Matisse, Femme à l'amphore, 1953
La Femme à l'amphore de Matisse, à bien des égards, est la réponse à la femme-cafetière de Cézanne, quoique le mot réponse soit un abus, l'établissement d'une fausse identité, parce que la seconde n'est pas la négation, ou la suppression, ou le détournement de la première.
Il y a simplement que l'on regarde le temps passé et combien les procédures ont modifié le sujet, au double sens du terme : thème choisi et figurabilité. La femme-cafetière de Cézanne était comparaison à l'objet, et quasi disparition de la femme dans l'objet. Le référent n'était pas là où on croyait pouvoir le placer. Le peintre explorait une coexistence (fort peu pacifique d'ailleurs) entre l'être et l'objet. Il y avait un espace, une séparation (de là, peut-être, l'ironie) et l'œil se promenait de l'un à l'autre. L'histoire du sujet, la servante, avait fait son œuvre. Elles (l'histoire et la servante) avaient proprement épousé la fonction, l'allusion domestique de la destinée. Les traits étaient durs, les pans rigides, les couleurs métalliques (avec ce qu'il faut de rouille, car l'un ne va pas sans l'autre).
La Femme à l'amphore de Matisse se découpe, c'est le mot qui convient, sur un fond inexistant. Tout se concentre sur elle. Elle atteint à une forme (par le fond...) intemporelle. Elle n'a pas d'expressivité immédiate, elle est pure reconnaissance. On pourrait dire qu'elle est lisse, aussi unie que l'indique le choix chromatique. Il n'en est rien. Réduite à sa composition de silhouette, elle est remplie de toutes les facultés imaginatives dont nous voudrons bien la remplir. Corps bleu et plein, comme un contenu liquide (étendue infinie par la seule profondeur en surface de la couleur... magique), elle est, dans sa propriété visible, le contenu de l'amphore. Sa liquidation comme objet séparé. Il n'y a ni contenu, ni contenant. La femme de Matisse accueille, à bras ouverts, l'objet, s'unit à lui et dans les formes c'est une sorte de réversibilité, comme un corps se reflétant dans l'eau.
Tout est en courbes et les courbes effacent les coups de ciseaux. Tout est courbes alors même qu'il y a des tranchants droits. Mais nous sommes si absorbés de la beauté nue (et d'une nudité qu'on ne verra pas, qui n'aura aucune obscénité...) qu'on oublie la réalité des segments formels : la taille droite, les bras tranchés secs, le haut de l'amphore. Rien n'y fait. Matisse offre une dynamique qui fait de la souplesse la vérité première de l'œuvre et de la vie qu'elle évoque. La cafetière de Cézanne était posée et la femme-cafetière statique. C'était la pose (et, dans la vie fourmilière de la servante, une pause). Rien de tel ici. On imagine la marche, le déhanchement, quelque chose qui navigue dans le corps, qui descend de l'objet vers le corps, avec ces bras-anses qui redoublent l'amphore d'une jarre supplémentaire, faisant que le vide, le blanc creusé par le corps remonté vers l'objet dessine un autre monde, une vérité supplémentaire du contenu et du contenant.
Cette anse des bras est décisive. L'œuvre avait censément deux parties. Elle n'a plus qu'une unité, une femme-amphore, laquelle se sublime en un autre motif, une forme qu'on ne voit pas immédiatement. Alors que la femme-cafetière de Cézanne nous arrêtait à la pesanteur de l'objet, irrémédiable, Matisse fait apparaître une autre présence, une autre présence qui n'assujettit pas la femme à un rôle (d') accessoire. Ce n'est pas non plus pour y trouver une essence de la femme, sa réalité (laquelle d'ailleurs ?) idéale, car cet être-à-l'amphore n'est pas une abstraction. On la connaît. Certes, on pense à l'imagerie grecque mais aussi à l'imagerie africaine. On imagine la marche, le long d'un chemin poussiéreux, le soleil ; on sent l'odeur du contenu, son instabilité liquide. L'artiste, avec trois fois rien, moins de marge de manœuvre et de recours (à la tentation réaliste, entre autres), délivre par quelques coups de ciseaux une histoire du monde, lointaine et modeste.
Ce découpage a aussi un écho dans l'œuvre de Matisse. Ce sont des femmes, plus connues et plus érotiques, leurs jambes pliées, un genou remonté. Des femmes du repos et du mystère. Elles sont infiniment moins troublantes que celle-ci dont les seins se devinent, dont la taille fille, les hanches s'épanouissent mais quid des jambes. Rien sur ce point, sinon une pointe qui s'effile, une forme délicate et menue, un goût furtif du bonheur, une rafraîchissante douceur qui n'a pas besoin de traits ni de précision. Matisse a saisi un instant et nous n'avons plus qu'à faire le reste, loin d'un univers rigide, cerné, urbain, sérieux...