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  • Bruckner, monde proche...

    Parce que les ritournelles hollywoodiennes, du temps béni du cinéma, ont familiarisé les spectateurs avec les envolées lyriques et les compositions-paysages, la musique symphonique de l'ère romantique a souffert d'une certaine dévalorisation. Brahms, Mahler, entre autres. Et Bruckner, peut-être plus que tous. Certaines interprétations n'ont pas arrangé l'affaire, en faisant traîner infiniment des adagios pour en faire un sirop indigeste. Nous avions déjà évoqué le cas mahlerien avec l'interprétation géniale de Mengelberg pour l'adagietto de la 5e. 

    Ce qui suit relève de la même logique. Furtwangler dirige le Philarmonique de Berlin. Nous sommes en 1942, autant dire un monde antédiluvien pour un contemporain qui balance ce qui a été produit l'année précédente. 1942 : un son qui n'a pas le lisse du numérique. Mais tout y est : la profondeur des cordes, la charge discrète des cuivres, l'élégance d'une tenue orchestrale. Un maître dirige le 2eme mouvement de la 7e symphonie de Bruckner, une impression à la fois proche et différente de la version mise  en ligne sur ce blog. Un bonheur qui n'en finit pas.



  • Job (substantif)

    Dans la série des anglicismes qui ne devraient servir à rien mais dont l'usage induit une inflexion de l'esprit français vers les valeurs anglo-saxonnes, il y a job.

    Nous sommes déjà passés de l'époque du métier à celui de l'emploi, ce qui, pour beaucoup, signifie un rabais qualitatif du travail et pour la plupart une disponibilité, une flexibilité, une employabilité dont le nouvel esprit du capitalisme (comme l'ont si bien décrit Boltanski et Chiapello) voudrait nous faire croire qu'elles sont une chance, alors qu'elles sont les révélateurs d'une incertitude chronique et stratégique (du point de vue des dirigeants). Et ce n'est pas la dernière loi socialo-libérale sur la "sécurisation de l'emploi" (justement) qui va arranger la situation. Le désastre est tellement flagrant et la complicité des gouvernants de progrès tellement évidente qu'on se doit de rappeler tout ce qu'un Jean-Claude Michéa dénonce d'une gauche qui fait pire, d'une certaine manière, que la droite.

    Mais revenons à notre job.

    Pour les gens de ma génération, l'usage de ce mot était circonscrite : il renvoyait quasi exclusivement à cette période estivale pendant laquelle on cherchait un boulot pour financer ses études ou partir en septembre avant que la fac ne reprenne son train-train en octobre. Le job avait par excellence cette connotation joyeuse parce que temporaire d'un travail qui ne pouvait pas nous définir, par lequel nous étions concernés pour autant que le plaisir ou l'indépendance relative était au bout. Jusqu'à un certain point (je pense à ceux qui faisaient des colonies), le job servait à vous fabriquer des souvenirs.

    Avec le temps, le job s'est installé dans le quotidien, dans la continuité annuelle d'une société en crise, dans la perpétuation des incertitudes sociales et économiques. Ce qui tenait du furtif et du sommaire sans crispation s'est transformé en une recherche répétitive et flottante pour échapper la misère et à la précarité. Le job d'été n'est plus, ou si peu. À la place : trouver un job. Un job à l'année, s'entend, selon des contrats précaires, des renouvellements aléatoires, et des conditions défavorables. Par le biais de toutes ses connotations, le mot job a signifié que le monde du travail français avait changé, que les heures de gloire de l'ouvrier et de l'employé lambda, dans ses revendications de reconnaissance légitimes, étaient passées.

    Le job, c'est le managériat à l'américaine. C'est le triomphe symbolique de MacDo. C'est l'effacement de toute valeur humaine au profit de la comptabilité. Xavier ou Paul a trouvé un job : autant dire que ce sont des années de CDD et, même en cas de CDI, une plongée à la minute en cas de baisse d'activité. Le job cadre bien avec l'éternel jeunisme ambiant. Il va de pair avec le discours stratégique qui demande à ce que de votre énergie vous fassiez un plus pour l'entreprise. Et de presser le citron avant de le jeter.

    Il a fallu attendre le tournant des années 2000 et même un peu au delà pour le mot franchisse une étape supplémentaire, celle de l'univers politique. L'an passé, Copé l'ectoplasme disait que pendant la campagne il avait fait le job (a minima semble-t-il). Ce jour, Valls je-n'aime-que-moi déclare qu' "il y a un président de la République François Hollande qui je l'espère est là pour longtemps. Il y a aussi un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui fait bien son job." Laissons de côté ce que le propos porte d'implicite et d'ambition. Retenons simplement que la politique est un job, que la direction politique est un job, que l'orientation d'une nation est un job.

    Faire le job... Il ne s'agit plus d'un travail. Cela n'équivaut pas à faire son travail. L'idée est tout autre. C'est le triomphe de la logique d'entreprise. Le job est indissociable du business. Il n'est pas étonnant que des personnalités aussi peu politiques que Copé ou Valls (mais les autres ne le sont pas plus) usent d'un tel vocabulaire. Le repli du politique sur les critères de l'économique, de la finance et des cadres comptables ne peut qu'aboutir à ce dépérissement. Ayrault fait (bien) son job ; il ne mène pas une politique. Et pour cause : il faudrait qu'il en ait une, qu'il ait le droit d'en avoir une, qu'il ait la volonté d'en affirmer une. Mais rien de tout cela ne peut désormais advenir.

    Reste le job. C'est-à-dire la posture et l'instrumentalisation à peine cachées maintenant de la classe politique qui occupe la place ou le poste, en sicaire obéissant de la finance (l'ennemi par principe, comme dirait l'homme normal...). Pour le job, la compétence est moins importante que la stratégie, la valeur moins porteuse que le symbole (sans quoi Ayrault ne l'aurait pas décroché, le job). 

    Dans le job, les ordre viennent d'ailleurs, la pression est extérieure, la raison invisible et le souci commun une petite brume qui se dissipe.

    Et après faire le job, que nous reste-t-il à attendre (façon de parler évidemment, puisque nous n'attendons rien, en soi) ? Do the job. Une version anglaise intégrale ou le statu quo. Belle perspecive d'un langage politique niché entre l'euphémisme (le mot rigueur n'a pas de raison d'être) et le sabir minimum d'une mondialisation asséchante et destructrice.

  • Lucca

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    Il y a d'abord l'œil que tu ouvres, dans un endroit qui n'est pas ton quotidien, où la chaleur s'est infiltrée et le drap est à mi-corps ; tu te retournes, avec lenteur et délices. Et dans ce mouvement, toi en caméra monoculaire (ta pupille droite est atrophiée d'une mémorable cuite) à voir le bout du lit, la commode défraîchie qui fait la fierté de l'hôtelière, puis les projections striées des persiennes, claires et régulières. Dans ce semblant d'obscurité, elles dispensent une linéarité jaunie et multiple, une intromission sépia du monde dans ton cauchemar alcoolisé qui n'a ni fin de soirée ni escalier pour monter à l'étage ni déshabillage. Tu as gardé ton pantalon et personne à tes côtés. Le jour en lamelles est là et par la profondeur de la clarté dont il se signe, tu sais qu'il fait beau, chaud même et c'est parce qu'elles te donnent tous ces indices qu'aussitôt tu entends la cacophonie de la place, et tu sais qu'à la minute où, arrivé à la fenêtre, tu pousseras les volets qui n'ont pas été fixés, juste retenus, tu seras la proie du soleil, et heureux...


    Photo : X

  • Femme en bleu (X) : Matisse

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    Matisse, Femme à l'amphore, 1953

     

    La Femme à l'amphore de Matisse, à bien des égards, est la réponse à la femme-cafetière de Cézanne, quoique le mot réponse soit un abus, l'établissement d'une fausse identité, parce que la seconde n'est pas la négation, ou la suppression, ou le détournement de la première.

    Il y a simplement que l'on regarde le temps passé et combien les procédures ont modifié le sujet, au double sens du terme : thème choisi et figurabilité. La femme-cafetière de Cézanne était comparaison à l'objet, et quasi disparition de la femme dans l'objet. Le référent n'était pas là où on croyait pouvoir le placer. Le peintre explorait une coexistence (fort peu pacifique d'ailleurs) entre l'être et l'objet. Il y avait un espace, une séparation (de là, peut-être, l'ironie) et l'œil se promenait de l'un à l'autre. L'histoire du sujet, la servante, avait fait son œuvre. Elles (l'histoire et la servante) avaient proprement épousé la fonction, l'allusion domestique de la destinée. Les traits étaient durs, les pans rigides, les couleurs métalliques (avec ce qu'il faut de rouille, car l'un ne va pas sans l'autre).

    La Femme à l'amphore de Matisse se découpe, c'est le mot qui convient, sur un fond inexistant. Tout se concentre sur elle. Elle atteint à une forme (par le fond...) intemporelle. Elle n'a pas d'expressivité immédiate, elle est pure reconnaissance. On pourrait dire qu'elle est lisse, aussi unie que l'indique le choix chromatique. Il n'en est rien. Réduite à sa composition de silhouette, elle est remplie de toutes les facultés imaginatives dont nous voudrons bien la remplir. Corps bleu et plein, comme un contenu liquide (étendue infinie par la seule profondeur en surface de la couleur... magique), elle est, dans sa propriété visible, le contenu de l'amphore. Sa liquidation comme objet séparé. Il n'y a ni contenu, ni contenant. La femme de Matisse accueille, à bras ouverts, l'objet, s'unit à lui et dans les formes c'est une sorte de réversibilité, comme un corps se reflétant dans l'eau.

    Tout est en courbes et les courbes effacent les coups de ciseaux. Tout est courbes alors même qu'il y a des tranchants droits. Mais nous sommes si absorbés de la beauté nue (et d'une nudité qu'on ne verra pas, qui n'aura aucune obscénité...) qu'on oublie la réalité des segments formels : la taille droite, les bras tranchés secs, le haut de l'amphore. Rien n'y fait. Matisse offre une dynamique qui fait de la souplesse la vérité première de l'œuvre et de la vie qu'elle évoque. La cafetière de Cézanne était posée et la femme-cafetière statique. C'était la pose (et, dans la vie fourmilière de la servante, une pause). Rien de tel ici. On imagine la marche, le déhanchement, quelque chose qui navigue dans le corps, qui descend de l'objet vers le corps, avec ces bras-anses qui redoublent l'amphore d'une jarre supplémentaire, faisant que le vide, le blanc creusé par le corps remonté vers l'objet dessine un autre monde, une vérité supplémentaire du contenu et du contenant.

    Cette anse des bras est décisive. L'œuvre avait censément deux parties. Elle n'a plus qu'une unité, une femme-amphore, laquelle se sublime en un autre motif, une forme qu'on ne voit pas immédiatement. Alors que la femme-cafetière de Cézanne nous arrêtait à la pesanteur de l'objet, irrémédiable, Matisse fait apparaître une autre présence, une autre présence qui n'assujettit pas la femme à un rôle (d') accessoire. Ce n'est pas non plus pour y trouver une essence de la femme, sa réalité (laquelle d'ailleurs ?) idéale, car cet être-à-l'amphore n'est pas une abstraction. On la connaît. Certes, on pense à l'imagerie grecque mais aussi à l'imagerie africaine. On imagine la marche, le long d'un chemin poussiéreux, le soleil ; on sent l'odeur du contenu, son instabilité liquide. L'artiste, avec trois fois rien, moins de marge de manœuvre et de recours (à la tentation réaliste, entre autres), délivre par quelques coups de ciseaux une histoire du monde, lointaine et modeste.

    Ce découpage a aussi un écho dans l'œuvre de Matisse. Ce sont des femmes, plus connues et plus érotiques, leurs jambes pliées, un genou remonté. Des femmes du repos et du mystère. Elles sont infiniment moins troublantes que celle-ci dont les seins se devinent, dont la taille fille, les hanches s'épanouissent mais quid des jambes. Rien sur ce point, sinon une pointe qui s'effile, une forme délicate et menue, un goût furtif du bonheur, une rafraîchissante douceur qui n'a pas besoin de traits ni de précision. Matisse a saisi un instant et nous n'avons plus qu'à faire le reste, loin d'un univers rigide, cerné, urbain, sérieux...