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  • La densité

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    La lumière vient de l'intérieur, d'une source à la fois située et inestimable. Tu la reçois comme un approximé. Au contraire de tout ce qu'on pourrait croire, rien n'est clair à cause d'elle, d'abord. Elle est l'alerte, quand tu passes dans la rue, dans l'après-midi qui s'incline devant le ciel d'orage grondant. La lumière est là, mais elle n'est pas, de toute manière, ton attente, ce qui dirige ton regard et fixe ton attention. Elle est certes le fond nécessaire, impérieux, en quelque sorte : ce qui permet qu'il en soit ainsi. Mais l'important est au devant d'elle, dans la dissémination des objets, selon une histoire que tu ne connais pas, La lumière n'éclaire pas la scène, pour en détailler les éléments : elle les dé-signe, pour les mettre en avant. Ils sont sur l'estrade, plus que sur le rebord de la fenêtre, ou sur des tréteaux de rangement collés à la dite fenêtre. Tu n'en sais rien, tu as des doutes et c'est à ce titre qu'ils deviennent des figures, qu'ils portent masque. Ils ne sont pas l'ombre d'eux mais se dessinent dans leur fragilité d'objets et se magnifient de leur basse définition.

    Tout procède de l'impolitesse de la vitre qui neutralise les efforts de la technicité que tu tiens dans les mains. Elle est la dérision de ton désir de précision, pour que tout soit net et qu'on puisse y voir quelque chose. Elle donne une densité qui n'a rien à voir avec le flou que tu pourrais fabriquer à partir de ton appareil. Elle n'en a pas la linéarité. Cette impolitesse varie selon un faussé qui a l'apparence de l'aléatoire. Chaque centimètre carré te semble un territoire propre, projetant un éclat particulier qui enraie ton regard et dans toute cette diffraction, tu t'accroches au goulot de la bouteille sur la droite et au haut du bocal sur la gauche, qui tranchent dans le quadrillage...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • D'un bout à l'autre

    La première voiture du convoi te semble toujours courir vers son destin, quand la dernière renonce à échapper au sien...

    Il y a une forme aporétique à croire, dans bien des circonstances de notre existence, que la posture que nous prenons, ce qu'on appelle désormais un positionnement, soit une attitude réfléchie et conséquente. Qui plus est lorsque, dans le jeu des apparences de la démocratie narcissique, chacun cherche à ne pas trop ressembler aux autres, mais à se ressembler, à être fidèle à soi-même.

    C'est le paradoxe du hipster, dont Jonathan Touboul a très sérieusement exposé la réalité dans une communication au Collège de France.

    Au-delà de la formalisation mathématique, autour d'un phénomène assez identifiable, la démonstration nous amène à creuser cette étrange observation d'un monde de plus en plus segmenté, si l'on s'en tient aux impératifs et diktats marketing, et de plus en plus conforme. Cette course à l'autre-de-soi dans une infime variation face à l'image de l'autre a de quoi laisser songeur.

    On notera, par exemple, la récente tendance féminine au tatouage déployé sur le bras (en particulier le bras gauche). Après la modestie graphique des temps précédents (le petit dauphin sur la fesse ou sur l'épaule), on s'encanaille, on se rebelle, on accède à une maturité transgressive. Chacune expliquera que la différence (elles ont beaucoup lu Derrida, sans doute) est dans le détail, dans cette appropriation de leur corps, de leur histoire et de leur (corps et histoire) mise en scène. Il y a tout un babil et des sentiments. Vraiment touchant.

    C'est sans doute ainsi que se fait désormais la communion des pairs : même taille de barbe, même chemise, même japonaiserie de pacotille sur l'avant-bras. Rien d'autre qu'une vanité muette quoiqu'intempestive, pour ne pas rater le train du présent, de l'hyper-modernité et de la sensation d'exister...

  • New York/Port-au-Prince (sans escale)

    Ce qui suit est un texte publié il y a plus de sept ans, au début d'Off-shore. Il n'est donc plus d'actualité, au sens où on l'entend traditionnellement. Il n'appartient pas à cette immédiateté réductrice fabriquée pour entretenir l'oubli. Il n'a pourtant pas perdu de sa réalité, parce que celle-ci n'est pas l'actualité. Elle s'en distingue ; il semblerait même qu'elle en soit la négation ou, pour plus d'exactitude, la face cachée. Port-au-Prince n'est pas seulement à mille lieues de New York. Cette ville est une métaphore de l'oubli nécessaire pour que la catastrophe qu'incarne New York puisse continuer d'exister et pire encore : que cette catastrophe puisse être vécue comme la seule possible, et que dans cette catastrophe, ce qui porte atteinte à cette ville soit assimilé au plus grand des malheurs. C'est à ce titre que le 11 septembre devient, dans la dialectique du maître et de l'esclave, une gloire dont le maître se sert pour avilir encore un peu plus l'esclave. Il ne s'agit pas de minimiser la violence, d'annuler les morts, mais de rappeler qu'à la disparition de l'être les sociétés sont tentées d'accorder un capital symbolique dont elles sont le garant. La mort, aussi, a son maître-étalon, à ceci près qu'il n'est pas universel...

     

     

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    New York

    Ils ont appelé cela Ground Zero. Ground Zero. Ce qu'il serait bien difficile à traduire, d'autant plus que désormais il sonne comme une unité. Les deux éléments se sont fondus l'un dans l'autre. Certes, Ground Zero est un lieu, un certain point dans l'espace. Il est Un.

    Il est rare de voir naître un lieu négatif. Peut-être même est-ce là un événement singulier. Une localisation et une onomastique comme produit d'une disparition, quand ce qui fut double (les Twin Towers) a été réduit au néant. Ground Zero porte donc la marque de la verticalité annulée, d'une soumission des désirs d'élévation (élévation qui n'a rien à voir avec la spiritualité, bien sûr). Une sorte de Némésis. On peut même y voir la mise en échec d'un babélisme prétentieux, puisque, comme le souligne Jean-Paul Dollé dans Métropolitique, l'attaque contre New York se comprend aussi comme le refus de ce qui serait le plus universel de l'Amérique. New York plutôt que le fond américain, Wyoming ou Montana. Ou le Sud.

    Mais, dans Ground Zero, on entend également Time Zero. Sorte de méridien de Greenwich d'une nouvelle ère avec laquelle les États-Unis veulent réaffirmer que rien, ni les terroristes, ni la dette publique, ni la Chine, ne pourra les atteindre durablement. Ground Zero, c'est le déplacement de la gravité du monde en fonction de l'acte marquant le XIXe siècle, ou que l'on définit comme tel. L'attaque du Sanctuaire (puisque c'est ainsi que les États-Unis, à l'instar de l'Arabie Saoudite assimilée à une mosquée, se voient) posée comme borne unique, à jamais unique, et aune de toutes les souffrances. 2993 morts (terroristes inclus). Décompte exact, et des héros à la pelle. Ground Zero : tombe géante d'une Amérique qui croit encore et toujours à ses étoiles. Cinquante, pas moins. Tombe sur le sol de la patrie, quand le cercueil symbolique est sans doute ailleurs. En Irak, en Afghanistan. Qui sait ?

    Mais le monde continue de tourner, de vivre et de mourir hors de ce temps recomposé, de cette grandiloquence aveugle.

    Port-au-Prince. Ground Zero sur des kilomètres carrés. 100 000, 110 000, 120 000 morts ? Ici, pas de dénombrement, pas de héros. Où l'on invoque la fatalité, la nature, le destin. Et l'incurie gouvernementale. Sans se poser la question de ce qui, irrémédiablement, les y a amenés, les Haïtiens. Où l'on comble le désastre par l'arme compassionnelle des concerts de bienfaisance, des déclarations de bonne volonté, et des dons sans discernement.

    New York : la main sur le cœur avant le prochain combat, car, là, le combat est la nécessité du devenir.

    Port-au-Prince : la main sur la bouche, pour ne pas crier, ne pas sentir les cadavres. Et savoir que tout sera fait pour que l'horreur puisse se répéter.

     

    File:Earthquake damage in Port-au-Prince 2010-01-15.jpg

    Port-au-Prince

     

     

  • La marche à vue d'Appius

    "Le tribun se nomme Appius Pulcher et appartient, comme moi, à une famille illustre dans l'ordre équestre. Il a été un partisan résolu de Jules César, mais, après son assassinat, il est passé du côté de Brutus et de Cassius. Plus tard, prévoyant que cette faction ne gagnerait pas la guerre, il a déserté et rejoint les rangs du triumvirat composé d'Antoine, Auguste et Lépide. La guerre terminée, il a pris, dans l'affrontement entre Auguste et Antoine, le parti de ce dernier. Après la défaite d'Actium, il s'est gagné les faveurs d'Auguste en trahissant Antoine et en révélant le probable séjour secret de Cléopâtre, avec qui il se vante, à mon avis de façon peu crédible, d'avoir entretenu un commerce amoureux. Ce continuel va-et-vient a réussi à le maintenir en vie en diverses occasions mais ne lui a pas permis de faire fortune, ce qui n'a jamais cessé d'être son but.

    -Tout a changé depuis l'époque de la République, s'exclama-t-il amèrement en achevant son récit. Qu'il est loin, le temps où Rome récompensait les traîtres ! D'autres, de moindre mérite, sont aujourd'hui gouverneurs de provinces prospères, préfets, magistrats, voire consuls."

      Eduardo Mendoza, Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus, (2008)

  • Levinas, sans tain

    "Le courage n'est pas une attitude en face de l'autre, mais à l'égard de soi" (Emmanuel Levinas, Liberté et commandement)

  • L'art majeur

    Tu te dis qu'il faut toujours s'en tenir , moins par couardise ou paresse, que par expérience. Il est juste (il s'agit de justesse, évidemment : la justice n'a rien à voir avec ce qui t'occupe. C'est, sur ce point, un ordre que tu ne comprends même pas. La justice est une opération contractuelle, parfois à son corps défendant, quand tu auscultes, toi, les tenures oubliées de ton existence), juste donc, que ça passe. Parce que toutes les formes de l'inédit, ou de l'inouï, se préparent à faire leur retour comme crevasses ou peaux de fruits séchées, et il y a moins dans les rencontres survenues et dans la palabre, une fois enclos en ton esprit tes forces et tes faiblesses, que dans le moindre muret que tu contemplerais des jours durant, ou dans les métamorphoses de Lena Antognetti.

  • Bowie le masque, comme d'habitude

    David Bowie avait compris très vite qu'après les Beatles, la pop aurait pour l'essentiel une perspective plus scénaristique que proprement musicale. De fait, il est plus rusé, dans son image (encore que ce soit plus compliqué) que génial dans ses compositions. Reste de lui deux très beaux albums, le Ziggy, évidemment, et, surtout, Honky Dory, qui doit tant au clavier Rick Wakeman.

    Par une douce ironie, le titre majeur de cet album est une réécriture du Comme d'habitude de Claude François. Il s'agit de Life on Mars ?


  • La consomption

    Tu perds tes mots, souvent, devant le monde qui tourne. Le vocabulaire n'y suffit plus. Loin que le spectacle soit bouleversant et que tu restes sans voix. Au contraire. C'est l'appauvrissement, la cataracte de toute cette agitation servile, de cette technicité babélienne qui te rend mutique. Les mots ne conviendraient plus : ils sont inadéquats, trop complexes. Ils évoquent un havre perdu. Le monde augmente les réalités possibles dans le temps où le contemplateur voit l'éventail de sa rêverie tomber en lambeaux.

    Aux images poignantes on substitue les panneaux iconiques, à l'ampleur de la phrase le slogan, à l'invention poétique l'onomatopée...

    *

    Pendant longtemps, l'homme, en son langage, a couru après le monde ; le dénombrement en était infini et l'esprit avait comme un temps de retard. En sommes-nous encore là ? L'aphasie n'est pas hélas le mutisme.

    *

    L'étrécissement de la vie commence quand aux charmes du silence succède le bruit spongieux des perpétuelles présences.

     

  • Mort et vif

    Dans une bibliothèque, un fantôme est un papier que l'on met à la place d'un ouvrage sorti du rayonnage. C'est moins l'absence, comme un spectre qui viendrait hanter le lieu béni, que la signature, mieux : l'assignation d'un immanquable retour.

    Dans notre existence, nous avons nous aussi des fantômes de cette nature, qui ne nous blessent pas, ne nous chagrinent pas, mais dont la voix inexorable et le visage précieux reviennent prendre place dans le silence nécessaire et laborieux...

  • Vestiaire

    Il avait choisi de vivre dans une impasse. Ce n'était pas une question de confort, un goût assez plausible pour la tranquillité ; il s'agissait d'être lucide. Sa demeure était au fond de la rue. Elle était celle que l'on voyait quand on s'engageait dans la voie Maurice-Corbier. Il s'amusait que la dénomination même ne rende pas compte de la configuration. Il y a ainsi des mystères : un écart entre le mot et la chose.

    Il avait toujours l'impression que sa maison l'attendait, qu'elle était la fin de toute l'attention, et quand derrière ses rideaux il observait les habituels et les occasionnels marcher sur le haut du pavé (les voitures chevauchaient les trottoirs à droite et à gauche, très réduits), il imaginait qu'on le prenait pour un obsédé de l'espionnage et du ragot.

    Mais avec qui aurait-il bavardé de ce qu'il voyait ? Il vivait seul, n'avait pas d'amis, et s'en tenait au strict nécessaire dans les relations de voisinage.

    Il avait choisi une impasse, parce qu'il n'aurait aucun moyen d'échapper à ceux qui lui en voulaient, et qu'il n'avait plus envie, après toutes ces années, de faire le moindre effort, pas même un ultime, pour fuir.