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  • L'Être au miroir

     

    Caravage, Narcisse, 1595, Palais Barberini, Rome

    Nous devons à Roger Lembrechet la mise au point (faut-il dire l'invention ?) du miroir moderne. Remercions-le, plus encore aujourd'hui qu'hier, puisque ce présent monde est absorbé à sa propre contemplation ; qu'il n'est de centre ville dévolu au commerce, aux boutiques qui ne soit une succession de miroirs, de glaces, de vitrines suffisamment belles pour que nous y contemplions notre finitude.

    Il est certain que c'est bien là un instrument de notre désir d'être et de reconnaissance (face aux autres et face à soi-même, mais en pensant d'abord que les autres ne sont que les figurants dans un espace central où nous nous tenons, en improbable existence). Nous avons donc fait de lui un élément dépassant largement le stade du miroir, et nous nous promenons désormais avec lui, et s'il n'est pas là (il reste malgré tout des murs, des surfaces qui ne nous réfléchissent pas), nous sommes en attente de lui, dans l'impatience d'une vérification rassurante. Nous voilà à l'ère du narcissisme outrancier, celle dont Christopher Lasch a si bien pourfendu la vanité (et la vanité, double, de ceux qui s'y soumettent désormais dans l'intégralité de l'être sans devenir).

    Et la glace (ou le miroir : usons, par commodité, indifféremment l'un et l'autre) a trouvé au XXe siècle son accomplissement dans cet endroit magique qu'est la salle de bain, oui, cet endroit où l'on a le droit, plus qu'ailleurs, de s'enfermer, et d'être à soi seul. Délectation princière du lieu par lequel débute maintenant l'artifice et la comédie. Nous nous y apprêtons, oubliant, ou faisant mine d'oublier, que cet isolement n'est que la coulisse d'un jeu épuisant, celui de notre apparition. Il aurait pu en être autrement si nous avions gardé en mémoire les leçons antiques du theatrum mundi, si nous (re)lisions Montaigne, lorsqu'il rappelle que «nos vacations sont farcesques» et que «du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’étranger le propre». Avant que de se gausser, avec la même rigueur, de ceux «qui se prélatent jusques en leur garde-robe». Il eût été possible, plutôt que dans la divine recherche d'une perfection exposable (à réfléchir longuement sur notre corps et sur notre mise), de se voir justement dans les limites de cette corporalité qui n'est ni magie, ni indécence. Se regarder nu(e) ; non pas avec l'interrogation sur ce que sera l'après, lorsque nous nous serons vêtus et de nos habits, et de nos mimiques, et de nos stratégies, mis en vitrine, d'une certaine manière, mais avec la pleine conscience d'être un homme ou une femme, tout simplement.

    La glace aurait donc pu être ce compagnon de modestie grâce auquel, sans se mépriser, nous nous serions retrouvés avec notre humanité. Mais l'aspiration démocratique, doublée de l'idéologie libérale d'une estime aiguë de soi pour pouvoir faire son chemin, nous a convaincus qu'elle était une arme dont nous saurions nous servir pour être, enfin, tels qu'en nous-mêmes. Ainsi les progrès hygiéniques et les aménagements spatiaux de l'intimité vont-ils, par une suprême ironie, à contre-courant d'un possible approfondissement de la connaissance que les individus auraient d'eux-mêmes, connaissance qui commence, raisonnablement, par notre insignifiance dans le temps et dans l'espace. Ce choix qui n'a pas été fait, qui ne pouvait sans doute pas être fait collectivement, il est pourtant nécessaire de le faire individuellement, pour ne pas encourir la désillusion d'une décrépitude du corps ou le désastre d'une éviction de la scène sociale (mais l'une ne serait que la préfiguration de l'autre). Car, derrière tout cela, il y a effectivement le risque, à long terme, d'une socialité exsangue et d'un désarroi individuel. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ce phénomène ne soit pas déjà engagé...

    Nous ne pouvons pas à la fois fustiger la prétention rageuse de pouvoirs politico-médiatiques (quand il nous faut mettre dans la même engeance ridicule les gouvernants et les people) et croire nous-mêmes que le monde ne pourrait pas se passer de nous regarder, qu'il est même indispensable qu'il nous regarde, nous, oui, nous, qui nous regardons si complaisamment (et complaisance il y a jusque dans les reproches que nous nous adressons, parce qu'il s'agit bien de rattraper l'affaire, reproches que nous nous faisons par orgueil, de ne pas plaire, peut-être) le matin, devant la glace.

  • 11-À la rue

    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Ouais non mais ce que je il n'est bien sûr que la hé Jérôme pas mal le concert de il n'est tu me diras non si à quelle heure Marine et Nico qui passent il n'est là alors je reprends le métro dans l'autre sens et ça sentait le chacal non moi le concert j'ai trouvé le batteur oh Bart et Melbourne il n'est là pour moi je connaissais le groupe mais dans l'ancienne formation avec un bordel dans le wagon c'est quand qu'on décolle j'ai soif bordel les mecs qui s'engueulent une odeur de chacal et une fille avec un maquillage d'enfer une bière il n'est là pour personne j'ai fait écouter à ma sœur tu sais Clara sa sœur j'ai envie d'une bière pas rester après une heure le métro il n'est là pour personne ça caille non tu trouves pas qu'on se pèle mais et quand tu penses De la Tour à la basse et Rethenberg à la batterie dommage on aurait moins la mort cette nana il me disait il n'est là pour personne tu le connais non tu le connais pas il est bourré ou il pleure sais pas moi j'aimerais bien qu'elle vienne Marine dis Mathieu tu le trouves pas bizarre le gars il n'est là pour personne tu veux aller voir vas-y et alors je peux pas finir mon histoire de métro si allô Samuel il a peut-être envie d'être seul je téléphone à Samuel il n'est là pour personne dix minutes que je le regarde bizarre il a juste tendu sa jambe on est déjà arrivés Sam non mais un mec a eu le nez cassé ils ont bloqué la rame et il n'est là pour personne il attend peut-être quelqu'un et puis moi ils me gavent grouille si jamais on loupe la séance Samuel nous rejoint là-bas justement si Franck avait pas envie de faire dans le social va le voir ton type et nous emmerde plus oui me gavent  on se casse ou on accouche moi de toute manière c'est clair quand je sors je ne suis là pour personne


    Je ne suis là pour personne, exactement comme toi et tes amis, et je suis bien heureux que vous vous en alliez, que l'autre ait cessé de se pencher pour essayer de scruter mon visage, comme si je ne pouvais pas voir ses hésitations. Sûr que je ne suis là pour personne... J'ai marché tout l'après-midi, j'ai traîné dans la ville. J'en ai pour trois jours. Exclu pour trois jours, et j'étais trop énervé pour rester... J'ai marché, les cafés sont chers et s'asseoir sur un banc, tout seul, ça fait paumé, cloche, et tu trouveras toujours quelqu'un pour venir te parler. Mais je ne suis pas un paumé, même si je ne suis là pour personne, parce c'est très simple de se retrouver seul et il faut beaucoup de force pour masquer que tu es seul.  C'est plus fort que tout, je ne savais pas. Comment il disait l'autre ? Ah, oui... La puissance, rester debout au coin d'une rue et n'attendre personne. Alors, je dois être sur la voie, même le cul sur le trottoir, encore à faire. Le cul sur le trottoir, sans même un verre d'alcool, dans le nez. La misère. Portable éteint. Sans doute des messages en absence. Messages en absence pour ne pas dire absence aux messages. J'ai soif.  Les messages, je verrai plus tard. Il y en avait une de jolie. S'il m'avait causé, peut-être que je me serais levé... Trop tard.

    *


    *

     

    Non, sa tête ne me dit rien. Pourquoi ? Il a disparu ? J'ai fermé le kiosque à vingt heures. Peut-être le quart, disons. Il n'y avait plus grand monde sur la place. Rien de spécial.

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    Esplanade aux réverbères. Fragmentation de l'obscurité et du halo. Quand l'esprit s'enfonce-t-il dans la première, déjà absorbé par ce qui le devance, à son insu ? Il regarde le décor vide. Un peu de vent pour faire courir deux ou trois papiers. Il était là hier, quelqu'un dit l'avoir vu, mais c'est peut-être un mirage...

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    Un souvenir. Un pendentif de l'âme, à suivre, dans les rues et venelles. Artères, et cœur battant.

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    Achilles

    Barnett Newman, Achilles, 1952, National Gallery of Art, Washington D.C.

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    Trouver les négatifs. L'impression du corps rematérialisé. Trouver le corps, ce qu'il en reste, argentique, numérique, et vite

  • Masaccio, la chair

     

    Masaccio, Adam et Ève chassés du Paradis, (1427), Chapelle Brancacci

     

    Il y aura toujours un plaisir particulier devant une fresque, un surplus de majesté dans l'œuvre, parce qu'il a fallu que nous venions à elle. Un tableau, aussi grand soit-il, voyagera peut-être un jour et nous en jouirons comme d'un dû temporaire. Les peintures, en général, d'ailleurs, posent des problèmes de lisibilité. Elles n'ont pas été faites pour des musées (du moins, pas avant la fin du XIXe siècle et l'on voit bien où cela nous a menés : barbouillages incertains pour achats étatiques ou mises aux enchères chez Christie's ou Sotheby) et souvent elles ne sont pas dans l'église à laquelle elles étaient destinées. Ce sont des étrangères auxquelles on essaie de (re)donner un semblant d'histoire (mais l'édifice religieux a-t-il au moins une portée qui garantit un peu la profondeur du sujet). La fresque, elle, porte l'immuable signe de sa spatialité, et, dans l'art rapide et magistral qu'elle suppose (puisque le peintre travaille a fresco), le souvenir de sa temporalité. Nous sommes à l'endroit exact de son apparition, à l'endroit même où l'artiste vint. Il ne s'agit pas de définir une mystique sur l'artiste (dont il ne faut jamais oublier qu'il est un homme, tout un homme, mais un homme seulement) ; tout au plus sommes-nous dans une soudaine hétérotopie, un lieu qui s'est composé comme un en-soi et contre lequel nul ne peut rien, sinon à devoir/vouloir le détruire. L'espace autour de la fresque est donc hors du monde au temps même de sa composition, de son organisation. Il chasse temporairement le monde pour le réintroduire ensuite, mais comme modifié par cette présence intransposable, insécable, totale. Peut-être est-ce pour cette raison que le lieu par excellence de la peinture, et bien au delà du plaisir d'y avoir retrouvé l'épisode proustien des Vertus peintes, est la chapelle des Scrovegni de Padoue, œuvre phénoménale de Giotto, et dont la contemplation annule pour un moment (celui où vous êtes dans l'écrin) l'existence même de la réalité derrière la grande porte d'entrée. C'est là : Somewhere out of the world, pour parodier Baudelaire.

    L'endroit aujourd'hui évoqué n'est pas aussi grandiose mais il porte aussi en lui une belle histoire. Nous sommes à Florence. Il faut aller Oltrarno, passer le Ponte Vecchio et son affairement de touristes. Oltrarno : quartier négligé, calme, où ne traînent que les gens du coin, plus modestes (quoique...), plus mesurés que les florentins du centre. Cette fresque de Masaccio se trouve dans une chapelle d'une église à la façade quelconque : Santa Maria del Carmine. Rien qui vous préparerait à la splendeur picturale des années 1427. Et parmi ces splendeurs : Adam et Ève condamnés par la vindicte divine de n'avoir pas obéi. Les deux personnages sont nus, vraiment nus (d'autant que la restauration des années 80 nous a débarrassé des pudibonderies ultérieures). Derrière eux un paysage de désert. La matité du sol et de la roche, l'uniformité terne du ciel donnent une impression d'enfermement. On pense, sans qu'il y ait évidemment de rapport stylistique ou intellectuel, mais dans un cadre purement sensible, à l'écrasante clôture des tableaux de de Chirico. Rien derrière, donc, ou si peu. Voilà l'endroit auquel les deux coupables sont destinés. On ne pouvait guère mieux signifier que désormais ce serait une vie de misère et de souffrance. Ils sont out of the Eden et la crudité/cruauté du pinceau de Masaccio, avec une modestie de moyens, oblige le spectateur à les contempler sans espoir d'être détourné par quoi que ce soit (ce qui n'est pas la moindre des curiosités de cette partie de la fresque puisqu'il y a la continuité murale pour nous inciter à glisser le regard vers l'ailleurs...).

    Elle et lui. Affligés ; corps en mouvement, avec le pas lourd ; l'équilibre de la marche est incertain, surtout chez elle. Il y a la peur d'un horizon impensable et chancelant. Lui : la main au visage. Plus encore : l'autre main, la gauche, soutenant la première, la droite, comme si le poids de la souffrance rendait la nudité de sa conscience si pesante, sa tête si tentée par la chute qu'il lui faut tout l'effort de deux appuis pour tenir encore. Dès lors, en désolidarisant le haut du corps avec le bas (qui semble se mouvoir malgré lui), l'Adam de Masaccio semble un pantin désarticulé atteignant par là même une vérité qu'on n'est pas près de retrouver (et surtout pas quand la dialectique d'une peinture des formes comme le développera la Renaissance fera de la technique et du respect des règles une vertu...). Il y a sans doute de l'approximation pour une raison mesurante, mais Masaccio, lui, réussit à nous peindre la décomposition d'un visage sans même que nous le voyions. Elle : informe, difforme, presque gonflée... Il serait ridicule de penser cela, avec la brutalité d'un esthète (?) qui viendrait regarder Masaccio en pensant au dernier défilé de Karl Lagerfeld (Or, c'est parfois ce qui ressort des réflexions entendues devant des peintures : l'application servile d'une pensée Photoshop sur un art inscrit dans le temps, dans l'espace et dans des cadres socio-idéologiques qui ne peuvent être jetés aux orties en un claquement de doigts...). Oui, elle est laide, l'Ève de Masaccio, comme le sont sans doute les madones de Memling et certaines femmes de Boticelli (pour des raisons d'ailleurs fort opposées). Son corps semble une bonbonne et son visage, aux sourcils tombants, au front bombé, au menton quasi prognathe, dépitent l'amateur du beau (ou ce qu'il croit tel)... Justement non, parce qu'une fois oubliés ce qui peut nous être désirable, et même ce qui peut être l'objet d'une interprétation toute trouvée (la laideur d'Ève, c'est la laideur ontologique de la femme...), il reste cette présence fulgurante d'un être tout à coup représenté dans l'épaisseur même de sa chair, de sa corporalité. Non pas pour en magnifier ou en avilir la substance, mais pour dire qu'elle est effectivement devenue susbstance. En contemplant cette Ève hideuse, je pense évidemment que lorsqu'il s'agira de venir nous racheter (nous tout rhétorique, bien sûr), le Verbe se fera chair, dans une version évidemment incroyable, mais qu'à l'origine il y avait bien un péché, LE Péché qui s'était fait chair. Cette métamorphose est devant nos yeux, peinte par Masaccio, inscrite dans le mur, dans l'enduit, dans les pigments. Masaccio lui donne une réalité (à distinguer du réalisme) dont on cherchera en vain, je crois, à trouver ailleurs un équivalent. D'ailleurs, elle vit, elle a la bouche ouverte. Elle est un cri, le premier cri, celui, peut-être, qu'on retrouvera dans le célèbre Munch ou chez Bacon. Des sanglots, des imprécations, des lamentations, des paroles, une nécessité d'être. Cette Ève-là est déjà dans le devenir humain, paradoxalement. Elle fait avec Dieu, bien sûr, mais d'abord avec elle, parce qu'elle est elle-même, pleine et entière.

    Ce n'est pas la honte d'être nus qui traversent les deux personnages de Masaccio, mais la soudaine densité corporelle à laquelle ils devront (et nous aussi) donner une existence, qui fait que parfois, effectivement, notre corps nous pèse. S'ils ne se regardent pas, ce n'est pas tant le poids du péché qui les éloigne que la conscience soudaine et isolante d'une enveloppe matérielle avec laquelle il faudra vivre, partager, se toucher, essayer de se connaître. Dans la distance même des deux corps qui vont leur chemin, Masaccio pose comme un point de non retour la conscience de la mortalité, et d'une mortalité qui nous pousse l'un vers l'autre, mais aussi l'un contre l'autre. Un memento mori voilé, pas exactement tragique : la préfiguration d'un autre monde, à vivre, malgré tout.