"We are accidents waiting to happen" (Radiohead)
Tu t'es trouvé là par hasard, et le hasard sait parfois nous trouver. Tu allais monter dans le tram ; tu t'es retourné et face à toi, ce papier.
Ce n'est pas un Post-it, ni une feuille classique, A4 ou A5. Son format est propre au destin que lui a assigné l'auteur du message. Sa rectangularité moyenne rappelle moins celle d'une enveloppe que celle d'une photographie, ce qui ne manque pas de te faire sourire.
Elle a été scotchée à l'un des grands panneaux de verre de l'arrêt. Peu importe le nom de l'arrêt. Elle fait tache, en quelque sorte, au milieu de toute cette transparence triomphante. Elle intercepte le spectacle de la rue : les gens qui passent et les voitures. Elle veut interpeller celui qui attend. Elle attend quelque chose de celui qui attend, sans savoir s'il y aura jamais une réponse.
Ce ne sont que quelques mots mais, en soi, une histoire que tu peux essayer de reconstituer (comme un crime ?) en t'en tenant à la stricte probabilité chronologique. Une histoire dont les protagonistes ont des caractéristiques floues. Réalités presque secondaires.
Tu imagines qu'il y avait une pochette, ou une grande enveloppe qu'un enfant, ou un adolescent (tu ne penses pas à un adulte. Impossible de dire pourquoi...), puisque photos de classe, a perdu quelque part. C'est un lieu vague : dans la rue. Il n'est pas précisé laquelle. Est-ce l'essentiel ? Quand on a perdu un objet, toutes les rues se ressemblent, c'est-à-dire s'annulent. Peut-être n'est-ce qu'une facilité de langage ? Le malheureux l'a, qui sait ?, oublié sur un siège de l'arrêt. Du moins le supposes-tu, en associant le lieu du message à celui de la perte. Ou bien il faudrait que tu arpentes le quartier pour voir si, d'aventure, d'autres billets identiques ont essaimé. Mais c'est improbable parce qu'il s'agit d'une rédaction originale (un manuscrit, pour faire littéraire) et non une photocopie. Le bord mal découpé du papier induit un acte impromptu, le produit d'une décision sur le vif, parce que l'inconnu venait de trouver ce qui avait été oublié, et donc perdu. Il a ouvert l'enveloppe (tu veux qu'il y ait une enveloppe, sans savoir pourquoi) et si cela n'avait été que publicité ou papiers sans importance, ou même des cours, il aurait laissé tomber. Mais il a été attendri par ces photographies, ce qui te pousse à l'hypothèse d'une classe du primaire plutôt qu'à des lycéens. Il s'est projeté dans ce que pouvait représenter cette perte (ou souvenu d'une propre perte, ancienne ou récente, et il voulait conjurer le sort des disparitions douloureuses). C'était d'autant plus facile qu'il passait devant la mairie du 8e, à moins qu'il n'y travaille (et tu imagines le plaisir qu'il éprouvera devant le visage ravi de celui qui viendra reprendre son bien).
Il aurait pu donner un numéro de téléphone. Mais non. Il veut rester anonyme, ou craint de divulguer au monde ses coordonnées.
Message sans destinateur ni destinataire nommés, ce qui suppose que les photos ne donnaient pas d'indications précises non plus. Grammaticalement, des anonymes, alors que le message en lui-même défie les règles de plus en plus appliquées de l'indifférence bien comprise.
Tu laisses passer le tram et tu relis le message. Écriture capitale. Ni homme, ni femme. Maintenant, tu es convaincu que ce billet est unique et que celui qui a perdu les clichés ne l'a pas encore lu, sans quoi il l'aurait arraché, aurait béni son auteur et couru à la mairie. Les mots n'ont pas trouvé leur cible, comme dirait le monde communicant. Le cœur de l'un n'a pas (encore) touché la tristesse de l'autre pour la calmer, à moins que l'autre s'en moque et que ces photos n'ont aucune importance pour lui ; et peut-être que cette rencontre en différé n'aura jamais de suite tant il est évident que nous ne savons que rarement où et quand nous avons oublié quelque chose. Le perdu nous est par essence un mystère, comme certaines retrouvailles d'ailleurs : le livre qu'on cherchait depuis des années, il est là...
Ce message mourra peut-être du temps qui passe, de l'humidité qui l'abîme, du soleil qui fait pâlir l'écriture, de la main d'un employé chargé de la propreté des arrêts. Ainsi les photos resteront-elles un temps sur une pile, dans un bureau municipal, ou dans un tiroir de l'accueil. Le vœu aura été vain.
Tu lis donc un texte qui ne t'est pas destiné (sans que tu te sentes pourtant intrusif...), sur lequel tu ne peux agir, sauf à usurper une identité pour aller récupérer le précieux paquet. Tu n'es pas la bonne personne. Évidemment.
Cependant, ce rectangle de papier n'est pas sans attrait pour toi, qui tiens dans les mains un appareil photo. À ce point de ta déambulation urbaine, dans ce qui en sera l'extrême géographique, à la recherche des histoires que les choses veulent bien te concéder de leur mystère, il y a cette anecdote. Tu sais que tu vas te l'approprier et qu'elle va ainsi, sous un certain angle, devenir tienne et se prolonger sous d'autres cieux.
Ce message devient ainsi un objet trouvé qui serait resté lettre morte dans ton esprit s'il s'était agi d'un portable ou d'un animal domestique. Ce sont des photos. Tu y accroches une continuité symbolique. Tu vas faire d'un oubli un souvenir.
Tu te places face à lui et, avant de prendre la photo, tu réfléchis à ce que tu désires emporter. Le cadrage n'est pas une affaire de technique mais de sens. Tu as d'abord envisagé un plan serré, où le billet prendrait toute la place. Le message serait tout, hors de contexte. Tu serais n'importe où et il deviendrait n'importe quoi. Pas plus qu'un jeu. Il faut que tu élargisses le plan. La vitre, les voitures, le marquage au sol comptent tout autant. Ils sont même, tu le pressens, l'essence de cette déposition, pour qu'en regardant ce qui restera on puisse imaginer justement qu'il n'en restera rien d'autre. L'espace, même flou, (ré)introduit le temps et la capacité de celui-ci (c'est même sa substance première) à délier le monde. Le flou, accentué, est même une mélodie du monde qui file sa quenouille pendant que le temps des photos perdues est, lui, une suspension. La perte est une effraction dans l'écoulement des heures, des jours, voire des semaines (avant que peut-être les clichés ne retrouvent leur propriétaire). Tu as un besoin impératif du flou, de l'arrière-plan indistinct, pour justement distinguer la question en suspens de toute cette histoire : chacun retrouvera-t-il son bonheur ? Et c'est même pire que tu ne l'imaginais quand, après, tu te rends compte que sur le message lui-même il y a un certain flou. Comme si la forme que tu inventes devait garder une empreinte de ce qui avait été écrit.
Donc : toi, tu arrives, tu t'arrêtes et tu prends la décision d'en faire quelque chose. Ainsi les photos perdues (mais peut-être pas...) laissent-elles une trace dans une photo qui leur doit tout, laquelle devient par ironie le signe (peut-être) ultime de leur existence (si l'on veut croire au pire : sorties un jour du tiroir et jetées à la poubelle par quelqu'un qui les avaient rangées et se dit : "Encore là ? Maintenant, un peu de nettoyage"). La place est un croisement et tu essaies de fixer ce carrefour d'absences, de lui donner un semblant d'éternité.
N'est-ce pas le lot de notre existence ? Cette (re)collection de signes que nous nous passons sans le savoir. Cette effraction de la vie des autres dans la nôtre, pour n'en faire rien souvent, ou parfois s'y arrêter et repartir avec un souvenir dans notre camera oscura. Il n'est pas dit qu'un jour (logarithmiquement parlant, tu es sûr qu'on te prouvera que c'est même probable), tu ne reçoives pas un message de qui a écrit sur ce bout de papier, parce qu'il aura vu ton cliché sur la Toile. Tu ne le souhaites pas, on s'en doute. Tu ne veux surtout pas qu'il perde son mystère, qu'il ait un visage, une identité, une histoire. Une histoire qui viendrait contredire la tienne. C'est d'ailleurs à ce niveau que tu perds toute empathie pour celui qui a perdu ces photos de classe. Il fallait y penser avant, pour que tu n'aies pas le désir et le plaisir d'y penser après...
Peut-être est-ce la suprême invitation de cette aventure ? Qu'une part de la vie prenne sa source dans ce qui est perdu et que tu te nourrisses des abandons, des oublis, des négligences, des incertitudes, des vaines envies que tout soit conservé...
Photo : Philippe Nauher