Claudie Hunziger, Bibliothèque en cendres, sans date
"Bientôt plus personne ne lira"
(Steve Jobs, interview au New York Times, en date du 15/01/2008)
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Claudie Hunziger, Bibliothèque en cendres, sans date
"Bientôt plus personne ne lira"
(Steve Jobs, interview au New York Times, en date du 15/01/2008)
Tu ne devais pas attendre que ça passe, pour pouvoir t'en débarrasser plus vite, et faire comme si rien ne s'était passé...
C'est une tienne connaissance. Elle a vingt-huit ans et un parcours cahotique. Elle poursuit des études en histoire de l'art et pendant que vous discutez à une terrasse de la prochaine manfiestation pour tous, elle te répond que cette affaire ne la touche que lointainement et qu'elle trouvait depuis longtemps que tout le battage autour de cette question d'union lui semblait suspecte, qu'elle devait cacher quelque chose. Il y a quelques jours, elle a compris : l'adoption de la loi de sécurisation de l'emploi. Belle formule pour dissimuler la mort du CDI et l'instauration de la précarisation à tous les étages. Tout cela passé comme une lettre à la poste. Alors tes éructations contre le mariage gay, elle a la courtoisie de comprendre mais ce n'est pas sa préoccupation immédiate.
Tu n'as rien à rétorquer devant l'inquiétude légitime et palpable d'une décision qui engage une vie et tant d'autres. Tu acquiesces et la seule chose que tu puisses répondre tient d'une analyse à laquelle elle adhère mais qui demeure encore trop lontaine.
Parce qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre le mariage gay et l'insécurité professionnelle. Les deux décisions, l'une sociétale, visible, spectaculaire, polémique, l'autre, économique, sournoise, dissimulée, consensuelle relèvent de la même logique. Logique double : détruire les structures repères pour amoindrir les balises individuelles, individualiser les demandes pour affaiblir l'individu.
Toute l'affaire de ce qui se trame est là : donner à la personne tout ce qu'il désire de liberté pour le rendre vulnérable jusqu'à la moëlle, lui donner l'illusion d'un pouvoir sans limites, d'un désir sans cesse comblé pour mieux le livrer aux lois du marché.
C'est une pure illusion d'optique que de croire incompatible ces deux lois promulguées par un même gouvernement. C'est ne pas vouloir comprendre que la liberté économique (le libéralisme première mouture) n'est pas contradictoire avec le liberté sociétale (le libéralisme deuxième mouture). Tout progrès vers la société réduite à ses fonctions de marché induit que l'individu s'atomise, se pulvérise à travers ses désirs et la croyance en ses seules possibilités. Just do it : voilà le sésame. Dès lors deux directions sont à creuser.
La première tend à maximiser les potentiels minoritaires parce que ceux-ci offrent une opportunité de marché. Le fractionnement sociétal est la garantie d'une extension des offres, par la loi des demandes. En clair, il s'agit d'appliquer dans l'extrême de son potentiel le principe des niches et celui de la fragmentation des cibles. Le mariage gay repose, en partie, sur cette perspective. Il n'est pas étonnant que des articles soient tôt sortis dans la presse pour expliquer qu'un nouveau marché s'ouvrait.
La seconde tend à diminuer autant que faire se peut les droits collectifs au profit des logiques individuelles. Selon un esprit fort anglo-saxon et libéral, only the fittest survived. Seuls les plus adaptés survécurent. La fin du CDI, dans un discours libéral, concurrentiel et guerrier, pourra toujours être présentée comme une chance pour les meilleurs de s'en sortir. Plus encore : de mieux s'en sortir puisque selon une loi distributive ils en tireront des avantages plus conséquents. Le problème est évidemment que, sur ces profits putatifs, nul ne discourt. C'est une éventualité. Mais chacun sait que les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent.
Ainsi donc, les deux lois menées de conserve par le social-libéralisme français ne sont pas des aberrations mais répondent à la même ambition de libérer le marché des carcans administratifs et sociétaux. Il est interdit d'interdire : le mot d'ordre des illuminés sorbonnards de 68 trouve sa plénitude dans l'avènement d'un désordre politique par quoi l'individu est livré à lui-même.
Le mariage pour tous et la précarité pour tous ne sont que les deux versants d'une même médaille obscure qui prépare un avenir radieux. Dans les deux cas, ce ne sont pas les nantis des beaux quartiers qui ont à craindre. Ni le gay du Marais, ni la fille Dubreuil-Moncoucou : ils ont les réseaux et les sécurités cachées d'une société menteuse. Pour Mouloud, qui ne peut révéler son homosexualité à La Courneuve, et Jeanne qui enchaîne les petits boulots après l'obtention du bac, l'effroi devant les années à venir reste le même. Mais on s'en moque : ils n'avaient qu'à vivre ailleurs, naître ailleurs et faire ce qu'il fallait...
Photo : David F.
Bossuet, fontaine saint-Sulpice, Paris VIe
Ainsi en a décidé le gouvernement socialo-libéral : le français n'est plus la langue nationale (et donc unique) de l'enseignement en France. Il y a désormais l'anglais. C'est, paraît-il, une manière de s'ouvrir. S'ouvrir encore. C'est leur formule, à ces fossoyeurs nauséabonds.
Une telle démarche n'est pas sans conséquences sur les moyen et long termes, nul ne peut en douter, et l'on pourrait s'arrêter sur la question du déclin de notre culture. Je me contenterai d'évoquer un effet immédiat, une forme insidieuse de terrorisme intellectuel dont ces gens-là savent user. À protester devant une décision aussi funeste, on passe illico pour un nationaliste (et le nationaliste n'est plus, désormais, dans la doxa contemporaine que le stade ultime du facho de base...). L'affaire est bien jouée, qui réduit la pensée critique au retranchement muet et/ou à la promiscuité lepéniste, parce qu'alors il ne reste guère de choix : ou se taire, ou feindre de ne pas comprendre l'amalgame. De toutes les manières, dans cette configuration, vous êtes un salaud qui n'aime pas le monde puisque vous ne voulez pas de la langue d'autrui, et que vous vous insurgez.
Il en va de la gauche libérale comme de l'engeance trotskyste dont elle a nourri sa jeunesse : une haine de l'Histoire nationale et un goût effroyable pour la manipulation.
Mais brisons-là et plutôt que déverser de notre fiel plus avant, citons Richard Millet, dans Le Sentiment de la langue, qui écrit si justement que «nous ne sommes menacés que de l'intérieur». L'écrivain évoque par fragments le classicisme dont l'enseignement internationalisé de l'OCDE voudrait qu'on s'en débarrassât parce que trop français.
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« Affaire purement française, le classicisme ne fait question qu'en temps de détresse. Qui l'interroge s'inquiète bien plus que d'esthétique ou d'écoles : il y va de la langue -donc de l'identité française »
« La haine du « classicisme » : l'éternel procès fait à la langue par ceux qui, ayant perdu la leur, n'ont de cesse qu'ils ne soient avec elle perdus dans des vertiges et des flamboiements douteux »
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« Un jardin d'acclimatation : telle je comprends la langue. J'entre dans ce jardin, je regarde le ciel, je marche : en moi la langue remuée comme des frondaisons automnales : je deviens, en parlant, homme-jardin, druide et guerrier. En moi la sève de France par la langue sourdant, telle une sueur millénaire. »
Ce qu'il y aurait de meilleur, peut-être (c'est à voir, je veux dire : à envisager, comme donner un visage à une éventualité de soi, d'un autre soi qui nous métamorphose et fasse qu'on ne se reconnaisse qu'à moitié), serait d'en rester là, de s'abstenir, de ne plus continuer, en rester là, tout bonnement, et donc, d'une certaine manière, rester à sa place, ici, dans l'ici tangible des êtres et des choses que nous côtoyons. Que nous côtoyons non pas par faiblesse ou facilité, parce qu'ils et elles sont notre quotidien, mais parce qu'ils et elles forment une part de nous, l'ici de notre journalité, mièvre sans doute à l'aune des éclairages du monde, fragile quant à sa durée, mais profonde, cette journalité, qui est le viatique de notre avancée à tâtons dans le lendemain, et l'autre lendemain, et l'infini lendemain qui ne peut exister que parce que nous sommes ici, et que pour être ici il faut en rester là, avoir la modestie profonde de ses inquiétudes et de ses plaisirs, en rester là du temps perdu, sauvagement en regard des taux et des seuils de rentabilité. En rester là, et ne pas franchir le seuil, justement, quand il se transforme en indice mathématique. Ce qu'il y aurait de meilleur serait de s'en tenir là et de fermer boutique, la boutique ouverte, visible, répertoriée, pour une autre, sans raison sociale dûment indiquée, parce que nous ne sommes pas des raisons sociales, mais une raison qui a besoin d'une part d'asocialité, cette part vindicative et abjecte (en considération du besoin sinistre de reconnaissance contemporain) par laquelle nous savons avec netteté et risques choisir nos amitiés, nos fidélités, de celles et de ceux à qui nous disons sans jamais mentir (sinon des mensonges de pures circonstances, qui sont la petite monnaie de l'existence), de celles et de ceux à qui nous n'avons pas même à dire : je serai là, là, tu m'entends, infiniment là.
Photo : Sabrina Biancuzzi
Dans La nouvelle culture du capitalisme, Richard Sennett évoque les sept cents heures de discussion du législateur anglais au sujet de la chasse au renard. Oui, sept cents heures soit : à douze heures journalières, près de soixante jours. Et l'auteur de conclure que si l'on passe autant de temps sur un sujet aussi mineur, c'est que sur l'essentiel, ce qui fait justement le cœur de la vie citoyenne, ces gens-là sont d'accord. Le détail, et l'acharnement au détail ne sont que des cache-misère d'un consensus qui se fera contre le citoyen. Dès lors le jeu politique n'est plus qu'une vaste fumisterie pour occuper l'opinion publique.
Cette fantaisie anglaise nous amène à une autre de fausse démocratie, celle que viennent d'illustrer les gargouilles de l'UMP au sujet du mariage pour tous. Il ne leur aura fallu que quarante-huit heures à peine pour dévoiler leur misérable pantalonnade d'opposants d'opérette. Il aura suffi que la loi soit promulguée pour que ces soi disant contestataires s'en remettent à elle sans plus de discussion. Ce qui, disaient-ils, était une aberration, une contradiction fondamentale de la société n'est plus rien qu'une décision parmi d'autres, sur laquelle il ne sera pas possible de revenir. De Copé à NKM en passant par Chatel, la même molesse hideuse, le même renoncement sordide, la même complicité fallacieuse. Était-il nécessaire que tous ces fantoches prennent la pose contestataire ? Ils sont un flagrant démenti à ceux qui, à gauche, évoquent une UMP rétrograde, fascisante et sectaire.
N'en déplaise à ceux qui veulent encore nous vendre la différence politique comme un des signes de la démocratie, il n'y a pas de différence démocratique dans la France européanisée et libérale. Guy Debord disait en son temps qu'il y avait deux partis de droite dont un s'appelle la gauche. Retournons la formule : la droite est une gauche sous un nom d'emprunt. Même politique, même logique économique, même pré-requis culturel. La volonté de remettre la nation à l'impérialisme libéral bruxellois, le désir d'effacer l'empreinte judéo-chrétienne, la soumission béate à un internationalisme communautariste.
On hésite entre la connerie montée au carré ou une sorte de mélancolie suicidaire.
Et puisqu'on en est au suicide, celui de Dominique Venner en ajoute une couche. C'est un peu le versant d'extrême-droite à la furie Femen. Décidément, Notre-Dame-de-Paris devient un lieu de spectacle. Il s'y passe toujours quelque chose, un peu comme à la Samaritaine. Les raisons de ce monsieur, loin d'être réductibles, comme s'empressent de le dire les media, à la question du mariage pour tous, méritent qu'on s'y intéresse. Le geste n'est pas anodin et ses fondements ne peuvent être balayés d'un revers de main. N'empêche : qu'un catholique fervent comme lui sombre dans une mise en scène aussi grotesque en dit, en fait, très long sur ce qui est en train de se (dé)nouer sous nos yeux.
Ainsi commence la longue histoire de toi en témoin de toi-même, (on ne t'avait pas demandé ton avis, il est vrai : tes parents t'avaient juste inclus dans la danse), l'initiale de la reproduction, qui t'accompagnera désormais, argentique, parfois, numérique, de plus en plus, trace de toi pour chaque instant, depuis le moment où tu n'étais pas encore là, juste une ombre, un contraste qui fit le tour de la famille et des amis, puis un être, impérieusement consultable, en ces transformations sur le mur Facebook, le disque dur des parents, oui, toi, infiniment, dans ton premier jour, informe et effrayé, dans ton deuxième jour, le matin, le midi, le soir, plus tous les jours qui suivirent, toi, devenu catalogue en octets de tes visages successifs, héritiers de toutes tes métamorphoses, de tous tes toi qui doivent, sans doute, porter sens dans ces cheveux qui changent, ce corps qui grandit, ces mimiques si différentes qui n'appartiennent qu'à toi pour qu'on y retrouve les traits de Paul ou Jacques. Ainsi commence la comptabilité narcissique des rôles que tu tiens, de cette histoire que l'on voudrait que tu organises et poursuives, maintenant que tu es grand, que tu sois un organigramme de tes années filantes, où je ne sais quel hacker, quelle autorité ou quelle émission de télé viendront piocher, que toute minute puisse être convertie en signes de vie, et pour cela, rien de mieux que la photographie, ta mère te l'a dit, qui s'émeut toujours vingt ans après devant cette échographie, que tu me montres en ouvrant tes œuvres complètes (des tomes et des tomes), et qui me dégoûte tant...
Photo : X
Tu comprends, m'a-t-il dit, rien ne nous tient. Rien ne nous tient vraiment. Ni la tristesse, ni la pauvreté, ni le maquis, ni la guerre, ni même la trahison. Nous sommes engoncés dans nos kilos, nos excédents pondéraux, nos cures d'amaigrissement, notre IMC, nos prochaines fuites aux Bahamas, nos week ends à Rome ou à Funchal. Nous ne luttons plus. Pour rien. Rien ne nous tient, répète-t-il, sinon le pare-choc chromé, la réponse wifi au millième de seconde, et la sortie prochaine du dernier Bowie. Nous n'avons plus d'inquiétude, sinon celles des possibles réductions : celles des indemnités chômage, des volumes horaires, des parts dans les tickets-restaurant ; sinon celles des possibles augmentations : du plafond d'imposition, des jours de carence, des cotisations sociales. Nous ne savons plus rien de la vie, sinon l'indexation de notre espérance de vie, justement, sur le prorata consacré à nos dépenses de santé. Nous n'avons plus rien que la guerre lointaine, aphrodisiaque de notre sentiment de bien-être, paradoxalement sécurisante d'exister ailleurs quand on l'a évitée chez nous. Nous ne savons plus rien de la misère, pourtant si proche mais si respectueuse de n'apparaître qu'en esquisse, sous un hall, au coin d'une rue, et parfois déjà morte, dans un immeuble en démolition. Rien ne nous tient. Rien ne nous sauve. Ni Dieu, ni maître. Nos vérités dégorgent. Il faudra y mettre un peu de sel pour que nous y croyions encore, un peu d'épices pour les rendre acceptables, que nous tapions dans nos mains, que nous chantions en chœur des jours meilleurs, des âmes tendres, des visages angéliques. Tout en images, polychromées, version papier glacé. Nous n'avons plus rien, murmure-t-il, que la ligne opératrice qui nous demande d'attendre qu'une voix anonyme vienne répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente...
Photo : iamadream
Dernièrement, dans un grand centre commercial (en centre ville...), mon esprit ne s'est pas seulement abîmé d'une foule qui, comme des électrons affolés, allait dans tous les sens ; d'une intempestive lumière agressant mes pupilles ; d'un flot d'écritures réduites à des marques, à des appels aux soldes et à des chiffres ; d'une myriade de visages et de corps trafiqués. Il y avait la musique.
D'espaces traversés en espaces frôlés, je baignais dans cet abrutissement sonore fait de pièces brutales diverses et pourtant si communes, lignes dansantes et basses décervelées. Du rap, du R'n'B, de l'électro easy listening, de la FM... Un mixte de toutes ces musiques qu'on prétend inventives et d'opposition quand elles sont l'idéale bouillie de l'inconscience consommatrice. Des musiques décérébrées qui réconcilient n'importe qui, même le plus réticent, avec les mélodies des Beatles et la voix chaude de Frank Sinatra (lesquelles ne pourraient nullement convenir au temps contemporain, c'est dire...).
Cet abrutissement continu est, au fond, un des pires signes de l'époque : celui qui permet de fondre en un seul et même lieu le divertissement d'une industrie musicale de plus en plus débile, le sentiment factice d'une création multiculturelle dit-on universel (alors qu'elle n'est que le supplétif de la mondialisation ultra-libérale), le bain homogène indispensable à l'éternelle frénésie acheteuse.
La musique (son nappage dans les lieux les plus divers (1) ) n'est pas un decorum mais l'un des indices les plus manifestes de la modernité liquide dénoncée par Zygmunt Bauman. C'est la berceuse qui emmène avec nonchalence d'un étal à un autre.
La musique est le rail narcotique d'une jouissance consumériste mortifère. Déjà, Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, écrivait :
"... cette consommation musicale, l'industrie qui dirige les hommes aujourd'hui, la poussera jusqu'au point où elle aura détruit tous les hommes ; on parle tant aujourd'hui des déchets et de la chimie qui détruirait tout, mais la musique détruit encore plus que les déchets et la chimie, c'est la musique qui, pour finir, détruira totalement tout ce qui existe, je vous le dis."
(1)Revenant d'Italie, l'été dernier, en franchissant le col du Mont-Cenis, je traversai Lanslebourg où des haut-parleurs installés à même la rue centrale, sur quasiment toute sa longueur, nous faisaient cortège. Un vrai bonheur.
Photo : X