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littérature - Page 13

  • La littérature en recours

    Devant la mise en scène dramatisée pour un "gouvernement totalement révolutionnaire" (Christine Lagarde), les simagrées ministérielles, les voix tremblantes de ceux qui jurent travailler pour le pays, et lui seul, hors de toute considération partisane, devant les explications de spécialistes politiques sur tout ce qui change (pour que rien ne change !), les rodomontades d'une opposition complice, les votes d'intérêt, l'acceptation à tous les échelons de la société d'une pure logique d'enrichissement (peuple de Guizot en puissance), le social comme trompe l'œil d'une paupérisation à grande échelle, devant la collusion des partis de gouvernement pour en finir avec les humanités, devant tout cela : la littérature. La littérature comme refuge, non sur le mode de la défense, du repli, de la mélancolie geignarde, mais comme joie, bonheur, transgression, lucidité, extension du domaine de la vie. Alors c'eût pu être Bossuet, La Rochefoucauld, Chateaubriand, Stendhal, Proust... Mais, hier, c'était Giono. Giono qui, entre 1936 et1939, traduisit le Moby Dick de Melville, Giono dont la préface nous éclaire au delà de la seule question littéraire. Et voici, comme une réponse (parmi d'autres) au temps présent :

     

    "L'homme a toujours le désir de quelque chose de monstrueux objet. Et sa vie n'a de valeur que s'il la soumet entièrement à cette poursuite. Souvent, il n'a besoin ni d'apparat ni d'appareil ; il semble être sagement enferme dans le travail de son jardin, mais depuis longtemps il a intérieurement appareillé pour la dangereuse croisière de ses rêves. Nul ne sait qu'il est parti ; il semble d'ailleurs être là ; mais il est loin, il hante des mers interdites. Ce regard qu'il a eu tout à l'heure, que vous avez vu, qui manifestement ne pouvait servir à rien dans ce monde-ci, traversant la matière des choses sans s'arrêter, c'est qu'il partait d'une vigie de grande hune et qu'il était fait pour scruter des espaces extraordinaires. Tel est le secret des vies qui parfois semblent nous être familières ; souvent le secret de notre propre vie. Le monde n'en connaît jamais rien parfois que la fin : l'épouvantable blancheur d'un naufrage inexplicable qui fleurit soudain le ciel de giclements et d'écume. Mais même, dans la plupart des cas, tout se passe dans de si vastes étendues, avec de si énormes monstres qu'il ne reste ni trace ni survivants "et le grand linceul de la mer roule et se déroule comme il faisait il y a cinq mille ans"(1)"

                                 Jean Giono, Pour saluer Melville (1941)

     

    (1)Herman Melville, Moby Dick

  • S'armer d'une folle espérance...

     

    labyrinthe de la cathédrale de Chartres

         

    "Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir"

                                      Maurice Blanchot, L'Attente. L'Oubli (1962)

  • Les deux sœurs

    Elles étaient deux sœurs, auxquelles s'adjoignit le mari de l'aînée (du moins me semble-t-il qu'elle fût la plus âgée) Deux sœurs bien particulières : l'une avait une voix un peu éteinte (il faudrait imaginer qu'une conversation avec elle se fît toujours dans le temple ouatée d'une bibliothèque (1) ou dans un lieu conventuel), l'autre était très petite, ne dépassant le mètre quarante-cinq. Elles officiaient (car l'ordre du sacré est de mise pour parler d'elles) dans un espace minuscule où nul que ces deux sibylles ne pouvait retrouver quoi que ce fût. Il ne s'agissait pas de venir y flaner ou fouiner. Nous arrivions avec nos références ; nous les leur indiquions. Soit il fallait passer commande, soit nous assistions à l'expérience miraculeuse de l'aiguille dans la botte de foin. Des livres, elles en avaient empilé jusqu'au plafond, selon une science personnelle qui aurait terrifié les psycho-rigides du binaire. Vous aviez donné le titre. Elles répondaient oui, oui, oui... et, pendant quelques secondes, elles intériorisaient les différents paramètres des pyramides dont elles étaient les architectes, avant de se précipiter, parfois à l'aide d'un escabeau, sur le volume, dont vous auriez pensé que, facétieux, il jouait à cache-cache avec sa libraire. Il arrivait fréquemment qu'elles se fendissent d'un rapide commentaire sur ce que vous alliez découvrir. Elles avaient tout lu.

    Ces magiciennes, Philippe Hamon ou Jean-Luc Steinmetz, lorsqu'ils faisaient un point bibliographique pendant leurs cours, les désignaient sous la généreuse métaphore des nourricières. La boutique, en effet, avec sa devanture d'un vert très sombre et sa vitrine modeste, s'appelait Les Nourritures terrestres. Elles avaient connu des écrivains d'après-guerre. Des photos dédicacées occupaient les rares espaces libres. Les livres étaient leur vie, l'intelligence passionnée leur univers. Elles étaient là depuis une éternité et lorsque j'étais étudiant elles avaient déjà atteint un âge respectable. Mais au delà de ce que nous savons être la réalité, il  est certains êtres (comme de certains lieux ou monuments) dont on imagine qu'ils ont pactisé avec l'éternité. Ainsi le temps des nourricières fut-il celui de l'université.

    Ayant quitté la ville, je suivis leur histoire de loin en loin. Un jour, elles abandonnèrent leur antre. Vint la relève. Celui qui leur succéda ne fut pas à la hauteur. Aurait-il pu en être autrement... Il ne suffit pas d'informatiser la gestion du stock pour faire de vous un libraire...

    La semaine dernière, je me suis engagé rue Hoche. Les boiseries extérieures ont viré à l'orange. La référence gidienne demeure mais juste en dessous, deux fois peints, le mot sandwichs. Ceux qui ont repris l'affaire (comme on dit) ont conservé le nom ancien qui, dans une logique épicurienne de bazar, colle si bien au pain bagnat, au jambon-fromage, au thon-oeuf-mayonnaise... Nathanaël fait dans la baguette désormais. Les gérants de cette nouvelle boutique connaissent-ils l'origine de cette inscription qui a traversé plus d'un demi-siècle ? Dans le fond, le problème n'est pas là, mais dans la suprême ironie qui voit un élan poétique, une promesse aventureuse et lyrique s'effondrer symboliquement dans l'univers de la restauration rapide. C'est à la fois une histoire intellectuelle et l'épaisseur d'un lieu que l'on réduit  à une cession commerciale. L'ironique survivance du nom, le prolongement de l'univers gidien, invisible pour la plupart des passants (ce qui fait que certains penseront que pour un magasin de bouffe, c'est bien trouvé...), se trouvent être le coup de couteau le plus cruel qui soit pour la mémoire des deux sœurs et celle de leurs affidés. Il eût été préférable qu'un vidéo-club, une boutique de lingerie ou une agence bancaire prissent la place, que tout fût effacé, pour que nous gardions, dans la disparition même de toute trace, la beauté pure de nos souvenirs. Mais, devant cette victoire mesquine du bon mot sur la métaphore spirituelle, il y a le sentiment que le mépris ambiant pour la littérature et tout ce qui est intello vient de trouver là son lieu emblématique.

    Ne soyons pas amer, néanmoins, et pensons que l'inscription eût-elle été effacée que le souvenir des deux sœurs s'en fût, peut-être, trouvé altéré, moins vif, moins précieux. Il faut prendre les aléas du monde sous cet angle : la cartographie de notre passé se nourrit aussi, en des endroits délicatement conservés, des détours les plus dérisoires...

     

    (1)J'entends : les vraies bibliothèques, celles où le silence de l'étude est de règle (et où les jeux de séduction se font du regard...), non les dérives en médiathèque et autres lieux socialisés qui voient circuler dans les salles et couloirs des gens n'ayant rien à y faire.

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

     *

    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.

  • Notule 10

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Cap vers l'Est

     

    1-Andrzej Kuśniewicz (Pologne), Le Roi des Deux-Siciles (1978 en français)

     

    2-Jarosław Iwaszkiewicz (Pologne), Les Demoiselles de Wilko (1979 en français)

     

    3-Jaan Kros (Estonie), Le Fou du Tsar (1989 en français)

     

    4-Péter Nádas (Hongrie), Le Livre des Mémoires (1998 en français)

     

    5-Dezsö Kostolányi (Hongrie), Kornél Esti (2000 en français)

  • Lapsus calami

     

     

    En juin 1977, L'Humanité, dirigée alors par Rolland Leroy et Pierre Andrieux, demande à des écrivains de «lire le pays». C'est ainsi qu'entre le 30 juin 1977 et le 3 janvier 1978, une centaine de plumes se lance à l'assaut du pays à raconter. Cette initiative peut sembler surprenante quand on sait combien les paroles enracinées ont mauvaise réputation en France depuis qu'on les a réduites à une obligatoire filiation barrésienne d'abord, à des relents pétainistes ensuite. Le terroir pue, sent le rance, le nostalgique, le sectaire. Le terroir, c'est étroit. Il faut, pour être un écrivain digne de ce nom, avoir l'envolée cosmopolite et être dans l'urbain, les deux composantes majeures d'un universalisme vingtième qui voit en la contemplation de la nature, en l'étude d'un petit territoire les signes d'une posture régressive. Claudel traitait ainsi Mauriac d'écrivain régionaliste et l'on connaît la méfiance d'une certaine intelligentsia parisienne pour un auteur aussi complexe que Giono, qui avait eu la mauvaise idée d'être, comme il le dit lui-même, un voyageur immobile, et d'avoir circonscrit (?) son œuvre à Manosque et ses environs.

    N'empêche : cette année-là, l'internationalisme communiste avait trouvé de bon ton un léger repli sur la France et la Fête de l'Huma avait à l'automne de la même année comme thème : «la fête des régions». On pourra toujours se demander si ce soudain attrait pour la nation n'était pas guidé par une volonté très politique visant à rassurer l'électeur angoissé sur les intentions du PCF qui espérait, avec le programme commun de gouvernement, gagner les élections législatives de 1978. Peut-être...

    Ayant mis toute son énergie dans l'affaire, L'Humanité sollicita à tort et à travers et l'énumération des collaborateurs d'un jour rappelle une liste à la Prévert. On y trouve des inconnus (ou quasi) et des notables des Lettres : Roger Caillois, Armand Salacrou, Max-Pol Fouchet..., des écrivains liés au régionalisme : Jean-Pierre Chabrol, Jean Carrière, Charles Le Quintrec, Pierre Jakez Hélias, des historiens : Emmanuel Leroy-Ladurie, Georges Duby, quelques étrangers : Béatrice Beck, Françoise Mallet-Joris, Julio Cortazar, Georges Simenon... Il y a surtout des auteurs fort inattendus, qu'on n'imaginait pas se compromettre dans ce que l'avant-garde dont ils avaient fait partie considérait comme une thématique usée, ringarde, vieillotte, réactionnaire, associée à une esthétique de sous-littérature : Jean Ricardou (oui, le théoricien étroit du Nouveau Roman), Claude Simon, Robert Pinget, Claude Ollier (1). Il ne manque guère que Philippe Sollers (mais il devait être à Venise...) et Robbe-Grillet (qui, lui, devait être à New York) pour compléter le tableau. Un tel mélange peut passer pour un tour de force, la preuve que le journal communiste arrivait à fédérer autour d'un projet les écrivains les plus divers. Bref, L'Humanité en garant de l'unité littéraire nationale. Il ne fait pas de doute que c'était là un exercice d'auto-promotion assez spectaculaire.

    Les textes sont inégaux et lorsqu'on pioche dans Lire le pays, l'édition qui en a été faite aux éditions Le Passeur, en 2004, l'ennui est plus souvent au rendez-vous que le bonheur. Il faut croire que l'inspiration n'était pas toujours vive, même s'agissant d'évoquer le sol natal, le lieu d'adoption,... Mais cette édition, tardive, est aussi intéressante par l'index qui l'accompagne, entre la page 416 et la page 427, ainsi intitulé : Petite géographie des écrivains en France. On y retrouve, dans l'ordre alphabétique, les vingt-deux régions de la France... métropolitaine. Car, dans cette exploration littéraire du pays, nulle trace de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion... Pas une ligne d'Édouard Glissant, d'Aimé Césaire, de Maryse Condé, de Simone Schwarz-Bart. Peut-être ne leur a-t-on pas proposé de participer ? Pour quelles raisons ? Parce qu'il s'agit de faire une savante distinction entre régions, DOM et TOM ? Parce qu'à L'Humanité, ils ont oublié ? Ou n'est-ce qu'un acte manqué, la trace de l'inconscient nationaliste dont l'histoire du Parti Communiste Français est traversé ? Ils auraient sans doute eu une autre voix à offrir aux lecteurs, ces antillais, et des qualités d'écriture autrement plus flamboyantes que les nombreux compagnons de route qui gonflent lourdement les pages de ce volume.

    Je trouve cette négligence regrettable. C'est réduire la littérature française à un territoire strictement hexagonal. Elle reflète, dans l'époque où cette initiative fut prise, des tensions souvent implicites qui traversent le champ littéraire (pour parler en bourdieusien) et, plus largement, la société française. On rétorquera que la thématique régionale (je ne dis pas régionaliste) justifie cette délimitation. Sans doute. Mais ce n'est, sur le fond, que déplacer le problème. Il y a des silences et des choix qui sont signifiants (pour faire barthésien, cette fois) ; il y a une forme d'inconscient qui trouve toujours le moyen de sortir du bois. Il ne s'agit pas de faire un procès en sorcellerie à l'organe de presse du Parti communiste français, comme tel, mais de relever que les lignes de partage sur le sujet de la nation ne peuvent pas être réduites à de simples considérations axées sur une distinction droite/gauche, loin s'en faut. La détermination a priori de l'espace que l'on priviligiera peut suggérer qu'un mode de représentation du monde dans lequel une hiérarchie cachée et pourtant repérable existe. Les auteurs qui participaient à cette entreprise ne sont nullement en cause. Ils œuvraient chacun dans leur coin et le premier qui s'y colla (Jean Genet !) ne pouvait deviner ce qu'il adviendrait de l'ensemble. Mais, pour le coup, à plus de trente ans de distance, on se dit que l'esprit d'ouverture que vantent tant ceux qui essaient de nous vendre un modèle d'intégration à la française était (est ?) une illusion.

    Il est, en tout cas, certain qu'une telle aventure ne pourrait guère voir le jour désormais quand l'époque contemporaine se gargarise du concept aussi douteux que vide qu'est celui de la littérature-monde (mais de cela je parlerai une autre fois).

     

    (1)quoique, soyons honnête, l'histoire autour du Nouveau Roman est fort compliquée et relève plutôt de la construction a posteriori, comme le montre justement Nelly Wolf dans Une littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II

     

  • En silence


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    Dans ses Sentences, Isidore de Séville, qui vécut entre les VIe et VIIe siècles, écrit : «La lecture silencieuse est plus facile à supporter pour les sens que celle à voix déployée ; l’intellect en effet s’instruit davantage, tandis que la voix de celui qui lit demeure en repos, et que sa langue bouge silencieusement. En effet, en lisant à haute voix, d’une part le corps se fatigue, et d’autre part la voix s’émousse». Il place donc la question de cette activité sur un double plan de confort physique et de fruition intellectuelle. On sait qu'elle se pratiquait dès l'Antiquité mais qu'elle se répandit surtout à partir de la Renaissance quand il y eut en quelque sorte un accès privé au livre, qu'il ne fut plus nécessaire, devant le nombre limité d'ouvrages, qu'un seul lût pour tout un parterre ou un groupe.

    En ce sens, le silence est symbolique d'un possible retrait du monde certes, mais aussi d'une intériorisation de nos pensées, de leurs divagations plus ou moins lointaines par rapport à ce que nous lisons. Ainsi pouvons-nous comprendre que dans le jeu avec le livre se dessinent des entrelacs inattendus, des écarts, des abandons, des retrouvailles dont nous aurons, tout de suite ou plus tard, à nous féliciter. Le silence dans la lecture n'est donc pas seulement l'appropriation personnelle d'un objet qui n'est pas nôtre, d'une altérité à laquelle nous ne saurions être réductibles (dans l'acceptation, par exemple, de l'auditeur passif), que nous ne saurions réduire nous-mêmes ; il est le moyen d'une jouissance immédiate, mais qui se prolonge à la fois comme pensée sur le texte et souvenir de lecture comme déviation. C'est bien à ce double titre que la lecture silencieuse fut combattue, en ce qu'elle émancipe l'individu, parce qu'elle le retranche du présent et l'accroît dans ce même présent.

    Dans un monde qui désormais vante le bruit en continu, le flux perpétuel d'images, il faut s'inquiéter pour la lecture et le silence. Leur éclipse progressive est le signe d'un temps où la pensée s'effondre ; car, bien au-delà des questions de culture (encore que...) ou de savoir, l'enjeu est la relation avec ce qui n'est pas moi. Or, le refus notoire de la lecture par une grande partie de la jeunesse (et qu'on ne vienne pas me dire qu'ils ont d'autres manières de faire... Je sais, hélas, de quoi je parle...) laisse présager une incapacité à résister au monde, faute de s'être construit intérieurement, de s'être retrouvé face à soi.

    Mais, rétorquera-t-on, n'en fut-il pas ainsi pour une partie de l'humanité, qui ne sut jamais ni lire, ni écrire (pourquoi d'ailleurs utiliser un passé simple ?) ? Celle-ci s'en trouva-t-elle plus malheureuse pour autant ? À cela, répondons que les sociétés anciennes n'avaient pas mis au point une armada aussi sophistiquée de moyens technologiques couplée à une structuration politique de contrôle(s) (tant sur l'axe vertical qu'horizontal des réseaux sociaux) aussi développée de telle sorte que nous sommes en mesure de prévoir un effondrement intérieur des individus soumis à un tel système oppressif et répressif. Jamais une société n'avait promis un tel bonheur matérialiste (et immédiatement matérialisé en bibelots eux-mêmes immédiatement obsolètes) ; jamais nous n'avions connu, depuis vingt-cinq ans un tel processus de régression (sociale, politique, culturelle) qui se traduit par l'explosion des phénomènes dépressifs, et ce, dès le plus jeune âge.

    Il ne s'agit pas de dire que tout se résout dans la lecture silencieuse (je prends mes précautions : tous les raccourcis sont possibles...). Je voulais brièvement en rappeler le plaisir et la nécessité.

     

  • L'entre-deux

    "On peut refuser que les choses s'emparent de nous, apposent, quand il est désastreux, leur sceau à nos inclinations, à nos jours. Bien sûr, elles ont beau jeu de nous en imposer, elles, les obscures, les pérennes, à nous qui n'avons qu'un instant, qu'un fragment où mille moments s'enchevêtrent, pour être un peu fixés, tâcher, tant qu'il est temps, à nous y reconnaître. Mais ça n'empêche pas d'essayer"

                   Pierre Bergounioux, La Mort de Brune (1996)

  • L'Histoire en plaques

     

     

    Les rues des villes se couvrent de plaques, de plaques commémoratives. Je ne sais de quand date cette pratique. Sans doute cela a-t-il commencé dans la deuxième partie du XIXe, participant de cette aspiration fulgurante à la mémoire, et qui n'a cessé, depuis, d'alimenter le discours politique (dans la même mesure que se défaisait d'ailleurs la compréhension de l'Histoire). Commémoratives n'est pas l'adjectif permettant de recouvrir l'étendue du phénomène. On trouvera très souvent les hommages aux héros de la résistance. «Ici mourut X, le 13 mai 1944, sous les balles ennemies»,... Il y a même un site qui les répertorie à Paris. Mais nous sommes loin du compte, parce que souvent le propos est plus léger, disons : moins dramatique. Où l'on apprend qu'un auteur est né dans cette maison, qu'un autre (un scientifique) a étudié dans ce lycée, que B a séjourné de mai à juin 1895 dans cette demeure, que C a écrit là un célèbre roman. On remarquera que parfois on tombe dans une futilité qui n'est pas exempte de prétention malicieuse (et les plaques sont alors comme ces photos qu'affichent certains restaurants pour signaler qu'y est venu manger tel artiste, mieux : tel vedette (pour user d'un vocable désuet, clin d'œil à Barthes)).

    Ainsi pourait-on, pourquoi pas ? sillonner certaines cités selon les ponts de chute répertoriés d'un lever de tête régulier vers les morceaux de marbre qui nous rendront tout à coup plus savants. Plutôt qu'une promenade des églises, un cartographie des plaques. Peut-être est-ce déjà fait, dans l'annexe d'un guide quelconque. Des sites existent. Il y a certes, parfois, des découvertes surprenantes (de savoir, par exemple, que Dostoïevski écrivit en partie les Frères Karamazov non loin des Jardins de Boboli, à Florence : on se sent si loin de la raideur florentine en lisant ce roman qu'on saisit bien chez l'auteur un bouillonnement imaginaire pouvant s'abstraire du monde environnant. Un anti-Proust radical) mais, dans l'ensemble, nous restons dans une sorte de silence qui finit par faire de ces plaques des formes vides. Parce que le temps a passé et que ces inscriptions sont le plus souvent le signe même d'un dépassement du moment auquel on voudrait nous raccrocher. Parce que le caractère anecdotique du propos neutralise l'effet (escompté ?). Y est né dans cette maison, il y a (je calcule) cent huit ans. Je connais son nom. Je regarde la façade : une bâtisse sans intérêt particulier, un logement collectif dont j'imagine qu'il a été mainte et mainte fois retapé, dont les cadres sociologique, économique, culturel n'ont sans doute plus rien à voir avec ceux dans lesquels est apparu le grand homme. Idem pour la demeure où Z passa cinq semaine en villégiature. Je regarde. Et après ? Toutes ces plaques sont là pour signifier en creux qu'il ne reste plus rien. Une sorte de prestige en toc bien dans l'évolution du XXe. Un théâtre du faux.

    L'an passé, j'ai logé par hasard dans un hôtel où avait séjourné Wagner. Pour avoir conservé l'inscription qui mentionnait cet événement, on aurait pu supposer que les propriétaires voulaient en tirer une certaine gloire ; et, en pénétrant dans le hall, j'ai un temps espéré quelques échos des Nibelungen : une gravure, des photos, un poster, que sais-je ? Des noms de chambres tétralogiques. Rien. Évidemment. Rien. La banalité connue d'un lieu où le fantôme de Richard ne risquait pas de planer.

    Le ridicule de cette inflation murale est là : il s'agit moins de construire un sens que d'étiqueter la ville dans un carnaval mémoriel où l'on pourra mêler : les morts, les drames, l'art, les voyages, les naissances, les héros, les illustres inconnus... Nous ne sommes pas très éloignés, je crois, de la mode des cimetières. Le Père-Lachaise comme logo-rallye. Plaques de rue, stèles funéraires. Même puzzle au goût amer...