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littérature - Page 16

  • notule 04

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Cinq bizarreries, inénarrables, à divers titres :


    1-Alfred Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll, docteur en Pataphysique. (posthume, 1911)

    2-Julio Cortázar, Marelles. (1960, en français 1980)

    3-Raymond Roussel, Locus solus. (1914)

    4-Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles. (1999, en français, 2002)

    5-Thomas Pynchon, L'Arc-en-ciel de la gravité. (1973, en français 1975, repris en 1988)

     

  • notule 03

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    1-Un homme, un écrivain, se retrouve seul, femme et enfant partis, dans un petit village corse. Et ce qui n'aurait dû être qu'un intermède se métamorphose progressivement en une interrogation profonde sur soi.

    Henri Thomas, Le Promontoire (1961)

     

    2-La vie de Sheila et Paul, pris dans leurs histoires de famille et d'héritage. Une construction sous forme de dialogues décousus et virtuoses qui donnent le rendu du flot des voix.

    William Gaddis, Gothique Charpentier (1985, en français 2006)


    3-Depuis 35 ans Hanta s'occupe de compresser des livres qu'il faut détruire jusqu'au jour où il découvre qu'une machine bien plus puissante doit prendre sa place. Une parabole magnifique autour de la destruction des livres dans un monde qui a choisi d'en finir avec la culture.

    Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude (1977, en français 1983)


    4-La peinture du siècle, entre 1914 et 1991, avec une amitié franco-allemande (Hans, Max, Lilstein...), sur fond d'espionnage. Une construction très élaborée. Remarquable et profond.

    Hédi Kaddour, Waltenberg (2005)


    5-Au Caire, une association de voleurs décide de faire chuter un promoteur véreux... Mais écrire cela est ridicule, tant c'est la langue et l'univers ironiques de Cossery qui sont mis en scène. Il faut lire Cossery, comme Cohen ou Dostoïevski. Rien de moins.

    Albert Cossery, Les Couleurs de l'infamie (1999)

     

  • Hemingway's : allégorie pour un début de siècle

    En décembre. Elle faisait sa couverture sur une jeune femme blonde. Belle certes (ce qui revient à reconnaître la régularité des traits et le respect de normes dans les mensurations. En somme : une évaluation technique.) mais sans pour autant être quelqu'un d'autre que ses semblables glacées, emmagazinées de la société du spectacle ; rien d'autre qu'un visage oublié après dix mètres de marche, quand j'avais dépassé le panneau du buraliste où elle s'affichait. Cependant, un détail m'avait retenu. Elle s'appelait Dree Hemingway. C'est l'arrière-petite-fille de l'écrivain, et la fille de Mariel, l'actrice. Ernest Hemingway, Mariel Hemingway, Dree Hemingway.

    On pense alors à cette filiation posant, fictivement, pour un tableau (comme on faisait parfois pour les âges de la vie). Ernest et sa barbe grise, son œil ombrageux, un homme dans sa maturité, au physique massif. Mariel et sa blondeur de quarante ans, son air parfaitement américaine. Dree et la plastique conforme, sans origine claire, lisse. Trois moments, trois mondes, trois symboles. L'écriture, le cinéma, la mode. On comprend bien que nous remontons le temps et passons du muet (présent) au parlant (passé). Plus encore : de la taxidermie à la vitalité. Dree ne nous parle pas, n'ayant rien à nous dire parce que les yeux maquillés, la chevelure étudiée, la pose charmante sont les irréalités choisies pour une époque de fantômes qui se noie dans le culte des formes vides. De Mariel, à la filmographie insignifiante, il ne faut retenir que son rôle de Tracy dans Manhattan. Elle est belle, parle peu, a dix-sept ans et tombe amoureuse de Woody Allen. Film noir et blanc assez magique et touchant, où le réalisateur arrive à marier la tendresse et la satire, l'émotion et le sarcasme jouissif. Mariel, comme toutes les actrices (et acteurs), parle mais elle porte les mots d'un autre, comme dans un exercice de ventriloquie. Ernest, lui, ne cesse de livre en livre de nous emplir le cœur et la tête de son monde difficile et rageur. Il se bat contre/avec la langue et les personnages nés de son besoin de vivre (car il ne fut pas un  contemplatif) s'imposent à nous, accroissent notre propre univers, comme il en est pour tout auteur engagé sur le front de la littérature. Bien que nous n'ayons jamais entendu sa voix réelle (moi, du moins), il nous parle. Éternellement. Il écrit.

     

  • Un amour de Proust

     

    La découverte de Proust à l'adolescence fut une expérience définitive. Rencontre avec un être si éloigné de ce que j'étais sur tant de points (autre temps, autre milieu, autre culture, autre vie...) qu'il y eut une sidération, une infinie séduction (dans le sens où, comme le rappelle Pascal Quignard, dans Vie secrète, il s'agit de se-ducere, soit : mener à l'écart, et donc conduire ailleurs), séduction incessante, promise à ne jamais s'éteindre. En somme : jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les raisons de cette belle rencontre (différée, comme toute littérature, puisque celle-ci est un carrefour d'absences, celle de l'auteur -dont la vie réelle n'est que péripétie- et celle du lecteur -qui reste sans visage-, mais une absence nourrie pour le second des incessantes rencontres que nous permet le livre, rencontres irréductibles aux bavardages parfois pathétiques de notre vie sociale.) sont évidemment multiples. Il y en a une, malgré tout, qui m'est propre, par le plus grand des hasards.

    Ouvrant Du côté de chez Swann, avant même d'en avoir lu la moindre ligne, je me retrouvai en étrange pays. La première partie est intitulée Combray. Et Combray, je connaissais. Parce que dans un certain village, minuscule et perdu, que mes attaches familiales me rendaient très familier, un lieu-dit (et n'est-ce pas là une belle appellation) portait ce nom. Village à l'habitat dispersé où vivaient ceux des Bourdaines, de la Brisserie, de la Roche, et ceux de Combray, que les gens du coin prononçaient « combraille ». J'y étais passé quelquefois, sans plus d'attention : un regroupement de quelques maisons sans éclats, une banalité paysanne parmi d'autres. Et, lisant Proust, je pensai qu'au delà de la petitesse de l'endroit, sa médiocrité n'aurait pu convenir, parce qu'il ne s'y pouvait rien passer. De même que dans ce qu'on appelait le bourg où vivaient cent cinquante âmes. Bien conscient que le Combray de Proust n'avait pas une étendue phénoménale, je ne m'en faisais pas moins une représentation assez ésotérique, éloigné qu'il devait être de la médiocrité provinciale de Balzac, ou même du Yonville-l'Abbaye de Flaubert.

    Ayant commencé à lire ce roman en édition Folio, sans la moindre annotation, j'appris plus tard que les scènes d'enfance du narrateur (dont on sait que, peut-être, il s'appellerait Marcel...) trouvaient leur origine dans le village d'Illiers, non loin de Chartres, et que celui-ci avait même changé de nom, devenant Illiers-Combray (le 8 avril 1971, exactement, soit cent ans après la naissance de Proust). Plus tard encore, je me décidai d'aller visiter les lieux, puisqu'on y conservait la fameuse maison de la tante Léonie.

    Village banal, sans attrait. Et tout ce que j'y trouvais ne s'y trouvait pas vraiment. Il ne me reste qu'un souvenir imprécis, imprécis parce que rien ne se détache de sa réalité que les brûlants lambeaux du texte et l'abîme qu'ils révélaient, mélange d'un temps révolu, que consacrait le caractère très contemporain d'Illiers, et d'une naïveté que j'avais conservée en y venant (naïveté qui est moins faiblesse adolescente que cicatrice entretenue sur la chair de ma propre existence). Il ne me semble pas que l'on eût conservé «le double tintement timide, ovale et doré de la clochette». Le jardin était, je crois, sans visage. En revanche, il y a encore en moi cette «cage d'escalier» que j'imaginais magistrale, quand le narrateur, si malheureux d'avoir en vain attendu sa part de réconfort, voyait «la lumière projetée par la bougie» de sa mère. Mais ce n'était qu'une architecture de bois craquant un peu, comme j'en connaissais une, moi aussi, dans la demeure des voisins, dans ce petit village perdu, architecture que je n'ai jamais revue d'ailleurs, dont je n'ai là aussi que le souvenir, et que je n'avais jamais considérée que comme un escalier parmi d'autres. Il y a aussi la fameuse chambre de Léonie, minuscule, froide, impersonnelle malgré la désuétude de l'agencement, chambre déceptive parce que ne pouvaient s'y perpétuer ni le babil croisé de la tante, de Mademoiselle Sazerat et de Framçoise, ni ce mélange de religion et de pharmacie qui m'avait tellement intrigué.

    Il est inutile que je parle de l'église, moins encore des madeleines, qu'une pâtisserie du lieu vendait comme des reliques littéraires, alors même que, j'en fais le pari, les commerçants n'avaient jamais affronté le monument de Proust. Inutile que j'en parle, car en parler reviendrait à recopier purement et simplement le roman, ce qui ne serait pas, d'ailleurs, une mince délectation.

    L'émerveillement que j'espérais, de me retrouver dans son monde, d'en deviner sinon l'ampleur du moins les coulisses, tombait donc à l'eau. Et le panneau Illiers-Combray me parut l'un des mensonges les plus grotesques que j'avais jamais lus. La colère contenue d'avoir été trompé (non par Proust mais par ceux s'en faisaient les gardiens territoriaux) laissa assez vite la place à l'ironie devant la mascarade. Car, dans le fond, que les institutions municipales et nationales (puisque le changement de nom nécessita une parution au Journal Officiel) aient fait allégeance à la littérature (fussent pour des raisons touristiques), voilà ce qu'il fallait peut-être retenir. Néanmoins, ce n'était qu'une illusion de plus. Les écrivains sont des gens de peu, des dilettantes dans une société qui prônent les valeurs utiles et immédiatement pratiques. Pourtant, l'irréel de l'écriture prenait, ici, le dessus. Et peu importe au fond qu'il ne restât rien que la futile et énième conservation des choses, comme si ces choses pouvaient nous dire quoi que ce soit sur les mots, comme si le style pouvait être là, dans les lieux, quand le roman de Proust était justement la quintessence du lieu dit. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre, et ce trop évident hommage à l'homme qui avait sorti le village de son imparable anonymat était, en creux, la reconnaissance suprême de la littérature comme monde, et, par un mouvement inverse de ce que Illiers avait désiré, l'effacement d'Illiers lui-même de la carte géographique et affective du lecteur que j'étais. Ils avaient accolé le nom de Combray, parce qu'ils ne savaient pas lire, sinon ils auraient été au bout de la seule logique tenable, c'est-à-dire de substituer au réel le fictif, et que nous soyons, nous adultes, contraints de nous plier à une loi qui n'aurait eu valeur nulle part ailleurs ; mais ils croyaient que lire et voir sont même expérience, même ancrage, alors que les images ne sont, pour avoir la moindre valeur, que mots en attente : c'était cela qu'il fallait emporter de cette visite, qu'ils étaient ignorants et dupes de leurs propres illusions. Ils en étaient restés au milieu du gué. Illiers-Combray, ou pour l'écrire autrement : Combray parce qu'Illiers. Et tous les hommages, alors, prenaient des allures de mise au tombeau, du nom à la préservation de la maison.

    Repensant au Combray de mon enfance, je compris que le génie de Proust en aurait fait une aventure, sans même qu'il y ait d'autres péripéties que sa transmutation (et d'ailleurs, à ce titre, il l'aurait débaptisé, et pour le plaisir absurde de la rêverie, je décrèterais qu'il l'aurait appelé Illiers). Je compris que l'écriture n'a qu'un lointain rapport avec son inspiration matérielle, qu'elle n'est, comme les géométries non euclidiennes, qu'une déformation définitive du regard, des choses regardées, et du souvenir des choses regardées. Que rien n'est négligeable, absolument rien, et que nous ne sommes pour toujours que le monde de nos mots.


     

  • Notule 02

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Un roman d'humour noir autour de trois personnages, Laface, Un-Tantinet et Echalote qui veulent faire de l'argent dans le commerce de la mort : les masques mortuaires, les cérémonies.

    Akiyuki Nosada, Les Embaumeurs (1967, en français 2001)

    2-La Corrèze. Le village de Siom. La lente disparition d'un univers millénaire, loin du misérabilisme et des clichés de la littérature régionaliste, dans une langue excessive débordante comme on en a perdu l'habitude en ces temps minimalistes.

    Richard Millet, La Gloire des Pythre, 1995

    3-Comment naît l'indifférence au monde, comment se creuse l'impensable oubli de soi et des autres. Livre proprement terrifiant dans sa maîtrise stylistique et dans le regard que l'écrivain porte sur l'univers qui l'entoure.

    Georges Perec, L'Homme qui dort, 1967

    4-En leur absence, des enfants prennent possession de la propriété des parents. Ecriture métaphorique et baroque de la réalité chilienne sous Pinochet. Ou comment s'instaure la barbarie...

    José Donoso, Casa de campo (1978, en français 1980)

    5-Fresque sur la décomposition de l'empire austro-hongrois, par le biais d'une famille, les von Trotta, comme un prélude à ce que Roth, qui finira par se suicider, voit dans l'Allemagne où se déploie le nazisme.

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, (1932, en français 1982)

     

  • Notule 01

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Une jeune femme envie la beauté de sa sœur et lorsque celle-ci tombe enceinte et que son corps est altéré par cet événement, son espoir tombe dans le désenchantement. Court roman pour entrer dans l'univers de l'inquiétante étrangeté caractéristique de cet auteur japonais.

    Yoko Ogawa, La Grossesse (1991, en français, 1997)

    2-Le fleuve comme fil conducteur de ce livre inclassable, où se mélange détails et réflexions, rêveries et gravité. Texte sur la seule Europe à laquelle nous devrions nous attacher : celle d'une histoire à méditer et d'une culture à connaître, pour en préserver l'essentiel face au chaos.

    Claudio Magris, Danube (1986, en français 1988)

    3-L'écrivain raconte la tragédie de sa mère et, à travers elle, celle d'une génération allemande confrontée à l'impossible de sa condition historique. Sans pathos, sans effet, dans une écriture implacable à même de rendre hommage à ceux pour lesquels tout était déjà joué.

    Peter Handke, Le Malheur indifférent (1972, en français 1977)

    4-Elle n'est que servante. Elle n'est rien. Mais admire profondément l'artiste qu'elle sert, jusqu'à être capable d'un sacrifice inattendu. Un sens de la distance dans la narration qui donne à ce bref roman une puissance admirable.

    Michèle Desbordes, La Demande (1999)

    5-Vingt pages, pas plus, pour oublier les virtuosités faciles des autre œuvres d'Échenoz. Un homme et son fils face à la seconde disparition de la mère.

    Jean Échenoz, L'Occupation des sols (1988)

     

  • Plus dur sera l'exil

    Un député de la République a, il y a quelque temps, demandé à un écrivain nouvellement goncourtisé (le mot-valise m'amuse...) de s'en tenir à un devoir de réserve quant à ce qu'elle pensait du président français. Ne revenons pas sur ce qu'il y a d'incongru et grotesque dans un tel rappel à l'ordre, sinon pour dire que la «classe littéraire» ne s'est guère manifestée, je trouve. Elle devait être occupée à ses petites affaires, celles des prix restant à recevoir, celles des rancœurs narcissiques de n'avoir pas été primée. Le monde est injuste et les blessures de lèse-majesté (car, ne nous y trompons pas, en cet univers-là aussi, l'aspiration à l'aristocratique condition sévit) sont bien longues à guérir. Mais il suffit que le vent tourne pour que l'aigreur dédaigneuse d'hier (les prix, qu'importe...) se transforme en un sourire béat de béni de la crèche (un prix, deux mois avant Noël, c'est le plus beau des emballages sous le sapin). Laissons donc la députation à ses misères et à sa confusion. Occupons-nous de l'écrivain, le seul dans l'histoire pour lequel nous devrions avoir compassion, considération et respect. Il est logiquement du bon côté. Encore ne faut-il pas trop y regarder...

    Marie NDiaye a quitté la France, la France de Sarkozy, insupportable qu'il lui était de rester une minute de plus dans ce pays de ploucs, de fachos et d'indifférents à la misère du monde, ce qu'elle aura la légèreté d'appeler la France monstrueuse, englobant ainsi, dans la même formule, ceux qui chantaient victoire et ceux qui s'inquiétaient. Sais-tu, alors, toi qui votas Sarkozy (plutôt que pour la Immaculée décomposition socialiste... Je te l'accorde : le choix était cornélien. Au moins le peuple aura-t-il touché du doigt une fois l'expérience tragique et compris ce que dans les classes on lui vendait pour un malheur sans fond, cette douloureuse impossibilité qui lui semblait la plupart du temps une vaste blague de lettré...), que tu fis d'elle une exilée qui nous expliqua, à nous, réduits à devoir rester en ces terres maudites, faute de n'avoir nul point de chute où trouver refuge, faute de pouvoir mettre tous nos biens dans le coffre de la Kangoo, qu'elle avait dû partir. Futée, la belle : elle endossait l'armure de la résistance (une sorte de de Gaulle postmoderne, en ce que le postmodernisme, pour reprendre Frederic Jameson, aime le jeu, l'ironie, le second degré) et nous dépouillait du droit de lutter, là où elle nous avait laissés. J'aurais, pour ma part, aimé qu'elle criât au rappel des idéaux, qu'elle battît l'estrade bruyamment pour nous inciter à l'insurrection mais je n'ai pas souvenir qu'il en fût ainsi (à moins qu'Alzheimer m'ait déjà enveloppé de ses bras assassins), tout cela dès le lendemain de la catastrophe, et même avant, puisque le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne fallait pas savoir lire dans les astres pour annoncer le vainqueur. Mais elle nous laissa, vous dis-je, et nous, médiocres imbéciles territorialisés par les basses contraintes matérielles, n'eûmes qu'à baisser la tête, de honte et de regrets. Certes, je fais preuve de mauvaise foi et d'un peu de mesquinerie, car nul ne peut se prévaloir de ses incapacités pour justifier ses lâchetés : c'est même, il me semble, le credo le plus libéral qui soit. Il faut savoir s'incliner devant le courage et je ne peux pas faire illusion très longtemps.

    Notre écrivain partit donc. Loin, très loin ? Dans la pampa argentine, comme Florent Pagny, à qui on ne retirera pas, dixit, sa liberté de penser ? En Suisse, comme tout le (beau) monde ? Aux States, parce que c'est contre-tendance, quand souffle chez nous un anti-américanisme qui tourne parfois à vide ? Rien de tout cela. Et l'on se dit, in petto : elle a osé l'exotisme pur et dur et fui au Nicaragua, en Kirghizie, au Laos, ce qui n'est pas rien, vu le décalage horaire, les ruptures climatiques, le dérangement intestinal que supposent ces contrées inconnues. Mais nous faisons fausse route. Elle est à Berlin. Peut-être un souvenir de la seule phrase potable que l'on peut garder de JFK, maintenant que la légende politique est tombée, et ainsi n'être pas trop loin pour que sa voix puisse porter, derrière la ligne Maginot de notre bêtise hexagonale. À Berlin. En Allemagne. Bien au chaud dans les bras rassurants d'Angela Merkel. Quoique nous puissions toujours l'imaginer, errant dans cette ville immense, pleine d'espaces verts et de contestataires gauchistes, baignant dans la pénible raucité d'une langue dont je ne sais pas trois mots (et je ne m'en plains pas. Mais, pour faire bonne mesure, c'est pourtant le même idiome qui me transporte quand j'écoute la partie chantée de la deuxième de Malher, ou les lieder du même compositeur. Pourquoi ? Je n'en sais rien.). Ne nous dispersons pas cependant, ne faisons pas passer notre petite personne devant le désarroi profond de celle qui a perdu sa patrie. Compatissons, d'abord, compatissons.

    Perdu(e), perdu(e). Vite dit. Car, comprenez ma surprise lorsque je vois que toutes affaires cessantes (ou plutôt, pour affaires, parce qu'elle se félicita que son œuvre se fût déjà vendue à 140 000 exemplaires et avait compris qu'il fallait un peu payer de sa personne pour être payée en retour d'un lectorat toujours plus important.) elle est redescendue parmi nous, les médiocres, se pavaner à l'ombre de la Tour Eiffel pour se féliciter de la récompense que des chantres de la Grande Littérature viennent de lui décerner. L'émotion, le trouble (pas le goût des honneurs, disons-le : ce serait manqué de courtoisie.) ont pris le dessus. Un avion, un taxi, et la voilà. Notre écrivain vient d'inventer l'exil volontaire par intermittences. Rien que pour cette nouveauté, il est hors de question de lui demander le moindre devoir de réserve. Et je lui suggère d'en déposer le brevet auprès de la société qui s'occupe de la propriété intellectuelle, tant le concept, comme moteur du monde, est aujourd'hui l'alpha et l'omega de la richesse. Notre époque a besoin de telles figures, de telles voix emblématiques, pour ne pas nous résoudre à penser qu'en terres littéraires aussi flotte un vent d'abdication et de conformisme. Certes, certains que je connais et apprécie, diront que Hugo, lui, n'avait pas la même souplesse. Je leur dirai qu'ils me fatiguent à toujours invoquer les grandes âmes, dès que quelqu'un essaie de faire quelque chose. Ils me fatiguent, mais c'est eux que je préfère, même s'ils m'empêchent de finir comme je l'avais prévu, en vous disant que dans le combat politique, avec Marie Ndiaye, c'est du sérieux.


    P.S. : le 17 septembre 2009, le Centre National des Lettres décernait à notre résistante lointaine la bourse Gattégno d'un montant de 50 000 euros pour se consacrer à son œuvre. À ma connaissance, elle n'a pas refusé ce don de la France honnie... Misère (financière, morale, etc.), quand tu nous tiens !