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littérature - Page 15

  • La Quadrature de Porto

     

     

    «la vie est une insolence qui se limite au désespoir» (Marc S.)

    Porto est gagné par l'hiver. La grisaille est descendue jusqu'à nous. Elle rase le sol, presque, et le vent soulève en rafales, pour les emporter au loin, nos derniers espoirs de repos. Chaque pas résonne comme un combat. Je circule dans le dédale des pierres éteintes ; et les façades colorées, et les azuleros qui forment, là, des géométries, ailleurs, des histoires, réelles ou allégoriques, sont les panneaux morts d'un théâtre dans lequel je ne pénétrerai pas. Il y a quelque chose qui me ramène à la Flandre, à Ostende par exemple. Porto est solitude. Au milieu des beautés qui m'arrêtent malgré moi surgit çà et là le délabrement d'une demeure abandonnée dont j'aperçois, à travers la fenêtre fracassée, les pièces mortes au plafond orné de moulures. Le marché de Bolhão est trop bruyant. Je descends doucement vers le fleuve. Le cœur de la ville n'est pas encore soumis à l'irrépressible modernité qui nettoie le passé en le javelisant, en excluant le capharnaüm des boutiques d'un autre temps : merceries et boucheries antiques, épiceries de quartiers, étals à même la rue (comme on dirait : vie à même la peau). Je descends toujours, jusqu'aux quais. Praça Ribeira. Et de l'autre côté du Douro, les caves innombrables de ce qui fait la richesse de la ville : la perle un peu sucrée qui se décline en rouge, classique, ou en blanc, plus rêveuse (quoiqu'il faille plutôt parler d'or, et qui roule jusqu'aux limites d'un feu orangé dont je m'enivrerais infiniment).

    Ainsi, à quelques mètres de l'eau qui serpente entre les collines, je descends au plus profond de la ville, harcelé encore davantage par le vent auquel je croyais pouvoir échapper en fuyant les hauteurs. De là, le regard remonte vers le ciel et le pont Dom-Luis, avec sa carcasse de fer, me toise. Son arche, d'une seule portée, est comme la trace supérieure d'un œil imaginaire dans lequel je m'absorbe. Je reste longtemps interdit et me décide à trouver le moyen de le rejoindre. Il faut pour cela qu'à son pied je prenne un escalier puis une rue où les voitures n'ont pas accès, étroit passage entre des demeures modestes, dans une promiscuité de vie qui doit être bien difficile à supporter quand la chaleur s'installe. Le froid me préserve.

    Tu t'engages sur le pont, près de la voie aménagée pour le passage du tramway. La furie de pluie et de vent a dissuadé le piéton. A peine êtes-vous deux ou trois à vous croiser, en bataille avec un parapluie qui doit rendre l'âme sous le coup d'un déchaînement plus inattendu et que tu n'as pas plus paré que les autres. Mais la pluie cesse et tu t'arrêtes au milieu du pont, dans la contemplation de la ville, enfin rendue, de ce point de vue, à sa densité d'humanité opiniâtre. La multitude colorée te captive un temps et tu penses, en fixant un point plus particulier, petite maison à l'ocre façade, à ce qui pourrait être pour toi le petit pan de mur jaune devant lequel finit par mourir Bergotte. Tu essaies de comprendre par où tu es passé pour parvenir sur les quais mais c'est trop compliqué et tu renonces. Tu poses tes avant-bras sur la rambarde et l'eau est là, à des mètres infinis au-dessous de toi, sale et silencieuse comme un drap qui recouvrirait un territoire inconnu, impénétrable, à la fois reposant et définitif.

    Tu te souviens que chez les Grecs, le royaume des morts ne s'atteignait qu'après avoir franchi un fleuve. À l'autre bout du pont, tu ne seras plus à Porto mais à Vila Nova de Gaia et tu y vois une superbe ironie. La ville nouvelle. Et Gaia : déesse première de la mythologie grecque, Terre-mère. Tu hésites, longtemps. Sans réfléchir vraiment, sans peser le pour et le contre, sans évaluer. Tu sens simplement que, tout à coup, ton corps se détache de la structure métallique, que tes pas frappent, sourds et infiniment lointains, le sol, et tu gagnes les premiers mètres de Vila Nova de Gaia, comme une rive suspendue, comme un ciel de terre ferme. Tu te retournes et la chaussée du pont est là, qu'il faudra bien retraverser, quel qu'en soit le prix à payer, désormais.

    II

    En descendant vers les quais, après avoir admiré l'étrange gare San Bento, parmi tous les magasins vieillots dont on peut contempler les devantures approximatives, faites de désordre et d'accumulations, tu trouves une enseigne qui vend des tronçonneuses. Des tronçonneuses. Au cœur de Porto. Une Huqsvarna, pourquoi pas ? et jouer le bûcheron amateur. Il y a ainsi des détails d'une grande futilité qui te traversent. En d'autres temps, cela ne t'effleurerait même pas, tout juste en ferais-tu la remarque à celui ou celle qui t'accompagne, pour rire. Là, cependant, tu es seul. À cet instant précis, entre l'errance et le désœuvrement, tu penses à celui qui est derrière la vitrine, tu peuples ton esprit d'interrogations sur ce qui l'a amené ici, la clientèle possible, la manière dont il boucle la fin du mois, les possibilités de reprise du fonds. Rien qui ne soit appelé à tomber dans le vide du jour déclinant mais, au point où tu en es, dans la folie venteuse de ce samedi de décembre, de tels moments sont comme des cordes de rappel. Tu le sens.

    Il est des anecdotes qui ne restent pas, dont tu sais pourtant qu'elles ont existé désormais sans épaisseur ni image, pure sensation informe. Mais la tronçonneuse, elle, fera un petit caillou dans ta mémoire, une concrétion, et du coup, comme un remerciement, quelques lignes la consacrent dans ton monde. La machine incongrue non seulement t'a extirpé d'un drôle d'état, improbable divertissement pascalien, mais t'y ramène aussi,  à l'heure de l'écriture, pour l'avérer.

    Une tronçonneuse. Elle a cristallisé ton secret pour que tu puisses y réfléchir. Plus tard, aujourd'hui. Elle fait désormais partie de l'inventaire.

    III

    Le vent et la pluie ont fini par te chasser du dédale des rues et tu t'es réfugié au Café Majestic, que l'on dit chic parce que le décor est travaillé et la tenue des serveurs confèrent à l'endroit une dignité exquise (il n'a pas cependant le luxe de certains écrins de Paris ou Venise). Il y a du monde mais une table avec banquette est libre et tu as ainsi été saisi par la ruche polyglotte. Car, sans doute, comme toi, les étrangers se sont donné le mot. Ta grande fatigue s'est d'abord nourrie de cette cacophonie où se mélangent le portugais, l'anglais, l'allemand, le français, l'espagnol (des Russes également, juste à côté). D'autres encore, peut-être. Tu ne saurais le dire : les fils entrecroisés de ces paroles sibyllines ont fini par être l'insolite bouclier de ton propre silence. Nulle voix qui prenne le dessus, nulle bribe qui devienne un noyau fixant ta conscience. Rien d'autre que le babil quasi abstrait du monde pour rééquilibrer ton aphasie intérieure. Être à ce moment sans mots, sans les mots, sinon ceux de la pure sociabilité devant la serveuse qui te demande ce que tu veux, puis revient avec la carte des vins. Tu lis à peine, parce que tu ne vas très loin dans cette oscillation trouble des caractères sur la page cartonnée. Comme un signe, une surprise irrationnelle : tu peux boire, au cœur de Porto, un vin du Douro appelé Churchill Estate (mais tu apprendras aussi que la plus ancienne maison de porto se nomme Köpke, autre exotisme). Tu retiendras cette rencontre, et la couleur de sa robe : un rouge soutenu, épais. Noyé de bavardages, tu plonges dans l'ivresse dès la première gorgée et tu peux prendre, comme dans la retraite la plus extrême, des feuilles blanches pour écrire. Écrire une partie de l'après-midi ; des phrases déliées, hachées, des bribes, des mots, des ratures ; crayonner l'effacement, enfin doux à mesure que le verre se vide. Dehors, le vent et la pluie continuent leur  joute. Tu es soudain dans la plénitude, à l'écoute de toi-même, comme d'un fond marin enfin sondé (c'est-à-dire senti mais en demeure invisible). Tu ne cherches pas, le vin coule en toi et tu écris. Principe osmotique, montant compensatoire de la dérive. Deux verres, trois verres. Tu ne cours après rien ni n'attends une quelconque réponse. Ils continuent de parler ; les visages changent mais ils parlent encore, encore et tu leur en sais gré.

    Puis tu n'écris plus. Ils te laissent avec Churchill, dans un monologue décousu où le vieil Anglais (devenu alcool) est l'ami sans épaisseur, seul utile à ton impatience de rouille. Tu te penches au-dessus du verre. Winston, ton œil a le rouge presque noir du sang oxydé et de lui montent des effluves de fruits des bois et de réglisse. Tu me regardes, Winston-devenu-vin, comme si la messe était dite et que tu attendais ma sueur et mes larmes. Tu prends le verre et le fais tourner doucement, l'approches de ton visage. Tes humeurs s'altèrent un temps dans la puissance renouvelée de cette âme qui monte à toi ; tu comprends enfin ce qu'il y a de redoutable dans l'alcool : sa légitimité organique et sensuelle. Je m'en souviendrai, Winston, je m'en souviendrai. La mémoire peut aussi s'aviver du corps affaibli et revenir un jour à ce corps affaibli pour que celui-ci ne s'écrase pas. Je serai implacable à la vie, Winston-devenu-vin. Du moins veux-tu t'en persuader ainsi. Tu bois les deux dernières gorgées, amples, tumultueuses.

    Tu jettes un œil vers le dehors. Le crépuscule de décembre prend ses quartiers blafards et le café se vide sensiblement. On parle français près de toi. Tu n'es plus hors du monde, tu rends à Churchill son sang. Tu gardes tes larmes et, après un léger signe de tête au portier, t'engouffres dans le déluge vivant qui, lui, n'a jamais cessé d'être.

    IV

    Dis-moi Tu avais peur que ton avion ne partît pas, avion très matinal, si bien que le taxi, après un parcours à vitesse réduite, t'a déposé à l'aéroport à 6 heures 10 et, tout au plus, vous êtes dix, avec vos valises. Ta destination est flight on time sur le grand panneau lumineux, à 8 heures 40. Il y a un bar ouvert mais tu erres. Tu marches, avec lenteur, tu tournes dans la vaste cage impersonnelle. Porto finit là ; ce n'est plus vraiment la ville, car les aéroports sont une soustraction. Au vivace demeuré là-bas, et en toi, aussi purulent soit-il, ils substituent la zone franche, celle de tous les en-transit. En partance, nulle part. Des noms de villes où tu n'es jamais allé. Tu t'assois, avide d'une somnolence qui te fuit, forcément, parce qu'il en est toujours ainsi. Habituellement, c'est l'insomnie. Il fait nuit encore. Mais ce n'est pas l'insomnie, plutôt un excès de puissance qui te leste.

    Tu t'approches de l'entrée, quelques taxis s'arrêtent. Tu lèves la tête vers les structures métalliques. Coque de verre. Bateau de transparence face auquel la tempête roule sa tension folle. Les réverbères tourbillonnent leur lumière de pluie. L'obscurité est l'anticipation de la terre éloignée. Tu es off-shore, presque collé à la vitre, marin improbable, quand remontent à la surface de ton égarement immobile les premiers mots d'une chanson de Tarmac, les bien-nommés. Dis-moi c'est quand que ça commence/Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/ Tu voudrais la basse continue des rumeurs voyageuses et l'éclat intermittent des appels : the passagers for the flight number... Trop tôt. La nuit commence à peine son retrait. Une absence ou un alibi/

    Porto s'achève, fragile de n'être plus que cette articulation muette, dans cette immense chambre de réveil qu'est bientôt la zone d'embarquement. Avion, bateau, tout un. Ils sont là, enfin, armes et bagages, badges et uniformes alibi/Dis-moi aussi/, dans l'insoupçon de ta peur soudain désincarcérée de la ville Si ce que l'on tient/ Par le hublot donnant sur l'aile tu salues l'abrasion du ciel-crassier, d'eau et de vent mêlé, descendu jusqu'à toi Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/Dis-moi aussi c'est quand tu reviens/ et l'envol massif de la carlingue pour une fois te délivre quand tu reviens/   tu reviens/

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Brett Easton Ellis, violence majeure

     

    En 1991, Brett Easton Ellis répond favorablement à une commande éditoriale pour un roman qui aura comme figure centrale un psychopathe tueur en série. L'écrivain américain bénéficie d'un à valoir non négligeable. Personne ne doute qu'il offrira une œuvre sensationnelle et sulfureuse, dans la lignée du célèbre et décapant Moins que zéro. Le manuscrit qui en résulte sidère, mais d'une manière si inattendue que l'éditeur, Simon et Schuster, renonce à la publication sans pour autant revenir sur les termes financiers du contrat. Le roman sera finalement publié par Knopf et provoque le scandale.

    Les raisons de cette étrange aventure ne tiennent pas seulement dans les pages sanglantes développant par le menu les pratiques du héros. Celles-là sont certes parfois pénibles à lire (et ne constituent nullement le tour de force de l'œuvre) mais au pays des films gore, de Massacre à la tronçonneuse ou La Nuit des morts-vivants, l'argumentaire construit autour des scènes de torture ne convainc pas. Plus crédible serait la fixation sur certains passages sexuels (parce que d'érotisme, dans ces pages, il n'y faut pas compter) en pleine révolution conservatrice. Il est certain que le puritanisme s'accommode mal de la vie dissolue du héros. Pourtant, là encore, la vigueur des réactions, dans un pays produisant du porno en quantité industrielle, ne peut trouver là sa seule raison d'être.

    American Psycho porte la menace ailleurs et l'écrivain, comme rarement, centre la fiction, d'une façon oblique (ce qui le dégage des pénibles démonstrations de la littérature engagée) mais décisive, sur les valeurs hissées en porte-drapeau d'un modèle qui aurait vocation à l'universalité.

    Première bombe : le héros s'appelle Patrick Bateman. Presque Batman. On y pense, forcément. L'homme chauve-souris, redresseur de torts. Mais ce Bat(e)man n'a pas la fibre philanthropique. C'est un yuppie de la finance ; il travaille à Wall Street, au cœur même du système que les Américains vénèrent, dussent-ils en occulter tous les errements et les catastrophes. Bateman est l'homme emblématique de la réussite intégrée dans le système. Il est le système. Ellis a choisi la conformité sociale en arrière-plan fictionnel pour travailler sur l'absolu du mal individuel : la psychopathologie criminelle (1). Alors même que la société, qui ne peut ignorer cette réalité, désire la cantonner à la marginalité (sociale, politique, voire ethnique), borne rassurante des destins immaculés, Ellis lui impose de se tourner vers l'invisible du conforme, le dissimulé du brillant. Bateman n'est peut-être pas un homme comme les autres, mais en attendant il a les apparences pour lui. Plus encore : il est ce que le modèle américain promeut. Il est ce qu'outre-Atlantique on regarde, on veut regarder, on veut imiter. Cette tentation mimétique est le nœud le plus inquiétant de l'organisation puisqu'elle se fixe sur une métastase, pour métaphoriser, qui alerte sur la santé même du corps social en son entier.

    Deuxième bombe : la structuration de l'appareil fictionnel. Il faudra attendre longtemps avant que de voir le héros en action, et que la violence n'apparaisse au grand jour. Auparavant, Ellis va, comme on dit, camper le personnage, nous en donner l'architecture mentale. Non pas en cultivant les signes très visibles annonciateurs d'un désordre effrayant mais en poussant à son paroxysme la tension maniaque d'une intégration des valeurs établies comme soubassement d'une politique de l'individu américain. Patrick Bateman est, dans son genre, un perfectionniste, habité par l'impératif hygiéniste d'une société aseptisée. C'est donc dans le quotidien, dans les interstices d'un polissage du monde qu'il faut pressentir le chaos. La pourriture et le déchet ne sont pas au rendez-vous, ni le glauque ou l'incertain, mais le pur effroi de la netteté. Les descriptions de l'intérieur batemanien, le souci de soi, avec l'interminable et fascinante étude de la toilette du matin, comme un protocole immuable, ou les questions d'habillement, sont une sorte de discours de la méthode qui, effet d'accumulation oblige, oppresse le lecteur. Celui-ci est contraint de regarder cette mythologie irréductible, à ce point, au seul contentement égocentrique. Ellis passe en revue l'intimité froide d'un esprit-scalpel devant lequel, avant même de comprendre que le personnage maîtrise effectivement un certain art de la découpe, il reste pétrifié. Sa manie d'appréhender chaque altérité à travers les signes économiques de la représentation (c'est la litanie des marques : non pas une veste, mais une Armani, non pas une chemise, mais une Ralph Lauren, non pas une cravate mais une Versace), de la détailler dans une logique quasi médicale en est l'exemple le plus symbolique. À l'unité de l'individu, c'est-à-dire : ce qui n'est pas divisé/divisable, Ellis substitue le démembrable assuré par l'œil inquisiteur. L'auteur ne fait là qu'anticiper (le livre a déjà près de vingt ans) la cruauté contemporaine de l'homme réduit à l'indiciel économique.

    Troisième bombe : si on revient au choix initial de l'auteur : le héros socialement conforme, instance exemplaire de la réussite, cette détermination est à mettre en corrélation avec la double singularité de son destin criminel. Il est invisible et impuni. L'invisibilité ne répond pas seulement à une nécessité romanesque (ménager le suspense, faire durer...). Elle est l'occasion de mesurer que les traits de violence contenue qui traversent Bateman ne peuvent être vus par son entourage. Ses proches, bien que le mot ne convienne guère, sont eux-mêmes si imprégnés de l'ordre établi, si reconnaissants d'un société fixée sur le curseur de la lutte individuelle que nul pressentiment n'est possible. Et ceux qui serviront de victimes en seront comme étonnés. Mais, nous, lecteurs, ne pouvons jamais tomber dans la compassion parce qu'Ellis prend soin de ne pas altérer leur soif de pouvoir et leur avidité de plaisir. On en vient progressivement à penser que Bateman n'est pas pas une exception. Il est la forme ultime, la forme optimisée d'une aspiration destructrice. Dès lors, son impunité n'est pas une pirouette pour éviter le topos très américain du coupable châtié ; elle signe l'aveuglement collectif ouvert sur une apocalypse articulée autour d'un modèle sociétal.

    A ce niveau, le roman de Brett Easton Ellis, nonobstant son essoufflement dramatique, ses longueurs, ses répétitions, est une grande œuvre, politique, à mille lieues du livre de genre.


    Brett Easton Ellis, American Psycho, (1991, en français 1992)


    (1)Car l'absolu du mal collectif est évidemment d'une autre nature.


     

  • Lully

    À l'époque, il n'y avait pas de baguette pour diriger l'orchestre, mais un bâton de direction. En eût-il été autrement que la vie de Lully n'aurait pas fini de manière si bêtement tragique. Un jour de colère, en effet, il s'en frappa malencontreusement le pied qui s'infecta. Puis ce fut la gangrène et la mort. Cette anecdote reste en mémoire quand on écoute La Marche pour la cérémonie des Turcs qu'il composa pour Le Bourgeois Gentilhomme de Molière et teinte d'une nuance un peu triste cette pièce jubilatoire, cette pompe si drôle que nous nous verrions bien, emperruqués et grimés que nous serions, descendre un escalier majestueux devant une assemblée prête à faire des courbettes. Lully pour un fantasme enfantin et ridiculement aristocratique.

     

     

  • notule 07

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    L'enfance. Sujet rebattu. Mais pourquoi y renoncer ?


    1-Une petite fille regarde le jeu que mènent autour d'elle ses parents. À la fois spectatrice et enjeu.

    Henry James, Ce que savait Maisie (1897, en français 1947))


    2-Le héros essaie de s'émanciper de l'archaïsme du monde qui l'entoure.

    Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954)


    3-Des enfants rendus à la liberté. Quand la barbarie n'est pas loin...

    William Golding, Sa Majesté des mouches. (1954, en français 1978)


    4-Bérénice et sa névrose, dans un partage familial ahurissant.

    Réjean Ducharme, L'Avalée des avalés (1961)


    5-L'enfant est envoyé dans la campagne polonaise. D'une extrême cruauté.

    Jerzy Kozinski, L'Oiseau bariolé (1965, en français 1967)

     

  • Dévoré, dit-elle...

    Oh, oui, je voulais vous dire... Un des livres dont vous parliez un jour, je l'ai lu... Celui de... J'ai adoré, c'est beau, vraiment... Les personnages, tout, tout est bien... Je l'ai dévoré, dit-elle... En moins de trois semaines...

    A-t-il bien entendu ? Six cents pages, trois semaines. Trente pages/jour, week end compris. Dévoré, a-t-elle dit. Faut-il y voir une ironie ? Non, elle a le visage marqué d'un sourire entre bonheur de la révélation et fierté. Une hyperbole ? Au moins n'a-t-elle pas dit que ce roman était sympa... Il se demande comment on peut parler ainsi sans se rendre compte de l'étrangeté du propos. Il faut supposer une vie active, sans cesse en prise sur le monde, et dans laquelle le livre dévoré, elle a dit : dévoré, reste malgré tout périphérique. Une littéraire moderne, en somme, entre réseau social, i-Phone, portable et télévision.

    Il essaie de se souvenir ce qu'étaient sa dévoration, à son âge, la fièvre que lui donnaient certaines œuvres (mais il serait facile de rétorquer : vous, ce n'est pas pareil. Le problème est là : quand on ne se satisfait pas de la moindre lueur dans l'obscurité, on vous renvoie : mais vous, ce n'est pas pareil). Il se tait d'abord. Il sourit, répond enfin : c'est très bien, je suis content. Il s'éloigne en pensant à ces beaux discours officiels sur la jeunesse qui lit. Elle l'a dévoré, dit-elle, mais s'en est tenue à deux ou trois phrases simples. Peut-être par timidité ; il n'y croit guère. Il se souvient de cet ami psychiatre-psychanalyste, bientôt la soixantaine, consterné par l'inculture littéraire de la nouvelle génération médicale. Il parlait d'une société technicienne et regrettait la fin d'un certain humanisme auquel on a substitué le vernis humanitaire. Richard Millet ne fustige pas autre chose. Le phénomène est général. Ce sont des nostalgiques, sans doute. La nostalgie est une maladie, de nos jours, une vilaine maladie dont on ne guérit pas, une tare sociale quasiment. Musset croyait qu'il était «venu trop tard dans un siècle trop vieux». Celui-ci serait-il trop jeune ? Il lui semble surtout résolument consciencieux (mais Flaubert, déjà, avec son Dictionnaire des idées reçues et ses romans pensait-il autre chose ? Alors... )

    Alors, qu'il la laisse dévorer un prochain livre, à la vitesse qui est la sienne, lentement, trop lentement, croit-il. C'est toujours mieux que rien. Mais, à peine rentré chez lui, il tombe, ô providence, sur quelques lignes de Patrick Chamoiseau qui le réconfortent :

    Les livres exhaussent hors d'atteinte du sommeil. Ils secouent l'esprit. Chaque page revêt la suivante d'un charme-emmener-venir. Malgré la brûlure des yeux, l'agonie de la bougie, il fallait lire au moins la dernière page, et puis au moins celle-là, juste celle-là pour finir... ô promesse des pages qui s'introduisent, aléliron des livres qui se relayent !...

     

  • Le génie du non-lieu

    http://www.repro-tableaux.com/kunst/alphonse_marie_de_neuville/portrait_phileas_fogg_illustr_hi.jpg

    La première fois qu'il a mis les pieds à Londres, il n'était pas si jeune et il n'y est pas retourné depuis. La ville manque de chic et de chaleur. Son architecture s'enlise dans le conventionnel. C'est amusant, sans plus. Les musées l'ont ébloui et les parcs séduit. Avril était clément et il aimait revenir le soir, tranquillement, dans le quartier de Victoria Station où il logeait.

    Il se décida, au quatrième jour, d'y aller, là où il ne trouverait rien. Il mit du temps à trouver, d'ailleurs, sa carte n'étant pas suffisamment claire. Ce n'était pas le 221b, Baker Street qui l'intéressait, ou la demeure de Dickens (qu'il visita pourtant ; il se souvient d'une chaleur étouffante dans les pièces, et d'une accumulation oppressante d'objets). Au fond, tout cela était trop anglais pour lui. Et trop tardif, aussi, en regard de ce qu'il venait voir. Il allait retrouver un souvenir d'enfance, au 7 Savile Row, Burlington Gardens, là où l'incroyable Philéas Fogg avait sa demeure. Il n'y avait évidemment qu'un numéro au-dessus d'une porte, qu'il se garda bien de photographier, rien qui méritât que son âme soit ébranlée. Pourtant elle le fut. Elle le fut de sentir le format de la Bibliothèque Verte, son papier rugueux et sa couverture cartonnée ornée d'un dessin à deux sous. Il en passa combien entre ses mains ? Parmi ses préférés, Le Tour du Monde en 80 jours. Se trouver devant cette fausse adresse, c'était  reconaître le goût des heures à le suivre, lui, cet homme au prénom étonnant, que rien n'arrêtait et qui, pourtant, échouait, dans les dernières pages du livre, échouait malgré tous les risques pris, échouait, échouait... Mais non ! Le décalage horaire accumulé le sauve. Il se présente triomphant au Reform Club.

    Certes, l'adulte sait ce qu'est la fiction et que nul gentleman aventurier n'a jamais habité dans ces murs (quoiqu'il faille alors présumer de la médiocrité des locataires successifs de cette adresse). Il sait aussi ce qu'il doit à Jules Verne (dont le musée à Nantes lui laisse paradoxalement moins de souvenirs), aux escapades partagées, sur terre, sur la mer, dans les airs, même si, depuis, relisant quelques pages, il en a senti la lourdeur stylistique et le didactisme outrancier. Savoir, pourtant, peut revêtir une autre dimension et l'hommage à son cher Philéas (tristement campé par David Niven au cinéma. Il préférera toujours les gravures surannées) est un moyen de célébrer sa capacité à  croire en cette histoire, ce que d'aucuns appelleraient une naïveté enfantine, qu'il nommera, lui, le besoin de cet addendum au monde (pour citer Gracq) qu'est la lecture, besoin qui perdure. Le personnage n'ayant jamais vécu n'est pas mort, il est ailleurs. Philéas peut donc être là, dans cette absence même. Il fut longtemps bien plus important que le nom de l'auteur. L'écrivain ne le faisait pas rêver, l'aventurier si. Il fallait alors aller au seul point où il fut joignable (1) pour que deux temps distincts se superposent : le présent d'un toujours-lecteur lucide sur la valeur intrinsèque de Jules Verne et le passé d'une enfance qui commençait avec lui (parle-t-il alors de l'auteur ou du personnage ?), plus qu'avec aucun autre, son odyssée dans les livres. Il y a merveille à vouloir courir vers ce non-lieu habité plus fort que le réel. Londres est, pour un temps, relégué, comme une image chromo. Il reste encore quelques instants devant la porte. Il est heureux.

    (1) Ce joignable n'a rien à voir avec l'acception qui a cours aujourd'hui, à l'heure du mobile et du réseau. Il s'agit d'une dimension réellement sensible


     

  • Bertrand Redonnet, Carto-(ro)mancier en mouvement (à propos de Géographiques)

    Ils devisent, autour d'une table, d'un repas, non pas comme des socratiques qui voudraient chercher raison, mais habités d'une jovialité qui rappellerait plutôt les personnages de Boccace ou de Marguerite de Navarre. Cependant ce ne sont pas des histoires qu'ils racontent, des fictions. Ils évoquent leur pays, hors toute ferveur bassement nationaliste. Mais qu'est-ce que le pays ?

    À mille lieues des bouffeurs de poussière et de mirages (il n'est pas l'homme de la Patagonie, des terres australes ou de l'équateur, pour faire joli. Tant mieux : les voyageurs démonstratifs me lassent). Bertrand Redonnet choisit le proche, le simple, le détail. Ses Géographiques sont d'abord le maillage du souvenir, le tissage d'une transition qui nous ramène à l'origine : origine des lieux et origine des mots. L'étymologie fera partie de l'aventure. Le texte est bien aussi ce croisement des abscisses et des ordonnées, des latitudes et des longitudes de la langue. Mais l'auteur évite soigneusement l'écueil de l'érudition impressionnante, de la somme qui signe sa présence. Tout mot, s'il mérite une histoire, et la sienne en premier, n'est qu'une relance pour une remontée de chair et de souffle. Les considérations climatiques, météorologiques ne sont que pré-textes, appuis poétiques pour la résurrection des beautés du monde. Et celles-ci apparaissent dans la source de l'être. Ce qu'échangent les personnages n'est pas la prévalence leur propre parcours mais l'envie d'en faire connaître la rêverie.

    La construction dialogique, soit : une certaine forme de désordre, nous renseigne sur le besoin que nous avons d'entretenir la parole pour que l'individu ne disparaisse pas. Chaque interlocuteur ne vient pas avec son cheminement seul. Il roule son passé et semble se redécouvrir dans le mouvement même de la parole. Voilà ce qui, plus encore que les images surgissantes, métaphores et métonymies (que je suis bien d'accord avec lui quand il la place au-dessus de tout !), porte la poésie de Bertrand Redonnet : cette tension contradictoire de ceux qui disent, à peine visibles et pourtant fondus dans le paysage dont ils habitent encore les secrets. Les lecteurs habitués aux textes courts publiés sur son blog, y retrouvent cette légèreté du trait qui le caractérise : la retenue.

    Parlions-nous de personnages ? La dénomination convient-elle ? Et l'histoire ? Le fil conducteur ? Dans la cartographie générique de la littérature, cet hégélianisme sclérosant, Géographiques est une transgression. Le discours de chacun, son dis-cursus, détour(nement) de la parole singulière, n'a pas besoin de tout l'appareillage des ordres littéraires. Il parle lui-même de divagations. Peut-on parler également de vagabondages. Rien de formaliste, en somme, parce qu'alors il y aurait un début, un milieu, une fin. Double fin : finitude et finalité. Or l'écrivain veut que de ces rencontres il n'y ait nul épuisement. Elles sont exemples, sorte de gai-savoir sans doctrine. Géographiques, jusqu'au choix de l'adjectif plutôt que le substantif, ne donne pas un définitif à l'espace. C'est une incitation à faire notre propre chemin. Tant mieux.

    Pour l'heure, l'auteur vit en Pologne. Il clôture d'ailleurs sur «cette terre (qui) parfois oublie tout d'elle-même et plonge dans un coma livide. Un coma qui vous regarde avec le blanc des yeux. Un coma sans prunelles et sans paupières». Mais lui regarde, toujours, persistant : «les deux élans promènent alors leurs mélancolies erratiques». Dernière image du livre. Par un glissement polysémique subtil, le lecteur saisit ce qui fait peut-être l'essence de ce beau livre : une nostalgie discrète qui se refuse à l'inertie.


    Bertrand Redonnet, Géographiques. Divagations. Le temps qu'il fait, mars 2010

     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Un Anglais à Rome

    John Keats (d'après un dessin de John Severn)

    Il fallait sonner pour que le gardien vînt ouvrir et le visiteur laissait une obole pour l'entretien du lieu. Celui-ci se retrouvait dans un étrange lieu où se mélangeaient les exubérances d'un baroque inquiétant aux rigueurs classiques. C'était un univers de statues prisant l'aérien et d'anges en larmes. L'hôte avait l'impression d'arriver en une terre reléguée où l'Histoire avait accumulé le marbre d'un cimetière éclos ailleurs, plus grand, puis déplacé en un espace plus étroit.

    Les uns viennent pour la simple curiosité, ou le repos qu'on y gagne après les longues promenades dans une Rome bruyante et surchauffée. Les autres ont une pèlerinage précis à faire : Pier Paolo Pasolini, Gramsci, John Keats.

    Ce dernier est mort dans une demeure jouxtant la  fameuse Piazza di Spagna. Demeure devenue musée. Une de plus. Mais il dort pour l'éternité à l'autre bout de la ville, dans uncarré du cimetière protestant. À côté de lui, son ami John Severn.

    La sépulture du poète romantique ne donne droit à aucun débordement marmoréen. Il n'y a qu'une plaque de dimensions fort modestes, sur laquelle est gravée une phrase émouvante : Here lies one whose name was writ in water (Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau). Elle n'étonne pas le visiteur qui a lu, au-delà des clichés qu'on leur accole, les Anglais : Coleridge, Wordsworth, et Keats. On se rappelle le poème Cette main vivante :

    Cette main vivante, à présent chaude et capable/ D'ardentes étreintes, si elle était froide/ Et plongée dans le silence glacée de la tombe,/ Elle hanterait tes journées et refroidirait tes nuits rêveuses/ Tant et tant que tu souhaiterais voir ton propre cœur s'assécher de son sang/ Pour que dans mes veines coulent à nouveau le flot rouge de la vie,/ Et que le calme revienne dans ta conscience -regarde, la voici, /- Je te la tends -/ (1)

    Il est là, poète réduit à rien désormais mais irréductible jusque dans sa dernière phrase, comme si les mots avaient été sa seule chance.

    Levant enfin les yeux, le visiteur aperçoit alors la pyramide de Caius Cestius, qui trône au carrefour, dans la Rome quotidienne. Horreur blanche qu'un fonctionnaire romain se fit bâtir, dans un délire de pharaon absurde, et le contraste saisit. Si le nom de Keats est écrit sur l'eau, incertain de son devenir, et pourtant toujours revivifié, celui de Caius Cestius, aussi dure soit la pierre de son tombeau politique, n'est que poussière. A handful of dust.

    (1) Traduction de Paul Gallimard.








     

  • Jorge Luis Borges, définitivement indisponible...

    Une mienne connaissance a attendu ces trois dernières années que l'on rééditât Borges dans la collection de la Pléiade. Il en rêvait et ne se résolvait pas à devoir faire les bouquinistes pour trouver les deux exemplaires qui constituent les œuvres complètes du grandiose Argentin. Mais il faudra bien qu'il se résigne puisqu'une récente recherche sur des sites de libraires indique que ces deux livres sont définitivement indisponibles. La formule est jolie quoique contradictoire : il me semblait pourtant que l'indisponibilité était par principe une situation transitoire. Passons. L'ami devra fureter dans les rayons poussiéreux ou devant les étals qui longent le fleuve.

    Borges n'est donc plus accessible en Pléiade. Les publications ne datent pourtant pas de temps immémoriaux : 1993 pour le tome 1, 1999 pour le tome 2. Ces volumes ont dû bien se vendre et peut-être estime-t-on en Gallimardie qu'un nouveau tirage serait hasardeux, commercialement. Faute d'un lectorat suffisamment conséquent pour s'aventurer dans les contrées du plus grand nouvelliste du siècle ? Ce serait donc tabler sur le déclin inexorable des lecteurs exigeants. Comme quoi toutes les enquêtes et toutes les statistiques du monde sur les progrès de la lecture dans notre société post-moderne sont foutaises.

    Mais cela ne doit pas étonner ceux qui voient se dépeupler les rayonnages des librairies (amusez-vous à trouver sans devoir les commander des romans de Giraudoux ou de Valery Larbaud...) et s'entendent dire, avec la régularité d'une horloge mortelle, que tel ou tel livre est épuisé (et nous donc, de chercher vainement) et que nul ne sait s'il y aura réédition. Ainsi s'effondrent, doucement mais sûrement, des pans entiers de la littérature et il ne nous reste plus qu'à fréquenter les bibliothèques, en espérant alors y trouver notre bonheur, et que ce bonheur soit en accès libre et non à consulter sur place.

    Chacun aura fait l'expérience de ces disparitions scandaleuses, chacun a son cimetière d'auteurs plus ou moins célèbres, plus ou moins anciens. Mais quand on en arrive à faire de Borges un auteur relégué (certes il reste les éditions de poche...), on se dit que l'avenir est sombre et que la République des Lettres dont la France s'est longtemps arrogé le titre finira bientôt en une Principauté ridicule.