmeur, depuis ce naufrage premier, il passe alors chaque nuit devant la ténèbre et sa nappe immobile. Le calme n'est qu'une incertitude de plus. Certes, il voit alors les lampes des navires, comme une correspondance du firmament, mais il ne croit plus à la bienveillance des étoiles. Les nuits de fracas le réduisent à faire le guet de son propre démembrement. D'autres malheurs arrivent, peu nombreux, d'autres bateaux prennent l'eau et lui, premier spectateur pourtant, ironique torche vivante et pourtant morte, fixe, comme un idiot, son vainqueur qui revient, cette ardeur funeste qui hante ses heures, toutes ses heures. Parce qu'il retrouve chaque matin, ou à la fin de chaque tempête, le même paysage : le rocher formidable et la vague ogresse assagis, qui discutent, comme si rien ne s'était passé. Il reste devant, dit-il, à attendre. Il parle soudain d'un Brueghel, de son laboureur indifférent à la chute d'Icare, du sillon qu'il trace avec conscience. Un souvenir d'école. Lui est là, à attendre dans le noir, espèrant que le sillon des bateaux qui passent continuera à l'infini. Et quand nous faisons allusion aux Grecs, au savoir des aveugles chez eux, il répond :
    -Ah oui... Toute leur sagesse contre mes yeux qui auraient su.

  • Otage (substantif)

    http://rased-en-lutte.net/wp-content/uploads/2009/05/greve.bmp

     

    Nous sommes une société sans guerre, du moins sur notre territoire (quant à ce que nous faisons ailleurs, c'est une autre histoire). Il en est d'ailleurs de même dans les espaces où le capitalisme a compris qu'il lui serait préjudiciable qu'il en soit ainsi. À cela s'ajoute l'effrondrement significatif des ennemis extérieurs. Le déclin et la chute de la sphère communiste ont amoindri les mouvements terroristes que l'Occident avait connus dans les années 70. L'activisme prôné par La bande à Baader, les Brigades Rouges ou Action directe, outre qu'ils furent parfois l'objet de manipulations (dont l'une des plus significatives fut l'affaire Aldo Moro), est devenu un mode de contestation caduc. Le champ est libre pour une victoire à plates coutures du libéralisme.

    Il faut bien que le capital reprenne aux gueux ce qu'il leur a concédé, peur des Rouges oblige, comme acquis sociaux. Mais il n'est plus possible, pour des questions de coûts et d'images, de procéder avec la même violence que naguère. La répression, telle qu'elle fut pratiquée contre certaines grèves d'après-guerre, aussi bien que la stratégie du pourrissement, telle que Margaret Thatcher en usa lors du conflit avec les mineurs au début des années 80, ne sont plus de mise. Il faut désormais concevoir une politique qui fonctionne selon les règles d'un asservissement volontaire, conditionner l'individu pour que sa propre liberté soit un miroir déformé cachant des desseins bien noirs.

    Il s'agit donc de déporter la problématique de la contestation, au delà du droit et de la légitimité (puisqu'il y a droits légaux et dûment reconnus), vers celle d'un droit qui n'est pas clairement spécifié : celui de l'usager, pour les services publics, celui du client, pour ce qui concerne le secteur privé. C'est-à-dire vers cet individu auquel je peux m'identifier, puisqu'à un moment ou à un autre, je suis l'usager ou le client, et dont la caractéristique première, dans une dialectique d'opposition, est d'épouser le rôle du faible, du démuni. Ainsi fut érigée, alors même que disparaissaient du paysage les actions terroristes, la figure de l'otage. La grève des enseignants, des postiers, des cheminots, des routiers, des employés de Total, etc. est devenue un coup de force et la contestation (pourtant légale) une violence symbolique apparentant la parole de refus à une rébellion face à un système posé comme fonctionnant à merveille. Celui que l'on atteint n'est donc plus le thuriféraire de la puissance économique régnante (lequel place ses enfants dans des institutions sûres et n'a guère l'occasion de prendre le métro) mais le petit, le Français moyen, notre voisin, notre frère. La contestation devient une injustice faite au pauvre, à celui qui travaille dur (pour pas grand chose). La théorie de l'otage, c'est en retour la logique du sabotage, et le gréviste, public ou privé, pourvu qu'il touche un secteur sensible, est cet indésirable frappant le rayonnement de la France et entamant les chances de celle-ci à pouvoir rester au sommet dans le concert des nations. Il devient mutatis mutandis le hors-la-loi des temps de guerre.

    Mais, comme l'État n'a pas intérêt à se montrer ouvertement belliqueux, il fait endosser son discours latent par la doxa populaire, à grands coups de micro-trottoirs et de reportages bidons les jours de manifestations : oui, il y a bien à se plaindre de ceux qui, par leur position privilégiée, prennent le quidam en otage. On y retrouve alors le ferment éminemment populiste et la France unanime (du moins veut-on nous le faire croire) crie à l'injustice, fustige les pourris, ceux qui, parce qu'elle aura, cette France, à se lever une heure plus tôt, sont des traîtres à la Patrie en difficulté.

    L'otage est donc une figure-clé de l'idéologie victimaire développée par le capitalisme, nous faisant croire que toute atteinte à notre liberté de consommer est une atteinte à notre intégrité. Nous ne sommes plus un corps politique. Nous ne sommes plus que des corps consommateurs.


     

  • L'Irréductible

    «Il n'y a pire douleur que celle dont il ne reste rien» écrit Malcolm Lowry. A voir... Ne serait-ce pas plutôt celle que l'on a connue, que l'on connaît encore, comme en suspension, dans les intermittences de la mémoire (in)volontaire, et devant laquelle, si elle revenait vers nous, chair et sang, souffle et paroles, notre esprit, aussi savant soit-il de sa défaite annoncée, ne détournerait peut-être pas la face...

    Bien plus que contre l'Autre, fût-il Dieu, comme Jacob à Penuel, c'est contre soi qu'est le combat le plus dur et le plus incertain.

     

  • "La France a peur"


    «La France a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu'hier soir une vingtaine de minutes après la fin de ce journal on lu a appris a peur cette horreur : un enfant est mort.» Ainsi Roger Gicquel commence-t-il le journal un soir de février 1976, le ton grave, la mine sévère. On a retrouvé le corps de Philippe Bertrand, enlevé et tué par Patrick Henry. Un fait divers, aussi sordide soit-il, reste un fait divers. En le dramatisant de cette manière Roger Gicquel ouvre la voie à une triple forme déliquescente de l'information.

    C'est d'abord la prise de position du journaliste, l'empreinte qu'il se permet de donner à l'information (est-ce une information ?) qu'il donne, ce qu'en linguistique on appelle la modalisation. Gicquel croit. Sur quoi se fonde-t-il ? Qu'a-t-il fait les dernières vingt-quatre pour avoir ainsi sondé avec précision les cœurs et les reins de millions d'individus ? Il est pourtant sûr de lui puisqu'il peut le dire aussi nettement (mais il est malin : il efface le je initial derrière un on de connivence. Ce on, c'est lui, vous, moi...). Cela doit suffire pour que tout qui sera dit devienne paroles d'Evangile. Il est de l'autre côté de l'écran donc il sait. Il est le dispensateur du savoir (im)posé comme un discours sans contre-partie. Il inaugure cette tradition qui fait de la grand'messe l'objet de son présentateur (mais un présentateur, est-ce un journaliste ?). Bientôt nous aurons le droit au journal de Mourousi, de Poivre d'Arvor, de Claire Chazal, comme on va au spectacle d'un chanteur, d'un humoriste. Dans cette perspective, il est l'autorité, le Verbe qui se fait chair. Il s'arroge le droit de diriger le discours à sa convenance. Il ne parle pas. Il assène. Il se donne un phrasé, et celui de Gicquel, avec sa voix si particulière, avec la lenteur du débit, sait atteindre sa cible : plus que notre raison, c'est le cœur qui doit fonctionner. Il nous initie à la doxa cathodique, la seule qui vaille, et elle touche la corde sensible.

    Voici donc la transformation majeure : le traitement compassionnel des nouvelles du monde. Il ne s'agit pas de proposer une analyse dialectique de l'événement mais de s'en remettre à l'immédiateté des sentiments, de provoquer la réaction épidermique, d'être touché. Il faut qu'en chacun de nous résonne le sens commun de notre humanité, comme si celle-ci se tenait justement dans la seule zone des sentiments. Si l'on se veut plus critique, si l'on veut prendre du recul, ne pas se laisser happer par la force de la voix (et les images qui vont suivre, immanquablement), c'est qu'on est un barbare, une potentielle brute sanguinaire car personne, absolument personne, ne peut (mieux : ne doit) résister à l'appel compassionnel. Un enfant mort, la détresse des parents, la violence du bourreau, tout cela doit (r)éveiller en nous la force de la vengeance, le cri du cœur demandant justice. Derrière l'écran, Gicquel attend que le peuple réagisse et il lui dit qu'il peut le faire, parce qu'il le comprend. Il sait que dans toutes les demeures de France la colère gronde. Il nous dit qu'elle est légitime et qu'il la comprend. Sa parole nous y autorise. Il sait ce qu'est la France.

    Car, comme troisième point, cerise sur le gâteau, quand il affirme que «la France a peur», il pose que celle-ci existe, non pas seulement comme entité politique ou héritage culturel, mais comme adrénaline commune, quasi génétique. Gicquel place la question sur un plan qui sera régulièrement repris, en particulier dans les sphères politiques : cette connaissance intuitive et globale de ce pays et de ceux qui y vivent, avec leurs caractéristiques et leurs réflexes pavloviens. Cette France, pourtant si diverse dans sa sociologie, se retrouve. Il y a un point de jonction où nous sommes les Français : cette appellation qui n'a plus rien à voir avec la mythologie gaullienne. D'ailleurs, Gicquel, ce n'est même plus la voix de la France du temps de l'ORTF, mais la voix du sang.

    En ce soir de février 1976, la France a donc le droit d'avoir peur. Gicquel libère la parole. Au sortir de l'hiver, elle use de son droit, cette parole française (puisqu'on peut bien ainsi l'intituler). Elle veut du sang. Il s'appelle Christian Ranucci. Son procès commence le 9 mars et comme la France n'a pas Patrick Henry sous la main (mais Badinter le sauvera), elle attend sa victime expiatoire. Elle l'aura et malgré les invraisemblances du dossier, il est condamné à mort. La grâce lui est refusée. Il est exécuté le 28 juillet 1976. C'est le début de ce qu'on appelle l'histoire du pull-over rouge.

    Je crois à l'innocence de Ranucci. Mais ce n'est pas suffisant bien sûr. N'empêche : au jeu des intimes convictions, ma croyance vaut bien celle d'un journaliste dont on célèbre depuis ce week end le grand professionnalisme.