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off-shore - Page 120

  • se (dé)penser avec Nike

    Just do it. Nike.

    On aime à raconter que ce slogan est le fruit d'un glissement de l'entreprise dans la publicité humoristique (?) pour contrer son concurrent Reebok alors en pleine ascension. Just do it. Slogan planétaire qui peut même se rappeler à notre souvenir en un seul signe, une griffe, le logo. Quand l'icône englobe, enveloppe, absorbe le langage. Just do it, et le logo (une virgule ? un sourcil ?) peut apparaître.

    Just do it. Commençons par y repérer que l'invite, économique et percutante, pourrait, pourquoi pas ?, se réduire plus encore. Deux mots : do it. Mais cette simplification mènerait le message vers le propos comminatoire, vers la proposition injonctive par laquelle je suspens ma liberté dans le défi imposé par la firme. Le just n'est donc pas là par hasard. Il est une sorte d'inflexion, initiale qui plus est, du discours dans une perspective propre à freiner mes réticences. Il est l'élément qui adoucit le contact (1). Premier degré du pouvoir des mots, en particulier de ceux que l'habitude place au second plan (adverbes, prépositions,...) au profit de ceux marqués d'une plus forte valeur lexicale (noms et verbes). Le just marque l'exposition de la simplicité de l'acte, parce qu'on me le propose dans une modalisation adverbiale qui en désarmorce l'échec éventuel (2). Il s'agit de ne pas me heurter. Ce que je vais faire se convertit en un effet immanquable. Just résonne comme un «il suffit de...» propre à neutraliser mon angoisse.

    L'adverbe initial opère ainsi comme une satisfaction qui tend la main. C'est la suppression apparente de l'ordre pour promouvoir le plaisir. Une sorte de «rien que du bonheur» dont le succès audio-visuel et radiophonique n'est plus à démontrer. Ce à quoi je me voue (ou suis susceptible de me vouer) n'est pas un rêve inaccessible, une chimère (3). On pourrait même dire que sa concrétisation m'attendait. Le just laisse flotter dans l'air l'inévitable épiphanie de mon désir que je tenais tu. Le slogan est l'avènement de mon désir inconscient, de ce que je n'osais envisager. Il me légitime.

    Il est d'ailleurs la compression d'une temporalité évidemment sans passé mais également sans futur dans la mesure où celui-ci ne peut que se confondre avec un présent qui l'absorbe à travers le geste même de cette réalisation, presqu'à la mesure d'un énoncé performatif tel que l'ont analysé Austin ou Searle (4). Plus important, nous semble-t-il : cette pulvérisation d'un avenir dans la minute même d'un présent jouissif entre en résonance avec l'un des caractéristiques du postmodernisme, quand celui-ci tend à tout réduire dans une platitude historique qui nous amène à vivre hic et nunc, faute d'en savoir plus sur la réalité du monde.

    Or, il n'est pas indifférent que cette soudaine accessibilité à un espace désirable se déploie dans l'univers du sport, tant celui-ci est édifié comme un des pôles majeurs de ce qu'on définit désormais comme des pratiques culturelles. Cette élévation de l'activité physique, de l'énergétique corporelle induit une double perspective contradictoire que masquent, en partie, le slogan lui-même, et dont nous rencontrons à ce stade le premier terme : le divertissement. Le just est bien là pour insuffler dans le décor une touche de légèreté, afin que le second terme : la compétition, ne prenne pas toute la place. L'adverbe, c'est le fun qui doit présider à chacun de mes actes, une sorte de gratuité factice par laquelle je pourrais faire sans faire, grâce à quoi je suspens l'esprit de sérieux qui rend la vie si pesante, les gens si ennuyeux. C'est la conversion du principe de violence, de sélection, de concurrence développé dans le sport en une sorte de prestige chevaleresque, ultime clin d'oeil à un esprit olympique qui n'a jamais été sans doute qu'une illusion (5).

    Le just inaugural, on aimerait qu'il soit un viatique pour une médiocrité (6) vivante et capable de quelques risques, sans que l'enjeu ne dépasse l'effervescence d'un moment. Mais il faut alors avoir une simplicité d'esprit (ou une bonté d'âme) pour ne pas sentir le revers de cette double ardeur, celle de mon engagement à agir, celle de l'encouragement que l'on me prodigue. L'invite de Nike sonne un peu comme le fantasme d'Amélie Poulain à vouloir le bonheur universel. Méfions-nous de trop de tendresse (7).

    En effet, il ne s'agit pas d'être contemplatif, d'en venir à soi seul pour avancer, après mûres réflexions. Do it n'est pas feel it. Il ne faut pas s'attendre à ce que l'expérience soit une introspection ou une recherche proprement dite. On peut même dire que c'est l'inverse. Il n'y a rien à chercher puisque tout est déjà trouvé, tout est dit : plus qu'à faire. Tout a déjà été tracé. Pas besoin que je me décide, que je me fasse ma propre conviction, mais que je me fasse une raison. C'est l'implacable du faire auquel, d'ailleurs, le spot concourt, dans sa forme hyperbolique (l'esthétique du muscle et de la lutte) ou métonymique (l'esthétique de la virilité) (8). Dans ces conditions, les règles ne viennent pas d'une délibération personnelle qui me retrouverait in fine en seul destinataire. Elles contournent l'écueil d'une affirmation narcissique trop visible mais pour me lancer dans une expérience où je me construis et je me découvre.

    Revenons alors au just encore une fois. Sa vertu simplificatrice accolée à l'injonction déguisée du passage à l'acte peut aussi se lire comme le prix d'une culpabilisation rampante. Dans un de ses déploiements possibles, l'adverbe pose une question : comment peut-on ne pas le faire, puisque c'est là ? Si ce n'est déjà fait, je ne peux que me retrancher derrière ma paresse ou ma pusillanimité. Dans les deux cas, c'est un aveu de faiblesse, et l'une des pires, puisqu'elle n'a pas d'excuse. Elle est le signe de ma mauvaise volonté, sinon de ma mauvaise foi. Il y a quelque chose de religieux dans la formule, dans cette propension à vous prendre en faute, comme si refuser ce qu'on vous donne était bien la preuve que vous méritez ce qui vous arrive. Ne réussir à rien, au bout d'un moment, est bien la preuve que le sujet n'est pas à la hauteur. Dans une lecture plus radicale encore, il est peut-être inadapté.

    On peut aussi l'envisager selon une autre perspective : celle de l'échec. Mais elle est effectivement récusée. Just do it. Simple, efficace, précis. A l'aune de la formule-choc, la réussite est magistrale et sans appel. Imparable. Il ne peut pas y avoir de limite du sujet. S'il échoue, la faute en incombe à sa propre médiocrité, ici considérée dans son acception moderne. Le slogan ne suppose même pas l'essai, mais la réussite. La tentative, la reprise, la marge d'erreur, tout cela est balayé d'un revers de main. Nous sommes dans la sphère sportive. Nous pensions en avoir oublié les règles et les contraintes ; celles-ci reviennent en pleine figure. Or, le sport, pour parodier Clausewitz, est une autre façon de continuer la guerre (9). Les valeurs idéologiques associées à la lutte, à l'affrontement, sont plus signifiantes que d'autres. Elles sont d'ailleurs à mettre en regard des principes organisant (certains diront désorganisant) la logique économique et la mentalité de libre entreprise qui la sous-tend. Le destin de chacun est entre ses mains. Qu'il en fasse bon usage. C'est d'ailleurs au titre d'une extension radicale de la philosophie économique libérale à tous les domaines de notre existence que le sport, comme la culture, est devenu un enjeu (10)

    Mais cet individu, ce quidam que l'on incite à agir, dont on semble flatter l'ego, il a ses limites propres. Il ne peut pas automatiquement s'incarner dans la proposition qui lui est faite. Il n'est que lui-même. Qu'importe : il ne s'agit pas d'élaborer un protocole pour x ou y. Le propre de la formule est de s'abstraire des paramètres conjoncturels dont le sujet est le premier élément. Ce n'est pas à la reconnaissance des individualités que participe l'incitation, selon une possible formulation : chacun selon ses moyens. En ce cas, en effet, agir, faire, pourrait se comprendre comme un processus dans lequel ce même sujet cherche à se construire et à exister d'abord par rapport à lui-même. Seulement nous n'en sommes plus là. Le slogan, dans sa vertu spectaculaire, l'expose à autrui. Il n'a plus la possibilité de rendre compte de soi à soi-même, de se battre contre soi-même. Son acte ne peut se concrétiser à la lumière de la beauté du sport. D'ailleurs, il n'y a plus de beauté du sport. Sa gratuité effective est une blague body-buildée ; tout est en représentation : l'effort et l'inertie, le mouvement et la pause, la souffrance et l'extase... Il s'agit avant tout d'un exercice de monstration. Just do it, ce n'est pas : Do it yourself. Dans cette seconde formule, c'est la clôture sur soi qui marque le cheminement. La réflexivité exclut nettement la moindre fraction de l'être agissant. Il y a pour la première une scène où instruire mon entreprise, mon acte. Je dois me donner en spectacle et payer pour cela. Il n'est pas question que ce soit just, simplement, comme par enchantement. On comprend que le just est la part de l'envoûtement qui est nécessaire pour faire du sujet un client, un consommateur de slogan, un partenaire généreux de l'objet/marchandise qui vient supporter ce que l'on doit faire et qui coûtera in fine.

    De quel prix faut-il ici parler ? On dira d'abord qu'il s'agit du prix même de l'objet qu'on achète et qui est censé vous donner des ailes, vous métamorphoser en champion. Sans parler de l'incroyable plus-value que dégage le nom seul, le prestige de la marque (qui fait que l'on est d'un clan ou d'un autre, d'une tribu ou d'une autre : Nike, Reebok ou Adidas... et c'est ainsi que l'on se fait un nom.), on pourrait déjà penser à la somme exhorbitante que l'on demande au client. Il faut payer pour en être. Alors que l'on voudrait prendre le slogan comme une incitation à l'extériorisation, à l'émancipation du corps, la première lecture que l'on fera de l'achat, c'est d'avoir entériné un processus d'inclusion. Et cette inclusion suffit d'ailleurs à me dispenser de l'acte auquel je destinais l'objet de mon désir : être sportif. On considérera cela comme un détail ; il n'en est rien pourtant : quelle ironie devons-nous avoir devant toutes ces baskets si chères qu'on ne lasse pas, dont on abandonne l'usage pour ne garder que l'éclat (in)signe... Les thuriféraires de la culture jeune s'empresseront d'expliquer qu'il s'agit encore d'une de ces actes de détournement dont la jeunesse a le secret, parce qu'elle sait très bien se soustraire au diktat consumériste auquel le bourgeois moyen obéit béatement. Mais il faut aussitôt objecter que le modèle économique dans son évolution actuelle tend à réactualiser en permanence ses propres créations. Dans sa forme la plus symbolique, et l'on pourrait dire la plus aboutie : la mode, il reprend dans la minute les initiatives individuelles pour en faire un vecteur commercial porteur. Cette créativité, sous forme de recyclage permanent, certains y voient un moyen d'échapper aux strictes lois de la marchandisation du monde ; il faut dans ce cas faire preuve d'un optimisme sidérant.

    La marque et les articles qu'elle vend... Ils sont normalement au cœur du projet économique et il ne s'agit pas de minimiser la finalité du message publicitaire. Mais depuis le début nous n'avons guère fait le lien entre les mots et les objets proposés. Nous avons essentiellement considéré un texte à la fois comme signature (c'est-à-dire immédiatement associé à Nike) et dépassement de cette logique binaire les mots/la chose. Nous nous somme essayé à décomposer une parole subliminale qui met à distance l'impératif économique visible au profit d'une détermination comportementale avec une portée plus large, dont le sens doit être en partie occultée. En effet, Just do it est moins un slogan publicitaire q'une parole, avec une volonté de toucher à l'universel, ce qui dit tout. Or, cet impératif déguisé rappelle la transformation néo-libérale telle que la définit Foucault dans Naissance de la biopolitique (11). Qu'explique-t-il dans ces pages éclairantes ? A ses yeux, le passage moderne du libéralisme à sa forme néo consiste moins en une évolution du modèle économique qu'en une éducation afin que les individus adoptent des règles comportementales propices au fonctionnement d'une société totalement structurée par des desseins individuels, et où chacun a appris et sait choisir les codes de profit les plus satisfaisants pour lui. C'est d'ailleurs ce que rappelle Laurent Jeanpierre en préfaçant deux articles d'une continuatrice de Foucault :

    Les politiques néolibérales poussent explicitement les individus à se comporter en être calculateur (...) Il s'agit de faire accroire que l'individu est seul responsable de tous les produits de sa vie, comme si les divers héritages, les milieux culturels ou sociaux d'origine ou d'installation, les nombreux accident de la vie, l'accès différencié à l'information, n'avaient aucun effet sur les histoires personnelles et les trajectoires sociales. (12)

    La formule de Nike est emblématique de cette métamorphose de l'agent économique en pourvoyeur d'éthique. Entendons par là que, cette fois-ci, la formule n'émane pas d'une instance intellectuelle avérée (philosophe, théoricien économique, sociologue,...) mais d'un émetteur dont l'intérêt est directement en jeu. Cette manière d'agir est symptomatique de cette entreprise lentement élaborée pour conformer l'individu à des actes marqués d'une valeur morale. C'est un je qui parle à un tu. La démarche n'est pas nouvelle et l'on trouve dans ce domaine nombre de publicités qui jouent sur une relation dialogique fictive. C'est même assez courant dans le domaine de l'assurance ou des garanties (le mode : pensez-y) ou celui des retraites et des obsèques (le mode : préparez-vous). Dans ces cas-là, la relation est précise, l'objet clairement déterminé et l'instance se pose comme pourvoyeuse de service, sans aller au-delà de son rôle. On mesurera au contraire ce que la formule de Nike a de spécifique : elle s'en tient à une généralité trouble, elle a une élasticité morale qui n'est pas sans rappeler, en inversant l'interdiction, le cadre du Décalogue (13). Le paradoxe d'une telle phrase est que, dans le fond, on pourrait l'appliquer à bien des produits ou des services (il faut donc se méfier d'une forme qui ne maintient pas la stricte signification de son message à l'objet qu'elle désigne), que l'on pourrait même la définir comme une pragmatique (sans oser aller jusqu'à une philosophie...). C'est en regard de cet excès, alors même que la publicité se caractérise par le principe de la cible, que l'analyse du slogan s'impose pour le remettre en perspective avec la place qu'occupe aujourd'hui l'individu. En fait, la marque est un sésame et Nike n'est au fond, avec sa formule planétaire, que le symbole d'un processus plus vaste par lequel tout ce que je puis (être) positivement s'accomplit dans une installation auto-normée, par ces paroles réduites à rien, sinon le nom propre de la marque elle-même avec laquelle j'échange mon identité. Si le possible est l'horizon démocratique dans ce qui serait en quelque sorte une utopie du sujet, il est ici ramené à une simple effectuation, à ce qui est à portée (puisqu'il ne fallait pas désespérer Billancourt, il fut un temps, il faut lui donner à espérer du consommable désormais) ; et ce possible-là liquide la pensée en rabattant la vérité à un droit matérialisé par la marque.

    Et la marque se paie. Je paie donc pour (en) être. Et pour être quoi, au juste ? Une copie, une pâle silhouette de joueur anonyme... Il ne suffit pas qu'on me dise ce que je puis être pour l'être. Quand, alors, le jouir se réduit à un apparat factice de la réussite, il n'y a pas loin que l'on se trouve alors devant une des formes les plus impitoyables du rappel du pouvoir (en l'espèce, économique et transnational) devant la petitesse de chacun. C'est alors que par un sinistre retournement, la formule publicitaire me voue à l'incessante répétition de mon absorbement à la parole qui excite mon orgueil et me vide inexorablement de la conscience de ce que je suis. Just do it est la forme achevée d'un glissement culturel vers l'extérieur, la représentation, cette volubile expansion de mon être vers la performance qui n'aura jamais de fin, parce que, dans ce long processus qui amène l'individu à s'abîmer dans la facilité du défi perpétuel, il n'y a guère de doute qu'il ne trouve, pour reprendre la belle formule de A. Erhenberg, la fatigue d'être soi. Loin de pourvoir à l'épanouissement du sujet, cette course vers soi à travers des attributs, des signes extérieurs qui me mettent en concurrence avec le reste du monde ne peut que générer de la frustration. Le slogan m'incite à faireJust do it : c'est tout ce qu'on te demande de faire. On m'indique ma place de participant et pour être plus précis : de figurant. Il y a le murmure indistinct d'une limite, d'une place assignée, jamais clairement identifiée parce que la voix qui m'informe est elle-même anonyme, voix qui s'inscrit sur les murs, partout et nulle part. Mais la machine invisible qui le produit m'est infiniment supérieure. C'est d'ailleurs aussi l'un des avatars de la formule.

    Voilà pourquoi, le slogan de Nike est avant tout un message à la jeunesse, à ceux qu'il faut conditionner le plus rapidement. Il est d'autant plus efficace qu'il est ancré dans la plus indolore des illusions démocratiques, celle qui donne à chacun la certitude que tout déterminisme social ou culturel est vaincu, neutralisé : le sport. Il s'intègre parfaitement dans la rhétorique anti-intellectuelle, différentialiste, a-politique de l'époque. C'est l'heure du décervelage quotidien d'une jeunesse dont les intellectuels sont des sportifs, des amuseurs publics, du people.

    Encore faudrait-il que ceux qui en sont les premières victimes en aient conscience, soient sensibles à la duperie de cette invite équivoque et perverse. Mais comme souvent en pareil cas, il y a un angle mort : celui que fabrique le désaisissement de la langue et de ses subtilités. Plus on tend vers la simplification de la langue, plus sa puissance augmente dans les mains de ceux qui savent ce que pouvoir parler signifie. Finissons alors par une ironie graffitée sur un Abribus au printemps 2007 : Nike la police. On pourra toujours y voir une licence orthographique ; certains même y liront la liberté débridée d'un autre monde que le pouvoir ignore. Soyons plus pessimiste : appelons cela la voix de son maître.


    (1)Rien à avoir, par exemple, avec cette affiche de la propagande américaine dans les années 40, d'une femme montrant son biceps pour accompagner une formule directe : we can do it. Dans ce cas précis, la guerre est ouverte.

    (2)Ce que la traduction du slogan en français négligerait par un abrupt fais-le. Sans doute parce qu'un t'as qu'à le faire aurait une ambiguïté contre-productive où le client serait d'une certaine manière laissé à lui-même.

    (3)L'acte publicitaire par essence force à masquer la monstruosité de son discours et se lance dans un déport délirant qui a, dans sa conception hyperbolique même, la capacité de faire tout avaler au sujet. On ne vend pas de beaux cheveux (pas sûr qu'ils seront un jour aussi soyeux que le modèle) mais la séduction qui en procédera. On fait comme si la singularité du sujet qui désire n'avait pas de limites. On saute allègrement une étape. Au premier possible hypothétique, on en substitue un second, plus hypothétique encore, et l'effet grossissant du procédé permet de galvaniser l'envie.

    (4)J. Austin, Quand dire, c'est faire, Seuil, 1970 et J. Searle, Les Actes de langage, Hermann, 1972. Là encore, la traduction fait souffrir le sens puisque l'ouvrage d'Austin s'intitule How to do things with words ?

    (5)C'est bizarrement la rencontre de deux conceptions sociologiques du sport. Celle de J.M. Brohm qui voit en cette pratique une sorte d'opium du peuple moderne, une façon de relier (religere, religion) chacun à la communauté, et de l'engager à la ferveur. Celle, inverse, de Ch. Piocello ou J. Defrance qui y repèrent une forme modernisée de lutte des classes, de rivalités claniques. L'une n'exclut pas l'autre.

    (6)Comprenons ce substantif dans son étymologie, medius : qui est dans la moyenne.

    (7)Souvenons-nous du psychanalyste dans Enfin pris de Pierre Carles. Il rappelle avec beaucoup d'à propos que le corbeau a l'habitude de signer : un ami qui vous veut du bien.

    (8)La publicité est plus métonymique que métaphorique. Elle ne tend pas vers l'abstrait mais vers la concrétisation, l'effectivité du désir. Elle ne peut pas être dans le poétique et l'extensible mais du côté du fétiche et de la partition.

    (9)Nous poussons à peine d'ailleurs, si l'on veut se souvenir de l'époque de la Guerre Froide et de l'énergie infinie dépensée par les états pour donner aux compétitions toute leur portée symbolique (en particulier dans un pays comme la R.D.A.). Aujourd'hui, c'est la Chine. Mais il faut aussi signaler la propension des athlètes à se draper des couleurs nationales une fois l'épreuve achevée. Bel exemple d'universalité...

    (10)C'est pourquoi, par exemple, le slogan de Nike nous semble plus essentiel dans la définition des valeurs contemporaines que celui pourtant si narcissique de l'Oréal : Parce que je le vaux bien. La beauté ne peut pas être autre chose qu'un enjeu économique. Contrairement à ce qu'on prétend, elle n'est pas aussi normative. Elle est et c'est tout. Nulle raison de croire que l'on ressemble à Claudia Schiffer ou Andy Mac Dowell. On peut alors s'étonner que dans Nouvelles Mythologies, G. Vigarello choisisse cette formule comme emblématique, et en retourne d'ailleurs la grammaire sans autre forme de procès : «... le destinataire lui-même est visé nommément dans le message. Un « vous » ou un « nou » qui s'adressent à tous : « Parce que vous le valez bien », « Parce que vous aussi, vous le valez bien », « Parce que nous aussi, nous le valons bien » ». La déduction n'est pas aberrante mais elle passe outre le choix grammatical fait par le concepteur.

    (11)M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France 1978-1979, Seuil-Gallimard, Paris, 2004

    (12)W. Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme. Les prairies ordinaires, Paris, 2007. Préface Laurent Jeanpierre. p.16.

    (13)On pourrait considérer qu'une telle formule, dans son ambivalence éthico-économique, est une porte d'entrée pour expliquer l'étrange jonction entre la prédominance du marché comme philosophie alliée et un mouvement réactionnaire et moraliste. Ce que certains voient comme incompatibles : le néolibéralisme et le néo-conservatisme.


     

  • Mobilier urbain

    C'est le matin. C'est le métro. Ils ont leurs écouteurs greffés aux oreilles. Ils sont mélomanes. Ils feuillettent les gratuits, actualisent la météo et l'horoscope. Ils ont dans le regard les restes d'un écran télé. Ils pensent.

    Sortie de métro. Surface. Centre ville. Allées commerciales à ciel ouvert. Vitrines hallogènes et néons.

    Et ça commence. Modernité.

  • L'inconciliable selon Whistler

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    Whistler, Portrait de la mère de l'artiste

     

    Ce célèbre tableau, exposé à Orsay, m'a d'abord fait une étrange impression, une impression désagréable, au-delà même des considérations esthétiques. On y trouve une forme de rigidité qui n'a rien à voir avec la quiétude, une matité dont la force semble absorber le moindre espace, comme s'il était impossible désormais de respirer. Il y a logiquement un hommage, quelque chose qui est rendu à celle que l'artiste a immortalisée, mais ce rendu me paraissait en contradiction avec la sévérité des tonalités, cet emprisonnement de pans monochromatiques avec lesquels le peintre structure l'ensemble : jaune pour le bas (un jaune un peu sale, usé), noir à gauche (pour un tiers seulement), gris (avec des effets de barbouillage qui en font un mur improbable : plutôt une surface de pigment à regarder pour elle-même). Il y a donc hommage. Et, en sachant un peu plus sur cette mère, vieille, coite, fixant un hors-cadre qui viendrait après ce rideau mortuaire, mais qui n'existe pas, sur cette mère prénommée Anna Matilda, à l'éducation puritaine, je me disais que Whistler avait voulu évoquer un univers passé dont il avait eu à subir (conjecture... mais qui me rappelle, mutatis mutandis, deux poèmes de Baudelaire (1) très intimes) la violence et que ce visage, à moitié peint seulement, il ne pouvait le représenter, et ne pourrait le contempler ensuite, que dans la mutilation induite par le choix même du profil. C'était sa manière, un peu facile peut-être, d'être dans la vérité de soi, sans aller jusqu'au bout de cette vérité (parce qu'il n'y a de vérité tenable que si l'on sait y renoncer en partie. En grec, la vérité se dit alètheia, soit : la suppression de l'oubli. Définition terrible, quand on a compris, en vivant, qu'il nous faut toujours garder une part d'oubli pour exister.).

    Cette mère qui est le sujet apparent du tableau, il en éclipse donc la pleine figure, un peu comme se présente la lune, en «astre des morts» hugolien. Figure polyphème qui aurait voulu que l'autre ne fût personne, mais que l'art a rendu à être quelqu'un, quelqu'un d'autre. Si elle a guetté l'échec, au moins, comme avec Homère, le fils s'est échappé et Personne s'est projeté hors du monde (et donc en même temps dans le monde) et a brisé ses chaînes. Sujet apparent qui, dans sa paralysie même, puisqu'être peint, c'est être mort, doit refluer progressivement devant le vrai sujet, celui dont on ne peut pas dire qu'il soit un existant classique mais plutôt la trace d'un geste. Qu'en est-il, au demeurant, de cette vieille femme dans le tableau, et donc de sa place dans le monde ? Elle était déjà à demi représentée, et voilà qu'en essayant de centrer notre attention, nous constatons qu'elle n'y est pas, justement, au centre. Plutôt décalée vers la droite (pour le spectateur). Elle est comme reléguée. Pour quelle raison ? Nous verrons cela après. Pour quel bénéficiaire d'abord ? Plus au centre, un cadre : un tableau dont il n'est pas possible de déterminer le sujet (encore un !) précis. Disons un paysage, barbouillé, dans une gamme chromatique assez terne. Le flou, si l'on peut dire, n'est sans doute pas un hasard : l'œuvre n'a pas à être définie ; elle vaut essentiellement par son exemplarité. Elle est l'acte de peindre en soi, ce qui caractérise l'absent omniprésent du tableau : Whistler lui-même. Mais cela suffit : il dit, de cette façon, qui il est et où, dans l'ordre du monde, il se situe.

    C'est en ce sens que ce portrait détourné raconte un conflit, un conflit de cette mère préférant ne pas regarder un tableau que l'artiste a pourtant mis, très clairement, à la hauteur de son regard. À son œil détourné de l'objet sacré pour Whistler (et nous sommes dans la vie) répond la mise en scène d'un détournement du titre (et nous sommes dans l'art) pour lui substituer la rivale : la peinture. Conflit reflétant à la fois les tiraillements personnels et les implications sociales de cette vie d'artiste : métier honni et déclassé, prestige dérisoire, renoncement au devoir bourgeois. Tableau à la marge blanche, immaculée presque (ce qui est très remarquable ici) destituant toute profondeur à la coiffe et aux frou-frou de dentelle qui enveloppe les mains maternelles. Rivalité des mains, entre celles qui ne recueillit pas le don, posées sur les cuisses, inertes, et celles, là encore invisibles, du fils œuvrant.

    Triomphe du tableau donc ? À demi seulement, car, comme dans tout conflit, il n'est pas possible qu'il n'en reste pas des traces, des raideurs propres à produire du remords ou du mal-aise. Ce tableau qui est plus au centre ne l'est pas tout à fait : la mère est en périphérie. Elle rôde et sa mortalité (par la pause et puisque Whistler ne peut en faire l'économie, elle est aussi mortifère) signifie qu'il est bien difficile de s'échapper du monde ; que tout engagement contre quelque chose ou quelqu'un (surtout quelqu'un d'ailleurs) se construit dans l'ambiguïté sémantique de la préposition. Contre : en opposition mais aussi en appui sur... Quoi que nous fassions, ce qui a été est là, encore et encore.

    Cette (ir)résolution a fini par me charmer. Il est une des œuvres dont je suis obligé, au-delà des considérations esthétiques (que cela me plaise ou non), un peu comme avec Zurbaran, de reconnaître la nécessité. Nécessité émanant d'une force discursive telle que de cette disposition donnée comme une nature morte naît un récit quasi originel bruissant de toutes les histoires individuelles passées, présentes, futures.



    (1) Il s'agit de « Je n'ai pas oublié, voisine de la ville... » et de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », œuvres au sujet desquelles il écrit dans une lettre adressée à sa mère, en date du 11 janvier 1858 : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille ».

     

     

  • Notule 01

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Une jeune femme envie la beauté de sa sœur et lorsque celle-ci tombe enceinte et que son corps est altéré par cet événement, son espoir tombe dans le désenchantement. Court roman pour entrer dans l'univers de l'inquiétante étrangeté caractéristique de cet auteur japonais.

    Yoko Ogawa, La Grossesse (1991, en français, 1997)

    2-Le fleuve comme fil conducteur de ce livre inclassable, où se mélange détails et réflexions, rêveries et gravité. Texte sur la seule Europe à laquelle nous devrions nous attacher : celle d'une histoire à méditer et d'une culture à connaître, pour en préserver l'essentiel face au chaos.

    Claudio Magris, Danube (1986, en français 1988)

    3-L'écrivain raconte la tragédie de sa mère et, à travers elle, celle d'une génération allemande confrontée à l'impossible de sa condition historique. Sans pathos, sans effet, dans une écriture implacable à même de rendre hommage à ceux pour lesquels tout était déjà joué.

    Peter Handke, Le Malheur indifférent (1972, en français 1977)

    4-Elle n'est que servante. Elle n'est rien. Mais admire profondément l'artiste qu'elle sert, jusqu'à être capable d'un sacrifice inattendu. Un sens de la distance dans la narration qui donne à ce bref roman une puissance admirable.

    Michèle Desbordes, La Demande (1999)

    5-Vingt pages, pas plus, pour oublier les virtuosités faciles des autre œuvres d'Échenoz. Un homme et son fils face à la seconde disparition de la mère.

    Jean Échenoz, L'Occupation des sols (1988)

     

  • Facebook : l'inversion du Panopticon

    Comment faut-il dénommer ce nouvel espace qui se développe sur la toile et dans lequel s'engouffre tout à chacun pour signaler sa présence ? Mystère. Facebook, MySpace et autres mouvements participatifs de reconnaissance. Où est-ce ? Sur quel(s) continent(s) imaginaire(s) ces nouvelles (id)entités viennent-elles s'amarrer ? Faut-il une réponse, un concept qui en rende compte ?

    S'occuper de l'espace n'est pas une mince affaire. Sans doute est-ce plus périlleux, d'une certaine manière, que de s'inquiéter du temps. La spatialité est un écueil plus redoutable que la temporalité, la borne plus problématique que la montre. C'est, en tout cas, ce que rappelle B. Westphal dans les premières pages de sa Géocritique (1). Faut-il en l'espèce y voir la concession que l'on fera à l'évidence du vécu, à l'incontournable réalité (?) de ce qui nous entoure et qui, par le fait même que cet univers perdure dans sa motilité, nous donne l'impression d'être d'une telle solidité (ou du moins d'une telle constance) qu'il n'est pas si nécessaire d'en débattre, j'allais écrire, pour le goût de la métaphore, d'en découdre. Le temps, lui, est une perte, une entropie de notre désir, une conscience mutilante. C'est pourquoi on lui attribue le magister du regret, de la perte, de l'abandon. Avec lui, on éprouve. Il n'en serait pas vraiment de même avec l'espace qui n'a le plus souvent qu'une fonction de support. Si notre nostalgie prend acte de ce qu'elle, soit : un écoulement contre lequel il est vain de lutter, devant un lieu anciennement connu, ou bien un lieu qui nous en rappelle un autre, elle ne confère pas à cet espace une valeur autonome, propre. Il n'est qu'à notre service et lorsqu'il n'est plus sous nos yeux, mais seulement une image emmagasinée dans notre univers intérieur, il demeure avant tout comme un matériau de notre volonté. Il n'est plus là mais en nous. Nous avons substitué au réel spatial une configuration temporelle de notre souvenir dont la torsion (par rapport à ce réel justement) est le signe d'une adéquation sensible du monde à nos aspirations. On se fait son cinéma, en quelque sorte.

    N'empêche : le temps n'a pas été le seul axe sur lequel l'activité humaine a déployé ses angoisses et ses envies. On peut même prétendre qu'en ce domaine, le rapport de l'individu à son environnement a prévalu. Le premier travail auquel il s'est astreint n'est pas de se souvenir mais de trouver sa place dans le lieu, ou pour user d'une distinction à la Michel de Certeau, à faire de l'espace un lieu. De la manière la plus concrète. Il s'est arrangé avec ce que lui donnait la nature pour se frayer un chemin dans le désordre environnant. Il a plié le monde autant que faire se pouvait à ses nécessités qui, au fil du temps, se sont accrues. Le débat n'est pas d'évaluer les limites qu'il aurait dû (ou doit, ou devra) s'imposer mais plus simplement de concevoir que l'existence humaine a pris un sens particulier en déterminant, certains diront excessivement, sa place dans l'espace, et en ayant conscience de sa latitude à vivre dans cet espace combinant à la fois les données naturelles et les possibilités développées par sa propre activité.

    C'est en sachant cela qu'il a aussi été capable de produire un imaginaire intégrant tout un système binaire (connu/inconnu ; familier/mystérieux ; amical/hostile ;...) dont les recherches anthropologiques et ethnologiques nous ont largement informés. Il y a donc eu très tôt une logique du lieu autre, de cette étrangeté singulière qui était à même de prendre en compte le rapport spécifique du proche et du lointain, par le biais d'une connaissance projective capable de relier deux bornes contradictoires : l'assuré-le rassurant/l'inconnu-l'inquiétant. Et l'imaginaire est, nous semble-t-il, ce compromis, admettant variations et aléatoires, qui facilite, jusque dans les angoisses, le passage de l'un à l'autre, qui permet même que le curseur se déplace, malgré tout, pour repousser plus loin les limites de l'inconnu.

    Dans sa formulation la plus élaborée, ce travail revêt l'aspect de l'utopie. Celle-ci, ainsi que l'a montré L. Marin, n'est pas une simple substitution d'une réalité à une autre, sur le mode simple d'une recherche de satisfaction, mais une composition plus complexe, «l'expression discursive du neutre (défini comme «ni l'un, ni l'autre» des contraires). Sur le plan discursif justement, elle fonctionne «comme un schème de l'imagination, comme une «figure textuelle» (...) [C'] est un discours qui met en scène ou donne à voir une solution imaginaire, ou plutôt fictive, des contradictions : il est le simulacre de la synthèse» (2). L'utopie est donc une combinatoire, un agencement du réel environnant sur un plan discursif qui ne peut jamais totalement s'en détacher. Pour en illustrer le caractère binaire, il suffit de lire ou de voir les œuvres de science-fiction dans le recyclage (parfois grotesque et convenu) du présent. Il est bien sûr sensible ici que l'utopie a partie liée avec la projection onirique telle que l'a définie la psychanalyse. Cela induit que ce travail spatial, entre l'autre et le même, correspond à une aspiration émancipatrice. Il n'est, dès lors, pas très étonnant que l'utopie puisse épouser, selon les optiques choisies, des aspirations collectives (du type République de Platon, ou Utopia de More) ou individuelles (du type Espéranza pour Robinson Crusoé, ou les entreprises aventurières tant que le monde n'a pas été clos).

    Il en sera ainsi jusqu'à ce que la puissance de feu des hommes, leur volonté de maîtriser leur environnement et les hommes qui vivent sur les territoires convoités trouvent leur réalité dans une construction plus élaborée que la seule conquête. On pense ici à tout ce que M. Foucault définit comme le bouleversement du politique, quand celle-ci devient une politique du sujet (3). Ce n'est pas un hasard si à partir de cette époque, la littérature va peu ou prou voir émerger une thématique qui substitue à l'inventivité de l'utopie, perçue comme rêverie d'un monde positif (4), une dystopie qui surdétermine l'horreur fictionnelle pour dévoiler la noirceur de la réalité. Le XXe siècle sera particulièrement marqué par ce glissement vers ces univers où la catastrophe politique est, si on le peut dire, organisé. Cette organisation peut alors revêtir les formes d'une logique de la surveillance et du contrôle caractéristique des sociétés qui combinent à une volonté d'oppression classique (les «dictatures» ne sont pas une invention moderne) une puissance technologique accélérant l'efficacité du quadrillage. La référence en ce domaine est sans doute le 1984 d'Orwell. Dans sa forme actualisée, c'est le concept de scanscape dont Mike Davis détaille les effets désastreux dans l'espace urbain américain (5).

    Dans cette perspective, la dystopie est une forme générale dont l'une des applications, dans le domaine de l'espace et de sa segmentation, est, toujours en termes foucaldiens, l'hétérotopie, c'est-à-dire un lieu autre, un espace que la société a configuré pour des usages particuliers et identifiés par le corps social. Foucault, dans ce domaine, se sera particulièrement intéressé aux structures carcérale et psychiatrique. Ces lieux autres fonctionnent dans un rapport étroit à la rectitude imposée par la société. Ils peuvent en être la continuité oppressive (c'est ce qui intéressait précisément le philosophe) ou le retranchement plus ou moins tacite (comme les jardins ouvriers, mais aussi les lieux de vacances organisés). Encore faut-il comprendre que dans ce dernier cas, l'infra-structure continue d'être opérationnelle, comme marginalité contrôlée.

    Par ailleurs, et malgré toutes les réserves sur ces échappées réelles dans un monde de pleine surveillance, il faut comprendre que ces hétérotopies peuvent faire l'objet, dans le décryptage des instances qui les régulent, d'une critique et d'une correction que l'on qualifiera d'effectives. Si je suis mécontent, insatisfait, je peux chercher à améliorer la structure ou la quitter. Parce que ces lieux, pièges ou fausse liberté, existent, ils offrent une résistance palpable à ma propre personne qui, en retour, choisit de se livrer ou non aux règles imposées. Parce que ces lieux ont une identité symbolique (mais pas seulement : le Club Med n'est pas qu'une certaine idée des vacances, c'est aussi un endroit, des services, des échanges.), ils m'assignent à la réaction (adhésion/répulsion). Ils sont donc encore des lieux où mon identité se pose comme un a priori, une différence irréductible à l'objet.

    A l'inverse, l'entrée dans la virtualité de la Toile m'oblige à m'interroger sur ma place, sur l'espace auquel je viens collaborer (6). On rétorquera d'emblée que le propre d'une structure de surveillance telle que pouvait en parler Foucault est justement son invisibilité, sa présence insensible, sa naturalité presque. Il n'y aurait donc pas de différence de fond. Ce ne serait qu'une affaire de modalité. Pas si sûr. L'intégration de son existence à la sphère technologique n'est pas en soi un problème si l'on maintient la distinction forte entre les deux ordres, lorsque, d'une certaine manière, on maintient l'inquiétude très ancienne de l'humain devant le matériel dont il est le créateur. Or, l'usage de cette même technologie comme signe, voire signalisation, de sa propre existence ouvre des perspectives tout autres. Facebook n'est pas un univers dans lequel je me projette. Il n'est pas une structure discursive (comme les blogs, et peu importe ici la profondeur de ce qu'on y lit.) (7), il n'est pas une articulation imaginaire contre laquelle le réalité oppressive viendrait buter, ils n'est pas une interrogation, même sommaire, sur ma place dans le monde. Ils n'a pas d'existence. Il ne montre pas d'existence. Il est a-topique. Cela signifie que ces lieux où mon nom s'impose, et s'impose comme point nodal d'une réticulation capturant d'autres noms propres, avant de devenir soi-même point décentré d'une autre structure, d'un autre Space ; ces lieux où je m'affiche comme maître de cérémonie d'une sarabande qui pourrait potentiellement me mener tout autour du monde, jusqu'à l'épuisement de toutes les combinaisons possibles, faisant de chaque nom, un degré supplémentaire qui m'éloigne du nom premier par lequel je suis entré dans cet univers ; ces lieux annulent, d'une certaine manière, la présence effective du sujet. Ils sont le signe de sa neutralisation.

    Curieusement, et à l'inverse de toute démarche créatrice, ce retranchement sur la Toile n'ouvre pas, en effet, une faille dans la réalité mais boucle en quelque sorte l'installation de celui qui semble s'y refuser dans une imparable aliénation où l'existence est avérée comme une matière brute. Il suffit de déposer sa photo et l'on y est. Ce que je suis (ou du moins ce que j'imagine que je suis) est garanti par l'entreprise d'inscription dans un carroussel qui emporte mon identité et celles de ceux que je piège (mais ils sont complices...) dans ce gigantesque annuaire de servitudes volontaires à la technicité identificatrice. Il est pour le moins singulier de voir les gens, si rétifs parfois aux protocoles de contrôle, si soucieux de ne pas souscrire aux investigations étatiques, si frileux devant les politiques sécuritaires de prévention, se précipiter dans ces machineries où ils dévoilent, brutalement, leur(s) réseau(x) privé(s). Faut-il être à ce point perdu avec soi-même pour devoir, dans le maelmstrom d'une structure tentaculaire où l'information se noie aussi vite qu'elle apparaît, imposer sa réalité... La compréhension d'une irréductibilité du monde à soi ne débouche plus sur une quelconque position raisonnée, qui peut aller du silence à une activité originale (politique ou artistique, par exemple.). Il s'agit plutôt de ne pas perdre sa propre trace, d'être sûr de se repérer. Dans un monde trop grand, il est urgent de montrer sa présence. Mais il ne s'agit évidemment plus des réelles présences dont se félicitait G. Steiner. L'a-topie de ces sites Internet ramène à ce qui est sans la moindre épaisseur discursive, et l'homme sans paroles propres n'est plus grand chose. Puisque règne l'incertitude de ce qu'on peut être, les pratiquants de de Facebook revendiquent leur besoin d'être par une territorialité ambiguë : à la fois immatérielle et banale.

    Cette double caractérisation suppose que l'individu, réduit à cet acte d'affirmation muette, vive dans sa quotidienneté une situation de disparition ou d'isolement redoutable. En effet, le rapport de l'identité à l'espace, sans parler des questions politiques afférentes, est une évidence, et l'angoisse que la première peut projeter devant l'incertitude du second n'est pas nouveau. Proust en a sans doute donné littérairement l'un des plus magnifiques exemples lorsqu'au début de la Recherche il raconte les errements de l'esprit flottant dans le sommeil, puis, plus tard, lorsque le narrateur évoque la frayeur de ces chambres inconnues où il se réveille sans savoir qui il est. Mais, dans ces deux situations, c'est l'étrangeté de l'espace qui compte, non la duplication de la réalité commune, comme dans Facebook.

    Ne plus savoir se situer est une expérience traumatisante. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'humanité. Le problème est que notre époque, après avoir fourni le droit à l'anonymat comme moyen démocratique de pouvoir agir (plus) librement, a réussi le vertigineux retournement d'aliéner les individus jusque dans leur besoin de reconnaissance et de les rendre complices et aveugles d'un contrôle qui ravirait Bentham et son Panopticon. La virtualité du monde dont se délecte la philosophie postmoderne a ses limites : la multiplication des images et des réfractions n'empêche pas qu'à un moment ou à un autre, il s'agit bien de réalité. Pire encore : il s'agit de la dupliquer. Facebook est une sorte d'aveu : celle d'une assignation au miroir, miroir sans tain, où le sujet se tient du mauvais côté, mais prêt à tout pour survivre à la prolifération des êtres, la peur chevillée au corps de l'incertitude de ne pas être ici, en chair et en os, dans un ici qu'il faudrait savoir occuper. Occuper : c'est-à-dire habiter et non pas remplir d'une vague agitation. Occuper et non s'occuper de.

    L'affaire n'est donc pas simple. Elle engage, comme un acte politique, la place que l'on veut s'assigner. Les moyens techniques ont depuis longtemps pris la double figure d'une libération et d'une aliénation. Déjà Vigny, en 1864 (autant dire une préhistoire...) :

    Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
    Immobile au seul rang que le départ assigne,
    Plongé dans un calcul silencieux et froid.

    Ce n'est pas la Toile qui doit faire lieu mais l'homme. L'instrument ne doit pas être la lorgnette par laquelle le dévoilement vire à la complicité.

    *

    Si l'on voulait pousser à l'extrême la dystopie latente de la situation que nous venons d'évoquer, on pourrait imaginer qu'une population donnée, désirant à tout prix que chacun ne soit pas oublié, vienne faire son propre signalement à la police politique du territoire. Et Agamben aurait définitivement raison. Mais il ne faut pas être si sombre...

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    1-B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace. Minuit, Paris, 2007.

    2-L. Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973, p.9.

    3-Nous renvoyons entre autres au cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004

    4-Peu importe ce que nous pouvons penser de ces utopies par ailleurs. L'essentiel n'est pas que l'Utopia de More puisse être glaçante par bien des aspects pour un lecteur moderne, mais que son auteur y voyait une alternative satisfaisante à une situation politique contemporaine.

    5-M. Davis, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l'imagination du désastre. Allia, Paris, 2006.

    6-La collaboration, comme la convivialité, est un des grands termes du vocabulaire informatique. C'est une manière de placer l'échange entre soi et la machine sur le même plan que celui qui préside à la co-présence des êtres vivants.

    7-Cette parenthèse n'est pas une manière un peu légère pour fonder l'auto-justification légitimant ma propre démarche et pour me soustraire à la moindre critique. On me rétorquera que ce serait grande naïveté ou présomption de croire qu'utiliser la Toile comme moyen de contester l'ordre établi, alors qu'il est en passe d'en devenir l'un des instruments privilégiés, est un acte révolutionnaire. Sans aucun doute. D'autant que la Toile foisonne. Mettons alors cet acte sur le compte d'un esprit pascalien tournant à l'envers, pour lequel, avant que la mort n'advienne, il faut faire le pari de l'écriture. Non par souci de laisser une trace et de soigner sa vanité, mais parce que l'homme maintenant plutôt que Dieu après...



     

  • Intimement

    Sa fille lui rappelle qu'elles sont attendues, que Gérald va râler. Mais elle reste là à regarder les roses trémières qui s'élèvent entre la chaussée et le trottoir pour certains, entre le trottoir et les maisons pour d'autres, dans la violence du soleil qui fait des va-et-vient sur les murs blancs du village. Des roses trémières. Baiser roses trémières, elle se souvient toujours de Verlaine. C'est même ce reste d'école qui l'a fascinée dans cette fleur, parce que leur professeur, au lycée, disait que cette métaphore lui échappait, mais elle, le jour où elle avait vu des roses trémières, bien après, dans le jardin d'une amie, dans la banlieue de Nantes, elle avait compris, dans la forme même, épanouie et libre, ce qu'il y avait d'amoureux dans cette légèreté de la nature qui s'ouvre comme des lèvres prometteuses, avec la suavité d'une couleur frêle. Et de les voir ainsi, ouvrir leur aisance, dans ce territoire inhospitalier, feindre leur impossible fragilité entre le macadam qui n'en peut mais ! Elle reste là, à regarder cette vie rampant vers le soleil, ces rameaux perdus dans le travail des hommes qui ont cru tout circonscrire. Sans pouvoir y parvenir. Seulement la rose trémière était là, les roses trémières étaient là, comme un florilège, c'est bien le mot, de la volonté. Et elle, toute à son admiration qui agaçait sa fille, ne comprenait pas comment, pendant tant d'années, elle s'était battue avec la terre, les bons conseils du grainetier, les envois aux magazines spécialisés, les coups de téléphone à Nicolas le jardinier, sans que rien n'y fasse, sans que la beauté ne vienne faire son oeuvre au milieu du jardin, sur les bords, partout, avec ses signatures de lèvres impériales, puisqu'elle y pensait tout le temps, à cette métaphore de Verlaine. Les fleurs pullulaient dans la rue, petite, une ruelle, tout au plus, pour ne pas dire une venelle. Elle pouvait se retourner et contempler cette ligne rose comme un frou-frou de jupe espagnole alors que dans son jardin, on aurait dit de ridicules volants de papier crépon montés sur des tiges en raphia vert.

    Elle entendait encore la voix de sa fille. Il fallait qu'elle se presse et une vieille, une villageoise, a ouvert une porte, en a franchi le seuil et elles étaient presque face à face. Elle allait lui demander la recette pour tant de beauté et la vieille a bien vu qu'elle regardait le cortège de fleurs qui accompagnait la rue jusqu'à son bout. Elle ne lui laissa pas même le temps de poser une question, ou de signifier son émerveillement.

    -Eh, oui, ma pauvre, ça pousse comme chiendent, on n'y peut rien.

    Et la vieille, d'une main sèche, d'un mouvement à peine pensable pour sa constitution, de tordre une tige jusqu'à la rompre, et la fleur tombe, tombe, dans le silence des regards. Elle a envie de la gifler, cette vieille, et ne sait pas vraiment pourquoi les larmes lui montent aux yeux. Baiser rose trémières au jardin des caresses. Il y a si longtemps.




































     


     

     

     

  • Trouver le repos

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il est sorti par la fenêtre pour éviter l'alerte du parquet et l'empoignade de la porte qui grince. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il fait encore frais : du brouillard sort de sa bouche. Il a mangé des mûres sur le chemin, les premières de l'année. Il a franchi le gué. Il a toujours préféré le côté d'en face, sans être capable de dire pourquoi. Il a marché pour gagner son coin. Il y était hier, il y sera demain.

    A cet endroit, les tourbillons, on dirait des cailloux lancés du fond, à la volée. Contre les pierres qui émergent, la vitesse de l'eau vient tricoter de l'écume. Il s'est installé à gestes lents, a contemplé l'eau longuement et la course insaisissable des poissons, petits et grands, avant de lancer sa ligne. Il doit bien y avoir des logiciels, de nos jours, pour formaliser l'aléatoire de l'épinoche, les allées et venues de la tanche, l'immobilité de la brème.

    La seule prise de la matinée ne lui sera jamais reconnaissante d'avoir été remise à la rivière. Parfois même, il n'a pas à user de sa clémence. Il pose sa gaule sur la berge et attend en regardant les bestioles s'agiter, les arbres froufrouter et il se contente de faire ricocher des galets plats à la surface de la rivière, là où elle forme une étendue lente avec des sortes d'algues échevelées et affleurantes.

    Il n'a jamais sa montre ; le soleil fait l'horloge dans le ciel et c'est bien suffisant. Ses pensées font des contorsions, il passe de l'une à l'autre comme un trapéziste, c'est trois fois rien, et le plus souvent il pourrait les réduire en poudre comme des coquillages usés.

    Il rentre avec ses bottes de sept lieues, caoutchouc vert bouteille. Personne ne lui dit que la filoche est encore vide. Ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa sœur, ni la compagne de l'un, ni le mari de l'autre. Personne ne vient lui dire qu'il est bredouille. On ne lui demande rien, pas même s'il a passé une bonne matinée. Il se propose d'aider à la préparation du repas, sa mère répond que tout est déjà prêt et qu'il n'y a plus qu'à passer à table, mais auparavant il prendra une bonne douche parce qu'il était en plein soleil et qu'il a sué. Il ne se baigne jamais dans la rivière. Il n'aime pas l'eau.

    Quand il avait quinze ans, il s'était battu de longues minutes contre une pièce énorme, argentée et rebelle. Il avait vaincu. Pendant que lui-même reprenait son souffle, la bête s'étouffait sur la berge. Il l'avait vue mourir lentement, s'agiter, ouvrir large ses ouïes, battre l'herbe tassée du chemin de sa queue, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, plus rien que l'arc-en-ciel posé sur les écailles, arc-en-ciel enfin immobile du poisson enfin mort.

    Il l'avait ramené comme un trophée.

    On avait devisé sur les manières de l'accommoder. Tout le monde y allait de ses envies, avant de s'entendre sur une recette des plus simples.

    Le trésor s'avéra plein d'arêtes et d'une chair fade. Il voyait chacun masquer sa déception derrière les grimaces de la mastication. On avalait les bouchées à grand renfort de mie de pain. On disait que c'était bon, bonne pêche, en ajoutant des hummmm de satisfaction qui sonnaient faux. Le plat avait encore de quoi donner. Personne ne demanda à y revenir. Il avait compris que son offrande n'était pas à la hauteur de ses espérances.

    J'y retournerai, se dit-il, mais qu'on ne m'attende plus. Ainsi fit-il. La fin de l'adolescence et le début de sa vie d'adulte.

    Jamais la nature ne lui avait offert une seconde prise comparable, rien que du menu fretin ou des tailles quelconques qu'il sortait d'un coup sec du lit de la rivière. Et il lui semblait qu'éternellement il pourrait écrire, du moins se le raconter ainsi : il est parti pêcher...

    Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il fait un peu frais. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il cavale jusqu'à son repaire et là, à peine arrivé, à peine installé devant le tourbillon de l'eau qui ponce la pierre sans qu'on s'en aperçoive, il doit s'y reprendre à plusieurs fois pour abattre sur la berge une bête brillante comme une lame de sabre, bête énorme qui frappe le sol comme un enfant capricieux. Il la laisse mourir. Il la regarde de loin et attend que tout cela finisse avant de s'approcher. Il s'accroupit et, tout à coup, lui apparaît une évidence, une évidence vitreuse, fixe, bouton d'un manteau d'enfant, une évidence qui remonte à l'infini d'un souvenir qui ne veut pas dire son nom, dont il ne sait rien mais qu'il formulerait ainsi : d'un poisson, comme de l'amour, on ne voit jamais qu'un seul œil qui immanquablement vous avale.



     

  • Sur une (petite) morale socialiste

    La municipalité messine, nouvellement socialiste, a décidé, et c'est sans doute là sa contribution au débat sur l'identité nationale, de revoir l'appellation de certaines de ses (illustres) voies. Ainsi, sous l'impulsion de quelques zélés et jeunes membres du parti, elle envisage de débaptiser la rue Maurice-Barrès. Fichtre ! On comprend aisément ce qu'une telle envie veut signifier. Il s'agit de se draper de probité et lin blanc. En ces temps qu'on dira délétères, l'initiative engage, à un siècle de distance, ou presque, à combattre le nationalisme et à souligner que les intellectuels messins de gauche ne mangeront pas de ce pain-là. Qu'ils fassent comme bon leur semble ! Nous (osons le personnel de majesté) ne sommes pas messin...

    Il n'en demeure pas moins que cette saillie politique ô combien salvatrice amène à quelques remarques.

    1-C'est attribuer à Maurice Barrès une puissance idéologique et politique qu'il n'a jamais eue, sauf à lire Scènes et doctrines du nationalismele fait divers fait diversion. On nous en donne une preuve supplémentaire. comme un bréviaire pour le siècle cataclysmique qui allait venir. Cela ne manquera pas de faire sourire ceux qui ont lu l'ouvrage. On y trouve des pages nauséabondes, des raccourcis scandaleux, certes, mais de là à faire de sa disparition toponymique une urgence absolue... Il faut dire que nos politiques n'ont pas d'autres chats à fouetter et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Faut-il y voir, alors, un avatar de cette pratique du symbolique qui remplace peu ou prou toute pensée aujourd'hui ? Qu'est-ce que le symbolique à présent ? Ce n'est pas la clarté de la réflexion, la détermination précise d'un point qui fait sens, absolument pas. C'est frapper les esprits, choisir sa cible et détourner l'attention. En l'espèce, le socialiste messin imite tendanciellement les sommets de l'Etat. Et remercions Bourdieu de nous avoir répété que le fait divers fait diversion.

    2-Les édiles lorrains devraient un peu se pencher sur l'histoire intellectuelle de ce pays, lire Michel Winock, par exemple, et s'interroger sur le point suivant : le très détestable Barrès fut de son vivant considéré et respecté. On nous rétorquera que les individus, pris dans le temps de leur propre existence, n'ont pas toujours loisir d'apprécier ce qui se passe autour d'eux, ni de se détacher des affects. Pourquoi pas ? Revenons toutefois à ces Scènes si pleines de fiel, écrites autour de l'Affaire Dreyfus. Je me dispenserai d'en citer la moindre ligne. Qu'on y aille voir par soi-même (il est d'ailleurs un devoir que notre époque devrait raviver avec beaucoup plus d'ardeur, c'est le devoir de lecture ! Celui-ci a deux utilités : il ouvre à l'intelligence ; il permet d'identifier «l'ennemi», de pouvoir en parler avec mesure ou véhémence, c'est selon, mais, au moins, en connaissance de cause.). Les Scènes, donc... Publié en 1902, d'un anti-dreyfusisme virulent, et qui ne laisse guère de doute quant à l'antisémitisme barrésien, ce livre est connu de ce qu'on appellera la sphère littéraire. Cela n'empêchera nullement cette même sphère de garder son estime pour l'écrivain, d'avoir même à son égard des attentions qui donnent à réfléchir. Pour la petite (!) histoire, proposons quelques passages d'une lettre de Proust, écrite en 1911 (de quoi avoir le temps de bien mesurer à qui on s'adresse), en remerciement d'un livre que le sus-nommé Barrès lui envoie.

    «Or il est arrivé qu'étant ce grand écrivain que vous êtes, et d'autre part ayant cet amour de la Lorraine de ses morts, ces deux choses-là se sont tout à coup combinées dans l'esprit du peuple [...] Voilà ce que vous êtes devenu, ce que personne peut-être n'a jamais été [...] un grand écrivain qui est en même temps reconnu et obéi comme le chef le plus haut, par sa patrie, par l'unanimité du peuple. Cela fait cette espèce de gloire extraordinaire, d'une lumière spirituelle sans précédent [...] si heureux que je sois pour mon pays d'une suprématie comme la vôtre».

    Devant autant de complaisance, si l'on s'en tient à des considérations de morale politique, il sera donc urgent de débaptiser une éventuelle rue Marcel-Proust (j'avoue ne pas avoir pris le temps de vérifier s'il y en avait une à Metz mais la question est très secondaire, on le comprendra, puisqu'en l'espèce, il s'agit de facto de s'interroger sur la connaissance ou non que nous avons des auteurs, et je le dis sans détour : l'œuvre de Proust est le refuge suprême lorsque le monde qui m'entoure est insupportable, et il l'est souvent...). D'ailleurs, le problème a sans doute le droit d'être posé : Henry Sonnenfeld, dans The French Review d'octobre 1988, intitulait un article «Marcel Proust : Antisémite ?».

    Cette manière de voir demanderait donc à passer en revue l'histoire morale des écrivains et si l'on procède de cette manière, je crains qu'il ne nous reste plus grand chose à lire, tant chacun trouvera à redire sur tel ou tel, quant à ses positions sur la démocratie, les femmes, l'humanisme, l'amour du prochain, etc.

    3-Faisons le ménage, soit. Il faudrait alors s'occuper d'un homme comme Alexis Carrel, dont l'ouvrage, L'Homme, cet inconnu, publié en 1935, se fend d'un discours eugéniste sans ambages. Il adhéra, par ailleurs, au PPF de Doriot. Sinistre trajet, pour le moins. Les socialistes messins peuvent faire le tour de France des villes qui ont dédié à cet individu une voie de leur cité. Donnons-leur un premier champ de bataille. Rennes, socialiste sans interruption depuis 1977, a un magnifique boulevard Alexis-Carrel, et visiblement, cela ne trouble pas grand monde.

    4-Last but not least : dans un document INA, de 1972, François Mitterrand évoque ses goûts littéraires et gratifie le téléspectateur d'une lecture fort instructive. Il s'agit d'une page de La Colline inspirée, dévoilant ainsi son attachement à la prose barrésienne. Certains y verront en passant un écho à la mythologie solutréenne dont nous gratifia le défunt président de la République (et à laquelle se prêtèrent tous les thurifaires du régime, s'échinant à revêtir leur oripeaux de randonneurs pour pouvoir dire, le soir, qu'ils en étaient, eux). Il est évidemment ironique de voir un socialiste si important aller chercher dans la littérature honnie les sources de son bonheur. Pourquoi pas, au fond ? Ce n'est pas moi qui l'en blâmerais. Mais je doute fort que ceux qui se réclament de son héritage (à moins d'avoir publiquement établi un droit d'inventaire, comme se proposait de le faire le sous-marin trotskyste Jospin) aient eu connaissance de ce moment d'anthologie. Sinon, il leur faudra, dans la même séance municipale, faire une pierre deux coups pour effacer de la cité lorraine le traître et son admirateur.



     

  • La force du détail

     

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    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.

     

  • la vie et le reste

    1-Voilà ce que j'ai entendu de toi. «Ce sera mieux ainsi, de se voir au téléphone, non ?» L'impropriété est belle. J'ai répondu qu'il en serait selon tes désirs, sans essayer le moins du monde d'être ironique, comprenant très bien que le mot tombait à plat.

    J'ai raccroché. La fenêtre ouverte donnant sur le square intérieur aux bancs toujours inoccupés laissait passer les aiguilles d'un soleil cru que renvoyaient aussi les grandes baies de l'immeuble à la diagonale du mien. Il y avait un silence rédhibitoire à toute pensée.

    Faut-il alors croire que ta présence sera dans l'observation comptable d'une facture France-Télécom ? Que deviendront ces aspérités du silence saisies à la seconde près et rendues, le combiné posé, à la plastique ronde, à peine moins marquant pourtant qu'un froid métal, sinon les phares lambeaux de cette mort qui ne veut pas dire son nom ?


    2-D'un corps, sur lequel j'ai reposé les mains ; aux humeurs desquelles j'ai assigné la beauté toute végétale de la sève étirée, traçant de longues comètes, qui sont à demeure en toi ; auquel j'ai fait le trèfle en la saison des gerçures (et nous étions nus, ta tête sur mon épaule, comme les lumières de la rue aux étoiles, à jumeler) ; à qui j'ai fait, par ma bouche, la glose de la partition et de l'indivis, en même temps.


    3-De ce corps, faire une ligne... De ce corps, faire un message... De ce corps, faire un trait...

    C'était hier...

    A partir de maintenant, je vais peut-être passer mes journées à ne rien faire. Dans quelques jours, ce sera l'été. Je vais attendre, alors.

    La fenêtre est ouverte et je me perds dans un bout du ciel, et comme l'angélus de cet après-midi, j'entends les cris des enfants, à la récréation de l'institution Saint-Jérôme.

    Ainsi, je vais m'accrocher au téléphone.


    4-Le corps qui devient voix seule passe du spectacle au microsillon (aujourd'hui à l'inscription numérique. Digitale. Et justement, mes doigts ne sont plus de ces voix supplétives, comme les lignes mélodiques d'un contrepoint, qui signaient ma passion, quand je les posais sur toi pour te faire jouir).

    Le corps ne s'allège pas, jusqu'à la disparition possible. Il ne peut être symbolique. De bien des chanteuses de jazz, je n'ai d'abord connu que la voix, la modulation, le charme. Puis un jour, elles ont eu des yeux, une bouche, une taille et parfois j'étais déçu sans savoir déchiffrer malgré tout dans les arcanes de mon imagination. Le chemin inverse -la soustraction de ce support-pulsation est-il envisageable ? Car, soudain, je me dis que la métamorphose est en lui, non en elle. La voix ne peut être une métonymie (si elle l'est, son domaine de prédilection sera le mensonge).

    Quand l'autre n'est plus là, on se rend compte que ses trahisons sont des musiques composées pour nous, en open tuning. Et on les aime, ces mensonges, comme des livres dédicacés. Je suppose que ta parole va parfois emprunter des routes aussi sinueuses. Je suppose. J'en viens à l'espérer, plutôt que de disparaître.


    5-Que vais-je maintenant savoir de toi ? Par la voix, ne demeure que l'ambulatoire servitude des souvenirs. Comme ces pauvres mères de la place de Mai, en Argentine, brandissant la photo de leurs disparus. Icônes impitoyables de ce qu'elles savent déjà être mort, squelette, poussière, racines, bourbier. Je ramène ma misère à la mesure collective. Tu trouverais cela détestable. Tout disparition vécue nie la morale, la gradation, le respect.

    Je sais surtout que tout un espace s'ouvre à moi pour élaborer des chapitres manquants. Travail de comblement.

    C'est juin. Presque les vacances. Rien ne compte. J'attends la sonnerie. Quinze jours que mes sorties se réduisent comme peau de chagrin. Puis, vers 23 heures, parce qu'il y a alors moins de risques que tu m'appelles, je sors dans la ville. Je pourrais dire, moi aussi, si j'avais plus d'ironie, pendu à mon téléphone, comme dans le passé, quand la communication locale coûtait une unité pour trois jours (je crois) et que nous avions des discussions de trois heures, quatre heures, des discussions creuses où nous nous aimions. Maintenant je vois moins le combiné que le fil interminable, toujours emmêlé, avec lequel on pourrait en finir. Mais je suis déjà pendu, à la grammaire imprévisible de ta venue cellulaire. Tes appels, c'est un parloir ténébreux. Le mien.


    6-Sur ta voix, je ne peux promener qu'une progéniture monstrueuse, croisement d'espoir et de circonspection. Il suffit que tu aies raccroché pour que ma parole se prolonge. Je te parle : et de parcourir ainsi des kilomètres sans rien voir d'autre que la projection de ce corps naguère à ma droite. Dans la rue, parfois, je dois m'oublier puisque les gens détournent la tête. A n'importe quelle heure de la journée, je peux t'incorporer dans le film de ma vie qui tombe. Mais rien ne pèse si fort que les temps incertains où tu viens de me quitter. Comme ces heures de l'entre-deux, le soir, sur une route : la pénombre concède à la clarté le droit d'encore nous éblouir et c'est mortel. On ferme à demi les yeux.

    Il suffit d'un rien. Tu me parles d'un concert auquel tu as assisté et ma promenade est constellé de nos concerts communs et de tes mots, de leur sonorité originelle. Et les plus intenses viennent à ma bouche. Alors je te réponds : je trouve ce que j'aurais dû te dire. Il me semble refaire ma vie avec toi, en cherchant les failles qui nous ont amenés à ne plus nous voir qu'au téléphone. Je sens tellement que cette situation est le stade ultime de notre communauté, que je me saisis de ces derniers signaux (parfois moins de trois minutes, pour une affaire administrative) pour épaissir mon quotidien, pour y faire proliférer la pourriture noble de mes amours recomposées.


    7-Les lèvres, l'anche d'où tout coule, sont les seules parties que j'embrasse sur la glace, quand je me regarde, chaque matin. Et si je le fais, je ne me vois plus. Mon œil me supprime, et me tue. Narcisse.

    Je prends du recul et je n'arrive plus à penser à mon visage en entier. Je vois l'empreinte de mes lèvres. C'est horrible, des lèvres sur une glace.

    De toi, je contemplais tout : la glycine et le tabou. Et mes lèvres avaient le droit de convertir la totalité du désir dans une proximité bienfaitrice, calme et arassante (et je coupe le h, là. Ainsi ferai-je pour oraire, car avec toi, je n'ai pas compté mais prié.).


    8-Loin de ta coupe à mes lèvres. Toujours plus loin, désormais.

    On n'oublie rien. Mais ces appels ne sont pas des remises, comme au poker. On rajoute. Pour bluffer, pour ne pas perdre la face (et moi, puis-je croire décemment que je retrouverai, au fond, celle de ton désir passé). Pour s'étourdir de cette pesanteur où l'on voudrait penser que rien ne broie. Pour s'aventurer, parce que la seule histoire crédible (possible) après une rupture semble de la revivre, de la promouvoir à nouveau dans un territoire vierge où l'on aurait tranché tous les défauts, les maladresses qui amènent à ne plus être ensemble.

    Mais on n'y arrive pas. Rien d'essentiel n'affleure. Nous investissons un lieu d'une neutralité où deux fantômes ne peuvent s'envisager.

    9-Maintenant, mes lèvres n'ont plus de ferments. Quand je la passe sur elles, ma langue obère mes derniers espoirs.


    10-Mes lèvres ont conservé l'armoirie de ton corps et tu leur demandes, là, de n'en rien garder, que la devise.

    Tu m'as dit : «se voir au téléphone». Et une nuit, peu après, j'ai imaginé une ridicule construction technique pour enregistrer tous tes appels et constituer un répertoire de l'accompli. Ce serait encore poursuivre la relation. Relater, conter, compter.

    L'idée m'est restée quelques jours, et j'ai fini par y trouver un caractère supplétif, comme dans ces instructions prolongées, que seule vient éteindre la mort accidentelle du suspect.

    Imagines-tu un rayonnage de cassettes où soient répertoriées tes inflexions ? Jours, heures, minutage, contenu. Archivage.

    Je serais obligé de le cacher dans un placard, au fond d'une armoire pour ne pas avoir à répondre aux questions.

    L'image n'a pas cette incongruité. Je garde sept photos de toi. Et je peux, avec précaution, t'embrasser. Si on conserve les photos, tout le monde vous respecte. Les gens disent même que c'est la preuve que vous avez du cœur et que vous avez beaucoup souffert.

    Agir de cette manière, ce serait te tuer une seconde fois. Ajouter à la terreur du prochain appel, qui ne viendra peut-être pas, peut-être plus, le revers nécrologique de ces œuvres complètes que l'on chasse aujourd'hui avec tant d'acharnement.

    Au téléphone, ce qui doit primer, c'est l'appel, l'anticipation de la présence de l'autre auquel on pense avant que lui-même soit rendu à notre réel. Je suis dans la futilité, dans le commun, lavant un pull, rangeant des livres, épluchant une orange, et tu penses encore à moi, puisque la machine retentit. Un temps, je suis heureux de ne pas avoir disparu, mais, bientôt, je conviens que je ne saurai jamais plus rien de ma présence en toi, que tes regards, tes sourires me donnaient, sans dire un mot.


    11-Nos appels sont des notes en bas de pages, du discours et non plus du récit. Ce sont comme des accrochages sporadiques à la frontière de deux pays.


    12-Qu'est-ce que la voix ? D'abord, où est-elle ? Dans mon oreille, qui ne l'aura jamais tant écoutée que depuis notre séparation ? Mais c'est une mauvaise écoute, que celle des mots prochains qui ne viennent pas. La forme contradictoire de la surdité indifférente des amants en déconfiture.

    J'ai le temps d'écouter, maintenant, aux terrasses des cafés, dans les gares, dans les restaurants, les dialogues délités qui ne savent pas encore qu'ils ne sont plus ensemble. Tout est dans le rythme. Affaire de timing et de relance, pour reprendre un vocabulaire tennistique.

    Nous n'avons plus ces problèmes depuis que tout se règle au téléphone. Jamais la parole n'avait occupé autant de place. Tu sais pourquoi tu m'appelles, quelles sont les questions que tu veux aborder. Même la banalité est réglée et lorsque nous arrivons au bout, le flottement autour de la coupure n'existe plus. C'est ta voix qui a descellé le désir. Retour de vacances, j'ai voulu prendre de tes nouvelles, et tu t'en tiens au strict minimum. Et les mots prochains ne venaient plus. Sur le moment je n'ai pas compris. Dans mes promenades traînées le long des rues du centre ville, les jours suivants, je m'expliquais ta réserve par le droit à une vie privée, ta pudeur. Ridicule. Je ne peux plus me mentir.


    13-Ta voix est suppression. Elle n'est pas la mort. J'aimerais autant, parfois.


    14-Je parle sans savoir et je ne peux compter que sur les années à venir, c'est-à-dire sur le maintien (en détention) de la nécessité physique pour laquelle ta voix est intercesseur. Ta voix changera-t-elle ? Elle sait déjà s'agglomérer de façons différentes, selon la place même de ta bouche devant le combiné. Parfois si lointaine que les bruits de la rue passent parce que je sais (je connais ton appartement, le mien naguère. Un jour, je dirai : jadis) la fenêtre ouverte aux rayons du soleil qui vont s'amortir contre les alignements de la bibliothèque. Tu dois alors être contre le mur, assis tailleur, la tête légèrement en arrière, ou sur un fauteuil, en travers, avec un pied en balance. Tu ne travaillais pas aujourd'hui. Ta tenue est peut-être négligée. Un tee-shirt interminable, et des chaussettes. Les jambes nues...

    Et personne (je fais comme si) maintenant (si je continue vers la lucidité : pour l'instant) avec qui jouer au chien mordant le chausson. Personne pour ébruiter l'intimité dérangeant des années heureuses. Portrait de soi en jeune chiot et pour finir, ton rire mêlé de reproches, quand tu raccrochais. Un gamin, vraiment.

    Si proche, parfois, ta voix. Mais c'est une avancée dérisoire. Les quelques centimètres gagnés deviennent un souffle et je ne comprends plus tout ce que tu dis. Tes lèvres touchant le combiné, mon oreille demande grâce et je tiens le téléphone au loin, comme un fer porté au rouge, et que je dois tenir, coûte que coûte. Il n'y a pas loin de ces moments à l'ordalie.

    Ce n'est donc pas toi qui changes mais la technique qui fait défaut.


    15-Tes lèvres sur le combiné, instant de l'ultime rapprochement concédé à ce jour, sont la négation des baisers de la bouche qui s'ouvrait sur la mienne. Ta langue alanguissant la mienne fermait mes yeux, grossissait mon sexe sans l'avoir encore englouti, donnant ordre à mes mains de rudoyer la laine ou le velours, avant d'inféoder la dentelle, la peau, les muqueuses (en écrivant cela, je retrouve un temps ce que la voix coupée du corps m'enlève. Et le retour est la perte définitive de la continuité).

    Lèvres. Langue. Dent. Le suave et l'intangible.


    16-Dans l'amour, nos deux mains étaient là, alors qu'au téléphone, l'une est atrophiée, appendice technicisé, l'autre est libre, libre de dire, sans que l'autre le sache, l'ennui, l'indifférence, la fatigue. Il y a cette main, oui, la main des cercles imaginaires sur la moquette, des dernières lettres aux mots croisés, de la machine à calculer (pour, selon : moyennes, taux de change, barème de l'impôt sur le revenu). Et pourquoi pas la masturbation ? Ma main, celle que je peux regarder, est le témoignage de mon absence possible, quand tes mots croient m'atteindre. Mais si, avec d'autres, la latitude que lui laissent mes états d'âme ne me trouble pas, avec toi, elle tremble puis s'inertie d'un garot du passé. Elle s'agite, ma main que voici vivante, crayonne et tout s'efface.

    Sa liberté n'a pas de source.


    17-Je parodie : il n'y a pas de relations téléphoniques. Tellement vrai que je suis obligé d'écrire. Et quoi, sinon le désengagement de ma connaissance ? Ce que j'ai commencé, c'est peut-être la suppression du personnage (puisque nous ne sommes que profils). Le créer in absentia. Habituellement -logiquement- le personnage est ce qui s'élabore petit à petit, pierre par pierre, dans les vides qu'il comble et dans les espaces qu'il vient occuper, ou dont il laisse affleurer la béance. Il n'y a que l'addition, jusque dans les ratures, qui ne sont pas des retraits, mais d'autres heures de la marée qu'on n'a pas prises en photos, ou lacérations de l'apparence, comme si on voulait découvrir au cœur d'un coussin, dans la doublure d'un grand manteau, quelque matière illicite, qui sait : une lettre secrète.

    Et moi, tout à coup, je procède l'inverse. Je dois dé-tisser les lourdes aventures de notre passé.

    Je dois dé-membrer.

    Je ne peux plus écrire sur ton corps : ni le penser, ni utiliser les matières de la jouissance, quand ma langue fouillait ton ventre de sperme, de chantilly, de fraises. Ecrire, maintenant, consacre la fin du corps calligraphié. Il n'est plus que linguistique.

    Devant moi, un grand puzzle dont les pièces sont collées. Je dois les retirer une à une, en sachant pertinemment que je poserai toujours les doigts sur les parties manquantes. Parce qu'elles sont faites pour cela.


    18-De la voix, aux lèvres invisibles, mais portante, comme un vent, je connais des exemples. Quand, pour réjouir une de mes nièces, dans vos parties de cache-cache, tu disais : «Je suis là». Elle réussissait bientôt à te retrouver, et sa propre voix suraiguë de bonheur, te ramenait de derrière la porte, du rideau tiré ou du placard même. Tes mots redevenaient corps. Elle tirait sur tes bras, criait : «Je te vois, je t'ai vue».


    19-Le croirais-tu ? J'ai demandé à Pierre de m'expliquer selon les lois de la physique le fonctionnement du téléphone. Je me suis empressé de tout oublier. Je ne veux pas décharner plus encore l'ombilic.

    Je sais que je n'aurais pas dû mais c'était sans doute une tentative pour lui parler de toi, mais je n'ai pas pu.


    20-On parle d'un filet de voix. Il s'agit de donner une image de la densité, un spectre à l'onde par laquelle s'exprime le corps entier, la présence. De toi, demeure donc le filet, cependant autre : ce qui court, ce qui serpente sans jamais grossir, ce sur quoi mes mains n'auront pas de saisissement. Il n'y aura pas de ravinement jusqu'au lit.

    Quand tu raccroches, aussitôt, de cet écoulement ténu, où je veux retenir le temps aussi, je passe dans le silence lagunaire. L'étalité de mon tympan rendu à sa mémoire, elle-même promise à la défaillance.


    21-Qui a dit que le silence qui suivait du Mozart était encore du Mozart ?


    22-Si nous cédons l'un et l'autre au désordre compulsif de la technique, à moins que nécessité fasse loi, il arrivera que ta parole soit portable. Elle ne sera plus située dans le décor connu, ou imaginable, selon les aménagements du temps d'après, de ton appartement. J'aurai perdu un peu plus, encore. Seras-tu, alors, aux portes de la ville, en bas de chez moi, même, que ton éloignement aura pris des allures incandescentes. Je ne te dirai plus : «Comment vas-tu ?» mais : «Où es-tu ?», sûrement, comme l'indiquent les enquêtes sur le sujet. Et ma question aura changé, de fait, la nature de cette vie organisée autour du téléphone. A l'être succédera l'espace et je n'y gagnerai rien. Car le passage de l'un à l'autre scellera celui de la vérité au mensonge. Je te connais et les inflexions, le temps de la réponse, quand je m'inquiète de toi, me disent les maux. Ton corps charrie toujours, à cet instant, plus que la volonté travaillée. Mais où seras-tu ? Dans quel ailleurs, dont les bruits ne prennent pas source dans la rue entrée par la fenêtre, dans la radio de la cuisine, posée près de la cafetière et du grille-pain.

    Je sais pourtant que cette étrange dissémination a commencé le jour où je me suis acheté un répondeur. Peut-être avais-je de la chance... Peut-être avais-tu l'instinct du bon moment... Il s'est écoulé assez longtemps avant que ta voix ne se grave. Je suis rentré et j'ai vu, à côté de l'indice vert, celui rouge clignotant. Je ne m'y attendais pas. Je n'y étais pas préparé. De ces détails la vie ne nous apprend rien. Elle nous y confronte et c'est déjà trop tard. Tu appuies sur le bouton «message» et le monde est en marche. «Vous avez un nouveau message. Mardi, dix-sept heures trente-deux minutes.»


    23-Le  répondeur est la déposition d'un passage qui se nie dans le temps même de sa réalisation.


    24-Tu as changé de numéro. Tu es en liste rouge. Il va falloir que je vive.