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Quand il ne cède pas au easy listening, Pat Metheny est un brillant musicien, et l'album I can see your house from here, commis en 1994 (vingt ans déjà...) avec le très stylé et réservé John Scofield offre des échanges infiniment élégants. Comme ce Message to my friend. Bill Stewart (1) est la batterie et Steve Swallow à la basse.
(1)Il faut écouter Bill Stewart, seul avec le pianiste Bill Carrothers. L'album s'intitule Duets (sorti en 1999). Extraordinaire...
Lorsqu'il était jeune et qu'il eut le droit de voter, il se retrouva devant l'urne, un matin. C'était un coffre de bois, opaque et un peu lourd sans doute, dans laquelle il glissa son enveloppe. C'était un ventre mystérieux et une fente ridicule qui lui rappela la bocca de la verità, à côté de Santa Maria in Cosmedin. Il attendait avec impatience les résultats, vivait avec intensité les victoires et les défaites, qu'il faisait toujours un peu sienne.
Puis, un jour, bien plus tard, l'urne devint transparente. On pouvait dans les premiers instants des dimanche matin d'élections compter les bulletins. Tout était clair, limpide, démocratique. Mais le vote, ce qui précédait l'acte, la longue et ardue discussion sur les désirs, les attentes et la protestation, avait depuis longtemps perdu de sa valeur. On pouvait remplir l'urne, on s'était arrangé ailleurs pour en vider le contenu.
La dernière fois qu'il alla voter, en voyant ce cube ridicule, il pensa à un aquarium. Les enveloppes en tapissaient le fond. Il était dans les onze heures. Il y aurait bien versé de l'eau et mis un poisson rouge. Les enveloppes auraient pourri et le poisson serait mort.
Le sommeil... Avant-goût de la mort, terreur de ne pas se réveiller ou, à l'inverse, l'insomnie, terreur de ne jamais fermer l'œil.
Parmi ceux qui ont le mieux traversé cet entre-deux de l'existence, cet autre mystère de la chambre, Aloysius Bertrand, grand romantique, quoi qu'en ait décidé la postérité... (1)
LA CHAMBRE GOTHIQUE
Nox et solitudo plenæ sunt diabolo.
Les Pères de l’Église.
La nuit, ma chambre est pleine de diables.
« Oh ! la terre, — murmurai-je à la nuit, — est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles ! »
Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu’incrusta la croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
*
Encore, — si ce n’était à minuit, — l’heure blasonnée de dragons et de diables ! — que le gnome qui se soûle de l’huile de ma lampe !
Si ce n’était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né !
Si ce n’était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !
Si ce n’était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l’eau bénite du bénitier !
Mais c’est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise !
Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, 1842
(1)Mais le lecteur pourra se reporter à un article très beau de Jean-Luc Steinmetz, homme dont je garde, comme étudiant que je fus, un souvenir toujours vivace et admiratif.
Il lui a téléphoné. Il le devait. Elle était en médecine. Elle saurait. Il avait peu d'informations, quelques chiffres, tout au plus, qui ne pouvaient lui parler. Il n'eut qu'à lui donner le premier, dont elle fit écho dans le combiné. C'était un début d'après-midi étonnamment doux pour les premiers jours de janvier. L'écho du chiffre puis un blanc.
Il avait connu le blanc de la gêne, de la séduction, celui de la colère ou de l'ennui, le blanc de l'incompréhension et celui de l'attente, le blanc d'ornement ou de calcul.
Mais ce blanc-là, jamais oublié depuis, fut celui du temps d'après, celui par quoi l'être dont ils parlèrent était déjà ailleurs. Ce blanc inaugura l'espace impensable, quelques semaines, où il se devait de faire bonne figure, semblant d'y croire. Être combatif. Prendre des nouvelles. Rire des dernières nouvelles ridicules du monde (et pour lui, elles seraient effectivement ses dernières nouvelles). Le blanc, toujours ce blanc. Il fallait de toutes les paroles possibles combler ce blanc, tout en sachant que rien, absolument rien, n'y ferait, parce que ce blanc était la ponctuation unique de tous les efforts, de toutes les intonations, la ponctuation uniforme qui les anéantissait, les gonflait de vanité.
Un blanc. Le souffle. La lézarde sur le mur. L'anfractuosité de la maladie. Une tache blanche sur une radio des poumons. Le souffle. Un blanc.
La question n'est pas de savoir ce qu'est pour chacun la beauté, le sens de la beauté, sa pure formalisation mais il y a un trouble à y réfléchir, un trouble qui jamais n'est aussi intense qu'à l'heure d'une confrontation au temps.
Dire que le rapport que nous entretenons à ce sujet est conditionné par une représentation sociale, circonscrite au cadre par quoi nous construisons nos représentations, dire cela est enfoncer une porte ouverte. La beauté d'un visage est pour le moins le fruit d'un désir que nous projetons sans doute, mais aussi l'effet de paramètres auxquels nous nous arrêtons à peine tant, si l'on veut s'y attarder, ils nous sembleraient vulgaires : taille, forme, grain de peau, couleur de peau,... La beauté, ainsi traitée, n'est plus une abstraction, ce qui s'éprouve sans concept, mais une mathématique souterraine.
C'est ainsi que les beautés fatales d'une époque nous sont presque toutes insondables et que celles qui forgent l'imaginaire contemporain semblent être sans équivalent. Les femmes s'extasient devant Brad Pitt et trouvent, en général, peu d'attrait à Cary Grant ; le charme de Ryan Gosling est une évidence quand celui d'un Clark Gable est dépassé. Et ce qui concerne les femmes trouve son équivalent chez les hommes : Scarlett Johanson plutôt que Rita Hayworth, Angelina Jolie et non Brigitte Bardot.
Parfois même nous ne comprenons pas ce qui a pu séduire un société passée. La beauté est alors une énigme (1). On devine juste quelques éléments symboliques qui pourraient justifier tel ou tel engouement. L'éloignement est là devant nous.
Quand la conscience de cet étrange travail est comme bouleversée, c'est qu'opère la magie véritable d'un visage.
Au milieu de l'exposition sur le surréaliste américain Joseph Cornell, le visiteur découvre la photographie d'une femme par Man Ray. Elle s'appelle Lee Miller, elle-même photographe assez célèbre (2). L'œuvre de l'artiste est magnifique (plan, éclat de la lumière, etc.) mais que dire du modèle. Un modèle à la fois ancré dans son temps, un visage dont on reconnaît qu'il est caractéristique des années 30 mais qui, malgré tout, dépasse son époque, touche à une universalité des visages où l'on a envie de se noyer. Le cliché ci-dessous n'est pas celui de Man Ray mais il éveille la même densité dans l'œil.
Il y a dans le visage de Lee Miller une présence intemporelle de la beauté, comme chez Ava Gardner ou Louise Brooks. L'effet se situe bien au-delà du registre esthétique. Chez chacune d'elles, concentrée dans leur visage se noue une histoire à la fois attendue et déjà connue. Elles ne ressemblent pas : ce n'est pas le problème. Mais face à cette énergie, le miracle de la contemplation se fait. Un éblouissement absolu, une porte secrète, un mystère dont on ne sait pas s'il faudrait à jamais le laisser tel ou cherche à en découvrir les arcanes...
(1)Mais la sensualité tout autant : l'érotisme des corps n'est pas neutre, ne va pas de soi. Il est aussi le fruit d'une attente variable, d'un fantasme malgré tout défini, d'un regard situé en deçà de celui qui regarde...
(2)Pour être honnête, son nom traînait dans sa mémoire mais à brûle-pourpoint je n'aurais pu lui donner une identité précise...
Le scrupulus est un petit caillou. Le petit caillou coincé dans la chaussure, ce qui vous empêche de bien marcher. Écrire, si tant est que cela ait un sens, n'est peut-être pas loin de cette histoire. Ne rien faire d'autre que d'essaimer sans vouloir récolter, jeter ses scrupules au vent, et que chacun en fasse (ou non) l'usage qui lui sied : s'arranger ou non de ce qui le dérangera dans/par le texte. Pas mon affaire, plus mon affaire. Parce que je suis déjà ailleurs : écrire, c'est avoir déjà écrit. Écrire, c'est le révolu balancé par dessus bord (mais pas tout à fait disparu, bien sûr : il en reste la trace, l'empreinte sur le pont et la griffe sur le bastingage. On croit s'en tirer ni vu ni connu. Pauvre de nous...). À l'arrache. Si l'expression doit avoir un sens qu'on ne galvaude pas, c'est en cette occasion.
Dans un ouvrage passionnant et riche, Thomas Frank détaille le bouleversement idéologique qui s'est produit, d'abord aux États-Unis, quant au rapport que les individus devenaient entretenir avec la représentation de soi dans un monde ultra-libéral. Ce livre s'intitule Le marché de droit divin . L'ouvrage débute par le récit d'un manifeste anti-gouvernemental (the big government honni), écrit en 1996 par John Perry Barlow, que d'aucuns, déjà plus très jeunes certes, connaissent comme ayant été le parolier de Grateful Dead mené par le légendaire (dans le monde du rock s'entend) Jerry Garcia. Ce brave garçon veut qu'on lui foute la paix, qu'on ne s'occupe pas de son business et revendique un désengagement radical de l'État au nom d'un libertarisme à la fois économique, politique et culturel. Il veut un internet hors contrôle. Et, cerise sur le gâteau évidemment, il écrit ce manifeste de Davos, là où se retrouvent les aéropages planétaires du laisser-faire extrême.
Plus loin dans le même ouvrage, l'auteur raconte sa surprise, à Chicago, pour une réunion de conseillers stratégiques (account planners), de rencontrer non des costumes et tailleurs classiques mais des individus à la dégaine parfois fort excentrique. Ce n'est en fait que le signe symptomatique d'un changement de paradigme. Au sérieux guindé et donc élitiste d'un capitalisme protestant strict qui a régné sur l'Amérique pendant des lustres succède une version décontractée, cool et, pour ses défenseurs, démocratique du libéralisme. Du old fashion au casual, pour se frotter d'anglicisme... Avec leurs airs d'étudiants tout simples, Page et Brin, Zuckerberg aujourd'hui, Jobs et Gates hier sont les parangons de cette évolutions 2.0 du monde.
La France s'y met doucement... Comme en témoigne la photo ci-dessous.
Le plus petit des deux est Philippe Manœuvre. Il est journaliste musical, une figure majeure du milieu. Il a animé Les Enfants du Rock dans les années 80, il dirige Rock and Folk, il est biographe des Stones, il a été le compagnon de Virgine Despentes. Bref, un rebelle... D'ailleurs son allure de vieux beau (il a trop regardé Mick Jagger et Bowie...), ses postures de pop star, son côté toujours vivant en font une caricature de jeunisme débile, nous faisant croire que la musique dans la peau est un élixir de jeunesse et la preuve que l'on sera toujours en marge (1). On ne dira jamais assez quelle escroquerie rentable aura été le concept de marginalité... Mais, pour en finir avec le sieur Manœuvre, il a fini par se ranger des voitures, comme on dit. Il a épousé Candice Martinon-Boisnier de La Richardière. Il a ce point commun avec Luc Ferry : le frisson aristocratique.
Le gars à côté n'est pas un musicien. Il cultive pourtant la ressemblance. On pourrait le croire en resurrection de Lynyrd Skynyrd, de Scorpion ou, qui sait, ZZ Top. Il n'en est rien. Il s'appelle Jacques-Antoine Granjon. Il dirige vente-privee.com. Il est diplômé de l'European Business School. C'est un homme d'affaires nouvelle génération, ce qui veut dire fondu dans le moule d'une conception encore plus poussée des doctrines ultra-libérales. Il est cool comme un Zuckerberg ou un Xavier Niel. La forme se veut souple et décalé. L'habit est simple (quoique d'un certain prix, ne nous y trompons pas) et le discours débarrassé de la rhétorique surannée des gens fier-cul. Il est le chef d'entreprise nouveau : abordable, fun, avec des goûts dans lesquels tout à chacun peut se retrouver. Il a sans doute une Ibanez chez lui, ou une batterie, un petit studio d'enregistrement. Il adore s'éclater. Il aime l'étonnement de ceux qui le croisent sans le connaître en pensant qu'il travaille dans un magasin de musique ou qu'il vend des motos, de grosses Kawasaki, à moins que ce ne soit des Harley Davidson. Il aime cette ambiguïté : elle correspond à son petit côté sauvage. C'est par elle qu'il peut vérifier sa réussite et qu'il peut aussi dénoncer les faux semblants d'un ordre éculé.
C'est un mec relax. Le week end, il est free, il voit ses potes et on ne parle pas boulot. On se demande juste si on ne va prendre l'avion pour aller voir le show case intimiste de Damon Albarn à Londres. Le dernier qui l'a vu avec une cravate est à la retraite. Il a toujours été différent. Sa force est là.
Pour le reste, il a les codes de la nouvelle économie, celle qui va de pair avec un épuisement accru des hommes, des ressources et des opportunités ; celle qui fonctionne par l'accélération des flux et un rétrécissement du temps, par l'étouffement de la contestation et une intégration de plus en plus grande des individus privés dans la sphère économique ; celle qui, sous couvert d'innovation et de renouvellement, presse, oppresse et déprime de plus en plus de personnes... Le motif pourrait être celui-là : cool pour soi, dur pour les autres. Les affaires sont les affaires : la coupe de cheveux, la culture pop et le blouson rebelle ne sont qu'un déguisement. Et encore, même pas : ils sont la continuation de ce refus baba-cool de la contrainte. Laisser-faire, laisser-aller. Il est interdit d'interdire. Des barricades au bunker commercial. Si l'enseigne et la façade ont changé, la ligne idéologique reste la même : elle s'est affinée dans le sens du pire.
Mais ne nous irritons pas et comme tout finit par des chansons, depuis Figaro, concluons avec ce petit bijou de Pulp, hymne anti-Blair plein de malice. Le morceau s'intitule Glory Days, tiré du brillantissime album This is hardcore, en date de 1997 (mais du politique, Manœuvre, il y a longtemps qu'il s'en fiche...)
(1) Un peu comme les crétins de sportifs qui font des "quenelles" en expliquant que c'est un geste anti-système. Il est certain qu'au prix où ils sont payés, ils sont hors du système. Le pire n'est pas qu'ils soient complètement idiots mais qu'ils imaginent que nous le soyons autant qu'eux.
Étrange univers de violence symbolique, me dis-je, il y a quelques semaines, en voyant par hasard deux minutes d'une énième émission de divertissement où il s'agit de voter pour tel ou tel, d'éliminer, selon le bon plaisir de la démocratie téléspectatrice, un candidat ou un autre. Étrange passion de plus en plus répandue que de voir la sanction par sms (facturé 0,34 centimes l'appel) devenir la norme et de dégager les énergumènes (originellement parlant : les possédés... ou la télévision en diablerie exorciste. Mais de quoi ? De la bêtise ? Et qui sont les possédés, d'ailleurs ?) dont la trombine ne vous revient pas. Il doit y avoir une jouissance singulière à vouloir ainsi sanctionner, encore et encore, bien au chaud dans son canapé. Jouissance consternante et inquiétante que de regarder choir ceux que l'on a désignés, d'être quelque part (mais (in)justement invisible) vainqueur.
Ce phénomène est récent, sa pratique croissante, et on sait qu'il touche essentiellement ceux qui se sont le plus rapidement soumis aux nouvelles logiques de l'entertainment médiatique : les moins de trente ans, pour qui ont fait les émissions de ce genre...
Les moins de trente ans...
Ceux-là même qui n'ont cessé de réclamer à ce qu'on ne les discrimine pas en classe, ceux-là même qui n'ont cessé de contester l'ordre et la note, ceux-là même qui ont crié contre l'évaluation et la sanction.
Enkystée d'un moi débordant, infantilisée (et s'infantilisant) jusqu'à plus soif, cette nouvelle génération (x ou y, peu importe la dénomination) ne se prive pas de jouer à tous les coups les censeurs satisfaits. À la fois fière de soi et impitoyable. Il faut d'ailleurs voir ce à quoi on aboutit dans le désordre terroriste des mises en scène de soi et celle des autres sur Internet. Et le phénomène n'en est qu'à ses débuts.
Il n'y a pas de contradiction dans les termes. C'est même le fondement d'une nouvelle logique de représentation dont nous parlerons bientôt, ce mélange arrogant et cruel de décontraction et de fureur qu'incarnent les nouveaux symboles patronaux (à commencer par Zuckerberg en parangon...).
Souhaitons-leur d'avoir un jour à se mordre les doigts de s'être ainsi grisés d'un pouvoir de télécommande...
L'intimité n'est pas celle des corps mais celle du corps pris dans les mots, dans les mots que l'on donne à ce corps, par quoi on se donne à ce corps. Appeler l'autre, c'est qu'il vienne à soi en le nommant, et, plus que tout, sans doute, en le sur-nommant.
Il ne peut, dans certaines circonstances, y avoir qu'un mot pour un être et s'il en va autrement, ce n'est pas une faute (la morale n'a rien à voir, ici) mais une dépossession.
Être dépossédé de sa langue est plus douloureux qu'avoir été trahi.
On ne perd jamais un corps parce qu'on ne peut jamais le prendre à soi, vraiment, mais on peut perdre les mots de ce corps, les mots insécables de ce corps. Les perdre de les voir (ou savoir) repris, ailleurs.
Il y a un sans-partage des mots, au plus profond du corps, une évidence qui ne pardonne pas...