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Les abrasions - Page 9

  • Les eaux troubles

     

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    Aurais-je pu dire, un jour, que ton corps n'était pas ton corps, autrement que  réductible à une surface, à une photographie, brillante ou mate : tout au plus un relief de pures formes ?

    Illusoire,

    comme un vernis.

    Aurais-je pu dire que la mer triomphe de l'armature du bateau ?

     

    Photo : Michael Ackerman

  • Partition

     

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    Le partage des eaux, quand les unes vont vers le sud et les autres filent vers l'ouest, c'est ce dont tu ne mesures pas le résultat. Tu es là, sur un territoire certifié par la science, la mesure des écoulements ; ici que les bassins hydrographiques s'engagent dans un sens ou dans un autre. La magie est souterraine. La déclivité légère ne te permet pas de comprendre qu'en ce lieu quelque chose se joue ;

    ni plus ni moins que tu n'arrives à savoir, dans l'ordre du temps, cette fois, de quelle manière ont basculé les lignes filées, les vies croisées, avec leur rapidité d'étoile filante, ou les recoupements incessants avant que plus rien, un jour, ou les nœuds plus tardifs qui font les cordes les plus solides auxquelles tu peux toujours te rattraper.

    Le partage des eaux, dis-tu, ici. Les ravines et les érosions, les nappes et les jaillissements, les veines et les aortes, la chair et les battements, le frémissement de l'eau et des êtres, la source, le cours et le delta. Un peu de chacun d'entre nous.

     

    Photo : Jim Kazanjian

  • Le profond

     

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    Ce qu'écrit Lévinas, quand "la question qui ? vise le visage" ;

    il nous faut accueillir l'œil, le nez, les pommettes, la bouche, le menton, pour se rassurer, pour avoir la certitude d'être ;

    et de l'effroi qu'il y a à le voir se soustraire, ou qu'il ne soit plus que traits de cire ;

    ton visage qu'il me faut car sinon j'aurais tant de mal à savoir qui je suis, moi ;

    et même si je peux, comme le creux de mon oreille intérieure entend ta voix, le ressusciter en fermant les yeux, je sais que c'est par lui, face à moi, que je sais ce que nous sommes ;

    ton visage m'inclut à ma propre finitude et la rend supportable ;

    et même si tu ne sauras jamais totalement qui je suis, comme je ne saurai jamais totalement qui tu es, il y a beauté à réduire ce mystère

    et sans doute est-ce pour cela, que de la mort je n'envisage toujours que la mienne...

     

    Photo : Paul Fusco

  • Frapper fort

     

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    Essaie juste de parier. De parier sur ce qui va en sortir, de tout cela. Même pas : sur ce qui pourrait en sortir. Ne tape même pas dans le registre du bien et du mal (quand du mal, tu sais, sort un bien, etc, etc, etc, si ce n'est l'inverse).

    Pense simplement au besoin que nous avons de ne pas nous reconnaître parfois. Tout n'est pas lisse. Il y a la chimie des précipités et l'inévitable

    des égouts. Les égouts.

    Cette grande architecture des tubulaires ici, qui pue, un peu comme toi, en tes luttes intestines.

    Ce que tu appelles : avoir des tripes, en mentant pas mal, je crois, parce que tu ne sais pas trop ce qui en sort. Tu paries, et parier, c'est juste essayer de parier.

     

     

    Photo : Arnaud Claass.

  • Possible

     

     

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    J'entends l'humeur gargarisante de la confiture qui cuit, derrière moi, de la véranda où je surveille l'ultime brasier du jardin : mélange de branches dénouées, de feuilles sèches et de coques de noix.

    C'est un beau navire que l'automne.

     

    Photo : Éric Dessert

  • Déambulation

    Il y a ceux qui disent n'oublier rien, ne pardonnant rien, et leur mémoire est le sismographe de leur ressentiment. Chaque image resurgie est une plaie et une aspiration à la vengeance.

     

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    Il y a ceux qui n'oublient rien, faisant des nœuds de leurs lacets cassés pour conjurer le fait même qu'ils sont cassés. Le chemin qu'ils empruntent est à la fois à demi parcouru et infiniment ouvert sur ce qu'ils n'attendent pas.

     

    Photo : Jacob Aue Sobol

  • Du lieu où l'on croit être

     

    lacan,langage,silence

     

    Lacan écrivait que le langage était fait pour mi-dire, ce qui, d'une certaine manière impliquait qu'il n'était pas fait pour ce qu'on croyait qu'il était fait. Nous restons toujours en deçà, dans la mi-disance. Nous voudrions aller plus loin, que tout soit clair et rien ne l'est. Nous sommes à mi-distance du lieu que nous voudrions toucher, désirerions toucher, au propre comme au figuré, quoique ce soit plus facile de le toucher vraiment, l'autre : son corps, sa peau, son visage, son sexe. La surface et ses replis.

    Avec les mots, toujours à mi-chemin du désir à la réalité, laquelle, ma foi, serait vapeur ou brouillard. Et nous nous illusionnons... C'est sans doute pour cette raison que nous aimons croire aux échanges sans les mots, à ces rencontres qui n'ont besoin que des yeux, par où tout est dit. Mais si tout est dit, on arrive trop tard (méchant détournement mais c'est le propre du discours, le dis-cursus : prendre la parole, ce n'est pas la tenir, on le sait bien, on ne le sait que trop bien.).

    Alors quoi ? Se taire... C'est une question lancinante, comme on dit de la douleur (d'une blessure).

    Tout se dire. Et après ? S'asseoir face à la mer, contempler les montagnes, écrire, faire l'anachorète.

    À voir...

     

    Photo : Alain Willaume

  • L'approchant

     

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    Soyons raisonnables et entiers (c'est-à-dire mutilés). Oublions que nous sommes traversés du va et vient des fondrières du temps. Un visage et un murmure. Une boucle d'oreilles dans une vitrine qui a l'exacte arabesque du souvenir de toi, 

    ou d'un autre -le ceinturon d'un homme en terrasse, c'était tout à fait lui...

    tout à fait ce qui faisait ton souvenir, sa physicité, sa contenance et les marbrures du cuir usé, comme la subtile déchirure d'une des soudures de la boucle d'oreilles

    trois fois rien

    tu comprends

    trois fois rien

    et en raison (ce qui n'est justement pas raison) de cela

    tu ne retourneras pas dans cet endroit

    pour une boucle de ceinturon

    pour une boucle d'oreilles...

     

    Photo : Nagata Satoki

     

  • Blanc...

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    Il lui a téléphoné. Il le devait. Elle était en médecine. Elle saurait. Il avait peu d'informations, quelques chiffres, tout au plus, qui ne pouvaient lui parler. Il n'eut qu'à lui donner le premier, dont elle fit écho dans le combiné. C'était un début d'après-midi étonnamment doux pour les premiers jours de janvier. L'écho du chiffre puis un blanc.

    Il avait connu le blanc de la gêne, de la séduction, celui de la colère ou de l'ennui, le blanc de l'incompréhension et celui de l'attente, le blanc d'ornement ou de calcul.

    Mais ce blanc-là, jamais oublié depuis, fut celui du temps d'après, celui par quoi l'être dont ils parlèrent était déjà ailleurs. Ce blanc inaugura l'espace impensable, quelques semaines, où il se devait de faire bonne figure, semblant d'y croire. Être combatif. Prendre des nouvelles. Rire des dernières nouvelles ridicules du monde (et pour lui, elles seraient effectivement ses dernières nouvelles). Le blanc, toujours ce blanc. Il fallait de toutes les paroles possibles combler ce blanc, tout en sachant que rien, absolument rien, n'y ferait, parce que ce blanc était la ponctuation unique de tous les efforts, de toutes les intonations, la ponctuation uniforme qui les anéantissait, les gonflait de vanité.

    Un blanc. Le souffle. La lézarde sur le mur. L'anfractuosité de la maladie. Une tache blanche sur une radio des poumons. Le souffle. Un blanc. 

    Blanc

     

    Photo : Willy Ronis

  • Les moyens du bord

     

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    Le scrupulus est un petit caillou. Le petit caillou coincé dans la chaussure, ce qui vous empêche de bien marcher. Écrire, si tant est que cela ait un sens, n'est peut-être pas loin de cette histoire. Ne rien faire d'autre que d'essaimer sans vouloir récolter, jeter ses scrupules au vent, et que chacun en fasse (ou non) l'usage qui lui sied : s'arranger ou non de ce qui le dérangera dans/par le texte. Pas mon affaire, plus mon affaire. Parce que je suis déjà ailleurs : écrire, c'est avoir déjà écrit. Écrire, c'est le révolu balancé par dessus bord (mais pas tout à fait  disparu, bien sûr : il en reste la trace, l'empreinte sur le pont et la griffe sur le bastingage. On croit s'en tirer ni vu ni connu. Pauvre de nous...). À l'arrache. Si l'expression doit avoir un sens qu'on ne galvaude pas, c'est en cette occasion.

     

    Photo : Nils-Erik Larson