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littérature - Page 10

  • En guise de lucidité...

     

     

    E. M. Cioran, geboren 1911 in Rasinari (Rumänien). Er starb 1995 in Paris

     

    (re)lire Cioran en une période aussi dégoulinante de bons sentiments, de pétitions diverses pour un monde meilleur, pour une autre société (postmoderne, post-industrielle, post-coloniale, post-tout ce qu'on veut, le cachet du post faisant foi), où l'on s'émerveille des triomphes fanatiques  en guise d'avènement démocratique (derniers en date : Tunisie, Lybie, Égypte...), relire cet auteur revient à céder à une double tentation. La première n'est peut-être pas la plus intelligente, la plus productive, à savoir : se complaire dans le dédain cynique d'un univers dont on souhaiterait inconsciemment ou non qu'il courût à sa perte, et c'est toujours un peu facile. Celui que Mathieu Gauvin définit comme un "monstre obscur", un "infâme inactif qui se dévoue au désœuvrement" ne peut être un maître, ou un modèle. Être revenu de tout a toujours partie liée avec une immobilité qui touche sans doute à la passivité, à la sclérose, au parler-pour-ne-changer-lpas-es-choses. Mais pourquoi devrions-nous bouleverser un ordre qui nous dépasse ? Lire Cioran, à ce niveau, c'est parler de la catastrophe comme d'un bienfait. Pas très exaltant.

    Dans le même temps, seconde tentation : vous guérir de la mièvrerie politique qui pourrit le monde contemporain, cette sorte de litanie larmoyante sur l'injustice et la misère, cette mise en scène perpétuelle, médiatique et pseudo-philosophique sur le besoin d'agir, le besoin de témoigner, le besoin de s'indigner. Voici bien l'utilité de Cioran. Quand les lecteurs du Monde désigne Stéphane Hessel comme homme de l'année, quand le sinistre Indignez-vous ! est le théâtre de toute réflexion politique, sur le mode tripal, organisé par un diplomate qui vécut fort bien de tremper dans les affaires du monde, et qui, au crépuscule (que je lui souhaite le plus long possible, car sur l'homme en tant que tel, nulle vindicte) de son existence, voudrait nous en apprendre sur l'art de combattre, quand les choix argumentaires se situent désormais dans le registre d'un ego pathétique, d'une rhétorique sentimentale où tout se mélange, tout s'amoindrit en fait, tout se confond (à commencer par la banalisation du crime contre l'humanité), alors, oui, Cioran est nécessaire. Et de reprendre, dans son Traité de décomposition, la page suivante :


    "L'humanité n'a adoré que ceux qui la firent périr. Les règnes où les citoyens s'éteignirent paisiblement ne figurent guère dans l'histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses dépens, le scandale dans les mœurs constituant la trame de la curiosité humaine et le courant souterrain de tout événement. La femme infidèle et le cocu fournissent à la comédie et à la tragédie, voire à l'épopée, la quasi-totalité de leurs motifs. Comme l'honnêteté n'a ni biographie ni charme, depuis l'Iliade jusqu'au vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout naturel que l'humanité se soit offerte en pâture aux conquérants, qu'elle veuille se faire piétiner, qu'une nation sans tyrans ne fasse point parler d'elle, que la somme d'iniquités qu'une peuple commet soit le seul indice de sa présence et de sa vitalité."

    L'écriture est rude, le propos peu amène, un brin provocant. Cioran pue, si l'on s'en tient aux bonnes manières et aux pétitions de principe sur les progrès supposés de l'humanité. Il pue, pour les nez qui aiment les parfums sucrés et un monde qui ne doit pas les désespérer. Car la course à l'indignation, promue comme une sorte de prophylaxie de l'esprit, ne peut guère tolérer d'aussi si tristes sires, un peu comme le fou dan le Roi Lear. Or, très souvent, Cioran, sous des formules grinçantes, parfois outrées, ne fait que ramener à la surface la frénétique histoire du monde dont on ne voudrait faire qu'un musée, propre, lisse, comme une Vénus académique. Il est pourtant plus humain que ne le sont les professionnels médiatiques de la déploration et de l'illusion prophétique, et pour ce faire, il commence à ne pas être tendre avec tout le monde, y compris avec ceux que l'on pare si facilement de l'étendard des opprimés...


  • Corpus Christi

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    Chuck Palahniuk est un écrivain à l'imagination fertile, débordante et certains doivent le penser ainsi : névrotique. Il a en tout cas une manière radicale d'approcher les terreurs contemporaines. Mais il faut l'écrire, n'en déplaise à la belle Europe :  il y a quelques auteurs américains qui ont  ainsi l'œil incisif :  Thomas Pynchon, Don DeLillo, Brett Easton Ellis, Wiiliam T Volmann, le regretté Tristan Egolf, et donc Palahniuk. Le héros du Survivant a devant lui une carrière d'icône évangéliste toute tracée. Encore faut-il qu'il ait, selon son agent, un poids de forme qui puisse correspondre à l'emploi, ou à  l'idée qu'on s'en fait. De là une séance sur une machine à escaliers. Tout un poème qui lui inspire quelques réflexions. En guise de lendemain de Noël...

    "Vous vous rendez compte qu'il ne sert à rien de fait quoi que ce soit si personne ne regarde.

    Vous vous demandez : s'il y avait un faible taux de participation à la crucifixion, auraient-ils reprogrammé l'événement ?

    Vous vous rendez compte que l'agent avait raison. Vous n'avez jamais vu un crucifix avec un Jésus qui n'était pas presque nu. Vous n'avez jamais vu un Jésus gras. Ou un Jésus poilu. Tous les crucifix que vous avez vus, le Jésus en question, il aurait pu tout aussi bien se montrer torse nu et faire de la pub pour des jeans de grande marque ou une eau de toilette de renom.

    La vie est exactement comme a dit l'agent. Vous vous rendez compte que si personne ne regarde, autant rester à la maison. À vous tripoter. À regarder la télé.

    C'est aux environs du cent dixième étage que vous vous rendez compte que si vous n'êtes pas sur vidéo ou, mieux encore, en direct satellite avec le monde entier qui regarde, vous n'existez pas.

    C'est vous, cet arbre qui dégringole de la forêt, et dont personne n'a rien à branler.

    Aucune importance que vous fassiez quelque chose ou pas. Si personne ne remarque rien, votre vie, toutes ressources cumulées, équivaudra à un gros zéro. Nada. Que dalle."

  • Proust, les effluves de la peinture

     

    Le narrateur, encore enfant, dans la cuisine de Françoise, est venu apprendre le menu. Quelques lignes de pure beauté où se mêlent les évocations d'une banalité impressionniste (c'est l'asperge de Manet) et celles d'une profondeur religieuse et giottesque incarnée par une simple servante ; où se tiennent en vis-à-vis la malice sensuelle des fées et la grâce d'une Vertu du XIIIe ; où la saveur onctueuse et sacrificielle d'un poulet en offrande familiale rejoint celle de l'urine dans un pot de chambre, comme s'il ne pouvait y avoir le goût de l'autre (et de soi) sans  ce supplément fatal du corps qu'en sont les odeurs (sachant d'ailleurs que la mémoire olfactive est la plus tenace...). Cinglant démenti pour ceux qui croiraient encore que Proust n'est que bavardages de salon.

     

    Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

     

                                      Du côté de chez Swann, I, II

  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • La part invisible (et heureusement)

     

    Dans la nuit qui manœuvre son silence, ton silence à toi, lecteur, cour intérieure dans sa ténèbre, à converser avec Henri James ou, plutôt, avec le narrateur perplexe du Motif dans le tapis, qui voudrait comprendre le mystère avoué (?) qui tisse sa toile subreptice dans les livres de Hugh Vereker, un mystère qui n'a pas de nom, qui n'est pas un son, ou une figure mais, peut-être, l'indéfinissable de la recherche en soi, comme une volonté d'asseoir notre plaisir et notre volonté sur un sens, oui, un sens, dans cette nuit d'été, tu es un roi, en quelque sorte, le roi d'un pays sans frontières.

    Il cherche donc, ce narrateur, la figure livresque (ou narrative, à moins que ce ne soit qu'un détail, si petit que l'article, pourtant sérieux, qu'il a consacré à Hugh Vereker a amusé ce dernier qu'il n'ait pas, cet autre, compris l'essentiel) qui hanterait l'œuvre. Sa vie sera désormais consacrée à cette obsession. En vain.

    Et toi, quand tu en as fini de ce court roman -sinon nouvelle-, tu noies ta perplexité dans le noir bondissant du dehors (tu as éteint la lumière : tu n'écris pas. Qu'aurais-tu à prolonger de ta lecture, sur un papier quelconque ?). Tu la trouves au fond assez médiocre, cette histoire, dans ce qu'on appellera sa dimension littéraire. Presqu'à l'opposé du nœud indicible de la trame, elle est cousue de fils blancs. C'est un péché d'accorder sa confiance à celui qui écrit quand il veut faire croire qu'il a tout pensé.

    Reste, néanmoins, qu'on pourrait en tirer une leçon indirecte, de cette histoire insipide : nous ne pouvons pas vivre des obsessions d'autrui...

     

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (III)

     

    chateaubriand

    Quand, consternés que nous sommes par la flagornerie poussive des sommités médiatiques, et que la reconnaissance entre contemporains est devenue l'exemple même d'un jeu complaisant (mais si nécessaire pour exister à l'écran, ou dans certains journaux), la littérature du passé (soit : la plus actuelle qui soit) nous sauve de la tristesse et de l'hypocrisie. On s'y déteste avec violence ; on s'y estime avec frranchise et passion. 

    Flaubert est à Combourg, tout près de l'enfance de Chateaubriand. L'immobile Gustave écrit son admiration (ce qui n'exclut pas la griffe) pour le vagabondage de François-René. Il ne connaît pas encore la gloire qui l'attend mais il se sait un destin. Aussi puise-t-il respectueusement à l'une des sources les plus vives des lettres françaises. Ces quelques lignes sont d'une dignité bouleversante, jusque dans le pastiche. Sauf à croire en Dieu, il faut admettre que l'aîné ne saura jamais rien de l'admiration du cadet encore inconnu. Cette gratuité donne un supplément d'âme à ces quelques lignes.

     

    "J'ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur

    Je le voyais d'abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l'église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur sa table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s'envolaient ; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu'il y avait eus ; je songeais aux amères solitudes de l'adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d'amour qui rendent les cœurs malades. N'est-ce pas ici que fut trouvée notre douleur à nous autres, le golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ?

    Rien ne dira les gestations de l'idée ni les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; mais on s'éprend à voir les lieux où nous savons qu'elles ont été conçues, vécues, comme s'ils avaient gardé quelque chose de l'idéal inconnu qui vibra jadis.

    Ô sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d'enfant ! C'est là que tourbillonnaient, l'appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René.

    Un jour, cependant, il la quitte, il s'en arrache, il dit adieu et pour n'y plus revenir au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes, ; puis, l'inquiétude le prend, il part.

    Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu'il abandonne. Il arrive ; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez ; il regarde couler l'eau des grands fleuves paresseux et contemple sur leurs bords briller l'écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane ; de l'un à l'autre, ils épanchent leurs mélancolies native et il épuise le désert comme il avait tari l'amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l'enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles."


  • Trois jours en promenade avec Flaubert (II)

     

     

    Carnac, alignement du Ménec

    Parmi les lieux visités par Flaubert, il en est qui acquerront dans leur siècle suivant une notoriété touristique. Ainsi, le site (pour parler moderne) de Carnac... Mais devant les alignements mégalithiques, c'est moins l'étonnement qu'une certaine consternation ironique... Surtout, on le lira à la fin de l'extrait, il y a cette spiritualité dans la comparaison dont on ne sait jamais si elle est pure invention ou, peut-être, reprise d'une phrase ici ou là entendue.

    "Bientôt, enfin, nous aperçûmes, dans la campagne des rangées de pierres noires, alignées à intervalles égaux, sur onze files parallèles qui vont diminuant de grandeur à mesure qu'elles s'éloignent de la mer ; les plus hautes ont vingt pieds environ et les plus petites ne sont que de simples blocs couchés sur le sol. Beaucoup d'entre elles ont la pointe en bas, de sorte que leur sommet. Cambry dit qu'il y en avait quatre mille et Fréminville en a compté douze cents ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y en a beaucoup.

    Voilà donc ce fameux champ de Mars qui a fait écrire plus de sottises qu'il n'y a de cailloux , il est vrai qu'on ne rencontre pas tous les jours, des promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu'une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l'esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c'est peu commun, on s'avoue cependant que ce n'est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l'ironie de ces granits qui, depuis les Druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n'admirez-vous pas d'ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l'océan pour saler son pot-au-feu et de chasser les éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s'arrête encore lorsque s'exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l'usage."

     

                                                                                                Photo : Philippe Hillion

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (I)

     

     

    En 1847, pour essayer de combattre la maladie nerveuse qui l'atteint, Gustave Flaubert entreprend, avec son ami, le trop méconnu Maxime Ducamp, un voyage en Bretagne. Un an de préparation, pas moins, pour aborder la contrée armoricaine. L'écrivain laisse un témoignage de cette aventure dans un ouvrage délicieux, Par les champs et par les grèves, dans lequel, au-delà de l'évocation curieuse d'un monde disparu et pour tant si présent (on ne dira jamais assez la puissance des noms, ce que savait Proust...), le lecteur distingue déjà très nettement ce qui fait la force du verbe flaubertien.

    Dans le premier extrait qui suit, se déploie le cynisme généralisé par lequel Flaubert agace parfois, parce qu'il ne nous permet pas de choisir une position satisfaisante, parce que lui-même ne détermine pas avec certitude son choix : il semble répertorier la bêtise (déjà !), incluant la sienne, sans que l'on sache quelles sont les limites du jeu. Tout se construit dans un mouvement de balancier et chacun prend des coups. Il n'y a pas de parti pris mais tout le monde est pris à parti. La campagne bretonne est pitoyable, peut-être, mais elle n'a pas à rougir de l'outrecuidance parisienne. Ville ou campagne : la grossièreté est la même.

     

     

     

    "Quoique ne parlant pas le français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l'amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des humains que ces êtres-là. Mais comme ils s'occupent peu du Salon ! et même de l'Exposition de l'industrie ; comme ils s'embarrassent médiocrement de l'Opéra qui va rouvrir et du Rocher de Cancale qui est fermé ; comme ils ne causent pas de ce dont on cause : le Jockey-Club, les courses de Chantilly, les dettes de Dumas, les cuirs de M. de Rambuteau, le nez d'Hyacinthe, etc.

    C'est une chose dont on ne peut se défendre que cet étonnement imbécile qui vous prend à considérer les gens vivant où nous ne vivons point et passant leur temps à d'autres affaires que les nôtres. Vous rappelez-vous souvent, en traversant un village le matin, quand le jour se levait, avoir aperçu quelque bourgeois ouvrant ses auvents ou balayant le devant de sa port, et qui s'arrêtait bouche béante à vous regarder passer ? À peine s'il a pu distinguer votre visage ni vous le sien, et dans cet éclair pourtant tous les deux, au même instant, vous vous êtes ébahis dans un immense étonnement ; il se disait en vous regardant fuir : "Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ?", et vous qui couriez : "Qu'est-ce qu'il fait là ? disiez-vous, est-ce qu'il y reste toujours"

    Il faut assez de réflexion et de force d'esprit pour saisir nettement que tout le monde n'habite pas la même ville, ne se chausse pas chez votre bottier, ne s'habille pas chez votre tailleur, dîne à d'autres heures que vous, et n'ait pas vos idées ; mais je ne comprends point encore comment on existe lorsqu'on est notaire, comment il se peut que l'on soit employé dans un bureau, comment on se lève avant dix heures et on se couche avant minuit, et je me demande sérieusement s'il est possible qu'il y ait des êtres sur la terre s'occupant à autre chose qu'à aligner des phrases et à chercher des adjectifs."

  • Une photographie de Proust

    Proust avait une manie. Lorsqu'il rencontrait une personne avec laquelle il voulait se lier durablement, ou dont il sentait qu'elle aurait une place nécessaire dans son existence, il lui demandait une photographie. Cette habitude lui permettait aussi d'utiliser, de croiser, de déformer des détails réels dans l'œuvre romanesque qui a fait de lui le plus grand écrivain de notre langue.

    Ce cliché est pour l'heure le dernier connu de Proust vivant. Il n'a pas encore le visage creusé et la barbe noire des photographies prises sur son lit de mort. Il n'a plus ce visage délicat, un peu efféminé qu'aura immortalisé le tableau de Jacques-Émile Blanche. Il a l'allure d'un bourgeois satisfaisait début-de-siècle. Rien que de très banal. Il pose. Petite raideur, accentuée par la légère contre-plongée. Ce n'est pas une photo pour la gloire. Elle n'aurait qu'un intérêt relatif, si elle n'était la dernière d'un Proust contemplant le monde. Mais le regard nous échappe : le trois-quart face nous prive de l'acuité des pupilles. Il est lointain, comme dans une échappée où nous n'aurons droit qu'à la trace du sillage. Quoiqu'écrire ainsi revient à donner à la photographie un supplément de sens induit par ce que nous savons du modèle. Privé que nous sommes (du moins le suis-je...) de motivations du photographe et de Proust lui-même, nous brodons, et nous pourrons ainsi penser chaque détail de la matière argentique pour nous raconter une histoire : pasticher l'auteur, en quelque sorte, et ce serait d'un grand ridicule.

    Disons plutôt que ce cliché ne nous émeut pas, tant il rappelle le caractère insondable du corps, du visage si nous les mettons en regard à la page blanche. Y a-t-il un air artiste, une gueule d'écrivain, une silhouette créatrice, comme l'époque contemporaine essaie tellement de nous le faire croire ? Que désormais les écrivains, entre autres, soient des visages est peut-être un des signes les plus marquants de la faillite de la littérature, sa compromission avec les lois du marché. Après avoir, selon la précieuse définition bourdieusienne du champ, déterminé son créneau, pour faire son trou, l'écrivain a concédé que son corps (non pas son cerveau ou sa main, qui tenait la plume) pouvait être un argument de vente. J'ai déjà écrit, à propos de Baudelaire, ce que je pensais de la posture comme forme d'apparition inaugurée par le plus ténébreux (dit-on) des poètes (1). Au moins, quand je regarde les photos de Proust, et jusqu'à cette ultime (encore impensée comme telle et qui, peut-être, un jour, sera remplacée par une autre), je n'y trouve pas cette même dérive (peut-être parce que sa gloire est, quoi qu'on en dise, posthume).

    Il pourra sembler singulier, voire inutile, de souligner que l'objet de ce billet vaut d'abord pour son insignifiance, pour le silence qu'il impose devant la puissance de la littérature. Encore une fois, regarder Proust, l'homme, celui qui, dans une certaine mesure, nous est indifférent ; et  il est plutôt curieux de se demander, en vain, ce que lui-même aurait pu retirer (et le verbe est très mal choisi) de ce cliché, de cette recherche d'une dignité un peu froide, comme d'une protection ou d'un regret de ne jamais être un homme à particule. Proust serait alors, ce que n'est pas le narrateur, aussi caustique puisse être parfois son esprit quand il examine le monde, un masque, un avatar ultime de ses infinies (quoique...) transformations. Regarder cette photographie et penser à la peinture de Blanche fait ressurgir, dans la différence amère que signe le temps passé, un épisode de La Recherche et  ramène le lecteur à la si fameuse soirée pendant laquelle Marcel (en admettant que le narrateur...) reconnaît à grand peine ceux qui firent et traversèrent son existence. Ce ne sont pas des photographies par quoi il accède à la grande loi du temps, à des signes extérieurs, des indices, mais une expérience immédiate de la disparition du passé paradoxalement encore présent. Devant un tel désastre lui reste l'écriture. Cela doit nous inciter à la défiance face au déluge d'images de l'époque contemporaine : il y avait dans l'esprit de Proust une lucidité surprenante à vouloir subvertir la photographie, les traces qu'elle laisse, pour en tirer une quintessence qui s'achevait dans les mots.  

    (1)Laquelle posture a été érigée en principe majeur par l'universitaire Jérôme Meizoz sans que ses propos ne soient très décisifs au regard de la pensée bourdieusienne.