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  • Un jour de plus

    Je pense aux morts. Non les solennels qui ont droit à l'hommage présidentiel, ni aux célèbres dont la place était déjà chauffée dans les rubriques nécrologiques. Pas même aux miens, à cette intimité qui se fait avec le lignage perdu, les amitiés enterrées (pour de bon). Je pense aux morts qui ne le sont pas encore mais que les aventureuses chimiothérapies assassinent d'un fol espoir, à qui le grand âge fait oublier qu'ils ont eu un an de plus et qui regardent leur anniversaire comme une anecdote grossière. Je pense à ces rides et à ces sanglots inaudibles, à ces fatigues qui surpassent même l'envie de se plaindre. Je pense à ces décapités, à ces morts de faim pourrissant au fossé. Toute journée se finit et l'on se console amèrement de l'appeler fatalité...

  • Le monde est inépuisable

    J'ai la maladie des ressemblances, dit-il. Et pour finir de citer Cadiot il ajoute qu'il va guérir.

    Moi, je ne suis pas sûr qu'il faille en arriver jusque là. Au contraire. Ce serait faire mordre la poussière à un certain esprit poétique. En plus, cela aiguise le regard et l'esprit (et inversement). Ainsi ne sommes-nous pas tentés d'aller si/trop loin, à l'autre bout de la terre. Le monde est infini : il suffit de le regarder.

    Je lui réponds donc que moi aussi, j'ai la maladie des ressemblances et que je ne voudrais pour rien au monde (ce qui est une façon définitive de vouloir faire avec lui : si je ne veux rien au monde, c'est très simplement parce que je le prends en son entier, dans l'épuisant capharnaüm dont il dispose pour me tordre et m'inquiéter, au premier abord) m'en voir guéri.

    Je n'ai pas peur de tout confondre ; je veux seulement que des images et des mots circulent en moi, qu'elles se croisent, qu'ils se mêlent. Toutes les associations sont là ; tous les échos des syllabes aussi. L'œil ne s'éteint jamais et la langue file son chemin. Il n'est pas question d'être confus, moins encore égaré. Au contraire : je cherche le hasard et l'arbitraire du monde comme un élémentaire, non comme une fin. Je laisse aux puritains et aux orthogonaux l'arbitraire du signe, évidemment. 

    Le monde sensible, et l'être en retour. Je peux mourir de cette confluence, mais il faut bien mourir de quelque chose. Que ce ne soit pas en vain...

  • L'écoute...

    "Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l'imagination particulière ; tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale." 

    Voilà ce qu'écrit André Suarès dans L'Art du Livre, en 1920. Ce n'est pas très aimable pour l'époque contemporaine perdue dans sa course consumériste consacrant l'amour de soi. Mais il est vrai qu'on ne peut pas tout faire en même temps. On ne peut guère se tourner vers autrui, vers une parole étrangère, singulière et réclamer son dû de "moi, je" n'ayant pas dépassé le stade du miroir. 

    Parce qu'un livre, c'est aussi une écoute : celle d'un chant qui vient d'ailleurs, par définition, et souvent, pour ses plus belles inflexions, de loin. Si la lecture peut encore perdurer, comme acte technique de déchiffrage (et même les plus ignares savent décrypter leurs sms laconiques), le livre est lui amené à n'être plus qu'une relique en des temps sombres. La démocratie ne peut survivre sans le triomphe de la bêtise. Elles sont consubstantielles. Que faut-il entendre par là ? La démocratie n'a de fonction que dans un cadre libéral. Elle est l'excuse politique du triomphe économique. Ce n'est pas le pouvoir pour tous, mais l'accès pour le plus grand nombre au marché, selon une logique marketing de plus en plus fine et terrible. Le livre n'y a pas sa place, sinon comme répertoire de cuisine, de bricolage ou d'aménagement d'intérieur. Le livre, le vrai : ce que la littérature donne à méditer et à vivre, n'a plus sa place. Il faut être de son temps, c'est-à-dire disponible et la lecture est triplement anti-démocratique. Elle se pratique seul ; elle attend le silence : elle est un "addendum à la création" (Julien Gracq), quand la puissance post-moderniste suppose que tout est là et maintenant. L'intelligence algorithmique est l'ultime borne des temps contemporains, quand la littérature ressemble plutôt à un espace. On n'y vient pas buter contre plus fort que soi, comme ces pauvres joueurs d'échecs et de go qui ont découvert, dans leur défaite contre la machine, qu'ils n'étaient que de sombres idiots calculateurs (1) ; on y vient pour y trouver un esprit, pour se battre, pacifiquement et spirituellement, contre une âme. C'est, on s'en doute, plus périlleux et plus déroutant. La littérature ne rassure pas ; elle est un chemin de traverses, un écho, un mélange de peur (parce qu'on y découvre un territoire inconnu) et de jouissance (parce qu'à la fréquenter avec fermeté, on s'y installe et on y forge son pays).

    La grandeur des propos de Suarès résulte aussi de cette compréhension aiguë du combat qui s'est engagé, à partir de la révolution industrielle, entre la pensée qu'on dira spéculative et la raison pratique (merci Kant...). L'ardeur est dans le gain et les techniques d'accroissement du gain, quand la littérature est une perte, à commencer par une insupportable perte de temps (2). L'homo festivus de Philippe Muray ne peut pas être un lecteur. La lecture, ce sont de grands blancs dans un agenda, des "vides", quand le moindre pékin se gargarise d'avoir rempli toutes les cases horaires de chaque jour.

    Je ne crois pas au hasard quand les deux grandes œuvres de la littérature française, celle, autobiographique, de Chateaubriand, celle, romanesque, de Proust s'acharnent avec le temps, à le creuser, à contourner le présent pour mieux le saisir. Chez ces deux écrivains, la remembrance n'est pas un exercice technique de la mémoire : elle est le dénombrement de la disparition. Chez l'un et l'autre, une inquiétude et une forme mélancolique de la recollection. Comment cela pourrait-il entrer dans l'esprit du quidam hyper-contemporain, névrosé d'être soi constamment, parce que soi, c'est être le monde ? (3)

     Parfois, la révolte se fait une place, mais le plus souvent je n'espère plus qu'une chose : que l'enfer advienne le plus tard possible et que je n'ai pas le temps de voir les bibliothèques brûler, le monde réduit aux borborygmes acheteurs, à une vie d'écrans et de mots tronqués. Pour cela, il faut une dose assez forte d'optimisme, que je ne trouve qu'en reversant mon effroi dans l'univers de Julien Sorel, de Charles Swann, du prince Mychkine, ou dans les pièces de Shakespeare...

    Doublement sauvé par la littérature.

     

    (1)Et sur ce plan nul doute que la machine finira toujours par gagner. La rapidité des circuits imprimés et des puces signe la mort de l'homme comme machine.

    (2)Pour cette raison, le lecteur assidu est une figure assez singulière de l'oisif, voire du fainéant depuis longtemps. Mais son vrai péché est ailleurs : il est en retrait

    (3)Mais on pourrait aller se promener aussi du côté de chez Joyce, où la concentration temporelle, une journée pour un livre infini, prend le problème à l'inverse, avec tout autant de brio et de beauté. 

     

     

  • Miroirs (VII) : Mark Rothko, tragique

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    Mark Rothko renonça assez vite à l’art figuratif et en particulier à la représentation des personnes parce qu’il avait « l’impression d’abimer le visage ». Renoncement qu’on ne peut discuter (c’est-à-dire contester) du point de vue esthétique, voire sur le plan éthique. L’artiste est souverain. Mais si l’on considère l’histoire des idées et leur formalisation, on peut effectivement s’interroger sur ce glissement qui relègue au rang de quasi archaïsme la question de la figure humaine. Faut-il y voir comme Paul Virilio la matérialisation d’un art impitoyable qui a, entre autres, récusé l’histoire d’après 1945 (même si l’horreur n’est pas réductible à cette période) ? Il est en tout cas troublant que Rothko ne peignit qu’un auto-portrait, en 1936.

    En 1936, pendant que d’autres organisaient l’effacement systématique des juifs, le peintre abandonnait l’idée de se tenir à distance de lui-même. L’affaire, nous l’avons écrit d’emblée, semblait avoir une raison plus théorique. Néanmoins, cet abîme avait aussi à voir avec cette question d’identité qui allait faire de Markus Rothkowicz, à partir des années 40, Mark Rothko. Troncation du nom, mais dans une certaine limite, pour ne pas tomber dans l’identifiable immédiat : Roth, comme Philip Roth ou Joseph Roth, par exemple… Ne plus se peindre parce qu’il y a, peut-être, une difficulté à se peindre. Un problème de légitimité. Dès lors, on regarde cette unique expérience avec une certaine circonspection.

    La question de la ressemblance n’est pas vraiment au cœur du tableau. On le reconnaît assez facilement, si l’on se réfère aux photos de l’artiste. L’œuvre n’est pas en soi très remarquable. Les couleurs sont pauvres, l’angle de vue est assez classique (l’amour de Rothko pour Rembrandt), les proportions n’ont rien d’originales et nous sommes loin des « déformations » qu’ont depuis longtemps exploré les cubistes et leurs suivants. Alors quoi ?

    Les yeux. Encore que le terme soit inapproprié, puisque Rothko porte déjà les lunettes qu’on lui connaît. Mais ce n’est évidemment qu’un élément secondaire, parce qu’il s’agit plutôt du regard. Et le regard est d’abord une question dynamique. Si les yeux existent en soi, le regard, lui, n’a de sens que dans le rapport avec l’objet qu’il a en perspective. Le regard, c’est à la fois l’acte mais aussi un choix, une manière de. Il est l’essence même de la peinture et de sa théâtralisation (si l’on veut se rappeler que l’étymologie grecque du mot renvoie au verbe « regarder »). Il est le fondement de l’art de Rothko, comme de tout peintre. La peinture est un regard porté sur quelque chose et la manière de faire procède d’une manière de voir.

    Quid donc de cet œil dissimulé, de cette obscurité fondamentale dans la représentation de soi ? Il ne ferme pas les yeux, mais il accentue l’écran par quoi n’importe qui peut prétendre être une énigme. Faut-il croire qu’un homme aussi grave que Rothko puisse ainsi se mettre en scène ? Ce serait à peine croyable. Si l’on considère la position du corps, le trois-quarts face, il est de toute manière évident que le modèle ne nous regarde pas. Son œil fuit quelque part. Il n’essaie pas d’accrocher notre attention. Le vrai trouble tient au redoublement de cette noirceur que le spectateur peut décomposer : le noir de l’organe et le quasi noir des verres de lunettes. De quelle angoisse cette dissimulation marque-t-elle la vérité ? 

    Car c'est bien une angoisse latente que nous raconte cet autoportrait. La noirceur désignée du regard n'est pas une afféterie, mais la trace d'une (in)consciente torture de ce qui sera l'appui de l'artiste pour exister, pour s'exprimer. Et l'on descend un peu plus bas dans le tableau, pour observer les mains. Croisées, l'une sur l'autre, l'une tenant l'autre, la pressant, comme s'il y avait péril en la demeure. Les mains, ou l'autre medium de la peinture, ce qui traduit la vision, lui donne sa densité. Le passage du virtuel au réel. La crispation que l'on sent en elles est troublante. La liberté est comme absente de l'œuvre. L'artiste n'est pas au travail (il est habillé pour sortir, peut-être, avec sa cravate) mais il porte toute l'attention de sa représentation autour des deux conditions de son existence comme peintre. Ce n'est pas son visage qu'il abîme, ni même sa figuration sociale ou proprement existentielle. On y lit plutôt un étrange aveu de cette impossibilité à aller au-delà de ce qu'il serait censé représenter. Il se montre et on pense petit à petit à une posture de contrition, à la mise à peine transformée (la cravate est bien sûr trop claire, trop voyante) d'un homme en deuil. De qui ? De quoi ? Comme le tableau ne contient lui-même aucun élément narratif extérieur, il ne reste pour le spectateur qu'à se retourner vers le sujet en tant que tel : Rothko lui-même.

    Cette œuvre est à la fois très belle et très émouvante. Elle est si loin de ce qui fera le succès de l'artiste, de son goût pour les couleurs vives, avant que ne viennent les tons sombres et la touche finale de la chapelle de Houston. Certes, il est toujours facile de revisiter une toile à la lumière d'un destin tragique et d'en faire un acte prémonitoire. Une toile n'est pas un acte, sinon à être déclarée comme telle. Mais cette volonté, dans cet unique autoportrait, de se dépouiller du moindre orgueil de l'art est poignante. La simplicité y est une forme d'aveu et une manière de clore le débat autour de l'homme. Arrivé à ce point, on comprend mieux pourquoi il a voulu explorer l'énergie de la couleur, d'où il pouvait se soustraire.

     

     

     

  • Sans paroles

    Il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il tournait et virait, dans un râle chagrin continu. Il lui a tendu la main pour le calmer et l’enfant s’est amusé avec ses doigts. Puis il a trouvé sa position. Un temps, son petit poing s’est lové dans sa paume, avant de remonter doucement et de s’ouvrir à la hauteur de son poignet, dans la face interne, là où bat le pouls. L’enfant a ouvert les yeux ; il avait l’air de mesurer avec sérieux le rythme cardiaque du père. Il a souri comme si ce qu’il entendait, d’interne en interne, l’avait rassuré, et il a trouvé le sommeil…

     

  • L'économie d'outre-tombe

    Les autorités sont, nous dit-on, fort inquiètes. La menace est extrême. Le ministre de l'intérieur est sur ses gardes. Le championnat d'Europe arrive et on craint de nouveaux attentats. 

    C'est inquiétant, en effet, de se dire que cet événement vendu par tous les politiques, à commencer par l'ectoplasmique présidence, comme un moment d'unité, une démonstration de dynamisme et une aubaine économique (le dixième de point de croissance indexé sur des footeux mongoloïdes, il fallait y penser) pourrait être gâché. Il suffirait que ces crétins tuent dès les premiers matchs pour qu'on se retrouve avec un terrible dilemme : arrêter ou continuer ? Stop ou encore ? Les festivités sur la pelouse peuvent-elles s'accommoder des morts en tribune ? Leur morale laïque, par un jésuitisme audacieux, dépassera-t-elle le silence des disparus pour dire, encore une fois, que notre liberté tient au droit d'aller au stade, comme elle tiendrait d'aller au concert ou en terrasse ? Le retour sur investissement sera-t-il notre planche de salut ? 

    En même temps, ce doute est-il permis ? La belle loi du sport, qui n'est qu'un avatar de la loi du marché ultra-libéral (1), sait s'accommoder de tout et chacun pourra se souvenir qu'en 1985, au Heysel, au milieu des morts qu'on finissait d'évacuer des tribunes, on joua une finale de la Ligue des Champions et qu'un Michel Platini extatique célébra son penalty réussi pour offrir le trophée à la Juventus de Turin. La vidéo qui suit, de mauvaise qualité certes, permet de mesurer à quel point notre monde sait être sordide. Le Platini en question voulait d'ailleurs diriger le football mondial. C'est dire combien nous pouvons dispenser des leçons à toute la planète...





     

    (1)Je renvoie le lecteur à l'arrêt Bosman et à ses effets sur la logique de la mobilité de la main d'œuvre.