usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • J...

    Je n'ai que faire d'un monde qui finira par me prouver que le mille-feuilles usurpe sa dénomination. Il y a un goût dans l'illusion...

  • Musique intime

    Dans quel lieu entrons-nous en écoutant cette composition d'Anouar Brahem intitulée La Chambre ? Les notes donnent-elles la solution du lieu ? Difficile à dire. Imaginons alors qu le fil du oud, celui de l'accordéon et celui du piano se croisent pour que nous soyons dans une pièce solitaire. Peut-être est-ce une saison intermédiaire ou une heure de l'entre-deux... On ne croit pas à une mélodie du sommeil (à venir ou dont l'esprit s'extirpe). Plutôt la chambre hors de son usage le plus convenu mais tout aussi essentiel, à s'asseoir par terre, le dos au mur,  à n'attendre rien et voir que dans le coin, là-haut, à peine s'agitant, une petite toile d'araignée.


  • Gouvernance (substantif)

    On a beaucoup ri de lui. On s'est gaussé de son air provincial, de sa mine bonhomme d'épicier qui aurait réussi, de sa silhouette voûtée à vous flinguer n'importe quel costume, et des formules sybillines. Il est néanmoins certain que Jean-Pierre Raffarin a été le premier ministre le plus important de ces trente dernières années. Écrivant cela, je me place sur le plan de l'inflexion du politique vers cette nouvelle forme désengagée et privée qu'aura pris désormais l'art de diriger : la gouvernance. il a d'ailleurs publié un ouvrage sur la question, en 2002, Pour une nouvelle gouvernance (1).

    La gouvernance est le mot-clé de la catastrophe contemporaine. Pour en avoir une vision claire et cinglante, il est indispensable de lire le travail d'Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux éditeur, 2013. 

     

    denault3.jpg

     

     

    50 chapitres courts sous forme de prémisses dont je publie ici la 10ème.

     

    PRIVATISER EN PRIVANT

    On feint de penser sous le vocable de la gouvernance des modalités par lesquelles un vivre-ensemble serait possible... précisément sur un mode qui contredit cette possibilité. La gouvernance désigne ce qu'il reste d'envie de partage dans le contexte de la privatisation économique. Le collectif à l'état de fantasme. Un mirage. Car la privatisation du bien public ne procède en rien d'autre que de la privation. En même temps que le libéralisme économique promeut brutalement cet art de la privation dans les milieux de ceux à qui cela profite, la gouvernance sert à en amortir le choc, pour les esprits seulement, car on n'excèdera pas à ce chapitre le seul travail de rhétorique. Privare, en latin, signifie le fait de mettre à part -c'est le contraire du partage. Privatiser un bien consiste pour les uns à en priver les autres du moment qu'ils ne paient pas un droit de passage afin d'y accéder. Le privatus désigne par conséquent celui qui est privé de quelque chose -privatus lumine, l'aveugle privé de la vue dont parlait Ovide. Même quand les coûts relatifs au bien sont amortis depuis longtemps, comme dans le cas d'un immeuble, des locataires n'en finissent plus de le financer à vide plutôt que s'en tenir aux coûts réels, ceux de son entretien. Quand il ne s'agit  pas de surpayer au profit d'exploitants des biens fabriqués et distribués par des subalternes scandaleusement sous-payés. Le profit des multinationales, vu ainsi, procède d'une sorte d'impôt privé étarnger à tout intérêt public. Il s'agit, autrement dit, de logiques mafieuses légalisées. C'est d'ailleurs du même privare latin que provient l'expression "privilège". Il s'agit littéralement d'une loi  (lex) privée (privus) : le privilège correspond à l'acte de priver (exclure) autrui d'un bien ou d'une faveur en vertu d'une règle générale (loi). En d'autres termes, il est, en droit, une disposition juridique qui fonde un statut particulier -tel que celui de la noblesse dans l'Ancien Régime. D'où les expressions chèries par ceux qui en tirent un grand bénéfice : "respecter la loi", "agir dans le cadre strict de la loi", etc.

     

    (1)Raffarin est diplômé de l'ESCP (École supérieure de commerce de Paris) , dans la même promotion que MIchel Barnier, grand européen devant l'éternel, et qu'il exerça dans le privé, notamment comme directeur général de Bernard Krief Communications, cela est éclairant.

  • 21 juin

    Le ciel depuis une semaine avait une âme de feu. Elle s'était endormie quand s'éclaircissait la nuit et des bruits métalliques : tubes tombant lourdement au sol puis des coups de marteau, la réveillèrent. Ils commençaient à installer la scène. Il faisait chaud et tout le jour ils s'agitèrent autour de leur Babel cacophonique. La place s'engoulerait de monde, sentirait la friture, longtemps ; les voix désaccordées et les larsens feraient boucle jusqu'à tard. Elle pensa à cette chorale, sage et montéverdienne, sous les arcades de la place des Vosges. C'était loin, lui semblait-il. Dix ans à peine. Elle n'avait plus le temps de chanter, de toute manière.

    Elle avait la tête lourde et ennuyée. Il aurait fallu sortir mais la fin d'après-midi grouillait déjà de spectateurs, sur les pelouses, piaillant et quelques-uns déjà, avec des tablas. Ailleurs, partout ailleurs, ce serait la même chose. La place se noircissait, comme le ciel soudain versatile. L'air donnait des rafales froides. Elle était à sa fenêtre et les autres aussi, en bas, commençaient à scruter l'avenir. Bientôt il n'y eut plus de soleil mais un précipité de tonnerre et d'éclairs. Et la pluie enventée fit son œuvre. Elle les vit courir, s'égailler. Restèrent les formes vides de leur braillage : des détritus et de l'herbe piétinée. Les bâches de la scène faisaient des voilures et l'un craqua. Elle ne ferma pas la porte-fenêtre de la grande pièce. Le bruit de l'orage s'estompait bien que l'eau tombât drue. Elle laissa entrer le chant de la pluie, le chant de la pluie qui les faisait taire, enfin taire, pour une fois.

    Ce fut le grand silence, sinon la pissée des gouttières, et le frais, le grand frais des pelouses gorgées et du pavé luisant. Il n'était pas loin de minuit ; un homme traversait la place en fredonnant vin ordinaire.


  • Réactionnaires de salon

     

    maurice nadeau,littérature,culture,politique,union euriopéenne,barroso,socialistes


    Une phrase de Barroso, ce Tartuffe nuisible qui fut maoiste en sa jeunesse avant de virer ultra-libéral (ce qui n'est pas incompatible car dans les deux cas, il s'agit d'appauvrir le peuple, de créer une élite oligarchique et d'instaurer un semblant de liberté...) et c'est le feu au poudre. Devant l'envie de protéger l'exception culturelle française, le gouvernement a obtenu que l'audio-visuel n'entre pas dans les discussions du libre-échange. Barroso trouve cela « réactionnaire ».

    Et les couillons qui habituellement vous invectent avec ce même vocabulaire, qui ne vous trouveront jamais assez modernes en n'acceptant pas les règles de Milton Friedman et de von Hayek, qui vous reprochent d'avoir encore des réflexes de classes (ce qui signifie en clair de penser qu'il existe encore un prolétariat exploité et des ouvriers que l'on méprise), ces couillons s'insurgent. Il y a déjà là source à moquerie.

    Alors même qu'ils ne cessent de promouvoir une mondialisation débridée et assassine du passé, alors qu'ils vantent la création (terme languien au possible) au détriment de l'art, alors qu'ils célébrent l'écrivaillon contre l'homme d'une œuvre (il faut les voir s'émerveiller devant cette classe de journalistes-écrivains, à la Giesbert ou la Poivre d'Arvor, qui pissent de la copie romancée), ils voudraient nous faire croire que les niaiseries de Barroso les bouleversent. C'est évidemment touchant. Mais on ne peut guère les croire. Ils sont idiots et à l'image de ce cher Frédéric Lefèvre, nouvellement élu au titre des Français de l'étranger, adorent sans doute les écrivains Zadig et Voltaire.

    Raccourci éhonté me dira-t-on. Caricature infâme. Certainement. Mais il n'y a pas de raison que nous accordions à la classe politique des nuances qu'elles n'accordent pas à la populace, cette populace qu'elle sait invectiver, avec des mots polis, quand elle ne vote pas comme il faut. Je crois seulement que l'exception culturelle française réduite ou résumée aux productions télévisuelles, voilà qui en dit long sur l'espoir que nous pourrions avoir de préserver et de promouvoir notre spécificité. Mais nous n'avons rien à espérer de gens qui, comme ceux au pouvoir, détestent leur pays, sa culture et son histoire.

    Imbéciles encartés aux joies de l'audimat, de la télé poubelle et des pages de pub, adeptes des émissions pseudo-politiques et vaguement people (le rêve de passer chez Drucker en somme...), ces gens dévoilent ce qu'ils pensent en profondeur de la culture. Incultes eux-mêmes pour la plupart, les politiques français ont les réflexes du lambda de base qui identifie la connaissance aux bavardages insipides des hommes de télé et des journalistes complaisants, des séries insipides et de l'américanisation de l'antenne. Je trouvais déjà les Grecs fort stupides de s'émouvoir d'un écran noir ; force est de constater que les Français, tout au moins leurs dirigeants, ne valent pas mieux.

    On aimerait qu'ils se battent sur l'essentiel : la transmission d'une culture millénaire aux racines judéo-chrétienne (1), d'une littérature qui s'est fondé dès le XIIe siècle, d'une musique et d'une peinture qui ont brillé pendant des siècles. On aimerait qu'ils n'aient pas décrété l'anglais comme langue d'enseignement au même titre que le français. On aimerait qu'ils n'aient pas œuvré depuis longtemps à l'appauvrissement des enseignements et des manuels pour en vider, notamment en collège, la littérature et en lycée la chronologie historique. On aimerait qu'ils n'aient jouer les complaisants d'un art contemporain postmoderne qui célèbre Buren, Georges & Gilbert ou Jeff Koons.

    À côté de ce désastre, la saillie de Barroso est de la roupie de sansonnet. Qu'on brade la télévision ! Elle est déjà gangrénée par les lois du marché et les vendeurs de TF1, les fondateurs de Canal +, ceux de la 6, les complices du dévoiement la télé publique (où est le mieux disant culturel ? Où ?) devraient se taire plutôt que de jouer encore une fois l'indignation.


    Pour le reste, l'écrivain et éditeur Maurice Nadeau est mort dimanche, à 102 ans, dans une indifférence médiatique qui vaut toutes les explications. Requiescat in pace.


    Photo : Radio France - Verdier/Sophie Bassouls

     (1)Ce qui n'a bien sûr rien à voir avec une quelconque promotion de la religion chrétienne. 

  • Sublimation maladive

     

    proust,littérature,sensation,angoisse,mère



    Dans l'œuvre de Proust, la chambre n'est pas un simple motif narratif, l'exploration d'un moyen symbolique par quoi l'écrivain traduirait le retranchement du monde pour s'en préserver. Ce ne fut jamais un lieu simple, distinguant le personnel et le maternel du collectif et du social. Pour celui qui finit dans une chambre tapissée de liège, vivant en partie la nuit, pour arriver à la fin de son entreprise littéraire (quoiqu'il n'y parvînt pas tout à fait), la chambre est à la fois le recueillement et la hantise, comme si nul n'avait pu véritablement donné une consistance, un continuum à son repos. Tout est transitoire, certes, mais ce point concerne le temps. Et il n'y a pas de temps sans lieu, et sur ce plan, tout est fluctuant.

    La maladie du narrateur, son malaise chronique (ce qui donnera aussi la chronique de son malaise) ne sont pas des faits de style (au sens où ils formeraient une architecture romanesque surfaite) mais le style même, dans la mesure où ils servent de terrain d'aventure et de terreau psychique et que l'écriture se déploie dans le temps même où l'immobilité est de mise. La chambre, chez Proust, est le lieu de la révélation, là où tout est exacerbé et donc mis à jour. Il croyait là pouvoir trouver la paix et il y livre la plus grande des batailles. C'est dans le proche qu'est le lointain le plus violent ; c'est dans l'unheimlich que se dévoilent les plus grands combats que nous livrons contre/avec nous-mêmes. La chambre proustienne a quelque chose de tragique en ce qu'elle est le recours et la fêlure. Et il n'est même pas nécessaire qu'on y introduise une autre existence (la question de l'amant ou de l'amante par exemple). Il suffit d'y être livré à soi-même.

    Proust transmue dans son roman la matière de sa propre expérience des choses (ce qui ne signifie pas qu'il raconte sa vie puisqu'il y ajoute d'emblée une degré de distance qui fonde sa littérature) et peut-être n'y a-t-il pas plus parlante compréhension de ce qui fait son génie que la lumière portée des chambres réelles vers les chambres textuelles. La mise en miroir d'un extrait de sa correspondance (à une époque où La Recherche n'était encore qu'une chimère) et de son œuvre magistrale est exemplaire de ce qu'un travail d'écriture offre à celui qui s'y attèle et à celui qui en devient, lecteur, dépositaire.



    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

                 Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

              Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

  • La réalité est magique...

     

    sérignan,politique,démocratie,lieu,toponymie

    À Sérignan, dans l'Hérault, il existe une impasse de la démocratie. Il y a donc bien eu, dans le passé commun d'une bourgade sans histoire, de joyeux drilles facétieux qui tournaient tout en dérision, à moins que ce ne fût le signe d'une mélancolie désirant conjurer le sort. Le plus drôle est que nul conseil municipal ne se soit encore penché sur la question d'une nouvelle appellation. C'est pourtant dans l'air du temps, le ravalement des noms et des idées.  

    Mais il est vrai qu'en matière d'impasse, le choix serait si pléthorique, les prétendants si nombreux (que chacun fasse sa liste) que le statu quo soit de mise.

    Néanmoins, on sait que l'infiniment petit côtoie l'infiniment grand. Sérignan tient peut-être là, dans le mystère d'une désignation dont on ne connaît plus l'origine, et sans le savoir, une clé de l'Histoire à venir...


    Photo : Ronan Le Grévellec

  • Écran de fumée

    grèce,télévision,mondialisation,culture,démocratie,service public,média

     
     

    L'émotion que peut immédiatement provoquer l'arrêt tout aussi immédiat de la télévision publique grecque est une preuve (pas un signe, une preuve : un aveu tangible) du dérèglement contemporain. Cela ne s'était jamais vu dans une démocratie. Fichtre ! J'apprends donc que la démocratie, ou pour être plus précis : le degré d'atteinte à la démocratie, se juge à l'aune de la télévision d'État. L'affaire est savoureuse quand les trémolos viennent des voix de ceux qui veulent en purs libéraux (de tous bords : de droite comme des socialistes. C'est une affaire de déguisement) détricoter le tissu étatique, justement, et national.

    Cette réaction peut doublement s'interpréter, et à chaque fois il s'agit d'une vulgaire duperie. La télévision serait donc la démocratie et le troupeau régnant se veut l'ardent défenseur des valeurs associées à cette ambition politique. Il s'agit d'être dans l'esbrouffe d'une revendication que tous les autres actes, bien plus déterminants et nocifs, contredisent. Faire payer les Grecs jusqu'à plus soif, mettre le pays sous tutelle, épargner la racaille bancaire étrangère qui fut complice de cette déliquescence. La télévision n'est pas synonyme de démocratie. Cette dernière conception s'est élaborée historiquement bien avant que ne puisse être envisagée la moindre technique de diffusion hertzienne (ou par câbles...). Et il y a une certaine ironie à considérer que l'appareil médiatique d'état ait servi par principes la diffusion de la pluralité qui garantirait, logiquement, le devenir politique des nations qui prétendent à la démocratie. Ce serait même l'inverse. Mais il faut bien, à coup de contorsions ridicules, trouver dans l'acte symbolique du gouvernement grec une atteinte à l'information, à l'éducation, à l'acculturation du citoyen. On croit rêver. C'est mutatis mutandis pleurer la disparition médiatique de Pujadas, Drucker et Calvi. Il faut une bonne dose de naïveté pour voir une telle situation affoler celui qui réfléchit un peu.

    Deuxième point : ces lamentations posent que l'information (mais là encore, une blague : l' État redevient le pourvoyeur de la vérité et de la liberté) est l'essentiel du processus démocratique. Lecture habermasienne du monde un peu simpliste, il faut bien le reconnaître mais qui sied fort bien à l'air du temps qui nous vend la communication sous toutes ses formes comme le stade ultime de l'affranchissement des masses quand celles-ci sont de plus en plus victimes d'un processus d'abrutissement. Abrutissement qui ne tient plus, comme au temps du stalinisme bon teint, par le contrôle des canaux de diffusion mais par le mouvement inverse : multiplier les sources, les canaux, les producteurs, les pourvoyeurs (comme on parle pour les drogues) et noyer le poisson, ce qui revient à noyer le citoyen réduit en lambeaux. Sur ce point, à l'heure du numérique, de l'optique et des connections en tous genres, la disparition de la télévision publique d'État est une anecdote.

    Pour qu'il n'en fût pas ainsi, il aurait fallu que celle-ci n'eût pas cédé aux sirènes pourries de la production commerciale, qu'elle ne se fût pas auto-détruite dans la course à l'audimat et à la part de marché.

    La télévision grecque d'État est morte. Un verre à sa santé. Et que crève, dans un même mouvement, le service public français.

    Parce que cette agitation me fait rire, quand m'affligent la misère du peuple grec, sa soumission à la finance internationale et aux instances politiques qui en sont le bras armé. Et je dis bien : bras armé, car en l'espèce la violence est autrement plus destructrice que de ne plus voir des couillonnades. Mais la décomposition héllène n'occupe personne. Elle est entrée dans le paysage. Les Grecs crèvent et l'on passe son chemin ; les Grecs vivent dans la terreur d'une mort lente et l'on détourne la tête. En revanche que s'éteigne l'écran et tous les crétins s'affolent.

    En ces temps de bêtise condensée, il est difficile de ne pas céder à la misanthropie absolue et pire : de ne pas tomber dans un nihilisme qui, en soi, est une dérision et une absurdité de plus. Mais il ne m'est pas indifférent de voir le pays de Platon, d'Hérodote et Çavafy (si chère à Marguerite Yourcenar) filer dans le royaume des ombres, de le voir promise à la disparition, à n'être plus qu'un point, puis rien.

    Les manes de la Grèce sont notre tombeau et devant ce désastre, ce n'est pas un écran de plus ou de moins qui peut changer la vision du monde. Sonner la charge de l'indignation quand on coupe l'antenne, c'est être pourri jusqu'à la moëlle. C'est avouer que sa culture, on l'a faite en regardant Intervilles, Champs-Élysées, Maguy et Les Enfants du Rock... De quoi pleurer, en effet...


    Photo : Justin Arnaud

     

  • Antifasciste, évidemment

     

    L'affaire Méric aura donné lieu à une belle débauche de propagande quasi soviétique. Nous aurons assisté ces derniers jours à un exemple de terreur médiatique et de manipulation, à vous rappeler dans la minute les pages décapantes de Serge Halimi quand il écrivait sur les Nouveaux Chiens de garde (1).

    Les faits sont ce qu'ils sont et la peine des parents de la victime ne me concerne pas plus que celle de tout parent qui perd un enfant : cela arrive tous les jours et dans des circonstances dont la violence est comparable à ce qui est advenu la semaine dernière. Nous sommes dans l'ordre du privé et la common decency implique que l'on reste à sa place. Le problème n'est pas de s'apitoyer, de tourner l'histoire d'une rixe entre extrémistes en préfiguration d'une montée du fascisme et fissa, à l'image de l'inutile Vallaud-Belkhacem, de demander aux media de ne pas se faire les relais des idées néo-nazis et d'extrême-droite. Ridicule porte-parole d'un gouvernement non moins ridicule et nuisible, faut-il rappeler à sa culture politique que ce fut Mitterrand qui obligea à ce qu'on ouvrît l'espace médiatique à Le Pen, dans les années 80, pour amoindrir la droite ? Faut-il lui rappeler que ce furent ses vieux copains socialistes qui, pour sauver des sièges, introduisirent de la proportionnelle en 1986 et offrirent à Le Pen and co 35 députés ? Est-il  possible d'énumérer les média complices des idées brunes ? Voudrait-elle brider l'espace d'expression, voyant dans Le Figaro, Valeurs actuelles et La Croix les vers pourrissant la démocratie ? Bergé vient bien d'accuser Frigide Barjot d'avoir du sang sur les mains. Tout est possible en cette France nourrie de bêtise. Mais l'amalgame est un jeu connu des aspirants autoritaires...

    Quelle terreur, donc ?

    Un simple glissement sémantique, en fait. Clément Méric fut d'abord médiatiquement un militant d'extrême-gauche. Mais cela n'était guère porteur, eu égard à la manière dont la classe politique institutionnalisée, à commencer par le parti de la rose, traite habituellement cette engeance agitée. Était-il possible de se mettre du côté d'un trotskyste ou apparenté ? Problème sans doute. On ne pouvait pas, sans être en porte-à-faux et dépasser le compassionnel, tenir la ligne politique qui, paraît-il, plaçait la victime du côté des extrêmes, car il faudrait alors envisager un jour de devoir tenir la même posture pour la mort, dans un combat de rue, d'un facho patenté. Il fallait le ressort de la langue de bois et des fausses moustaches pour convertir le débit en crédit. La requalification de la langue est un des modes les plus classiques de la terreur, parce qu'elle s'impose par le haut : elle est un signe non seulement du pouvoir en soi mais aussi l'affirmation de son droit illimité à redéfinir le réel à sa convenance. Cela n'a rien à voir avec la polysémie ou la métaphore. Ce à quoi on assiste alors est un transfert symbolique mettant entre parenthèses (ou annulant même parfois) le partage commun du sens. Telle a été, en moins d'une journée, la transmutation de l'élément politique.

    Ainsi parut-il que c'était un militant non plus d'extrême-gauche mais antifasciste qui avait trouvé la mort. L'antifascisme est pratique : il ouvre la clé des bonnes âmes et impose le respect, c'est-à-dire le silence. Il a de plus l'avantage d'être soluble dans la doctrine libérale (fût-elle maquillée en bavardages de gauche). Il est le blanc-seing par quoi certains s'achètent ou se rachètent une virginité. Mieux encore : c'est une étiquette fédératrice, devant laquelle vous n'avez plus qu'à vous taire. Vous êtes, vous devez être anti-fasciste, pro mariage gay, aimé le progrès, être de gauche, mondialiste (2). Au fond, l'identité démocrate française, aujourd'hui, c'est un peu comme le formulaire que vous remplissez quand vous allez aux États-Unis : le choix est réduit et contraint. Antifasciste, donc, la victime, ce qui supposerait en bonne logique (je veux dire, quand on applique un principe d'équivalence des termes) qu'extrême-gauche et antifasciste soient synonymes. Pourquoi pas ? C'est en tout cas un brevet de bonne conduite absolument imparable. Les staliniens du PC en usèrent pendant des décennies pour couvrir les horreurs du Goulag, la Révolution culturelle chinoise et le soutien aux Khmers rouges. Ce genre de révisionnisme historique est pour le moins répugnant et suppose que l'on fasse des confusions malhonnêtes dans les époques. Mais de telles pratiques sont le fondement même de ce qu'on appelle la propagande, eût-elle les apparences des pensées les plus nobles. L'antifascisme, comme position politique, mérite mieux qu'un traitement postiche, qu'un accommodement de circonstances. Or, les socialistes et les journalistes soumis à leurs intérêts ont œuvré en ce sens, un peu comme ils l'avaient fait un an plus tôt dans l'affaire Mérah. Il faut croire qu'ils n'ont pas eu honte de leurs raccourcis d'alors et qu'on leur a vite pardonné ces pratiques nauséabondes.

    J'ai connu dans ma jeunesse des autonomes et des anarchistes qui avaient eux aussi des gros bras qui aimaient la baston et j'aurais craint certains soirs de les croiser. Ce sont d'ailleurs eux avec qui la police des gouvernants socialistes ont parfois eu mailles à partir. Mais ce n'est évidemment pas le sujet. Ce n'est jamais le sujet.

    Dès lors, comment ne pas rester amèrement dubitatif devant cette énième tentative de récupération, devant cet énième travail de moralisation confondante de la part de ceux qui pensent avoir pour eux, ad vitam aeternam, les valeurs universelles (3) Il est ridicule et sommaire de penser que de telles arguties médiatiques puissent encore longtemps faire illusion. Ces procédés sont propres à creuser plus encore le fossé entre les politiques et la population. Éluder la réalité en recourant à des recettes aussi éculées consterne.

    Une mienne connaissance me faisait justement remarquer que le mis en examen est fils d'émigré espagnol, d'origine modeste, quand la victime est fils de professeurs de droit. Il y a là comme une inversion symbolique. Le garçon issu du peuple, qu'on aurait attendu à l'extrême-gauche, est à l'extrême-droite, quand le fils de bourgeois s'entiche des rêveries trotsko je ne sais quoi. Les sociologues à la petite semaine, qui ne voient pas grand chose du monde mais qui aiment discourir sur les plateaux télé, devraient prendre en considération ce bouleversant paramètre. Ce serait, me semble-t-il, plus intéressant, plus porteur, pour analyser la décomposition sociale d'un pays livré aux vents frais du libéralisme intégral, que de pavoiser à la couleur des étendards de quelques anars et autres ultra-gauchistes de salon comme on en trouve à Sciences-Po (avant que de rentrer dans le rang des pantouflages rémunérateurs). Il ne s'agit nullement de défendre qui que ce soit, de trouver des excuses à qui que ce soit mais il est intolérable que l'argument social et politique soit la propriété des mêmes. On aurait par exemple aimé entendre les instances de l'État s'exprimer sur le passage à tabac d'un prêtre le 13 mai dernier. Pas une ligne dans Le Monde, dans Libération. 

    Antifascisme, donc, puisqu'il faut croire que nous sommes à l'orée d'une éruption brune. Encore faudrait-il le prouver ? Encore faudrait-il alors prendre les mesures en accord avec les paroles. Car toute cette mise en scène manque de profondeur. Si les groupuscules d'extrême-droite sont dangereux, qu'on les interdise, qu'on les combatte aussi virilement que sont capables de le faire les forces de l'ordre pour évacuer une usine occupée par des salariés. Si le Front National est un danger pour la démocratie, qu'on l'interdise. Purement et simplement. Si l'on est vraiment antifasciste, on ne peut pas prétendre comme on l'entend jusque dans les rangs de la droite (Fillon en tête) qu'il n'est pas dans l'arc républicain.

    Pour le reste, l'antifascisme est une pirouette dont se targue à tout moment la gauche, oubliant qu'elle fut historiquement un pourvoyeur non négligeable des troupes fascistes dans les années 30-40.

    Dernière chose : l'indulgence pour l'extrême-gauche et son masque antifasciste ne doit pas nous faire oublier que l'antisémitisme de ce milieu, au nom d'une lutte contre la capitalisme et le soutien aux mouvements post-coloniaux passant par la haine d'Israël, les rend fort perméables à certains discours islamistes. Il suffit de les voir s'accointer sur les campus. Mais de cela nul n'est jamais censé parler.

     

     

    (1)Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raison d'agir, 1997 (édition revue en 2005)

    (2)Pas altermondialiste, mon-dia-liste !

    (3)Ce qui ne manque pas de sel tant, par ailleurs, il conteste l'universalité au nom de la diversité...

     

  • Flambant neuf...

    john gress.jpg

    Ce n'est pas que le monde soit dans tes cordes (tu t'en doutais), ou même que tu composes aisément avec des forces contraires, mais que tu puisses désormais éteindre le feu de tes pires souvenirs, les désosser, pour l'inspection des jours meilleurs, des pièces encore bonnes, négociables, malgré la rouille et le vert-de-gris qui ont failli avoir ta peau, et te dire : "de cela, j'ai su en faire une chose que nul ne pourrait vraiment reconnaître, ni même identifier"... Que tu puisses le faire et être sans-regrets.


    Photo : John Gress/Reuters