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  • Le témoin crépusculaire

     

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    Il aimait passer des heures sur le pont, au-dessus du fleuve. Il y avait connu les lourds cagnards et des bises affreuses, parfois.

    En de rares occasions il se plaçait du côté de l'amont, pour s'épargner le soleil tombant, généralement, quand il avait oublié ses Ray-Ban ; mais il rechignait à contempler la venue du fleuve et plus encore les signes encourageants des plaisanciers ou des bateliers, rarement ceux-là, il est vrai, trop sérieux, mais les autres, oui, agitant leurs bras en guise de salut.

    Peut-être ce choix révélait-il un trait majeur de son caractère, qui n'aurait pas souhaité regarder les choses en face, comme elles venaient.

    Parfois, il lui semblait que les toupies du courant et les quasi vagues d'un charroi de neige fondue, venue de là-haut, très loin, étaient plus fortes, monstrueuses et le pont aurait pu être emporté. Il arrivait que des branches, voire des troncs, heurtent les piliers. Bruits craqués de faiblesse.

    À l'inverse, de l'autre bord, le fleuve filait sa quenouille de sillages et les poupes balançaient plus ou moins. Tous n'avaient fait que passer. Il ne rêvait jamais de les suivre ou de les rejoindre. Il avait peu voyagé, n'était jamais sorti de son pays. Mais il trouvait singulier et presque magique que le fleuve, dans sa rectitude, finisse au loin par n'être plus rien, et les navires pareillement. Péniches lentes et chargées, ou esquifs à petite motorisation, ils achevaient leur course dans l'entonnoir de l'horizon.

    Au fond, il n'aimait pas que les choses apparaissent. Il craignait l'inconnu et l'entaille. Il se rassurait de voir que tout advenu pouvait, fût-ce avec de la patience, s'écouler.

    Ceux qui passaient le pont ne le voyaient donc que rarement. Ils étaient  trop absorbés par leur course pour se retourner et lever la tête.

    Un jour, il se demanda si quelqu'un avait remarqué son manège, ses heures passées au parapet. Peut-être... mais personne ne venait. Cela  aurait dû intriguer, un homme qui regarde le fleuve. À moins que non : un simple point sans consistance pour les automobilistes qui, eux aussi, dans un axe exactement orthogonal aux navigateurs, traçaient leur chemin. 

    Qu'aurait-il dit à celui s'arrêtant près de lui, le guettant quelques minutes, dans sa posture immobile, avant de l'interrompre dans sa contemplation ? N'était-ce pas cela qu'il espérait ? 

    Que quelqu'un s'arrête...


    Photo : Boris Kossoy

  • Fief (substantif)

    Soyons grands, soyons modernes ! Regardons vers le futur, encore et toujours ! C'est, pourrait-on dire, le credo du temps, l'antienne des démocrates européistes et des vendeurs de lendemains radieux et sans frontières.

    On nous promet de l'espace, du territoire infini, du cosmopolitisme clinquant et humain. Si vous vous acharnez à aimer votre territoire (lequel n'est vôtre que par abus de langage : la propriété n'est ici que le signe de l'affection), vous êtes un passéiste, un rétrograde à l'esprit servilement paysan. À bas les crotteux et les enracinés. Tout cela sonne trop ancien régime et l'âme politique moderne regimbe.

    Il est néanmoins un détail qui surprend. Le personnel politique, de droite, du centre, de gauche, s'entend pour revendiquer son ancrage dans le pays. Rouges, roses, orange, bleus, les chœurs montent ferme pour ne pas briser le lien entre les élus et les citoyens. Tel est d'ailleurs l'argument central de ceux qui ne veulent pas d'une loi sur le cumul des mandats. Il s'agit de demeurer au cœur des choses, d'entendre les oscillations du peuple.

    Magnifiques, ces pétitions de principes, sublime, ce désir démocratique servant les intérêts fort circonscrits de barons provinciaux qui s'accaparent les fonctions, les pouvoirs, les droits, les nominations.

    Quand on considère l'affaire dans certains pays, on parle de népotisme, de confiscations démocratiques, de prébendes, etc. Ici, on appelle cette situation un fief

    Les plus nantis de la classe politique (chacun aura loisir de trouver des exemples qui lui sont proches, à toutes les mangeoires de la démocratie française) ont donc réactualisé, faut-il écrire : modernisé cette définition féodale du pouvoir. Ici et là : limites du droit et bon plaisir du baron ou de la baronne. 

    Fief : le mot est sans cesse repris dans les médias sans que cette anachronisme fasse grincer des dents.

    Le fief, donc. La valetaille et notre bon maître.

    On aimerait y trouver un abus de langage mais pour avoir vécu en plusieurs endroits du territoire hexagonal, dans des endroits particulièrement fieffés, nous savons qu'il n'en est rien. La République et ses valeurs, dont ils nous rebattent les oreilles, par quoi ils justifient fausse morale et désinformation pour masquer leurs pratiques honteuses, s'effacent devant ce qui les contente. 

    Le fief est une de ces piteuses mascarades de la démocratie, certes, mais plus encore : il est l'aveu à peine voilé d'un mépris souverain du citoyen au profit d'une roture qui se rêve poudrée et sang bleu.

    Le fief, c'est la pitoyable mesquinerie d'une troupe satisfaite se rengorgeant de toute sa fierté à célébrer les comices agricoles et les inaugurations de salles polyvalentes.

    Mais, pour parodier Céline, écrivons que le fief, c'est l'idéal aristocratique à la portée des caniches...

  • Laisser son empreinte (II)

    J'ai pris l'habitude de ne jamais couper le morceau en cours, quand je quitte l'appartement, je le fais tourner en boucle. Dans les pièces, circule ainsi, puis-je dire : se répand, un air qui n'est là pour personne. Il s'agit parfois d'un album entier, à peine entamé, parfois, les ultimes minutes d'une symphonie. Mais cela peut aussi être une composition lancinante qui me plaît tellement que je l'ai déjà écoutée, ailleurs. Un univers qui m'a rempli de toute sa répétition, occupant chaque recoin des lieux, s'accrochant à chaque élément qui les constitue. Cette composition est alors plus qu'un ornement du moment, ou même : le reflet d'un état d'esprit. Elle est l'essence d'une recherche périodique.

    L'air se décompose en vagues, en retour perpétuel. Il est là, plus que là, l'unique occupant de l'espace. Il crée son univers et les meubles sont repoussés, les décorations anéanties.

    Je ferme la porte, doucement, et la musique continue, comme un être animé de la volonté de ne jamais disparaître. Il faut imaginer que le silence n'existe pas, qu'il est un leurre et que de toute manière les gens ne l'aiment pas, ou ne l'aiment plus.

    J'ai fermé la porte très doucement, et j'écoute quelques secondes sur le palier le phrasé. Brahms, Wagner, Brad Melhdau ou Coltrane ne savent pas qu'ils imprègnent un monde mort, qu'ils sont le dernier bloc contre l'effacement, que leur musique est la dernière chose qui reste, là, de l'autre côté de la porte.

    Je descends tranquillement l'escalier et dans mon âme la mélodie m'accompagne. Je vais par les rues et les venelles. Je traîne de terrasses en terrasses et je fredonne cette musique de l'au-delà. Il fait beau à fredonner un requiem. Je préfère qu'il fasse beau, pour que je puisse en profiter, pour n'avoir pas à rentrer immédiatement chez moi. 

    La pièce vide, pleine de la musique que j'ai choisie, comme un chant commémoratif. Peut-être, plus tard : pour l'heure, il n'est que funèbre. Ce n'est qu'une question de temps.

    Il arrive donc que tourne en boucle un après-midi entier, un jour durant, parfois plus, ma musique. Tout dépend des circonstances, de qui, et quand, surgira le premier témoin du corps de ma victime. Un mari, une épouse, un voisin, la police alertée justement par un voisin, la police qui reconnaît désormais ma signature (mais il est bien sûr arrivé que celle-ci ait été effacée par un idiot qui a d'abord éteint la musique, pour soulager son effroi, et ne saurait retrouver l'air).

    Je les attends. J'ai la bande-son de mes récits, chacun son film, chacun sa musique, en intégralité.

  • Le temps nous est conté


    rêve,imaginaire,conte,histoire

    Ce titre n'est pas mien. On le retrouvera dans un très beau portfolio de Philippe Lopparelli, à la suite d'un séjour dans les Carpates.

    Je m'en saisis. Je lorgne vers lui et son détournement en pensant à toute la volonté que nous mettons parfois à nous raconter des histoires et, aussi, à ce qu'on nous en raconte. Il n'est plus question, alors, d'avancer, d'égrener les heures, mais de demeurer, d'être dans la demeure des mots. Celle-ci est magique. Elle ne prend pas la forme du lieu où les mots jaillissent, elle le remplace. Les mots feront les murs, la charpente, le sol et les vitres. Tout sera de mots et les mots ne seront jamais les mêmes et donc l'agencement de la demeure non plus. Parfois, enfant, on s'en offusquera. Le conteur a oublié un passage, ou une anecdote, ou simplement un tout petit détail et on le coupe. On lui demande de tout remettre en ordre, sinon un cochon n'y retrouvera pas ses petits et l'histoire sonnera faux. Il faut que le mensonge de la fiction reste, à certains moments de notre vie, parfaitement exact, sans quoi on aura l'impression que la maison ne tient plus.

    Dans la demeure des mots, quand le dehors est suspendu, que nous allons à rebrousse-chemin et que le temps nous est conté, d'une époque dont nous ne nous souvenons plus, que nous n'avons jamais connue, mais que la grand-mère suscite (pour nous) et ressuscite (pour elle)... Nous sommes alors dans la même unité de temps, le même drama, le théâtre de tous les instants. Une fois, l'après-midi aura avancé de quelques degrés au sextant ; une autre fois, la nuit aura fait son apparition sans que nous ayons peur ; une autre fois encore, le marchand de sable ne tardera pas et nous emporterons dans un dernier sourire l'apaisement des heures qu'on ne peut jamais compter.


    Photo : Philippe Lopparelli.