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  • ...Fors l'esprit (pour clore 2013)

     

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    "Sil faut choisir, je me dirai barrésien"

    Louis Aragon, Les Lettres françaises, 16 décembre 1948

     

     

    Sous la plume de Francesco Guicciardini, écrivain et diplomate florentin, dans le courant du XVIe siècle (1)

    "Toutes les cités, tous les Etats, tous les royaumes sont mortels (2)toute chose soit par nature soit par accident un jour ou l'autre arrive à son terme et doit finir ; de sorte qu'un citoyen qui voit l'écroulement de sa patrie, n'a pas tant à se désoler du malheur de cette patrie et de le malchance qu'elle a rencontrée cette fois ; mais doit plutôt pleurer sur son propre malheur ; parce qu'à la cité il est advenu ce qui de toute façon devait advenir, mais le vrai malheur a été de naître à ce moment où devait se produire un tel désastre."

    Cette réflexion est fort belle parce qu'elle rappelle la complexité du rapport qu'une personne donnée peut avoir avec l'entité politique et culturelle dans laquelle elle s'est forgée. Il y a bien plus qu'un lien, une véritable relation. Et il faut entendre la relation dans la double acception du terme : ce qui relie et ce qui relate. Faire sien le lieu où nous vivons, et cela, non sur le mode personnel, comme une convenance ou un accommodement, mais comme héritier, ou commensal à une table qui fut mise bien avant que nous fussions nés ou arrivés en ce lieu.

    Le mot patrie est devenu aujourd'hui, comme le mot nation, une ignominie. Les mondialistes et autre différentialistes français l'exècrent, sauf en deux occasions, lorsqu'il s'agit des autres (à qui on reconnaît le droit de pleurer et de revendiquer leur attachement à la terre) et de foot (un maillot les fait mouiller, semble-t-il). Ils sont internationaux à Paris et patriotes à l'étranger (ce qui n'est qu'une nouvelle formulation de ce que dénonçait Gabriel Matzneff en 1982, quand il fustigeait ceux qui voulaient "être de gauche à Paris et barrésiens à Tel-Aviv [...] railler sur les bords de la Seine le goût des racines, de la tradition, de la terre et des morts, et l'exalter sur les rives du Jourdain". La seule évolution (mais elle est sensible) porte sur le lieu de comparaison. La gauche a abandonné les rives du Jourdain pour d'autres destinations exotiques. Le message reste pourtant le même. C'est celui d'un cosmopolitisme mondain (pour les plus riches) et aspirant à la mondanité (pour les autres qui s'illusionnent, quand ils ont encore un peu de culture, sur le modèle gidien comme idéal pour lutter contre le modèle barrésien. Nous en reparlerons dans l'année. Promis.) qui noie le pois(s)on dans un vernis multiculturaliste dont la dernière formalisation est les élucubrations sordides du rapport sur l'intégration auquel Pierre Mari, chez Stalker, règle son compte sur un plan lexical et donc idéologique d'une façon remarquable. Ils ne peuvent se sentir toucher par les mots de Guicciardini, ceux qui se prétendent du monde, et pour une très bonne raison : nous ne sommes jamais du monde, sinon dans l'ordre des idées et des affinités électives qui demandent que l'on creuse son sillon d'abord pour pouvoir comprendre le sillon d'autrui. Ils ne peuvent comprendre Guicciardini parce que ces citoyens du monde sont avant tout les thuriféraires volontaires (pour les conscients) ou idiots (pour les autres) d'un ordre qui se veut justement mondial. Ils ne comprennent pas (ou alors trop bien) qu'une telle revendication porte moins une humanité que l'on voudrait solidaire qu'un marché que l'on voudrait sans entraves.

    Les individus qui voient en des personnes comme moi, alarmées qu'elles sont du délitement de la culture, de l'abandon de l'Histoire, du reniement d'un héritage antique et judéo-chrétien, des crypto-fascistes, des réacs délirants, voire des xénophobes à enfermer (toutes ces insultes font sourire. Elles servent trop, et pour trop de monde.), ces individus-là devraient se demander pourquoi cette alarme prend le plus souvent les traits de la mélancolie et non ceux de la colère, pourquoi elle s'exprime en dépit du bonheur qu'il y aurait à vivre retranché du monde, dans le seul territoire, déjà si vaste, des livres, des tableaux et des sonates, pourquoi elle agite un esprit ayant atteint le demi-siècle, un âge tel que du désastre il n'en verra rien, que cet esprit pourrait s'en laver les mains, se dire que de l'enfant qu'il regarde jouer ou de l'adolescente qui lui sourit dans le bus, il n'en a cure. Après moi, le déluge. La douce pente de l'indifférence est tentante mais elle ne peut se prendre que si je renie ce dont je suis le fruit, que si je pratique assidûment la selbsthass -haine de soi- réclamée par les terroristes intellectuels au pouvoir, que si je ne rends pas à mon père et à ma mère, et au-delà d'eux, à l'Histoire de ceux qui m'ont précédé, quelle que soit leur origine, ce qu'ils m'ont donné de français, que si je ne crois plus à la grandeur des édifices pluri-séculaires, à la beauté des tableaux, aux charmes des paysages nourris de l'esprit européen, que si j'oublie la grandeur de Rome, le mystère de Venise, la rigueur de Paris, l'éclat de Séville, que si je ne crois plus, à ma modeste place, à mon rôle de passeur.

    Face à cela, la médiocrité assassine (j'écris en conscience : assassine) de nos gouvernants (3) donne envie de polémiquer, d'user de la langue venimeuse qui fit le sel des XIXe et XXe siècles. Mais ils sont tellement méprisables que ce serait affaiblir son honneur. Il faut donc alléger son cœur autrement, ouvrir de petites fenêtres sur le sensible et le relégué pour espérer toucher celui qui lit. Non pas pour plaire mais parce que les chemins de traverses, les routes dérobées sont aussi le moyen de s'émerveiller du détail et d'ironiser sur la glaise du temps présent et de combattre ses statues boueuses. 

     

    (1)Cet extrait se trouve dans Guy Debord, Panégyrique, tome 1, Gallimard, 1993

    (2)On connaît la formule choisie par Paul Valéry, dans La Crise de l'esprit, en 1919 : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."

    (3)Médiocrité assassine englobant ainsi : le reniement à la laïcité et l'oreille attentive au communautarisme, la haine délirante du catholicisme et la complaisance envers l'islamisme, le mariage pour tous et le démantèlement de la politique familiale, l'instrumentalisation des -phobies diverses et la faiblesse à appliquer la loi, l'abandon de la souveraineté nationale et la soumission aux diktats de l'ultra-libéralisme, la fascination sportive et médiatique et le mépris des petites gens...


    Photo : Simon Marsden.

  • Souvenir d'enfance, Craig Armstrong

    Ne pas chercher un excès de bonheur ou les clichés de la tristesse. Donner un souvenir qui ait pu être, selon les jours, un engourdissement ou une longue évasion.

    ...

    Chacun ses secrets...



    Comme la cachette de la clé, pour la maison, derrière la pierre descellée du muret...

  • Avec vue...

     

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    Parfois, vous arrivez en fin d'après-midi en un territoire que vous connaissez à peine (mais il est aussi possible que l'histoire vaille pour ceux où vous êtes déjà venu, et souvent même). Il vous faudra trouver un havre. Mot magnifique. La voie étymologique rappelle que le havre, c'est le port. Est-il nécessaire pourtant qu'il y ait l'océan pour penser que, vers les six heures, il s'agit bien de jeter l'ancre ? Pourquoi pas une anse accueillante en plein cœur des Pyrénées, de l'Ombrie ou du Jura ?

    Bientôt le soir viendra. Vous n'en avez cure. Pour l'heure, à l'hôtelière, derrière son comptoir, vous demandez une chambre. Avec vue.

    Cela suppose-t-il qu'il puisse y avoir des chambres aveugles ? Vous n'en avez jamais connu mais un ami, à Foix, et un autre, dans un taudis vénitien...

    La chambre avec vue, en hauteur, face au lac (ou la mer, la montagne, le val boisé,...), sera plus chère. Vous signez tout de suite. Que ne feriez-vous pour jouir du paysage... C'est d'abord ce que vous vous dites : que votre regard puisse s'offrir une envolée et que vous prolongiez le voyage, là, immobile, le corps penché, les avant-bras en appui, à la fenêtre, que l'inconnu et le lointain entrent jusque dans ce lieu qui ne sera jamais vôtre. Ce n'est pas une question de luminosité. La chambre, cette fois, est orientée au nord, mais il y a autre chose, comme un impératif d'oubli.

    Oublier que toutes les chambres d'hôtel se ressemblent. Le mobilier impersonnel, la tapisserie neutre, les médiocrités impressionnistes (certes, vous vous souvenez de cette exception romaine et une autre, à Varsovie). Elles ont toutes un parfum de cellule.

    Oublier aussi la déception de la journée : la cathédrale en réfection et le javellisé de la vieille ville.

    Et vous vous attardez sur les détails du paysage. Vous vous faites topographe et rêveur ; parfois, l'horizon est plus qu'une promesse, une véritable réorientation du voyage. Vous irez là-bas, demain, vers l'inconnu du pli rocheux ou à la pointe presqu'insulaire que prend la brume. 

    La chambre avec vue vous soulage. Le soir arrive. Bientôt, il n'y a plus rien que l'obscurité, l'obscurité la plus absolue : de ce côté-ci, pas de réverbères. L'aventure a duré une heure, à peine...


    Photo : André Kertész

  • Profondeur de Simone Martini

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    Simone Martini, L'Annonciation et deux saints, 1333, Gallerie des Offices, Florence

     

    Il n'y a rien d'autre qu'un fond d'or. Le décor est sommaire. L'habillage viendra plus tard, les jeux de perspective aussi (on pense à Vinci). Pour l'heure, dans le panneau centrale de l'œuvre, simplement elle et lui.

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    Lui, beau, d'une beauté quasi androgyne, humble de sa fonction de messager et pourtant habité de la douceur de la Parole qu'il amène. Elle, le bras replié, une main près de son cou, l'autre sur un livre, le corps saisi, elle a déjà l'éclat de son devenir. Son étonnement n'est que passager. 

    Ils sont l'un à l'autre. Non pour eux-mêmes mais dans une histoire qui les dépasse.

    Martini peint la plus belle des Annonciations.


  • L'abstention optimiste

     

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    "Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité !" C'est écrit dans ce livre si étrange et magnifique (pour le reste de l'œuvre, rien) que sont Les Mots de Sartre.

    Quand on considère la surpopulation galopante, l'appauvrissement écologique, les désordres politiques et migratoires, la violence à venir et la misère en extension, l'abstention en matière de généalogie n'est qu'un acte de lucidité. Pas la peine d'y ajouter sa dérisoire obole. Sartre écrit par ailleurs que l'enfant est « un monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Décidément lucide, le garçon...

    Quoiqu'il n'ait pas été le premier, on s'en doute, à traiter le sujet. François-René de Chateaubriand écrivait déjà dans ses Mémoires d'outre-tombe : "Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme". Version, disons-le, un peu pathétique de la question quand le cynisme sartrien percute l'esprit du lecteur.

    Donc, ne pas se reproduire (quel mot immonde...). Certes, un tel renoncement revient à envisager la vieillesse dans la solitude, l'abandon, la maison de vieux, l'asile, et tout ce qu'on voudra. 

    Mais il y a le suicide, aussi, comme porte de sortie, avant que tout cela n'advienne.


    Photo : Micha Bar Am


  • De Veronese à Klein, la confiscation...

    veronese - The National Museum of Western Art The Mystic Marriage Of St. Catherine C. 1547Details Paolo Veronese (Paolo Caliari).jpg

    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...

  • Laisser son empreinte

    Je l'ai connue enfant, sage, sérieuse, avec un regard plein de pénétration et la semaine dernière elle effectuait sa première autopsie. Elle allait enfin tailler dans le vif et lui est échue une main. Pas un corps entier. Une main, seulement, dont elle a dû découper les chairs, domestiquer les tendons. Un simple morceau de viande anonyme, d'un être qui avait vécu, senti, touché, frôlé, caressé. Toutes ces œuvres qui nous paraissent si simples et désormais la mort venue, et le désir de léguer son corps à la science (à moins que ce ne soit qu'un abandonné que l'on a, personne ne le réclamant, donné pour servir d'exercice.).

    Une main. Ce détail me serait-il resté, moi qui exècre le médical au plus haut point, s'il s'était agi d'une épaule ou d'un œil (dissecte-t-on l'un ou l'autre ? Les donne-t-on en pâture au scalpel incertain ? Je ne sais. Je ne chercherai pas à savoir. L'exactitude de mes supputations n'a pas d'importance).

    Une main, donc, posée là, sans plus de pression possible, ni poignée franche, ni délicatesse de la paume, moins encore baiser qu'on y déposerait. Viande froide.

    Y aurais-je autant pensé si, comme des nerfs aiguisés, je ne m'étais moi-même senti comme entouré de mains ? J'écoutais alors, sans cesse, des œuvres pour piano : Argerich parcourant Debussy, Sanson François et Chopin, The River de Ketil Bjørnstad, les Piano Works de Craig Armstrong. Un environnement de mains alertes, vives comme un sésame. La main sur la surface froide et l'excitation opératoire d'une étudiante, pendant que je revenais à Glenn Gould dans la version 1955 des Variations Goldberg et dans la Toccata 915, Glenn Gould et ses mains, et ses gants portés par n'importe quel temps pour se préserver du froid. Glenn Gould fou de ses mains, en prolongement essentiel d'un esprit analytique, quand tout le reste peut être soumis.

    Je pensais à la dissection et l'idée venait toute seule, de ces mains d'artistes qui ne pourraient jamais finir comme des instruments jetables, après coup, effaçables du monde, en lambeaux, massacrées. Qu'aurait répondu le pianiste si quelqu'un s'était amusé à évoquer un tel sacrilège ? Un artiste peut-il se penser démembré de ce prolongement essentiel de son univers ? Une main plus qu'elle-même. Musicien ou peintre. Pas la même chose pour un écrivain.

    Les mains... et sans vraiment y réfléchir, par la seule magie du titre et l'envie de revenir à lui, par le fruit du hasard aussi, à moins qu'il n'y ait eu dans l'univers un complot ourdi, une Main secrète, je me mis à lire Thomas Bernhard et son Neveu de Wittgenstein. C'était l'écho de Diderot qui me décidait mais je souris très vite à la coïncidence (sourire à la coïncidence, tel est le mot, ainsi que l'on sourit à un visage séduisant croisé dans un escalier. La coïncidence est parfois un être. Il devient l'être que nous sommes, une part de nous). L'auteur y raconte son amitié pour Paul Wittgenstein, cousin du fameux Ludwig Wittgenstein. Personne réelle ou personnage d'invention, j'hésite. Je ne cherche pas plus avant parce que je connais déjà un Paul Wittgenstein, frère du philosophe, un pianiste pour lequel Ravel composa un Concerto pour la main gauche. Dès lors, tout ma lecture fut traversée de cette étrange confusion de l'un avec l'autre, de cette main perdue à la guerre, d'une carrière bouleversée.

    À l'autre bout du pays, A. devait continuer son entreprise d'exploration et de charcutage. Elle en était à la deuxième séance. Je ne voulais pas en savoir davantage. C'était le temps de la main, et je sentais que mes moindres choix étaient dirigés (ou presque) par cette obsession physiologique. Mes rêves voyaient la chair, mes narines sentaient le formol, mes oreilles entendaient le craquement des os. Le récit de Bernhard se déroulait dans un hôpital. Le héros était malade et son Wittgenstein fou. Moi-même, j'avais l'impression que tout pouvait basculer. Je vérifiai, de temps à autre, que je ne tremblais pas : c'était ma façon de m'assurer que j'avais toute ma tête. Encore une fois : le lien du cerveau à la main, en un signe de maîtrise et de santé.

    Pourquoi n'avait-elle pas hérité d'un pied ? Au moins, avec Long John Silver, j'aurais voyagé, me dis-je.

    C'était cette envie de partir, de m'aérer par la lecture qui me fit, sans le vouloir, choisir, dans la bibliothèque en désordre, le Bourlinguer de Cendrars, que j'avais lu par intermittence il y a fort longtemps. Le répit fut de courte durée. J'avais oublié (comment était-ce possible ?) que, lui aussi, à la guerre comme le pauvre Paul, il avait perdu une main (pour tout dire : un bras). Décidément, j'étais cerné. Le monde était tout à coup rempli d'estropiés, de mutilés (je vis aussi, pour mon malheur, un reportage sur la Grande Guerre...), de corps découpés. Je croyais en une malédiction et je n'en parlais pas, évidemment.

    Mais les Dieux étaient contre moi. J'étais en train d'écrire l'histoire d'un tueur et un ami à qui je faisais lire quelques pages acquiesça en concluant que les hommes de main, c'était un sujet toujours prenant. J'eus envie de le tuer et je fus à deux doigts de me laisser tenter. Trop de monde, cependant, dans ce café où il me faisait ses commentaires. Je partis fâché.

    Il faisait nuit et de la suite je n'ai nul souvenir, sinon de m'être vers le petit jour retrouvé dans une cellule, menottes aux poignets. Il était question que j'eusse fracassé une statue dans un square, que je me fusse acharné sur les bras d'une sommité locale dont le nom ne me disait rien.

    Il paraît que ma santé mentale est en jeu, que je dois être suivi. On me poursuivra pour dégradation de biens publics (la belle affaire...) et celle qui vient m'examiner déclare, après quelques minutes, que tout va bien. Je serai convoqué pour donner suite à la justice.

    Il fait étrangement beau. Le ciel est clair, les nuages dessinent des ombres. Elle est à mes côtés et me demande si elle peut me ramener chez moi. Il me faut un psychiatre. Je n'en connais pas. Son écriture s'escrime sur un papier à en-tête. Elle se prénomme Zoé. Trois noms couchés mais le premier surtout, le meilleur.

    -Avec lui, vous serez en de bonnes mains.

    Et je la tue, je l'étrangle. Elle, au moins, sera autopsiée dans les règles...

  • Féerie, lobotomie

     

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    Il y a quelques jours, le cirque lyonnais des lumières battait la chamade pour un tunnel, un nouveau tunnel que les autorités avaient illuminé, illuminé, illuminé. Un tunnel écolo, pour vélos, piétons et bus propres... Autant dire : une prouesse technique et une idée transcendante. Et la foule de s'engouffrer, pédestrement, pour 1,8 km de bonheur souterrain, à oublier la vie, le monde, le ciel, le vent, les dernières feuilles. Le boyau est courbe, pour que le promeneur puisse supporter le trajet. La ligne droite, quelle horreur ! Les esprits récréatifs pouvaient ainsi penser (bien grand mot) que la vraie grandeur du monde était de s'enterrer, de s'enfoncer dans le béton et ne pas voir le bout du tunnel (comme une métaphore assez facile d'une déliquescence de chaque jour). C'était surprenant que tant de monde s'extasie pour un tunnel... Le spectacle devait être sidérant : un visiteur en est mort ! Le cœur a lâché ! Et tout à coup, la Grande Œuvre tombait dans le fait divers...

    Il est sensible que l'institution municipale a bien compris les enjeux du divertissement contemporain, des abysses de bêtise qu'il offre comme possibilités. La matière du happening, de la performance est secondaire. L'annonce crée la chose. C'est la pensée magique de l'abrutissement collectif.

    Qu'attendre, alors, pour l'an prochain ? La visite en file indienne des nouvelles pissotières illuminées à partir du système d'évacuation ? Une garden party dans le nouveau parking souterrain (5 niveaux) du centre ville ? "Labyrinthe et lumières" dans la prochaine barre HLM désaffectée, avant implosion, le dernier jour des festivités, au soleil couchant ?...

    Photo : Nicolas Tikhomirov




  • The Clash, tout plier en cinq ans...

     

    En 1979, le 14 décembre (donc anniversaire demain) les Clash sortent London Calling, mémorable ; un an plus tard, le 12 décembre (anniversaire hier) le non moins réussi Sandinista. Le 13, ce jour, fera le lien, avec  un morceau du dernier vrai album du groupe, le Combat Rock de 1982, le dernier officiel de 85, sans Topper Headon ni Mick Jones ne comptant pas. Tout cela pour rappeler que la veine inégalée punk-rock (plus exploration funk voire reggae...) des Clash, c'est un peu plus de cinq ans (un peu comme les Beatles qui comptent, en somme). Pas une carrière qui se prolonge histoire de rentabiliser l'affaire : ce n'était pas le genre de la maison.

    La chanson s'intitule Overpowered by funk




  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

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    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

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    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.